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Pas de regard, trop d'écrans : une étude sur les conséquences possibles de l'utilisation des écrans interactifs dans la formation du sujet

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Academic year: 2021

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(1)

HAL Id: dumas-02045486

https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-02045486

Submitted on 22 Feb 2019

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Pas de regard, trop d’écrans : une étude sur les

conséquences possibles de l’utilisation des écrans

interactifs dans la formation du sujet

Nicole Fobe

To cite this version:

Nicole Fobe. Pas de regard, trop d’écrans : une étude sur les conséquences possibles de l’utilisation des écrans interactifs dans la formation du sujet. Philosophie. 2018. �dumas-02045486�

(2)

Université Paul Valéry Master 1 Psychanalyse

P

AS DE REGARD

,

TROP D

ÉCRANS

UNE ÉTUDE SUR LES CONSÉQUENCES

POSSIBLES DE L

UTILISATION DES ÉCRANS INTERACTIFS

DANS LA FORMATION DU SUJET

Présenté par : Nicole FOBE Nº Etudiant :21704708

Sous la direction de : Annabel BOUSQUET

Montpellier 2018

(3)

T

ABLE DE

M

ATIÈRES

Introduction ... 1

1. Le regard sur la théorie... 3

1.1. Pour Freud ... 3

1.1.1. De l‟hypnose au divan ... 3

1.1.2. La pulsion scopique ... 5

1.1.3. Douleur de la séparation maternelle ... 7

1.1.4. Le regard par rapport à la castration et par rapport au fétichisme ... 9

1.1.5. Autres apparitions du regard dans l‟œuvre freudienne ... 11

1.2. Pour Lacan ... 13

1.2.1. Le regard en tant qu‟objet a ... 14

1.2.2. Le rapport entre le regard et l‟Autre ... 17

1.2.3. Jalousie infantile ou complexe d‟intrusion ... 19

1.2.4. Le stade du miroir ... 21

2. L‟individu moderne par rapport aux écrans ... 24

2.1. L‟écran et l‟absence du regard ... 25

2.2. La formation du « sujet » et la suprématie de l‟objet ... 27

2.3. L‟Autre endommagé ... 29

3. Conclusion ... 31

(4)

I

NTRODUCTION

La relation moderne entre les individus et les écrans n‟est pas restée inaperçue.1 La majorité des études et articles écris sur la question a abordé surtout la dépendance montante, les troubles de santé qui adviennent de l‟excès et les cas de violence ou agression dans les réseaux sociaux.2 La psychanalyse, par contre, a peu travaillé cette thématique, restant pour les sociologues, psychologues et anthropologues de faire les hypothèses sur les neufs comportements qui sont observés dans la réalité numérique. Mon objectif dans ce travail est d‟analyser sur un regard psychanalytique la tendance d‟utilisation croissante des écrans dits interactifs (Smartphones et tablettes), même par les bébés3, en examinant ses effets dans la formation du sujet lui-même.

Si l‟introduction des écrans est en train de substituer, peu à peu, le regard4

pour et chez les enfants, la question que je pose est la suivante : quels sont les conséquences possibles pour

la formation du sujet de l’utilisation précoce des écrans interactifs ?

Pour EPSTEIN5, une question de recherche doit toujours contribuer pour le savoir existent et avoir aussi une importance pour le monde réel. Par conséquent, au lieu de me concentrer au vice et à la violence Ŕ sujets qui ont déjà été abordés par la littérature Ŕ, ma contribution vise à insérer une discussion psychanalytique dans le champ qui analyse les conséquences des interfaces interactives sur les individus.

1 Pour une étude sur la diffusion des écrans depuis le cinéma jusqu'au Smartphone, voir LIPOVESTSKY, Gilles et SERROY, Jean. L’écran global. Éditions du Seuil, 2007, p. 281 et suivantes.

2 RICARD-CHÂTELAIN, Baptiste. Le règne de la violence dans les réseaux sociaux. Québec, leSoleil, 28 septembre 2015 ; O‟KEEFE, Gwenn Schurgin et CLARKE-PEARSON, Kathleen. « The Impact of Social Media on Children, Adolescents, and Families ». American Academy of Pediatrics, Pediatrics, April 2011, Vol. 127 / Issue 4 ; BERKOWITZ, Leonard. Aggression: Its causes, consequences, and control. Mcgraw-Hill Book Company, 1993 ; PATTON, Desmond Upton, et al. « Social media as a vector for youth violence: A review of the literature ». Computers in Human Behavior, 2014, 35, p. 548-553 ; HUESMANN, L. Rowell. « Psychological processes promoting the relation between exposure to media violence and aggressive behavior by the viewer

». Journal of social issues, 1986, 42, Nr. 3, p. 125-139 ; CNAF. Ecrans : quels risques pour les enfants ? Avril 2018. En ligne : http://viesdefamille.streamlike.com/media.php?p=ecrans-quels-risques-pour-les-enfants. 3

Dans une étude récente publié en 2015, « chercheurs citent que plus d‟un tiers des bébés commence à utiliser les Smartphones avant apprendre à marcher et parler » (FORTUNE, Joanna in: OWENS, 2017, p. 226). Traduction libre.

4 Pour une reconstruction historique des discours sur le regard, voir ASSOUN, 2004, p. 36-38. 5

EPSTEIN Lee e KING, Gary. « The Rules of Inference », The University of Chicago Law Review, volume 69, Number 1, Winter 2002, p. 40. Traduction libre.

(5)

Il me semble que dans cet état d‟absence du regard, l‟individu (ici compris comme pas-encore-sujet6) ne développe pas la conscience de l‟autre et, par conséquence, l‟empathie7 non plus. Une fois que l‟écran interactif assume le rôle d‟un objet fétiche, il mène à ce que j‟appelle « un stade spéculaire absolu » dans lequel l‟individu ne voit rien d‟autre que lui-même, n‟arrivant pas à reconnaître l‟altérité, c‟est-à-dire, l‟existence de l‟autre. Dans ce stade narcissique, il y a surtout l‟usage de la communication8 au lieu du langage et, en conséquence, nous n‟observons pas le développement du sujet lui-même.

Cet essai s‟appuie sur les textes relatifs à la formation du sujet et sur le rôle joué par le regard dans les œuvres de Lacan et de Freud. Le choix pour ces auteurs est justifié par le moment académique dans lequel je suis (la première année du Master) Ŕ où l‟accent, dans les discussions et séminaires, est posé sur les œuvres fondamentales de la psychanalyse. De plus, je veux profiter de cette opportunité qui se présente de lire ces auteurs de plus près et en profondeur.

La première partie du travail présentera donc la notion et structure du regard pour Freud et Lacan dans quelques textes sélectionnés, en discutant comment le regard contribue à la subjectivation de l‟individu. La deuxième section abordera le rôle joué par les écrans interactifs aux temps modernes par rapport à l‟individu et les conséquences de cette relation pour la formation subjective. Cette seconde partie s‟appueira sur des études psychologiques, anthropologiques et sociologiques qui ont déjà débattu la matière. La dernière section présentera mes conclusions.

6

« Se subjectiver consiste à se familiariser avec l‟impact de ces expériences sur soi, leur trouver un sens, les faire siennes » ; et « Le processus de subjectivation ne peut se faire chez l‟être humain que dans une relation intersubjective ». (TISSERON, Serge et al. L’enfant, les robots et les écrans. Malakoff : Dunod, 2017, p. 9-10). 7

« Dans sa définition la plus commune, elle est le fait de s‟identifier à quelqu‟un du pont de vue de ce qu‟il ressent. Elle ne suffit évidemment pas à établir une relation complète avec quelqu‟un. Il y faut d‟autre registres : la compréhension des états mentaux, et pas seulement émotionnels, de l‟autre, la reconnaissance de ses droits, et même la capacité d‟accepter que l‟autre puisse m‟informer sur moi-même de choses que j‟ignore ». (TISSERON, Serge, 2013, p. 9).

8 Ici compris comme l‟opposée du langage. « Est-ce pour autant un langage? Nous pouvons dire qu‟il s‟en distingue précisément par la corrélation fixe de ses signes à la réalité qu‟ils signifient. Car dans un langage les signes prennent leur valeur de leur relation les uns aux autres (…), contrastant avec la fixité du codage ici mis en jeu » (LACAN, Jacques. « Fonction et champs de la parole et du langage en psychanalyse ». Écrits. Paris : Éd. du Seuil, 1971, p. 297).

(6)

1. L

E REGARD SUR LA THÉORIE

1.1. POUR FREUD

1.1.1. De l’hypnose au divan

La question sur le regard est présente tout au long de l‟œuvre freudienne, en partant du début de sa carrière thérapeutique en tant qu‟utilisateur de l‟hypnose Ŕ une méthode qui, comme il l‟a décrit, se déroule « entre quatre yeux »9 Ŕ et, dans un deuxième moment, par son choix du divan comme un composant essentiel à sa psychanalyse.

Sur l‟hypnose, l‟attention aux yeux du patient et notamment la fixation de son regard10 constitue une partie indispensable du procès. Freud raconte quelques suggestions utilisées pour induire un état hypnotique aux patients, une fois étant-il assis « face au malade » : « vos paupières sont lourdes », « vous clignez des yeux », « vous ne voyez plus distinctement », « ensuite vos yeux se fermeront ». Voyons comment il décrit une hypnose réussie :

On peut s’en convaincre lorsqu’on est en présence d’une personne que la seule fixation est susceptible de plonger en hypnose (méthode de Braid), et chez qui, par conséquent, la fatigue oculaire due au fait de concentrer l’attention et de la détourner d’autres impressions entraîne l’état analogue au sommeil. Son visage adopte d’abord une expression figée, la respiration devient plus profonde, les yeux deviennent humides, clignent plusieurs fois, il se produit un ou plusieurs mouvements de déglutition et, pour finir, les globes oculaires se révulsent, les paupières s’affaissent et l’hypnose est là.11

Même si la voix est également utilisée lors de la suggestion, il reste clair que les yeux jouent un rôle central pour l‟hypnotiseur. Le rapport au champ visuel du patient change pendant l‟évolution méthodologique de Freud, en finissant par l‟adoption définitive de la libre association. Dans la libre association, Freud se concentra sur la voix et évita intentionnellement le contact visuel, en demandant à ses patients de s‟allonger sur le divan.12

9 FREUD, Sigmund. L’Hypnose, 1891. En ligne : http://www.dundivanlautre.fr/bibliotheque/freud-hypnose-1891. Access : 08.04.2018. Quelques traductions utilisent aussi « l‟hypnose en tête-à-tête » au lieu d‟« entre quatre yeux ».

10 FREUD, Sigmund. Compte rendu du livre de FOREL : L’hypnotisme, sa signification et son emploi, 1889 ; FREUD, Sigmund. Psychologie collective et analyse du moi, chapitre X. G.W., XIII, p. 140-141.

11 FREUD, 1891. 12

SENYENER, Sebnem. “How the "divan" became the "couch"?” Eurozine. Published 3 March 2004. En ligne : https://www.eurozine.com/how-the-divan-became-the-couch/. Access 08.04.2018.

(7)

Le divan apparaît déjà pendant la méthode cathartique développé par Freud et Breuer13, mais dans un premier temps, Freud n‟est pas encore distancié visuellement de ses patients : « j‟invitais les malades à s‟allonger, à fermer volontairement les yeux et à se „concentrer‟ (…) mon malade étant allongé devant moi, je trouve qu‟exercer cette pression sur son front ou prendre sa tête entre mes deux mains me fournit le moyen le plus commode et le plus évocateur dont je puisse disposer ».14

Ce contact physique avec les patients et, en fin de compte, l‟hypnose elle-même, est repensée après un épisode vécu par Freud avec une patiente, où elle « lui a jeté les bras autour du cou »15 après la fin de sa séance hypnotique.

Rapidement, Freud renonce à l’hypnose proprement dite, lui substituant la simple suggestion (aidée par un artifice technique : une pression de la main sur le front du patient) destinée à convaincre le malade qu’il va retrouver le souvenir pathogène. Finalement Freud ne recourra plus à la suggestionne fiant simplement aux libres associations du malade.16

Avec l‟adoption, par Freud, de la méthode de la libre association dans la clinique, le divan acquiert un rôle prépondérant dans la psychanalyse : le contact visuel est désormais délibérément évité, en devenant la voix et le récit du patient les matériaux à utiliser par l‟analyste. Freud justifie cette nouvelle stratégie en disant que dans cette configuration, « il reste au patient de déterminer le cours de l‟analyse et la disposition du matériel ».17

J'ai donc abandonné l'hypnotisme, ne conservant que ma pratique de demander au patient de s'allonger sur un canapé pendant que je m'asseyais derrière lui, le voyant, mais sans être vu moi-même.18

Dans le texte connu comme son autobiographie19, Freud élucide mieux ce choix en décrivant plusieurs difficultés liées au transfert qui apparaissaient quand le contact visuel était présent dans la pratique thérapeutique. Il parle, par exemple, de la « relation émotionnelle personnelle entre le médecin et le patient » qui semblait « plus forte que tout le processus

13 BREUER, Josef & FREUD, Sigmund. Studien über Hysterie, 1895. Traduction française en ligne : http://psycha.ru/fr/freud/1895/hysterie8.html#toc25. Accèss 08.04.2018 ; GROTE, L.R. „Die Medizin der Gegenwart in Selbstdarstellungen“, Sigmund Freud. Leipzig : Verlag von Felix Meiner, 1925, p. 8, 11.

14 BREUER & FREUD, idem. 15 GROTE, 1925, p. 16.

16 LAPLANCHE, Jean & PONTALIS, Jean-Bertrand. Vocabulaire de la psychanalyse. Paris : PUF, 1981. 17

GROTE, 1925, p. 17.

18 Idem. Sur l‟originel : „Ich gab also die Hypnose auf und behielt von ihr nur die Lagerung des Patienten auf einem Ruhebett bei, hinter dem ich saβ, so daβ ich ihn sah, aber nicht selbst gesehen wurde“. Le mot „Ruhebett“ peut être traduit, en français, par « récamier », un type de lit qui doit sa dénomination à Jeanne Récamier, une écrivaine qui tenait un salon politique-littéraire à Paris aux environs de 1800.

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cathartique », étant un facteur qui échappait à tout effort de contrôle.20 De plus, il remarque que le contenu refoulé ou oublié lié au symptôme était affligeant Ŕ soit alarmant, soit douloureux ou honteux, selon les normes de la personnalité du sujet. Pour contourner ce caractère du contenu refoulé et permettre qu‟il ressurgit pendant la séance, Freud observe que le patient expérimentait une certaine liberté lorsque il n‟avait pas à faire face aux réactions immédiates (ou même à l‟absence de réaction) de l‟analyste. Sans le regard, le patient se sent plus enclin à lâcher prise de sa résistance.

1.1.2. La pulsion scopique21

(…) les yeux ne perçoivent pas seulement les modifications du monde extérieur importantes pour la conservation de la vie, mais aussi les propriétés des objets par lesquelles ceux-ci sont élevés au rang d'objets du choix amoureux, et qui sont leurs « attraits » (…). L'application à l'œil et à la vision ne fait pas de difficulté. Si la pulsion sexuelle partielle qui se sert du regard, la scoptophilie sexuelle, a attiré sur elle en raison de ses prétentions excessives la contre-offensive des pulsions du moi, de sorte que les représentations dans lesquelles s'expriment ses aspirations succombent au refoulement et sont écartées de l'accession à la conscience, alors la relation de l'œil et de la vision au moi et à la conscience est de ce fait totalement perturbée.22

Le regard en tant que pulsion partielle23 et son aspect d‟autoconservation24 apparaît plusieurs fois dans l‟œuvre freudienne. Il y a quelque chose d‟essentiel dans la « Schautrieb »,25 la pulsion de voir : elle incarne un moyen irremplaçable pour l‟individu d‟établir un contact avec le monde et de s‟y sentir présent.26

20

GROTE, 1925, p. 16. C‟est son remarque après l‟épisode avec la patiente raconté antérieurement.

21 La notion de « pulsion scopique », c‟est-à-dire du regard en tant que pulsion partielle, surgit bien conceptualisé dans le texte de 1910 Le trouble psychogène de la vision dans la conception psychanalytique. La pulsion sexuelle, pour Freud, est « composée à partir de nombreuses pulsions partielles qui sont attachées aux excitations de régions du corps », en étant les yeux une de ces régions et la pulsion scopique une des pulsions partielles. FREUD, Sigmund. Le trouble psychogène de la vision dans la conception psychanalytique, 1911. En ligne : http://psycha.ru/fr/freud/1910/vision.html#ftn2. Access au 09.04.2018.

22 Idem. 23

FREUD, Sigmund. Trois essais sur la théorie de la sexualité, 1905. Disponible en ligne : http://psycha.ru/fr/freud/1905/3_essais.html.

24 « Voici qui décide du destin „pervers‟ de l‟œil : il ne se contente pas de remplis sa fonction „animale‟ de surveillance du monde extérieur Ŕ le regard est bien, étymologiquement, gardien Ŕ, il „détaille‟ le corps de l‟autre, de l‟objet érotique. Il le déshabille du regard : disons plus précisément que, pour la fonction d‟autoconservation, l‟œil suffit ».ASSOUN, 2004, p. 18.

25 Pour une analyse détaillée de la terminologie allemande utilisée par Freud pour différencier le regard, le voir, l‟observation et la contemplation, voir ASSOUN, 2004, p. 41-45.

26

FREUD, Sigmund. Trois essais sur la théorie sexuelle, « La sexualité infantile », « Sources de la sexualité infantile », G.W., V, 101, 1905.

(9)

Dans les Trois Essais27, Freud décrit la pulsion de voir comme essentielle au développement de l‟enfant, remarquant qu‟elle commence comme un mouvement vers un objet Ŕ dans lequel l‟individu prend une posture active Ŕ, et évolue vers un mouvement narcissique Ŕ c‟est-à-dire dans la direction de l‟individu lui-même, en caractérisant un mouvement passif.28 Ce "retour" de la libido à un soi dans l‟évolution de la pulsion scopique a été, pour Freud, ce qui permettait à l‟individu d‟évoluer psychiquement, puisque l‟assomption de cette position passive (le mouvement narcissique) serait essentielle pour la formation subjective. L‟évolution de la Schautrieb suit d‟après lui un déplacement évident :

a) Le regarder comme une activité dirigée vers un objet étranger ; b) L’abandon de l’objet, la conversion de la pulsion scopique vers une partie du corps propre, ainsi que la conversion en passivité et l’érection d’un nouveau but : être regardé ; c) L’instauration d’un nouveau sujet auquel on se montre pour être regardé par lui.29

La pulsion scopique ne peut donc pas être oubliée pour qu‟on puisse comprendre la raison de Freud d‟avoir développé la méthode de la libre association.30 C‟est, après tout, en discutant quelques avantages de la libre association aux patients hystériques31 que Freud présente ses conclusions par rapport à cette pulsion partielle.

Chez les hystériques, la présence constante des images en fait des « patients visuels » par excellence32 Ŕ et par conséquent la solution était d‟enlever des distractions possibles : « Tout se passe, quand il transpose la vision en mots, comme s‟il procédait à un déblaiement ».

Et si certains patients souffraient d‟un excès d‟imagerie, d‟autres souffraient de l‟absence d‟images. En examinant leur cécité, Freud se rend compte qu‟ils « ne sont aveugles que pour la conscience ; dans l‟inconscient ils voient (…). Bref, la coupure du regard serait l‟effet d‟une conscience dissociée ».33

C‟est précisément parce que le regard remplit une fonction libidinale en tant que pulsion scopique que la cécité hystérique peut être expliquée. Puisque les yeux incarnent, pour ces patients, un objet sexuel, c‟est par son dysfonctionnement

27 FREUD, Sigmund, 1905, chapitre 2.5.1.1. La pulsion de savoir.

28 Idem, chapitre 3.3. Théorie de la libido et chapitre 3.5. La découverte de l’objet. 29 FREUD, Sigmund. Pulsions et destins des pulsions. G.W., X, 222-224, 1915. 30

ASSOUN indique que si l'on considère le regard comme une pulsion, l'analyste et l'analysant deviennent des objets pour cette pulsion, une position qui interfère avec le traitement.

31 Il faut rappeler que le lien entre l‟hystérie et les affections visuelles a été étudié de près par Freud dans le même texte (FREUD, 1910).

32

BREUER & FREUD, 1895.

(10)

qu‟ils parviennent à gérer leur existence.34 Avec ce facteur à l‟esprit, Freud réalise que les yeux et la pulsion correspondante apportent une difficulté à l‟analyste et au patient lui-même, difficulté qui pouvait être en quelque sorte réduite par l‟utilisation d‟un divan.35 La pulsion scopique est dans le noyau lui-même non seulement en ce qui concerne le développement de l‟individu, mais aussi en ce qui concerne le développement de la psychanalyse.

1.1.3. Douleur de la séparation maternelle

Un autre thème qui traverse l‟œuvre freudienne est le rapport entre le regard et la présence ou absence de la mère. La mère, pour Freud, est profondément liée à l‟introduction primaire de l‟individu au monde et, par conséquent, affecte directement la façon dont le nourrisson répondra aux stimuli et comment il comprendra la logique relationnelle.

Après tout, l‟une des seules interactions que l‟enfant a à sa disposition Ŕ à part le toucher de l‟autre et de ses propres pleurs Ŕ est précisément le regard, cette action apaisante ou intrusive perpétrée par quelqu‟un d‟autre. Freud souligne qu‟à ces premières relations de l‟enfant avec le monde, l‟expérience du regard est surtout liée à la perte de l‟objet : lorsque le bébé perd de vue sa mère, cette perte de vue est associée à la douleur.36 Cela signifie que, pour l„enfant, la disparition de la mère est la même chose que la perte de sa mère. Le besoin que le bébé ressent envers elle est alors constamment remis en question par sa disparition et cela incarne une logique qui va hanter l‟enfant : le fait que la mère, cet "objet" qu‟il ne peut pas contrôler, lui refuse aussi quelque chose d‟extrêmement précieux. « La perte de vue n‟est pas que métaphore de la perte d‟objet, elle la configure ».37

Cette relation entre la mère, le regard et le développement de l‟enfant est bien présente lorsque Freud décrit le rôle de la mère en tant que Nebenmensch.

Neben signifie, en allemand, à côté et Mensch est le mot neutre pour être humain. Ce

qui est intéressant ici, c‟est que la langue allemande a un mot pour décrire un interlocuteur, c‟est-à-dire quelqu‟un qui fait face à celui qui parle, celui qui agit. Le Nebenmensch, au contraire, est la personne qui se tient simplement à côté de l‟autre et regarde donc dans la

34 « C‟est pour remplir sa fonction d‟objet érotique que le regard advient à l‟œil ». ASSOUN, 2014, p. 19. 35 Idem, p. 28-29.

36

FREUD, Sigmund. Trois essais. Chapitre 3.5.1.2. Angoisse infantile. 37 ASSOUN, 2004, p. 58.

(11)

même direction. Même si sa présence est ressentie, même si son soutien est pris en compte, les yeux de celui qui agit et les yeux de celui qui est à côté ne se rencontrent pas.

L’être-humain-proche est aussi « l’objet souhaité » : formidable entendement, à l’orée de l’œuvre freudienne, à la fois de la différence, de la proximité et de la complémentarité entre la relation intersubjective et la relation pulsionnelle d’objet ! Le Nebenmensch ne se réduit pas à un simple agent de la satisfaction ni à la « chose » (Das Ding). Freud prend un soin extrême à ne pas identifier, superposer, confondre 1) la mère 2) l’« objet souhaité » et 3) l’être-humain-proche. Il est lancé à la recherche d’un paradigme d’autrui qui ne soit pas un semblable en miroir du narcissisme du moi, et pas non plus une personne, puisqu’on y atteint une pluralité (l’objet d’étayage, l’objet du désir, et l’humain).38

C‟est précisément parce que l‟absence de ce personnage est, depuis le début, remarquée par l‟enfant (c‟est-à-dire que la mère ne fait pas face à l‟enfant tout le temps, ni ne dirige son regard vers lui autant qu‟il en a besoin), que la relation libidinale vers l‟objet émerge et se développe.

Supposons que l'objet qui fournit la perception soit semblable au sujet, soit un semblable (Nebenmensch). L'intérêt théorique s'explique alors aussi par ceci qu'un tel objet est simultanément le premier objet de satisfaction, puis ultérieurement le premier objet hostile, tout comme l'unique puissance qui secourt. C'est auprès du semblable que l'homme apprend à reconnaître (…).39

La présence de ce Nebenmensch Ŕ et l‟absence de son regard vers l‟individu Ŕ permet l‟apparition de plusieurs structures subjectives, comme la notion de l‟existence de l‟autre ; les premiers traumatismes et la réalisation de cet éternel manque qui appartient à chacun ; l‟expérience de satisfaction40 quand l‟objet manquant réapparaît ; le désir qui devient possible à cause de cette absence et l‟instauration de la Schautrieb elle-même. Le concept de

Nebenmensch démontre comment, pour Freud, le regard est une condition primordiale pour

être dans le monde et assumer une connexion libidinale à celui-ci. Sans le regard, il ne peut y avoir d‟objet manquant et, par conséquent, il n‟y a pas d‟objet. Sans le regard, l‟individu ne peut pas savoir ce qui lui manque.

38 FRANÇOIS, Richard. « Le paradigme du Nebenmensch et la fonction maternelle », Revue française de psychanalyse, 2011/5 (Vol. 75), p. 1542.

39 FREUD, Sigmund. L’Esquisse d’une psychologie. En ligne :

http://www.lutecium.fr/Jacques_Lacan/transcriptions/freud_esquisse_fr.pdf, p. 24.

40 « L‟expérience de satisfaction, sur laquelle les trois rapporteurs mettent l‟accent, « acquiert ainsi une fonction secondaire extrêmement importante, celle de se faire comprendre, et le désaide initial de l‟être humain est la source originaire de tous les motifs moraux ». Or se faire « comprendre » (Verständigung) comporte une nuance que l‟on pourrait qualifier de présubjective, structuration primaire du moi se dirigeant vers l‟autre. Le bébé cherche à « se faire comprendre ». FRANÇOIS, Richard, 2011, p. 1541.

(12)

Le Nebenmensch dit Freud, introduit l’enfant à « tous les motifs moraux » ! Bien sûr, il représente l’objet (l’objet de la pulsion selon Freud et ultérieurement dans des métapsychologies postfreudiennes l’objet de la « relation d’objet »), en quoi cela est-il exclusif de sa valeur d’autre sujet interlocuteur ? L’« être-humain-proche » suppose une différence, il est à côté de moi : ni l’objet ni le semblable et pas exactement non plus un autre sujet. La mère aimante et soignante, le père dans sa fonction tierce, l’image spéculaire du stade du miroir, sont inclus dans l’« être-humain-proche » où résonne une musique, une signification plus profonde.41

On a examiné ici la composante libidinale du regard et comment elle contribue aux premières étapes du développement subjectif, en particulier à l‟expérience de la perte, l‟émergence du désir y connexe et l‟apparition de la notion d‟objets « extérieurs », c‟est-à-dire qui ne coïncident pas avec l‟enfant. Il y a encore une autre question à analyser : la relation essentielle que Freud découvre entre le regard et la castration et les conséquences de cette relation pour le fétichisme.42

1.1.4. Le regard par rapport à la castration et par rapport au fétichisme

Le fétichisme est, d‟abord, la négation de ce manque essentiel et originel qui appartient au sujet en tant que sujet. Ce « manque » a été conceptualisé par Freud sur le terme de « castration »43 etil représente le déni d‟une toute-puissance individuelle, déni qui permet à l‟individu d‟accepter une absence en lui-même, en lui rendant possible de se mettre en rapport avec l‟autre et de devenir sujet. Après tout, s‟il ne manque rien à l‟individu, il n‟a aucune raison d‟avoir besoin des autres ou de désirer quelque chose au-delà de lui-même.

Si on se réfère aux métaphores que Freud a utilisées on a, d‟une part, en prenant Œdipe comme exemple, l‟homme qui arrache ses yeux.44 D‟autre part, les victimes de la Méduse45, des gens qui sont condamnés à être paralysés, à regarder éternellement, dans une incorporation vivante de la métaphore de l’arrêt-sur-l’image.46 C‟est cet « arrêt sur l‟image » qui établira,

41

FRANÇOIS, 2011, p. 1541. 42 ASSOUN, 2004, p. 83.

43 FREUD, Sigmund. Totem et Tabou, 1912, p. 154. En ligne :

http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/totem_tabou/totem_et_tabou_SV.pdf. 44

FREUD, 1912, p. 154.

45 « Méduse, rappelons-le, est une Gorgone. Elle et ses deux sœurs sont des êtres monstrueux. Leurs cheveux hérissés de serpents sont funestes aux mortels, et leurs yeux dilatés, comme des ocelles, paralysent et changent en pierre ceux qui les regardent. Si deux d‟entre elles sont immortelles, Méduse, elle, est mortelle ». PARDO, Éléonore. « Le regard médusé ». Recherches en Psychanalyse, 9|2010, p. 84.

(13)

pour Freud, la notion de fétichisme et son lien avec la mère, le Nebenmensch qui introduit le manque.

Il y a une différence claire entre les deux mythes évoqués par Freud, même si les deux sont fortement liés aux yeux et au regard.

Œdipe perd ses yeux après avoir accompli la prophétie qui lui est destinée, c‟est-à-dire après avoir tué son père et épousé sa mère, en atteignant et confirmant sa toute-puissance. C‟est avec l‟appropriation freudienne de ce personnage mythologique que l‟on commence à voir une relation entre la peur de la castration et la peur de devenir aveugle Ŕ ce qui n‟était pas tout à fait évident auparavant. De plus, pourquoi la perte de la vue signifie-t-elle une perte aussi extrême pour nous, lecteurs du mythe ? La même perte se présente dans l‟histoire biblique de Samson47, un homme qui, en perdant sa force surhumaine et la grâce de Dieu, a ses yeux percés par ses ennemis. Non seulement sa force, sa « puissance » est perdue, mais aussi sa vue.

La peur de ne plus avoir ce contact visuel avec le monde48, d‟être dépouillé de la

Schautrieb, n‟est pas loin de perdre Ŕ tout au moins dans ces récits Ŕ son humanité. C‟est la

perte d‟un contact qui nous est très cher, peut-être, car c‟est l‟un des premiers que l‟on nous présente dans la vie Ŕ et nous le partageons d‟abord avec le Nebenmensch, cette personne qui est la plus proche de notre essence.

La notion de Nebenmensch, comme précisé avant, incorpore la première expérience de l‟individu avec le manque. À partir de ce concept, on peut mieux comprendre ce que veut le fétichiste et pourquoi le regard y a aussi de place. Le fétichisme représente le déni ultime de la castration, en niant la perte du premier objet destiné à être perdu Ŕ le regard du

Nebenmensch.49

Les fétichistes corporifient cet objet perdu ailleurs, dans une tentative de représenter une présence qui doit être absente. Dans ce contexte on peut bien comprendre l‟utilisation du mythe de la méduse dans l‟œuvre freudienne.

47 Le récit de Samson peut être lu dans la Bible dans le Livre des Juges 13:1Ŕ16:31. 48 ASSOUN, 2004, p. 68.

49 « Je vais certainement décevoir en disant que le fétiche est un substitut du pénis. Je m‟empresse donc d‟ajouter qu‟il ne s‟agit pas du substitut de n‟importe quel pénis mais d‟un certain pénis tout à fait particulier qui a une grande signification pour le début de l‟enfance et disparaît ensuite.

C‟est-à-dire qu‟il aurait dû être normalement abandonné mais que le fétiche est justement là pour le garantir contre la disparition. Je dirai plus clairement que le fétiche est le substitut du phallus de la femme (la mère) auquel a cru le petit enfant et auquel nous savons pourquoi il ne veut pas renoncer ». FREUD, Sigmund. Le fétichisme, 1927. En ligne : https://www.atramenta.net/lire/le-fetichisme/28903/1#oeuvre_page.

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Dans les reproductions artistiques, les cheveux de la tête de Méduse sont souvent représentés sous forme de serpents et ceux-ci proviennent également du complexe de castration, mais, chose remarquable, si terrifiants qu’ils soient eux-mêmes, ils servent pourtant à atténuer l’épouvante, car ils remplacent le pénis, lequel terrifie justement par son absence.50

La méduse est alors une femme primitive qui a été dotée d‟un pénis, un phallus maternel ; elle représente l‟absence du manque. Pourrait-on parler peut-être d‟une Urmutter (mère primitive) dans un parallèle direct à l‟Urvater freudien dans Totem et Tabou ? Après tout, l’Urvater, ce père omnipotent qui n‟a pas fait l‟expérience de la castration et est donc incapable de transmettre le manque à ses enfants, est aussi un « agent pétrifiant ». Tant qu‟il vit, rien ne change dans le monde. Tant qu‟il vit, ses enfants ne peuvent pas devenir sujets.51

Le regard est donc ici vecteur d’épouvante : ‘le spectacle de la tête de méduse pétrifie d’effroi, transforme le spectateur en pierre’. Le plus étonnant est la torsion qui se notifie dans l’espace de ‘vision’ : car ainsi pétrifié par cet objet hautement ‘réfrigérant’, le regard ne disparaît pas. La victime de la Méduse ne devient pas aveugle : au contraire, serait-on tenté de dire : elle devient tout regard.52

Regarder cette mère-pas-castratrice signifie être emprisonné à jamais sous l‟illusion qu‟il ne manque rien à la mère : son regard est toujours présent, sa présence n‟est jamais absente. La conclusion établie alors par Freud est que, sans la réalisation de cette absence chez la mère, l‟individu ne peut pas se développer vers un sujet et n‟a pas de raison pour commencer à désirer quelque chose au-delà de soi-même.53

1.1.5. Autres apparitions du regard dans l’œuvre freudienne

En dehors des concepts centraux analysés précédemment, chaque fois que Freud utilise l‟art, la sculpture ou la littérature pour étudier ou présenter un concept psychanalytique, le regard est toujours implicite : l‟appréciation esthétique demande l‟utilisation du champ visuel.

50

FREUD, Sigmund. La tête de méduse, 1922. 51 FREUD, 1912, p. 169.

52 ASSOUN, 2004, p. 108. 53

« Disons, pour reprendre le « Stade du miroir » que les registres, réel, imaginaire et symbolique, nous conduisent à conclure que le moi, qui se constitue au travers de l‟image de l‟autre se situe en tant qu‟objet dans le monde de la visibilité, alors même que sa perspective est spéculaire. Ceci pour dire que cet objet, le regard, qui est non spéculaire (puisqu‟il se distingue de la vision), est masqué sous l‟image spéculaire que chacun voudrait voir être vu (…), mais de là où il n‟y a personne pour voir. Et c‟est précisément, ce rendez-vous qui pourtant motive la quête du désir, qui doit être manqué. Sinon, c‟est la pétrification, comme la tête de Méduse la met en lumière. Car, là où le miroir ne pourrait jouer son rôle d‟écran réflecteur, le processus d‟identification par lequel le sujet peut se reconnaître dans l‟ordre des choses, tout en s‟excluant, se bouleverse. Se produit alors un processus de désidentification, une descente aux Enfers qui anéantit le sujet : c‟est cela l‟effet Méduse. » (PARDO, Éléonore. « Le regard médusé », Recherches en psychanalyse 2010/1 (n° 9), p. 86).

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De plus, quand Freud se cache du regard du Moïse sculpté par Michel-Ange54, par exemple, ou quand il montre sa fascination pour l‟histoire de Lady Godiva, la femme nue qui a défilé dans la ville et que personne n‟avait la permission de voir55 et encore son analyse détaillée de la Gradiva de Jansen montrent que la matière du regard est très pertinente en psychanalyse, du moins pour Freud.

Les Trois Essais [1905], apportent une description de la pulsion de voir à partir de l‟exhibitionnisme et du voyeurisme. Dans ce texte « se dessine l‟essentiel : la mise en acte d‟un „jugement‟ sur la différence sexuelle expérimenté de visu Ŕ ce qui est présenté comme la première des „théories sexuelles infantiles‟ (1908), découverte du regard comme opérateur „théorique‟ dont l‟enjeu est l‟énigme du phallus (…). Cela inscrit intimement l‟enquête sur la „castration‟ dans la dynamique scopique. ».56

Dans le texte Psychologie de masse et analyse du Moi [1921], la notion d‟identification « visuelle » en tant que condition essentielle pour la formation des premières structures individuelles et surtout de l‟empathie est présentée : « c‟est de l‟identification que naît la compassion ».57 C‟est aussi ce chemin visuel qui permettra aux enfants de faire leurs premières remarques par rapport à la sexualité. Dans L’organisation génitale infantile [1923] et Quelques conséquences psychiques de la différence sexuelle anatomique58 [1925], Freud constate que, chez les enfants, la phase de découverte est très importante pour que le sujet remarque les différences sexuelles entre les hommes et les femmes, en dépendant cette phase presque entièrement du regard. C‟est par l‟observation curieuse du sexe opposé que les enfants remarquent qu‟ils ont quelque chose de « moins » ou de « plus » que les autres. Cette curiosité est rendue possible par le regard et elle commence à permettre à la Schautrieb de se développer en tant que partie de la libido humaine.

Et on ne peut pas oublier la création introductrice de Freud, die Traumdeutung [1900], dans laquelle il commence son interrogation sur l‟inconscient qui mènera au début de la

54

LEMÉRER, Brigitte. Les deux Moïse de Freud. Toulouse : ERES, 2012, chapitre 1, Le Moïse de Michel-Ange : de la signature.

55 FREUD, 1910, Kapitel 18. Le mythe de Lady Godiva « a ce trio du „maître‟ qui fait voir, de la dame qui se fait voir et du tiers (collectif) qui se fait non voyant » (ASSOUN, 2004, p. 21).

56

ASSOUN, 2004, p. 42.

57 FREUD, Sigmund. « Psychologie de masse et analyse du Moi ». Écrits philosophiques et littéraires. Paris : Seuil, 2015, p. 1322. Et « Nous avons vu que l‟identification était la toute première forme du lien affectif (…). Il arrive souvent que le choix d‟objet redevienne identification, donc que le Moi adopte les qualités de l‟objet. » (Idem, p. 1321).

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psychanalyse. Les images que les rêveurs avaient alors que leurs yeux étaient bien fermés ont éveillé la curiosité de Freud et c‟est grâce à l‟imagerie qui ne vient pas du regard que nous sommes restés avec son œuvre.

Les nombreuses associations produites par le rêveur ont conduit à la découverte d'une structure de pensée qui ne peut plus être décrite comme absurde ou confuse, qui se classe comme un produit psychique tout à fait valable, et dont le rêve manifeste n'était rien de plus qu'une traduction déformée, abrégée et mal comprise, et pour la plupart une traduction en images visuelles. Ces pensées-rêves latentes contenaient le sens du rêve, alors que son contenu manifeste n'était qu'un semblant, une façade, qui pouvait servir de point de départ pour les associations mais pas pour l'interprétation.59

Ce que j‟ai essayé de montrer au cours de cette première exposition sont les différents contextes dans lesquels le regard assume, pour Freud, une relation directe à la formation subjective. Tout d‟abord, j‟ai raconté comment Freud a commencé à s‟intéresser au regard et comment cet intérêt a modelé la technique utilisée aujourd‟hui à la clinique psychanalytique. Deuxièmement, j‟ai essayé de répondre pourquoi le regard a pris une place centrale dans la vie de l‟individu et comment il est lié à la libido. Troisièmement, on s‟est interrogé sur ce que le regard représente pour l‟individu non castré et ce que le regard devient pour le sujet (l‟individu « castré »). Finalement, il fallait constater comment ces concepts sont liés à d‟autres concepts psychanalytiques, comme le fétichisme et la castration.

Commençons maintenant l‟analyse sur l‟œuvre de Jacques Lacan et le langage qu‟il développera pour mieux comprendre le regard.

1.2. POUR LACAN

Tout serait clair en effet si ‘voir’ et ‘regarder’ ne faisaient qu’un, si le ‘regardant’ et le ‘regardé’ pouvaient se distinguer aussi pacifiquement ; si le monde se divisait en ‘choses’ – objets du regard – et ‘sujets’ de la vision ; si le regard partait du corps pour se braquer sur les choses et les illuminer.60

Il n’y a pas de plus grand don possible, de plus grand signe d’amour que le don de ce qu’on n’a pas.61

Je voudrais tout d‟abord faire une remarque importante : parler de Lacan ou, mieux dit, de concepts lacaniens, c‟est entrer dans un langage très particulier qui, pour des raisons d‟espace limité, serait impossible à couvrir ici avec profondeur. Je resterai alors bien limitée à

59 GROTE, p. 29. Traduction libre. 60

ASSOUN, 2004, p. 87.

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quelques concepts lacaniens et à leur relation avec le regard, en particulier dans la mesure où ils se réfèrent à la formation du sujet.

Je suis cependant bien consciente que cela pourrait être considéré comme une lecture superficielle de l‟œuvre de Lacan, mais je crois que le langage qu‟il a développé dans le contexte psychanalytique offre une contribution majeure à l‟étude du regard et, de plus, à l‟étude de la façon dont le regard interfère avec le développement du sujet.

1.2.1. Le regard en tant qu’objet a

L’objet a c’est le bout de vous à l’extérieur. Vous comprenez pourquoi c’est le fondement de l’angoisse. Ce morceau-là il est perdu, même si on vous met un bras artificiel, ce sera jamais comme avant.62

Le concept d‟« objet a » a été considéré, par Lacan lui-même, comme sa seule « vraie » contribution à la psychanalyse.63 Après une relecture attentive du texte Deuil et

Mélancolie de Freud, dans laquelle Freud mentionne brièvement un « objet perdu »qui hante

le mélancolique et lui fait perdre la volonté de vivre, Lacan examine et approfondit cet « objet perdu » particulier.

Le "a" en « objet petit a » signifie "autre", c‟est-à-dire un "objet autre".64 Ce qui intéresse particulièrement Lacan lorsqu‟il aborde ce concept, c‟est la question sur l’origine du

désir.65 Comme Freud avait déjà indiqué en parlant du Nebenmensch et de la castration, pour qu‟il y ait un besoin, il faut qu‟il y ait un manque.

Lacan réfléchit alors à ce qui doit manquer pour que le désir puisse émerger.

La première fois qu‟il développe le concept, c‟est en 1961, au séminaire sur Le Transfert. Là, il discute les racines du mot grec « agalma » et comment il signifiait une qualité d‟un certain objet destiné aux dieux. Cette qualité était impossible à décrire, c‟était une valeur

62 BROUSSE, Marie-Hélène. « Objets étranges, objets immatériels: pourquoi Lacan inclut la voix et le regard dans la série des objets freudiens ? ». Arquivos Brasileiros de Psicologia, 59(2), 2007, p. 290.

63 KIRSHNER, Lewis A. « Rethinking desire: the objet petit a in Lacanian theory », J Am Psychoanal Assoc. Winter; 53(1):83-102. 2005.

64 Il est important pour la théorie lacanienne de faire la différence entre le "grand Autre" et le "petit autre", c'est pourquoi lorsqu'on parle de ce concept spécifique, on parle habituellement d'"objet petit a".

65 Le but de ce travail n‟est pas de différencier le désir, la jouissance et le besoin, discussion très importante dans l‟œuvre lacanienne. Puisque mon intérêt ici est de discuter le processus de subjectivation et sa relation avec le regard, je vais me concentrer sur la discussion du désir en relation avec l‟objet petit a.

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en soi, quelque chose qui rendait l‟objet précieux par sa seule présence. C‟est, en d‟autres termes, ce qui rendait un objet désirable.66

Au Séminaire X, il développe davantage le concept, en remarquant que « l‟objet a » peut être considéré comme la cause même du désir.67 Fondamentalement, c‟est parce que cet objet est perdu depuis toujours68 qui le désirer est rendu possible. Il parle de « cette manifestation de l‟objet(a) comme manque »69

, cette absence structurelle qui permet à la libido de se connecter à d‟autres objets.70

Sur le rapport de cet objet à la libido, Lacan dira que l’objet cause du désir soutient la libido elle-même Ŕ ce qui signifie qu‟il doit être absent pour que la libido puisse trouver d‟autres destinations. Sans l‟« objet a », autrement dit, sans l‟absence inhérente à l‟« objet a »71, il reste impossible pour le sujet d‟établir des liens avec l‟autre.72

Lacan parle de quatre objets cause du désir : (i) l‟objet oral, (ii) l‟objet anal, (iii) l‟objet scopique et (iv) l‟objet vocal, en ajoutant ces deux derniers aux « objets pulsionnels » de qui

66 LACAN, Jacques. Séminaire VIII, Le Transfert, 1960-61. En ligne : http://staferla.free.fr/S8/S8%20LE%20TRANSFERT.pdf, p. 77.

67 LACAN, Jacques. Séminaire X, L’Angoisse, 1962-63. En ligne :

http://staferla.free.fr/S10/S10%20L'ANGOISSE.pdf, p. 56.

68 LACAN, Jacques. Séminaire XXIV L'insu que sait de l'une-bévue s'aile à mourre, 1976-77. En ligne : http://staferla.free.fr/S24/S24%20L'INSU....pdf, p. 22.

69 LACAN, Jacques. Séminaire X, L’Angoisse. En ligne : http://staferla.free.fr/S10/S10%20L'ANGOISSE.pdf, p. 60.

70

La notion d'objet (a) sera également importante pour Lacan afin de discuter la place que l‟analyste doit occuper pour l‟analysant. En discutant le « désir du psychanalyste » Lacan remarque que lorsque l‟analyste travaille pour faire émerger le désir de l‟analysant, lui, l‟analyste, remplit le rôle d‟objet (a), en permettant au désir de se manifester. C‟est pourquoi, à la fin d‟une analyse, le psychanalyste devient "jetable" afin de remplir la fonction d‟absence qui a été examinée. En prenant la place d‟objet petit (a), l‟analyste rentre dans la logique du transfert.

LACAN, Jacques. Séminaire XX, Fondements, 1964. En ligne :

http://staferla.free.fr/S11/S11%20FONDEMENTS.pdf, p. 7. Voir aussi LACAN, Jacques. Conférence à Louvain, le 13 octobre 1972.

71 Lacan, dans le Séminaire X, affirme que « l‟angoisse n‟est pas sans objet ». C‟est ici qu‟on remarque la

différence entre le concept « d‟objet manquant » de la mélancolie freudienne et l‟objet petit a. Ce que Lacan veut dire ce que l‟angoisse est caractérisée non par un manque d’objet, mais par l‟absence du désir lui-même.

72

LACAN, Jacques. Séminaire X, L’Angoisse. En ligne : http://staferla.free.fr/S10/S10%20L'ANGOISSE.pdf, p. 57.

(19)

déjà parlait Freud.73 Mais ce que nous intéresse ici c‟est « l‟objet mystérieux, l‟objet le plus caché : celui de la pulsion scopique ».74

Le regard, selon Lacan, méritait une place privilégiée parmi les objets manquants. D‟abord, voir quelque chose, c‟est remarquer, immédiatement, qu‟il y a quelque chose au-delà de moi, une instance externe qui équivaut à un non-moi.75 « Le regard est autrement dit „le terme le plus caractéristique à saisir la fonction propre de l‟objet a‟ »76

puisque il y a dans l‟image elle-même un manque.

Réfléchissons à nouveau sur le concept freudien de Nebenmensch et comment, une fois que l‟enfant reconnaît que la mère est quelqu‟un de séparé, un pas-lui, sa disparition du champ visuel implique une perte définitive. Regarder, c‟est être en contact directe avec le manque.

La fonction de l’objet a permet chez Lacan une véritable rhétorique de la castration : entendons que les objets ne se distribuent pas seulement, le long de l’histoire libidinale, comme les versions de l’objet partiel (oral, anal, phallique…), mais se présentent comme les ‘précipités’ de cette fonction de manque centrale.77

Parler du regard en tant qu‟objet a signifie donc de saisir comment l‟objet cause du désir est lié à la castration.78

Mais est-ce bien dire qu’originalement c’est dans ce rapport de sujet à sujet, dans la fonction de l‟existence d‟autrui comme me regardant, que nous saisissons bien ce dont il s’agit d’original dans le regard ? Peut-être y aurait-il moyen de repérer dans le champ de la vision même auquel il appartient si évidemment, ce regard comme objet, objet dans la fonction dont il s’agit, à savoir : dans ce rapport à l’inconscient pour autant qu’il nous permet - pour la première fois dans l’histoire - de situer la relation du désir.79

Il suffit de comprendre, dans un premier temps, que désirer implique d‟être dans une logique intersubjective. Pensons au jeu de Taquin, un jeu dans lequel 15 pièces doivent être

73 « Freud avait dressé une première liste de ces objets, une liste de trois plus deux: le sein, l‟excrément, le phallus à quoi il avait ajouté aussi, comme sous-catégorie, l‟argent et l‟enfant, correspondant à cinq bornes de pertes, cinq objets pulsionnels. Cette liste était développée et historisée avec K. Abraham, qui avait fait correspondre chacun de ces objets perdus à un stade du développement. Les objets étaient, donc, liés, à un développement pulsionnel, supposé terminé par la pulsion génitale. C‟était une manière de civiliser le pervers polymorphe de Freud, l‟enfant pervers polymorphe. » (BROUSSE, 2007, p. 288). Voir aussi LACAN, Jacques. Les Noms du Père, séance du 20 novembre 1963.

74 LACAN. Séminaire XX, p. 10. 75 LACAN, Séminaire X, p. 57. 76 ASSOUN, 2004, p. 85. 77

Idem, p. 84.

78 « regard et voix constituent ces objets dont se supplémente le sujet, en prise à la castration ». (ASSOUN, 2004, p. 86) ; « le regard ne se présente à nous que sous la forme d‟une étrange contingence symbolique de ce que nous trouvons à l‟horizon et comme butée de notre expérience, à savoir le manque constitutif de l’angoisse de castration ». (LACAN, 2006, p. 69-70).

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placées dans un certain ordre dans un cadre prévu pour 16 pièces. En raison d‟une pièce manquante, le mouvement des 15 autres est possible. Si nous transposons la métaphore à la formation de l‟inconscient, on peut dire qu‟il n‟y a pas de mouvement, il n‟y a pas de développement, que s‟il manque quelque chose au sujet. Et une fois que le sujet se rend compte qu‟il lui manque quelque chose, le désir émerge.

La pièce manquante est précisément l‟objet cause du désir, l‟objet qui, par son absence, engendre le désir. Quand l‟enfant réalise que la présence du Nebenmensch ne lui fournit pas ce dont il a besoin, il commence à le vouloir : c‟est la logique du désir et c‟est ainsi que le regard l‟influence depuis le début.

1.2.2. Le rapport entre le regard et l’Autre

Le regard est donc appel à l’Autre : tout regard est ainsi implorant… de quoi, sinon d’un regard en retour de l’Autre ?80

Je faisais remarquer qu’avant de regarder, chacun d’entre nous est regardé, c’est-à-dire que nous sommes exposés au regard de l’Autre, ce lieu vide de sens, mais de ce fait, lieu de toutes les suppositions, sans quoi je ne suis rien.81

Il y a encore un autre concept lacanien qu‟il faut présenter avant de continuer, celui du grand Autre. En termes très simplifiés, pour Lacan, « L‟inconscient est structuré comme un langage ».82 Comme l‟objet de mon étude n‟est pas d‟examiner de près tout l‟effort de Lacan, disons juste qu‟il a traduit la théorie freudienne en une théorie sur la relation entre des êtres parlants, en explorant les conséquences théoriques de contempler le développement psychanalytique du sujet en tant que rapport au langage.

L‟Autre, c‟est donc le lieu de la parole83, c‟est ce qui est déjà là quand l‟individu arrive au monde. Le langage, écrit Lacan, précède l‟enfant : il est là comme un conjoint de règles, de symboles qui vont toujours être interposés entre l‟individu et l‟autre.84 Le manque structurel est donc associé à l‟Autre85

, parce que depuis le début, l‟enfant remarque que ce qu‟il exprime

80 ASSOUN, 2004, p. 96.

81PARDO, 2010, p. 87. 82

LACAN, Séminaire XX, p. 11.

83 LACAN, Jacques. Séminaire V Formations de l’inconscient, 1957-58. En ligne : http://staferla.free.fr/S5/S5%20FORMATIONS%20.pdf, p. 5.

84 LACAN, Jacques. Écrits, Le Seuil, Paris, 1966. Voir aussi LACAN, 2006, p. 66. 85

« Le regard est ce qui (…) regarde depuis toujours Ŕ depuis la „Création‟ Ŕ le sujet, qui, s‟exposant à exister dans le visible, s‟expose au regard invisible et vide, celui de la nuit et de la mort ». (ASSOUN, 2004, p. 97).

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ne correspond pas toujours à la réponse qu‟il reçoit des gens qui l‟entourent. Si un enfant pleure de peur, par exemple, et si la mère lui donne son sein, la frustration arrive à cause de ce malentendu. C‟est précisément là, dans tout cet espace entre ce qui est dit et ce qui est compris, que réside l‟Autre. Le langage, c‟est s‟adresser, même involontairement, à l‟Autre.

Ce qui « étrange » l’humain, autrement dit, c’est le langage. Non parce que le langage serait la perte ou l’oubli du singulier comme tel, étant par définition l’accueil, simplement, de la généralité (…) ; mais parce que parler, se laisser prendre et entraîner par la parole, se fier au langage ou même, à la limite, se contenter de l’emprunter ou de s’y soumettre, c’est être « dans l’oubli de soi ».86

En permettant cet oubli de soi, le processus d‟assimilation de la dynamique de l‟Autre conditionne plusieurs structures dans l‟individu, dont l‟une d‟entre elles la diversité des « objets a » élus : « Dans l‟angoisse, l‟« objet petit a » choit. Cette chute est primitive; la diversité des formes que prend cet objet de la chute est dans une certaine relation au mode sous lequel s‟appréhende pour le sujet le désir de l‟Autre. »87

Ce que nous essaierons de démontrer dans le chapitre suivant, c‟est que le contexte moderne de l‟individu est tellement lié au regard qu‟il est impossible de parler d‟un processus de subjectivation sans discuter l‟« objet petit a » scopique. La dynamique de notre époque, de plus en plus dépendante des écrans, affecte la relation à l‟Autre et, par conséquent, affecte la manière dont nous laissons le statut d‟individu derrière nous pour devenir sujets.

Ce que je veux souligner dans cette section, c‟est que le regard, en tant qu‟« objet petit a », suit la même logique du langage et, par conséquent, indique aussi un rapport à la castration. Si être en intersubjectivité signifie être dans le langage, le regard suit la même logique en exigeant qu‟une relation intersubjective soit présente. Le même « espace » instauré par l‟Autre par rapport au langage est là aussi quand on parle du regard88 : ce que nos yeux voient, ce qu‟ils exigent, la reconnaissance qu‟ils cherchent ne vient pas toujours de l‟autre. Mais l‟Autre, l‟instance constamment présente est là pour voir et être vue. Quand Lacan parle du désir de l’Autre, il pense alors que très tôt dans la vie, l‟individu remarque qu‟il y a un obstacle entre lui et le regard de l‟autre, le « voile ». Le voile est ce qui empêche l‟accomplissement du désir, c‟est la barrière insurmontable en symbolisant le fait que nous ne pouvons pas avoir ce que nous voulons vraiment. Pour résumer, l‟Autre est le lieu du

86LACOUE-LABARTHE, Philippe. La poésie comme expérience. Christian Bourgois Editeur, 2015, p. 72. 87 LACAN, Jacques. Des Noms du Père, 1963. En ligne : http://espace.freud.pagesperso-orange.fr/topos/psycha/psysem/nondup/nomsdup.htm.

88

« quand je regarde, il ne peut pas ne pas se faire qu‟ipso facto „ça‟ me regarde. Le regard est réponse à un certain regard depuis toujours Ŕ quoique pas de toute éternité Ŕ posé sur moi. » (ASSOUN, 2004, p. 93).

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manque89 : « C‟est que je regarde, dès lors, n‟est jamais ce que je „veux voir‟ : d‟où la fonction du voile. Je „demande à voir‟, au-delà de ce qui m‟est donné à voir ».90

1.2.3. Jalousie infantile ou complexe d’intrusion

J’ai vu de mes yeux, dit saint Augustin, et bien observé un tout-petit en proie à la jalousie : il ne parlait pas encore et il ne pouvait sans pâlir arrêter son regard au spectacle amer de son frère de lait.91

Mais le frère donne aussi le modèle archaïque du moi (…).Quoi qu'il en soit, c'est par le semblable que l'objet comme le moi se réalise : plus il peut assimiler de son partenaire, plus le sujet conforte à la fois sa personnalité et son objectivité, garantes de sa future efficacité.92

Lacan situe le complexe93 d‟intrusion comme un précurseur temporel du stade du miroir, jusqu‟à l‟âge de six mois.94

[P]our s’apercevoir que la manifestation essentielle du complexe, c’est la « carence objective à l’égard d’une situation actuelle ». On peut ne retenir de cette phrase que le terme de carence. Ce que Lacan nous présente sous l’aspect fixe et actif du complexe se rapporte à chaque fois à une carence. Malgré les apparences, c’est cette carence qui ordonne la suite, la séquence scandée que Lacan propose du développement psychique. Cela fait aussi bien voir ce que ce texte anticipe, par la mise en valeur, s’agissant de la structure au sens analytique, de sa corrélation avec l’objet comme carent.95

Le complexe est donc intrinsèquement lié à un objet manquant, un « objet petit a ». La scène observée par Saint Augustin et transcrite par Lacan montre quelques éléments de preuve

89

« Ce qu‟il y a là de foncièrement insatisfaisant et de toujours manqué, c‟est que : « Jamais tu ne me regardes là où je te vois ». Inversement, ce que je regarde n‟est jamais ce que je veux voir ». LACAN, Jacques. Séminaire XI Fondements, 1964. En ligne : http://staferla.free.fr/S11/S11%20FONDEMENTS.pdf, p. 54.

90 ASSOUN, 2004, p. 86. Voir aussi : LACAN, Jacques. Des Noms du Père, 1963. En ligne : http://espace.freud.pagesperso-orange.fr/topos/psycha/psysem/nondup/nomsdup.htm.

91 LACAN, Jacques. Autres Écrits, 2001, p. 37. 92 Idem, p. 44.

93 Le complexe, dans le vocabulaire lacanien, est un facteur culturel opposé aux instincts (qui sont indépendants des facteurs externes). « Il définit le complexe essentiellement comme un facteur de culture, comme l‟opposé de l‟instinct ». (MILLER, Jacques-Allan. « Lecture critique des « complexes familiaux » de Jacques Lacan », La Cause freudienne 2005/2 (N° 60), p. 31-51, p. 36) ; « C‟est comme un bon point de départ que la recherche concernant le psychisme ne peut jamais objectiver des instincts, mais seulement des formes dominées d‟emblée par des facteurs culturels, que Lacan appelle, dans ce texte, complexes. » (Idem, p. 40). Lacan affirme aussi que « le complexe se comprend par sa référence à l'objet » et cette conclusion est particulièrement importante car dans le complexe d‟intrusion, « l‟objet » en question sera un frère ou une sœur dans un contexte très spécifique : le sein familial.

94

LACAN, 2001, p. 28. « On ne s‟oriente dans cette définition du complexe qu‟à partir du concept de structure.

Lacan l‟appelle une représentation, mais ce complexe a en fait deux traits : fixation et répétition. Fixation d‟une étape du développement psychique, et répétition que ce complexe promeut, qui fait que Lacan parle là de l‟activité de ce complexe ». (MILLER, Jacques-Allan. « Lecture critique des « complexes familiaux » de Jacques Lacan », La Cause freudienne 2005/2 (N° 60), p. 31-51, p. 41).

(23)

à cet égard : être qu‟être le seul autorisé sur le sein maternel manque au frère ; ou peut-être que l‟objet manquant est le regard de la mère96, qui doit maintenant être partagé avec un autre, un intrus. Examinons cette affirmation en comprenant ce qui constitue, pour Lacan, le complexe d‟intrusion.

Qu’est-ce que Lacan appelle l’objectivation par le concept, au point de dire que tout complexe se réfère à un objet ? L’intrusion, c’est sous ce nom, sous ce titre, et au niveau de la famille, que Lacan resitue son « Stade du miroir ». Cela devient là essentiellement une analyse du complexe fraternel – c’est ça l’intrus.97

Il y a deux mouvements qui touchent le regard dans le complexe d‟intrusion. Le premier est, comme je viens de le mentionner, le fait que l‟attention exclusive qu‟un nourrisson recevait auparavant de sa mère, il doit maintenant la partager avec un autre. Cet autre n‟est qu‟un intrus qui prend ce qui était exclusive à l‟aîné, comme le décrit saint Augustin.98

Le deuxième mouvement est un mouvement d‟identification.99 Et cela se fait aussi par le regard Ŕ MILLER souligne que le complexe d‟intrusion évoque le stade du miroir (voir section 1.2.4.) Ŕ c'est-à-dire que l‟enfant voit le frère ou la sœur et remarque l‟existence d‟un autre dans son monde que (a) il ne peut pas contrôler et (b) partage le même traitement qu‟il reçoit de ses parents. C‟est pourquoi Lacan appelle le complexe d‟intrusion aussi jalousie infantile, et pourquoi il affirmera plus tard que ce sentiment, la jalousie, base tous les autres sentiments sociaux.100

Je souligne que cette notion de l‟existence d‟un autre et le fait que, à cause de lui il y a la conscience d‟un manque Ŕ le modèle original des sentiments sociaux101

Ŕ, suit la même

96 « Ce primat du visuel permet à l‟enfant de voir son avenir corporel : la fascination de l‟image de l‟autre le suscite, le soulève, l‟entraîne, comme si ses yeux emportaient ses gestes. Il sourira bientôt au sourire de sa mère, contemplée et repérée par le regard ». (JULIEN, Philippe. Le retour à Freud de Jacques Lacan : l’application au miroir. Paris : EPEL, 2016).

97

MILLER, 2005, p. 43.

98 Voir note 91.

99 « La jalousie, bien différente de l'envie, est en fait une identification car pour se sentir jaloux, l'enfant doit accepter, au moins au niveau de l'inconscient, qu'il y a un autre qui leur ressemble. » Traduction libre. (OWENS et QUINN, 2017, p. 230) ; « Disons que le point critique révélé par ces recherches est que la jalousie, dans son fond, représente non pas une rivalité vitale mais une identification mentale (…). Dans la mesure même de cette adaptation, on peut admettre que dès ce stade s'ébauche la reconnaissance d'un rival, c'est-à-dire d'un « autre » comme objet ». (LACAN, 2001, p. 37).

100 OWENS et QUINN, 2017, p. 230. « Ici encore la jalousie humaine se distingue donc de la rivalité vitale immédiate, puisqu'elle forme son objet plus qu'il ne la détermine ; elle se révèle comme l'archétype des sentiments sociaux. » (LACAN, 2001, p. 43).

101

« C'est dire que l'identification, spécifique des conduites sociales, à ce stade, se fonde sur un sentiment de l'autre ». (LACAN, 2001, p. 38).

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