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Un idéal de société chrétienne à la fin du XVIIe siècle : la notion de charité et la mise en place d'une praxis réformée d'après les traités de morale de Jean La Placette

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Un idéal de société chrétienne à la fin du XVIIe siècle : la notion de charité et la mise

en place d'une praxis réformée d'après les traités de morale de Jean La Placette.

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en histoire

pour l'obtention du grade de maître es arts (M.A.)

DEPARTEMENT D'HISTOIRE FACULTÉ DES LETTRES

UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC

2011

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Les nombreux traités de morale que le pasteur et théologien français Jean La Placette rédige entre 1690 et 1715 se présentent comme un vecteur de transmission de l'orthodoxie réformée qui s'est élaborée au cours du XVIIe siècle. Résolument pédagogiques, ces traités

visent F inculcation auprès des fidèles d'une praxis nécessaire à la consolidation de la communauté réformée. À travers ses écrits, La Placette accorde une importance particulière à une vertu qu'il juge indispensable, tant sur le plan eschatologique que social : la charité. De celle-ci découle une série de devoirs et de pratiques qui vont bien au-delà des seuls actes de bienfaisance : les lecteurs de La Placette sont littéralement invités à reconfigurer les rapports qu'ils entretiennent avec les membres de leur communauté. L'étude de la charité dans les traités de La Placette permet d'appréhender son rôle comme facteur de renforcement des solidarités communautaires et de la cohésion sociale, dont le maintien passe notamment par la responsabilité collective en matière de discipline et par la gestion privée des conflits.

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Au terme de ce beau défi que fut la maîtrise, je tiens à exprimer ma gratitude la plus sincère à certaines personnes qui m'ont apporté un soutien inestimable au cours des deux dernières années. En premier lieu, mes remerciements vont à ma directrice de recherches, Claire Dolan pour sa patience et sa grande disponibilité, ainsi que pour ses judicieux conseils qui ont su m'orienter lorsque je m'égarais dans les méandres de la recherche. Bien plus qu'un mentor, Mme Dolan a été pour moi une confidente dont l'empathie et la grande sagesse ont indéfectiblement su apaiser mes angoisses et me relever de mes périodes de découragement. Je lui suis également reconnaissante de m'avoir permis de conjuguer mes deux passions que sont l'histoire et les religions, mais surtout d'avoir attiré mon attention sur cet homme fascinant qu'est Jean La Placette. J'ai éprouvé un plaisir fou à lire et à relire ses traités de morale et à tenter d'imaginer l'homme derrière le livre. C'est presque avec chagrin que j'envisage maintenant de me séparer de lui afin d'entreprendre un tout nouveau projet.

Mes remerciements vont ensuite à mon conjoint, dont l'inébranlable patience a parfois été mise à rude épreuve, plus particulièrement dans les derniers mois de rédaction de ce mémoire. Je lui dois en grande partie le succès de cette maîtrise. Merci à mes parents, qui m'ont enseigné que le travail acharné est gage de succès ; à ma mère, pour son écoute attentive et sa curiosité, qui ont parfois réveillé l'inspiration qui m'avait jusque là fait défaut. Je m'en voudrais d'oublier Sandra et Alexandra, ainsi que le délicieux vin rouge qui accompagnait invariablement nos soupers de filles : elles m'ont fait rire à des moments où j'avais parfois seulement envie de pleurer, elles m'ont toujours encouragée lorsque je me remettais en question. Grâce à elles, j'ai appris que Sissi, Labyrinthe et Danse Lascive avaient une valeur thérapeutique inégalable !

Enfin, je me dois de remercier le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada qui a contribué au financement du présent mémoire.

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RÉSUMÉ iii AVANT-PROPOS V

TABLE DES MATIÈRES vii LISTE DES SIGLES ET ABRÉVIATIONS 9

INTRODUCTION 11

CHAPITRE I.

LA PLACETTE MORALISTE : LA MISE EN PLACE D'UNE PRAXIS

RÉFORMÉE. 25 1. Des écrits au service d'une cause : l'élaboration d'une praxis réformée. 26

1.1 Une « lacune » à combler : inscrire la morale réformée dans la littérature. 27 1.2 Le pasteur, intermédiaire entre culture « savante » et culture « populaire ». 33

2. Toucher les cœurs : la transmission d'une morale réformée. 38 2.1 Distinguer le vrai du faux : enseigner les vérités salutaires aux fidèles. 39

2.2 Clarté et simplicité : rendre la morale intelligible pour tous les réformés. 43

CHAPITRE IL

LA CHARITÉ : INDISPENSABLE AU SALUT, INDISPENSABLE AUX

COMMUNAUTÉS. 49 1. Un amour qui sauve : la charité dans la sotériologie réformée. 50

2. L'exercice de la charité comme fondement des solidarités communautaires. 60 2.1 Soulager l'indigence ou réprimer les pauvres ? Les aumônes à la fois

solidaires et exclusives. 66 2.2. De la bonne gestion des biens superflus. 72

2.2.1 Le prêt à intérêt. 73 2.2.2 Les jeux de hasard. 75

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CHAPITRE III.

SE SOUCIER DE L'AUTRE : LA CHARITÉ C O M M E FACTEUR DE

COHÉSION SOCIALE. 81 1. La nécessité d'encadrer les relations interpersonnelles. 82

1.1 Le scandale, une menace perpétuelle à la cohésion sociale. 82 1.2 La charité prudente : prévenir le scandale grâce à la condescendance

chrétienne. 89 2. « Redresser les mœurs » : une responsabilité collective. 100

2.1 Intervenir face aux péchés du prochain. 101 2.2 Réparer les injustices et résoudre les conflits : la restitution. 106

CONCLUSION 115 ANNEXE I: U N EXEMPLE DE PRIÈRE. 121

ANNEXE II: L E RECOURS À LA FORME INTERROGATIVE. 123

ANNEXE III: L E « NOUS » INCLUSIF. 125

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BSHPF Bulletin de la Société d'histoire du protestantisme français.

DTMC Divers traité sur des matières de conscience [...], de Jean La Placette. RC Réflexions chrétiennes [...], de Jean La Placette.

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Le XVIIe siècle marque un temps fort de la littérature religieuse en Europe. Les sommes et

manuels de confesseur connaissent une véritable explosion au cours du siècle : on recense plus de 600 titres entre 1564 et 16631. La théologie morale voit également l'apogée des

manuels de casuistique : Pierre Hurtubise dénombre environ 1300 titres pour une période s'étendant de 1550 à 1800 ; près de 60% des ouvrages qu'il répertorie ont été publiés au cours du XVIIe siècle3. Les chiffres sont éloquents, néanmoins ils renvoient massivement,

sinon presque exclusivement, aux productions catholiques. Les réformés4 français, à l'instar

des autres confessions protestantes, ne sont pourtant pas restés sans livre. Il existe effectivement une vaste littérature de piété réformée que des historiens - Philip Benedict et Marianne Carbonnier-Burkard au premier plan - tâchent aujourd'hui d'étudier, puisque celle-ci a longtemps été ignorée par la discipline historique5.

Outre qu'elle ait été interdite en France après la révocation de l'édit de Nantes (ce qui ne l'a cependant jamais empêchée de continuer à circuler), la littérature de piété réformée, contrairement à celle des catholiques, ne relève pas d'un geme littéraire précis, composant le plus souvent un corpus hétéroclite où les catéchismes côtoient les traités de morale, les méditations, les récits de morts6. Marianne Carbonnier-Burkard répertorie près de 200

1 Georges Minois, Les origines du mal : une histoire du péché originel, Paris, Fayard, 2002, p. 168. 2

Evangelista Vilanova, Histoire des théologies chrétiennes, Tome II : Préréforme, Réformes, Contre-Réforme, Paris, Cerf, 1997, p. 641.

3 Pierre Hurtubise, La casuistique dans tous ses états : de Martin Azpilcueta à Alphonse de Liguori, Ottawa, Novalis, 2005, p. 30-31.

4 Nous employons à dessein le terme « réformé » pour désigner les protestants français de la tradition calvinienne. Afin d'éviter tout malentendu, nous utiliserons le terme « protestants » pour désigner les autres traditions issues des réformes du XVIe siècle. Notre choix terminologique découle de l'article de Richard A. Muller, « John Calvin and Later Calvinism : the Identity of the Reformed tradition », dans David Bagchi et David C. Steinmetz, éd., Cambridge Companion to Reformation Theology, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 130 et du livre d'Albert-Marie Schmidt, Jean Calvin et la tradition calvinienne, Paris, Cerf,

1984(1957).

5 Marianne Carbonnier-Burkard, « Enquête dans la littérature de piété réformée francophone à l'époque moderne », Histoire des protestants et du protestantisme dans la France moderne : bilans et perspectives de recherche. Etudes réunies par Didier Boisson et Michelle Magdelaine, BSHPF, numéro 150, volume 1 (2004), p. 109.

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ouvrages de piété protestante pour toute la durée du XVIIe siècle7, majoritairement rédigés

par des pasteurs. Parmi ces derniers se trouve le pasteur et théologien Jean La Placette (1639-1718), un auteur prolifique qui publie une vingtaine de traités de morale entre 1690 et 1715. Originaire de Pontacq en Aquitaine, La Placette fait ses études de théologie à l'Académie de Montauban entre 1656 et 1660, au terme desquelles il est reçu pasteur. Il exerce d'abord son ministère pendant quatre ans à l'église d'Orthez - à l'époque l'une des plus importantes de la région du Béarn - avant de se rendre à Nay, où il exercera cette même fonction jusqu'en 1685 . L'année suivant la révocation de l'édit de Nantes, La Placette et sa famille, qui avaient déjà quitté la France, s'établiront à Copenhague sur l'invitation de la reine Charlotte-Amélie, qui s'apprêtait à fonder un temple pour la communauté réformée et qui recherchait activement un pasteur. Plusieurs réformés français étaient déjà présents au pays avant 1685, mais la révocation de l'édit de Nantes y entraîna un contingent encore plus important, rendant de plus en plus nécessaire la construction d'un lieu de culte pour cette communauté9. La Placette y résidera pendant près de trente ans10.

Malgré son parcours exceptionnel et l'imposante bibliographie qu'il a laissée derrière lui, La Placette paraît toutefois avoir été quelque peu délaissé des historiens : son nom n'est que très peu évoqué dans les études historiques, malgré la renommée dont quelques ouvrages affirment qu'il bénéficiait de son vivant. L'étude la plus exhaustive que nous avons trouvée à propos de La Placette consiste par ailleurs en une thèse rédigée en 1885 par Auguste Schaffner11, dont les propos s'avèrent le plus souvent apologétiques. La Placette ne semble

cependant pas être le seul auteur réformé du XVIIe siècle que l'histoire récente semble

avoir oublié : Yves Krumenacker déplore en effet que « les Drelincourt, Ferry, Amyraut, Brousson, Court, etc., n'ont plus qu'un rôle relativement secondaire dans l'histoire générale

7 Marianne Carbonnier-Burkard, « Les pasteurs français auteurs d'une littérature d'édification, au XVIIe

siècle », Les pasteurs et leurs écrits dans l'aire francophone à l'époque moderne. Actes de la Journée d'études de Pau du 11 octobre 2008. Réunis par Didier Boisson et Yves Krumenacker, BSHPF, numéro 156, volume 1 (janvier-février-mars 2010), p. 38.

8 Eugène Haag et Emile Haag, « La Placette, Jean », La France protestante, ou vies des protestants français

qui se sont fait un nom dans l'histoire depuis les premiers temps de la réformation jusqu'à la reconnaissance du principe de la liberté des cultes par l'assemblée nationale, Paris, Genève, Joël Cherbuliez, 1856, p. 314.

9 Auguste Schaffner, « Essai sur la vie et l'œuvre de Jean de La Placette », Paris, Faculté de théologie

protestante, 1885, p. 32.

10 Ibid., p. 28.

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de la France12», malgré leur importance dans la vie intellectuelle de l'époque. Une

explication susceptible de nous éclairer quant à leur absence dans l'historiographie récente réside peut-être dans la tradition issue de la mouvance historique qui a longtemps prédominé au XXe siècle, laquelle a souvent privilégié l'étude des populations et de la

religion « vécue » au détriment d'une histoire ecclésiastique à partir de la littérature normative13. La littérature protestante moderne et ses auteurs bénéficieront cependant de

l'essor de l'histoire du livre qui, depuis les vingt dernières années, a vu fleurir les études sur les livres religieux14. Néanmoins, ce sont les écrits monarchomaques du XVIe siècle et

ceux issus des polémiques interconfessionnelles de la première moitié du XVIIe siècle qui

ont principalement retenu l'attention des historiens jusqu'à présent, alors que la deuxième moitié du XVIIe siècle semble encore peu étudiée15.

La publication, en 1994, de l'étude de Françoise Chevalier Prêcher sous VEdit de Nantes : La prédication réformée au XVIf siècle en France a le mérite de s'intéresser à l'homilétique réformée française et, par le fait même, de favoriser un regain d'intérêt envers les pasteurs réformés comme figures d'intermédiaires culturels. Par ailleurs, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, ils sont à l'origine d'une vaste littérature, allant de la controverse à

la poésie et, bien entendu, de la morale. Les participants du colloque de Pau16, en 2008, se

proposent donc d'étudier la place qu'occupent les pasteurs dans les communautés réformées et plus largement, dans la société française, grâce à leurs nombreux écrits. Par leur formation et leurs fonctions, les pasteurs réformés, selon Yves Krumenacker, s'inscrivent « parfaitement dans le champ d'une nouvelle histoire culturelle attentive aux passeurs, aux traits d'union entre cultures différentes17». Cela paraît justifier tout l'intérêt

d'étudier un personnage comme Jean La Placette : à la fois pasteur et théologien, La

12 Yves Krumenacker, « Introduction », Les pasteurs et leurs écrits dans l'aire francophone à l'époque

moderne. Actes de la Journée d'études de Pau du 11 octobre 2008. Réunis par Didier Boisson et Yves Krumenacker, BSHPF, numéro 156, volume 1 (janvier-février-mars 2010), p. 9.

13 Au cours des dernières décennies, plusieurs historiens, dont Jean Delumeau, Marcel Bernos et Pierre

Hurtubise, ont tâché de réhabiliter la littérature normative dans le champ des études historiques.

14 Marianne Carbonnier-Burkard, « Enquête », loc.cit., p. 107. 15 Ibid., p. 109.

16 Les Actes de ce colloque ont été publiés en 2010 dans un numéro spécial du BSHPF : Les pasteurs et leurs

écrits dans l'aire francophone à l'époque moderne. Actes de la Journée d'études de Pau du 11 octobre 2008. Réunis par Didier Boisson et Yves Krumenacker, BSHPF, numéro 156, volume 1 (janvier-février-mars 2010).

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Placette constitue un véritable point de jonction entre la culture savante et la culture « populaire » réformée par la prédication à laquelle l'engage son ministère. À cet égard, il est également le vecteur d'une orthopraxie qu'il se doit de représenter de manière exemplaire et qu'il a pour devoir d'inculquer aux fidèles de sa communauté par le biais des sermons ou de ses écrits de morale.

Au cœur de la morale que propose La Placette et qui sous-tend cette orthopraxie se trouve la vertu de charité, qui occupe une place déterminante dans ses écrits. D'emblée, deux de ses traités, le Traité des bonnes œuvres et le Traité de l'Aumône, portent spécifiquement sur les pratiques de la charité. Ce ne sont toutefois pas les seuls : tous ses traités font régulièrement appel à la charité, soit comme sujet principal de la dissertation proposée, sur des thématiques connexes tels l'amour du prochain et la correction fraternelle, soit comme fondement moral qui sous-tend la légitimité morale d'une pratique qui peut s'inscrire dans différents domaines de la vie courante : par exemple, déterminer s'il est conforme à la charité de prendre un prêt à intérêt, de mentir à autrui, de tenir certaines conversations, etc. Enfin, la charité permet même de sous-tendre un traité entier dénonçant un vice qui s'y

1 0 t

oppose . L'importance qu'il accorde à la notion de charité et ce, bien au-delà du strict cadre des pratiques de bienfaisance, pose d'emblée l'intérêt de cette notion : pourquoi la charité est-elle autant mise en évidence ? Quelle(s) fonction(s) est-elle amenée à remplir auprès des lecteurs, voire de l'ensemble de la communauté réformée ? Vu le caractère normatif des documents qui la véhiculent, comment La Placette entend-il l'inscrire dans les habitudes quotidiennes des fidèles et dans quel but ?

Les études sur la charité se sont souvent cristallisées autour de la mise en place de mesures caritatives allant de la prise en charge des indigents par les institutions religieuses, particulièrement au cours de l'époque moderne, à l'imposition par voie étatique de mesures d'action sociale et de règlements en matière de travail à partir du XIXe siècle. Une

constante cependant : toutes s'intéressent à la pratique de la charité. Les travaux sur

18 Jean La Placette, « Du Scandale », dans Divers traités sur des matières de conscience où l'on trouvera la

résolution de plusieurs cas importons et particulièrement de ceux qui concernent le mensonge, les équivoques et les réservations mentales, l'intérêt, le jeu, le droit que chacun a de se défendre, le scandale, Amsterdam, George Gallet, 1697.

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l'époque moderne se sont d'ailleurs souvent attachés à étudier les pratiques caritatives en lien avec le phénomène croissant de pauvreté que connaît l'époque, particulièrement au XVIIe siècle, qui voit la naissance de congrégations religieuses spécifiquement dédiées à l'assistance des pauvres, mais également à de vastes mesures répressives et « d'enfermement »' : ainsi, la thèse de Gutton en 1971, s'intéresse à la façon dont la société produit, juge et assiste les pauvres . Notons également que les études sur la charité à l'époque moderne se sont souvent effectuées dans une perspective catholique (histoire des congrégations et des institutions), alors que les protestants ne sont pourtant pas en reste, avec des mesures comme la bourse des pauvres . Cependant, leur action caritative semble surtout prendre son essor au courant du XIXe siècle comme en témoigne un article de la

doctorante Martha Gilson qui effectue présentement sa thèse sur ce sujet . A cet égard, l'époque contemporaine a beaucoup intéressé les historiens et les sociologues qui, au cours des années 1990, se sont penchés sur le lien entre la charité et les conditions ayant contribué à l'émergence de F État-providence ainsi qu'à la mise en place de mesures d'assistance sociale dans une échelle nationale . Certaines études définissent même leur cadre d'étude sur la pauvreté en fonction de la notion d'industrialisation des sociétés24. Les

études des pratiques confessionnelles de la charité sont elles aussi principalement axées

19 Notamment Bronislaw Geremek, La potence ou la pitié : l'Europe et les pauvres du Moyen Âge à nos

jours, Paris, Gallimard, 1987 ; l'adaptation de la thèse de Jean-Pierre Gutton, La société et les pauvres en Europe, XVf-XVIIf siècles, Paris, Presses universitaires de France, 1974 ; Marcel Lachiver, Les années de misère : la famine au temps du Grand Roi 1680-1720, Paris, Fayard, 1991 ; Katherine A. Lynch, « Charity, Poor Relief, and the Family in Religious and Civic Communities », Individuals, Families and Communities in Europe, 1200-1800 : the Urban Foundations of Western Society, Cambridge, Cambridge University Press, 2003 ; Alannah Tomkins, The Experience of Urban Poverty, 1723-82 : Parish, Charity and Credit, Manchester, New York ; Manchester University Press, 2006.

20 Jean-Pierre Gutton, La société et les pauvres : l'exemple de la généralité de Lyon, 1534-1789, Paris, Les

Belles Lettres, 1971, p. 2.

21 Martin Dinges, « Huguenot Poor Relief and Health Care in Sixteenth and Seventeenth Centuries », dans

Raymond A. Mentzer et Andrew Spicer, éd., Society and Culture in the Huguenot World, 1559-1685, Cambridge ; New York, Cambridge University Press, 2002, p. 161.

2 Martha Gilson, « Une minorité en action : la charité protestante en France, XIXe-XXe siècles », Le

Mouvement Social, numéro 234, volume 1 (janvier-mars 2011), p. 63-82.

23 Notamment, pour la France contemporaine : Henri Hatzfeld, Du paupérisme à la sécurité sociale : essais

sur les origines de la sécurité sociale en France (1850-1940), Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1989 ; François Ewald, L'État providence, Paris, B. Grasset, 1986 ; pour l'Allemagne: George Steinmetz, Regulating the Social : the Welfare State and Local Politics in Imperial Germany, Princeton, Princeton University Press, 1993 ; pour la Grande-Bretagne : Martin J. Daunton, Progress and Poverty : an Economic and Social History of Britain, 1700-1850, Oxford, Oxford University Press, 1995 ; pour l'Europe en général : Bernard Harris et Paul Bridgen, éd., Charity and Mutual Aid in Europe and North America since 1800, New York, Routledge, 2007.

24 Par exemple, l'ouvrage de Catharina Lis et d'Hugo Soly, Poverty and Capitalism in Pre-Industrial Europe,

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autour de la période contemporaine, comme en témoigne le collectif La charité en pratique : chrétiens français et allemands sur le terrain social, XIXe-XXe siècles paru en

1999 ou encore, le collectif Laplace des œuvres et des acteurs religieux dans les dispositifs de protection sociale publié en 1997, qui s'intéresse au lien entre charité et solidarité sociale, mais surtout aux conjectures ayant « contribué à modeler le paysage caritatif en France et plus généralement en Europe de l'Ouest.

Du côté de la théologie, la charité a fait l'objet de plusieurs études dont l'une des plus importantes est sans doute celle que Gérard Gilleman publie en 1954, Le primat de la charité en théologie morale . La théologie s'est également intéressée à l'histoire des pratiques de la charité : ainsi, Cari Richard Steinbicker s'est penché sur l'assistance aux pauvres au XVIe siècle dans divers pays d'Europe ; sa thèse inclut même deux chapitres au

sujet des protestants allemands et anglais. La chronologie des pratiques de bienfaisance a également retenu l'attention de Michel Riquet, qui examine la charité catholique depuis l'Antiquité jusqu'à Vincent de Paul28 ; la même année, Robert Herrmann se proposait d'en

souligner l'évolution à partir de l'Antiquité jusqu'à la première moitié du XXe siècle29.

Plus récemment, la thèse que Catherine Fino publie en 2010 déplore en introduction que l'impact de la charité dans le domaine social n'ait plus été envisagé, en théologie morale, après les années 1960. Elle défend pour sa part l'hypothèse « d'une inscription sociale de la charité dans l'histoire », qu'elle estime avoir trop souvent été laissée pour compte par les théologiens31.

La charité a donc été largement étudiée, en histoire comme en théologie, dans le cadre de mesures, règlements et œuvres de bienfaisance. En revanche, le principe qui sous-tend ces

25 Gilbert Vincent dir., Laplace des œuvres et des acteurs religieux dans les dispositifs de protection sociale :

de la charité à la solidarité, Paris, l'Harmattan, 1997, p. 17.

26 Gérard Gilleman, Le primat de la charité en théologie morale : essai méthodologique, Bruxelles, Desclée,

1954.

27 Cari Richard Steinbicker, Poor-Relief in the Sixteenth Century, Washington, Catholic University of

America, 1937.

28 Michel Riquet, La charité du Christ en action des origines à saint Vincent de Paul, Paris, Fayard, 1961. 29 Robert Herrmann, La charité de l'Église : de ses origines à nos jours, Mulhouse, Salvator, 1961.

30 Catherine Fino, L'hospitalité, figure sociale de la charité : deux fondations hospitalières à Québec, Paris,

Desclée de Brouwer, 2010, p. 20.

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initiatives en matière d'entraide sociale, soit la notion de charité, n'a guère été étudiée pour elle-même en-dehors du champ de la théologie, à deux exceptions près. Notons toutefois

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l'étude d'Hélène Pétré ; quoiqu'elle s'avère utile à l'appréhension de l'évolution conceptuelle derrière la notion de caritas, celle-ci date toutefois de 1948 et témoigne par conséquent de l'absence de renouvellement sur ce sujet, imputable sans doute en partie aux critiques adressées au « tournant linguistique » au cours des années 1980 : en effet, au-delà des mots étudiés pour eux-mêmes, les historiens se sont attachés depuis aux « structures des discours, à leurs plans, aux autorités invoquées ainsi qu'aux procédés rhétoriques et didactiques » des auteurs qu'ils étudient, de sorte que les modalités de transmission des discours, davantage que leur sémantique, investissent désormais le champ des études littéraires et historiques33. Néanmoins, James William Brodman a récemment publié une

étude sur la charité au Moyen Âge dans laquelle il déplore le fait que plusieurs études historiques récentes se sont penchées sur les institutions et sur les pratiques de charité, sans pour autant s'intéresser à leurs motivations sous-jacentes. L'étude de Brodman entend donc remédier à cette lacune en proposant d'analyser la charité en tant qu'idéologie religieuse et sociale avant d'en étudier les implications au sein des institutions et des pratiques charitables médiévales34.

Notre objectif s'inscrit plutôt dans la démarche proposée par Brodman. Toutes ces pratiques de bienfaisance découlent du principe de charité, un concept théologique qui se doit d'être étudié comme tel, bien qu'il soit analysé dans le cadre d'une étude historique. La charité, par son caractère théologal, a évidemment des visées sotériologiques qu'il importe de prendre en compte, mais sous-tend également un idéal social dans les sociétés ou les communautés dans lesquelles elle s'inscrit. En effet, une société chrétienne qui considère avoir réformé la communauté pour restaurer l'Église primitive repose nécessairement sur le principe de charité pour encadrer les rapports sociaux, pour structurer l'assistance aux

2 Hélène Pétré, Caritas : étude sur le vocabulaire latin de la charité chrétienne, Louvain, Spicilegium

Sacrum Lovaniense, 1948.

3 Matthieu Arnold, dir., Annoncer l'Évangile (XVe - XVlf siècle) : permanences et mutations de la

prédication. Actes du colloque international de Strasbourg, 20-22 novembre 2003, Paris, Cerf, 2006, p. 434-435.

34 James William Brodman, Charity and Religion in Medieval Europe, Washington, Catholic University of

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démunis et les solidarités communautaires, mais également pour gérer les conflits : en effet, ceux-ci ne sont pas seulement résolus dans une perspective « hiérarchisée » (où interviennent les autorités civiles ou religieuses), mais également par les individus entre eux (de manière « privée »). En théorie, la charité devrait modifier le rapport à l'autre et par conséquent, la manière dont les réformés interagissent entre eux. Il est indéniable que cela demeure, cependant, une perspective qui relève d'un idéal social. Néanmoins, la charité sous-tend des pratiques et comportements concrets ou souhaitables qui ont lieu au XVIIe

siècle, d'où l'intérêt de l'étudier non seulement dans le cadre de la bienfaisance, mais plus largement comme principe fondateur de la communauté chrétienne, selon des principes que les réformés considèrent que l'Église catholique avait pervertis35. Dans la mesure où la

littérature confessionnelle du XVIIe siècle, soit-elle polémique, théologique ou morale,

s'inscrit dans « un projet global de clarification et de légitimation des positionnements doctrinaux », notre étude entend faire ressortir l'importance de la charité comme fondement social et communautaire, en l'inscrivant plus largement dans le processus de consolidation confessionnelle auquel La Placette participe en rédigeant des traités destinés à inculquer une praxis réformée auprès des membres de sa communauté. Pour y parvenir, il nous paraissait judicieux d'inscrire notre étude dans un cadre conceptuel précis : le processus de confessionnalisation.

La notion de confessionnalisation élaborée en Allemagne au cours des années 1970 a bénéficié d'une vaste diffusion dans l'historiographie récente et ce, bien au-delà du cadre germanique. Or, cette vaste diffusion n'est pas sans créer un certain flou autour de cette notion, laquelle est d'autant plus complexe qu'elle oppose traditionnellement deux conceptions différentes du processus qu'elle sous-tend. La première était soutenue à l'origine par Ernst Walter Zeeden (et plus récemment par Gregory Hanlon37), le précurseur

de ce concept : elle voit essentiellement la confessionnalisation comme un processus au cours duquel les religions issues des réformes protestantes parviennent à construire une

Nathalie Szczech, « "Délivrer, de la gueule des loups, infinies âmes". Polémique calvinienne et identité confessionnelle dans la France des années 1543-1562 », BSHPF, numéro 155, volume 1 (janvier-février-mars 2009), p. 92.

36 Ibid., p. 79.

Gregory Hanlon, Confession and Community in Seventeenth-century France : Catholic and Protestant Coexistence in Aquitaine, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1993.

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-JO

identité et une orthodoxie qui leur est propre en s'opposant à leurs adversaires . Gregory Hanlon illustre fort bien ce processus qu'il décrit comme « the process whereby barricades were erected around each church group ». La seconde conception de la confessionnalisation s'appuie pour sa part sur les travaux de Heinz Schilling et de Wolfgang Reinhard, qui s'attachent à démontrer le lien entre le processus de consolidation confessionnelle et la constitution de l'État moderne, notamment grâce au mouvement de « disciplinarisation sociale » qui favorise le contrôle étatique sur la société40. Philip

Benedict met toutefois en évidence le fait que ce cadre conceptuel paraît mal s'adapter à d'autres sociétés, particulièrement à la France, puisque les guerres de religion qu'elle connaît à la période dans laquelle s'inscrit la confessionnalisation paraissent invalider la théorie de la construction étatique : en effet, elles illustrent au contraire « how the division of Christendom into rival confessions could bring even the era's strongest states to the very brink of dissolution41». En revanche, la théorie de la confessionnalisation de Zeeden paraît

offrir un cadre théorique plus plausible tant pour Allemagne que pour la France, à la condition cependant de l'inscrire dans la longue durée42. Philip Benedict suggère également

que cette conception permettrait d'inscrire le cas français dans un processus de confessionnalisation qui débute par une rivalité et qui aboutit ensuite à une coexistence relativement pacifiée sous l'édit de Nantes43. Cependant, cette perspective, comme la

plupart de celles qui étudient la confessionnalisation en France (dans la perspective protestante ou catholique), se borne trop souvent à l'examen de la période précédant 165044. Même les études de Bernard Dompnier et de Gregory Hanlon, qui ont le mérite de

montrer le processus de rivalités confessionnelles et de coexistence pacifiée sous l'édit de Nantes à travers les exemples de la littérature polémique ou des conflits au sein des cellules familiales, ne s'intéressent qu'au début du XVIIe siècle45. Mais qu'en est-il du processus de

38 Philip Benedict, « Confessionalization in France ? Critical Reflections and New Evidence », dans Raymond

A. Mentzer et Andrew Spicer, op.cit., p. 48.

39 Gregory Hanlon, op.cit., p. 193.

40 Patrice Veit, « Observations autour de la confessionnalisation », Études germaniques, numéro 57, volume 3

(juillet-septembre 2002), p. 548.

41 Philip Benedict, loc.cit., p. 50. 42 Ibid., •p. 51.

43 Ibid., p. 52.

44 Christophe Duhamelle, « La confessionnalisation : coercition, sollicitation ou interaction ? », Études

germaniques, numéro 57, volume 3 (juillet-septembre 2002, p. 552.

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confessionnalisation à l'époque de La Placette ? Le processus est-il achevé ? Le peut-il seulement et, le cas échéant, qu'est-ce qui en délimite les bornes ?

Patrice Veit soulève à juste titre le problème de la périodisation du processus de confessionnalisation, dont les limites, voire les étapes incombant à ce processus, demeurent floues46. Plusieurs études sur les réformés français s'arrêtent à la date charnière de 1685,

principalement en raison de la disponibilité des sources que les historiens utilisent (par exemple, des registres consistoriaux 7). Néanmoins, le fait que ce soit précisément dans les

années 1690 que La Placette, devenu un « pasteur du Refuge », se montre le plus prolifique en publiant une série de traités de morale appelle à reconsidérer la confessionnalisation, à tout le moins à la sortir du strict cadre local, voire « national », pour inscrire ses traités dans une étape sinon résultant de la confessionnalisation, du moins intrinsèquement liée à son évolution. La position de Zeeden en matière de confessionnalisation implique d'emblée qu'on ne puisse séparer le processus de construction confessionnelle et les affrontements -civils ou littéraires - auxquels ils donnent lieu. Une fois ces affrontements externes révolus, le processus de confessionnalisation entraînerait une fixation de la norme dont témoignent autant les nombreuses « Confessions de foi » protestantes du XVIe siècle que les débats

internes qui agitent les Églises de toutes confessions dans la première moitié du XVIIe

siècle. La prise en compte de cette théorie dans le champ de la littérature réformée semble donc prometteuse. Nathalie Szczech démontre à cet effet que la polémique, dans la période charnière des années 1545-1555, joue un rôle de premier ordre dans le processus de fixation confessionnelle et de transmission d'une orthopraxie auprès des fidèles48. Calvin

particulièrement, par l'importance qu'il accorde au contrôle des comportements religieux et à la discipline sociale, entendait instaurer de véritables « modes de croire et de vivre » auprès de la communauté réformée par le biais des écrits polémiques49. Toutefois, Szczech

affirme que l'écrit polémique du XVIe siècle, loin de constituer l'aboutissement de la

confessionnalisation, constitue plutôt un instrument nécessaire à sa diffusion auprès des

46 Patrice Veit, loc.cit., p. 549.

47 Céline Borello, « De la pauvreté à la représentativité d'une source : les registres consistoriaux de

Provence », BSHPF, numéro 153, volume 4 (octobre-novembre-décembre 2007), p. 491-503.

48 Nathalie Szczech, loc.cit., p. 80. 49 Ibid., p. 91.

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fidèles et participe au processus d'élaboration d'une identité et d'une praxis qui leur est propre50. Considérant cette hypothèse, comment appréhender les traités de morale que

publie La Placette dans la deuxième moitié du XVIIe siècle ? Son objectif est-il le même

que celui des polémistes ? Quel rôle la charité revêt-elle dans ce processus ? Au final, notre étude vise à inscrire la démarche de La Placette dans le cadre de la transmission d'une praxis réformée et démontrer que ce procédé relève du processus de confessionnalisation, malgré l'époque « tardive » à laquelle il se déroule.

D'emblée, le corpus que nous nous proposons d'étudier est exclusivement composé de documents normatifs. En majorité, il comprend des traités de morale que La Placette a publiés entre 1692 et 1714. Seuls dérogent à cette périodisation deux ouvrages posthumes, Y Avis sur la manière de prêcher et le Traité de la Justification, publiés tous deux en 1733. Le Traité des bonnes œuvres et le Traité de l'Aumône, par leur lien évident avec la charité, se trouvent au cœur de notre analyse de cette notion. Ils permettront d'appréhender les principales caractéristiques de la charité et d'en dégager les modalités d'application dans le cadre des pratiques de la bienfaisance, que nous n'étudierons toutefois pas dans le cadre des pratiques effectives dans la communauté réformée du XVIIe siècle, préférant plutôt nous

pencher sur les raisons théologiques, voire sotériologiques inhérentes à la charité. UAvis sur la manière de prêcher favorisera quant à lui l'appréhension du cadre pédagogique dans lequel se situait l'action pastorale de La Placette. Rédigé comme ime synthèse des principales stratégies mises en place par La Placette dans son homilétique, ce traité offre une fenêtre privilégiée sur les stratégies argumentatives de l'auteur, la sélection des sujets abordés dans les sermons ou encore les méthodes de transmission efficace de la prédication auprès des fidèles. Nous avons également retenu une douzaine de ses autres traités de morale dans notre corpus51, que nous avons sélectionnés dans un premier temps selon leur

pertinence avec la notion de charité : les Essais de Morale (en 4 tomes) et les Réflexions Chrétiennes se sont avérés particulièrement féconds, proposant plusieurs dissertations sur des thématiques connexes. Notre corpus comporte également deux tomes de la Somme théologique de Thomas d'Aquin, laquelle a permis d'inscrire la réflexion de La Placette en

50 Nathalie Szczech, loc.cit., p. 99.

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matière de charité dans le cadre plus large de la scolastique chrétienne. Enfin, le Traité des scandales de Jean Calvin a permis de faire le pont entre la doctrine qu'il élabore et le

S?

« Traité du Scandale » que rédige La Placette un siècle et demi plus tard. Le scandale étant un vice fortement dénoncé par les deux auteurs, celui-ci ne peut cependant être appréhendé sans comprendre les fondements de la charité chrétienne, qui contribuent à justifier dans quelles mesures il s'oppose à la charité.

À l'instar d'autres sources religieuses comme les manuels de piété ou de théologie, la littérature moraliste, en raison de son caractère normatif, doit évidemment être abordée avec prudence. En effet, si l'analyse de ce type de littérature permet de « s'interroger sur les liens que de tels discours [...] ont avec les croyances qu'ils sont censés expliciter et sur leur articulation [...] avec la pratique des fidèles », il faut toutefois être conscient des limites qui incombent à ce type d'ouvrages. D'emblée, la prescription morale ne doit pas se confondre avec une éventuelle description du vécu des fidèles, d'autant que lorsque celle-ci « se trouve réitérée les possibilités qu'elle soit effectivement une description diminuent de manière exponentielle54». Par ailleurs, puisque le rôle des pasteurs, par la prédication, vise

la modification des comportements individuels par la transmission d'une orthopraxie auprès des fidèles, les traités de morale de La Placette perdraient tout pouvoir d'injonction s'ils se contentaient simplement de reproduire des comportements déjà établis. À ce sujet, précisons que nous n'entendons pas spécifiquement étudier le vécu et les pratiques charitables des réformés au XVIIe siècle. Cette entreprise s'avérerait par ailleurs impossible

dans le cadre de notre analyse, puisque d'emblée la littérature normative à elle seule ne peut témoigner de l'intégration auprès des lecteurs des pratiques qu'elle prescrit. Les ouvrages théologiques s'avèrent toutefois être de bons indicateurs des comportements souhaités par le clergé ou les théologiens à une époque donnée55. Il convient d'utiliser le même angle

d'approche pour aborder les traités de morale de La Placette : loin de prétendre étudier

52 Jean La Placette, « Du Scandale », op.cit. 53 Pierre Hurtubise, op.cit., p. 31.

54 Thierry Wanegffelen, « La difficile identité des protestants français entre Réforme et Révocation », dans

Marc Belissa et al, Identités, appartenances, revendications identitaire (XVf-XVIIf siècles), Paris, Nolin, 2005, p. 13.

55 Marcel Bernos, « Des sources maltraitées pour l'époque moderne. Manuels de confession et recueils de cas

de conscience », dans Les sacrements dans la France des XVIf et XVIlf siècles : pastorale et vécu des fidèles, Aix-en-Provence, Publications de l'Université de Provence, 2007, p. 27.

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l'efficacité de cette morale auprès du public, notre analyse cherchera plutôt à mettre en évidence, à travers l'examen d'une littérature normative, « le prescrit et le proscrit » dont parlait Thierry Wanegffelen et que La Placette entend diffuser auprès de la communauté réformée, dont l'angle d'approche se caractérise par l'utilisation de la notion de charité comme manière de fonder et de transmettre une praxis réformée.

Notre étude de la charité ne vise pas à étudier ce terme d'un point de vue linguistique. Si le fait de relever ses occurrences dans un premier traité a bel et bien constitué une première étape vers la validation du contenu de notre entreprise, nous n'avons toutefois pas cherché, dans la démarche subséquente, à sa prise en compte systématique. Nous nous sommes limitée à une étude qualitative visant dans un premier temps à définir la charité, puis à en cerner les modalités d'application dans la morale de La Placette ainsi que les différentes formes qu'elle emprunte. De ce fait, notre étude s'étend au-delà du champ lexical inhérent à la charité pour se pencher sur l'analyse du discours et par conséquent, sur le caractère parfois implicite de la charité : en effet, une fois ses caractéristiques définies, la charité jette un nouvel éclairage sur le prescrit et le proscrit, sur les motivations sous-jacentes à certains comportements et certaines pratiques sur lesquels La Placette désire attirer l'attention des lecteurs. Dans un premier temps, les traités les plus éloquents, comme le Traité de l'Aumône ou le Traité des bonnes œuvres, ont permis de dégager les principales caractéristiques de la charité, en raison du lien évident que leur sujet entretient avec la notion de charité. Ensuite, les tables des matières ont permis d'isoler différents traités ou chapitres pertinents à notre étude, et surtout d'attirer notre attention sur certains aspects de la charité que les titres seuls des traités ne permettaient pas foncièrement de soupçonner.

Les préfaces des traités de La Placette ont également fait l'objet d'une analyse assez tôt dans le processus de dépouillement ; elles se sont avérées particulièrement pertinentes à l'analyse des stratégies de l'auteur. UAvis sur la manière de prêcher a quant a lui permis d'assoir les prémisses de notre réflexion sur la fonction de la charité dans le cadre du processus de confessionnalisation, puisqu'elle mettait en évidence l'importance de transmettre efficacement les « vérités » essentielles aux réformés. Plus largement, la notion de confessionnalisation, que nous souhaitons employer non pas comme un processus

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statique, mais plutôt comme un outil d'analyse56, a permis d'inscrire la démarche de La

Placette dans un contexte plus vaste que la simple prédication locale, bien que nous ne puissions évaluer si dans les faits, ce fut réellement le cas. Nous voulions surtout aborder la charité comme vecteur de cet objectif de fixation confessionnelle qui, selon nous, bien loin de s'être conclu à la mi-XVIIe siècle, s'est prolongée bien au-delà de la révocation de l'Édit

de Nantes sous une forme différente.

Notre étude s'articule autour de trois grands axes. Le premier chapitre délaisse temporairement la notion de charité pour se pencher spécifiquement sur l'élaboration et la diffusion de la praxis réformée. Cette partie vise à appréhender, d'une part, les objectifs qui structurent la rédaction des traités de morale de La Placette et, d'autre part, les stratégies pédagogiques et argumentatives auxquelles il recourt pour assurer la transmission de sa morale auprès des réformés. Le second chapitre participe à la définition de la notion de charité à travers les traités de La Placette. Il vise également à inscrire la charité dans le cadre de la sotériologie réformée afin d'en faire ressortir le caractère indispensable pour les individus auxquels La Placette s'adresse. De plus, cette partie entend démontrer comment la charité concourt au renforcement des solidarités communautaires par le biais, notamment, de pratiques de bienfaisance. Le troisième chapitre repose quant à lui sur l'articulation entre charité et relations interpersonnelles. Il permettra d'inscrire la charité comme facteur essentiel de la cohésion sociale au sein des communautés réformées à travers les divers sujets de morale dont traite La Placette. Pour ce faire, il est nécessaire de prendre en considération les responsabilités individuelles et collectives des réformés par rapport au péché d'autrui afin d'appréhender la place que devrait occuper la charité dans leur vie sociale. Enfin, il importe d'envisager la charité comme instrument de gestion des conflits, dont la résolution participe pleinement au rétablissement de la cohésion interne à la communauté.

56 Gérald Chaix, « La confessionnalisation : note critique », BSHPF, numéro 148, volume 4

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La première moitié du XVIIe siècle voit l'émergence, au sein des Églises réformées, de

querelles théologiques internes qui permettent la fixation des dogmes et l'affirmation d'une orthodoxie. Aboutissement ou suite naturelle du processus de confessionnalisation, la littérature morale de la deuxième moitié du XVIIe siècle traduit une volonté de

consolidation confessionnelle, laquelle passe par l'élaboration et l'intégration, auprès de la communauté, d'une praxis qui repose sur les fondements théologiques réformés. Au cours de cette période, plusieurs auteurs réformés publient des ouvrages de théologie ou de piété. Certains d'entre eux se montrent particulièrement prolifiques, dont Pierre du Moulin, Charles Drelincourt, Pierre Jurieu et Jean de Labadie : on dénombre, pour chacun d'entre eux, près d'une quinzaine de titres1. Quelques ouvrages parmi ceux-ci seront même

plusieurs fois réédités pendant le XVIIe siècle et au début du suivant, une situation qui

témoignerait toutefois, aux dires de Marianne Carbonnier-Burkard, surtout d'un « effondrement des nouveautés » dans le domaine littéraire réformé au tournant du XVIIIe

siècle . Par conséquent, les lecteurs réformés francophones doivent souvent, à la fin du XVIIe siècle, se tourner vers des ouvrages traduits, rédigés par des auteurs appartenant le

plus souvent à une autre confession protestante, mais également à l'Église catholique, la littérature casuistique étant très abondante à cette période3. La morale proposée dans ces

ouvrages ne diffère pas forcément beaucoup de celle prescrite par les théologiens et les pasteurs réformés - et demeure donc valide aux yeux des fidèles, d'autant que ceux-ci ne comprennent pas forcément toutes les nuances et les subtilités théologiques4. Néanmoins,

puisque ces morales ne reposent pas forcément sur les mêmes fondements que ceux des réformés, elles peuventt potentiellement conduire les fidèles vers des erreurs pernicieuses. Le présent chapitre entend donc démontrer que l'action de Jean La Placette, par la publication d'une quinzaine de traités de morale entre 1690 et 1715, s'inscrivait pleinement dans un mouvement plus vaste d'élaboration et de diffusion d'une praxis auprès de la communauté réformée, ce dont témoignent les objectifs particuliers qui sous-tendent ses

Marianne Carbonnier-Burkard, « Enquête », loc.cit., p. 118-119. 2 Ibid.

3 Pour quelques données statistiques, voir le premier chapitre de Pierre Hurtubise, op.cit., p. 25-60. 4 Thierry Wanegffelen, loc.cit., p. 16-17.

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écrits, ainsi que les stratégies argumentatives et pédagogiques mises en œuvre pour assurer leur transmission.

1. Des écrits au service d'une cause : l'élaboration d'une praxis réformée.

La prédication constituait, au XVIIe siècle, la tâche principale des pasteurs réformés, qui

n'avaient « d'autres préoccupations que d'apprendre aux hommes à connaître, aimer et servir Dieu5». Si l'essentiel de cette prédication avait lieu dans le cadre des sermons de

l'office dominical, plusieurs y ajoutèrent la publication de livres, surtout de dogmatique et de controverse, plus rarement de morale . En effet, au-delà de la prédication orale, le pasteur du XVIIe siècle, formé dans les Académies, est « aussi un intellectuel, un homme

de l'écrit, un écrivain engagé, un théologien au service d'une cause7» ; son influence

dépasse largement le strict cadre des fonctions ecclésiastiques qui lui sont attribuées.

Pour La Placette, la pertinence de rédiger des traités de morale s'inscrit donc essentiellement dans la fonction édificatrice des pasteurs, ces derniers devant travailler sans relâche « à faire naître la Foi, & à convaincre les Auditeurs de la Vérité de la Religion Chrétienne ». Les traités de morale contribuent alors également à énoncer « des choses utiles, & propres à édifier les bonnes âmes9». Cependant, ils visent aussi, plus largement, à

instaurer des pratiques et des comportements qui transcendent le domaine religieux pour s'étendre jusque dans la sphère sociale : ce type d'ouvrages constitue donc à la fois un « manuel professionnel et un guide pour les fidèles qui remplaceront par la lecture la bouche du pasteur absent, auprès de leurs familles [sic]10». En ce sens, loin de se limiter à

l'édification spirituelle, les traités de morale, en tant que vecteur de transmission de la

5 Françoise Chevalier, Prêcher sous l'Édit de Nantes. La prédication réformée au XVIf siècle en France,

Paris, Labor et Fides, 1994, p. 81.

6 Ibid., p. 52.

7 Yves Krumenacker, loc.cit., p. 13.

8 Jean La Placette, Avis sur la manière de prêcher, Rotterdam, Abraham Acher, 1733, p. 8.

9 Jean La Placette, « Préface », dans La mort des Justes, ou la manière de bien mourir, Amsterdam, George

Gallet, 1695,p.vii.

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praxis réformée dans les cellules familiales, entendent contribuer à la mise en place d'une véritable orthopraxie parmi les membres de la communauté.

À l'instar de la plupart des livres de piété de l'époque11, les préfaces et introductions des

traités de La Placette constituent une fenêtre privilégiée quant aux motivations et objectifs -sinon réels, du moins allégués par l'auteur - qui sous-tendent leur rédaction. Tous convergent, foncièrement, vers un même but : fournir à un lectorat réformé francophone une praxis qui, loin de se confondre avec les théologies concurrentes, s'inscrit dans un cadre théologique réformé. Il convient donc de s'arrêter sur les deux principales raisons qu'évoque La Placette pour justifier ses écrits, afin d'appréhender la façon dont elles participent à la consolidation confessionnelle et à la mise en place de la praxis réformée.

1.1 Une « lacune » à combler : inscrire la morale réformée dans la littérature.

La première raison que La Placette évoque pour justifier la rédaction de ses traités de morale provient de lacunes qu'il constate dans la littérature moraliste de l'époque. Jugeant que plusieurs sujets n'avaient à peu près pas été abordés par les théologiens, toutes confessions confondues, La Placette affirme s'être résolu à combler ce manque en rédigeant quelques traités lui-même. Ainsi justifie-t-il son Traité de la Restitution, dans lequel il déplore la négligence des théologiens envers une matière qu'il estime indispensable : « Mais comment pourra-t-on s'instruire sur ce sujet si on n'a quelque bon Auteur qui l'ait traité avec toute la penetration & l'exactitude, que la nature de la matière demande ? Et où trouvera-t-on quelqu'un qui l'ait fait ?12»

Plus largement, La Placette considère que la morale chrétienne n'est que trop peu connue des fidèles, une situation qu'il attribue au fait que les auteurs réformés avaient omis d'écrire sur des sujets pourtant essentiels à l'édification des membres de la communauté. Il énonce donc que sa décision de rédiger son Traité de l'Aumône provient de la nécessité de combler

11 Marianne Carbonnier-Burkard, « Enquête », loc.cit., p. 122.

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un manque dans la littérature réformée, celle-ci n'ayant abordé cette matière que de manière très générale :

Il faut [...] avouer que nos Théologiens l'ont fort négligée. [...] Ils se sont contentés de certaines généralités qui ne signifient que très peu de chose. Ainsi ai-je tousjours creu qu'il étoit à souhaitter que quelqu'un entreprît d'approfondir tout ceci, par un ouvrage particulier, qui n'eût que ce seul sujet. Il y a même du temps que désespérant que personne l'entreprît, je m'étois résolu à y travailler .

La « négligence » des théologiens réformés aurait ainsi causé des lacunes importantes dans la littérature morale auxquelles La Placette cherchait à remédier. Toutefois, au-delà des matières de morale dont les théologiens ont sous-estimé l'importance, ce que La Placette met réellement en évidence dans les préfaces de ses traités n'est rien de moins qu'une insuffisance d'ouvrages de morale réformés, spécifiquement adressés à un lectorat réformé. Il impute d'ailleurs cette situation aux polémiques interconfessionnelles survenues au cours de la deuxième moitié du XVIIe siècle :

nos Ecrivains, au moins ceux de nôtre Nation, ont été forcés par l'importunité de nos Adversaires, de donner tout leur loisir à la defense de la Vérité, de sorte qu'ils n'ont pu composer sur la Morale qu'un très-petit nombre d'Ouvrages, qui ne traitent même que de quelques matières particulières. Ainsi cette partie de la Religion, qui en est, si je l'ose dire, l'âme & l'essence, & qu'il étoit si nécessaire de bien expliquer et de bien entendre, a été en quelque façon négligée14.

Des études montrent en effet que les auteurs réformés constituent une catégorie plutôt marginale de l'imposante littérature de piété protestante francophone qui circule au XVIIe

siècle : celle-ci est largement composée d'ouvrages traduits (un tiers des publications15),

principalement de l'anglais (rédigés par des puritains « modérés ») et, dans une moindre mesure, de l'allemand (rédigés par des piétistes). À cet égard, la littérature morale que consultent les réformés francophones véhicule largement des théologies qui, bien qu'elles soient protestantes, ne sont pas conformes aux spécificités calvinistes. La difficulté de

13 Jean La Placette, « Préface », dans Traité de l'Aumône. Où l'on trouvera la resolution des cas de

Conscience, qui ont du rapport à cette matière, Amsterdam, Daniel Pain, 1699, p. ii.

14 Jean La Placette, « Préface de la premiere Edition », dans Essais de Morale, seconde édition revue, corrigée

et augmentée par l'auteur, tome premier, Amsterdam, Emmanuel du Villard, 1716 (1692), p. xii.

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recourir à une orthodoxie est d'autant plus grande qu'à partir de 1685, la production littéraire en français n'est soumise à aucune instance disciplinaire pour en valider la conformité avec les normes officielles16. Dans ces circonstances, Marianne

Carbonnier-Burkard souligne à juste titre que la littérature accessible aux lecteurs réformés francophones, dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, est résolument plus « protestante »

que « réformée »17.

Si la littérature moraliste protestante est relativement abondante pour le XVIIe siècle, elle

ne parvient toutefois pas à rivaliser avec l'imposant corpus que produisent les auteurs catholiques tout au long du siècle. Les prescriptions morales des auteurs catholiques, puisqu'elles « roul[ent] d'ordinaire sur les hypotheses de la Religion qu'[ils] professe[nt], sont souvent inutiles, & toujours suspectes aux Protestans, qui craignent en les lisant de prendre des erreurs dangereuses pour des vérités salutaires ». Dès lors, on comprend sans peine que la nécessité de proposer une morale réformée, de laquelle découlera nécessairement l'orthopraxie que l'on souhaite instaurer dans la communauté, constitue un enjeu majeur pour La Placette : si les auteurs réformés ne peuvent produire de littérature sur les sujets de morale qui importent le plus à leurs coreligionnaires, ceux-ci se tourneront vers des écrits dangereux, mettant ainsi leur salut en péril, ces derniers étant le plus souvent incapables de discerner les subtilités théologiques qui opposent les différentes confessions religieuses.

Néanmoins, loin de verser dans la polémique, La Placette n'entend pas discréditer la morale adverse, soit-elle catholique : il déclare même que les Essais de morale de Pierre Nicole sont excellents et que même les réformés peuvent tirer profit de leur lecture19. Toutefois, il

importe pour La Placette que les réformés aient tout de même accès à des ouvrages ayant

16 Marianne Carbonnier-Burkard, « Enquête », loc.cit., p. 121. 17 Ibid.

18 Jean La Placette, « Préface de la premiere Edition », op.cit., p. xiii.

19 « Il est vrai que ce défaut est suppléé, du moins en partie, par les Ecrits de quelques Auteurs de la

Communion Romaine, sur tout par les Essais de M. Nicole, qui ont été si bien reçus, & si universellement estimés. J'avoue que c'est un Ouvrage excellent, & qu'il y a beaucoup de profit à faire dans sa lecture. Mais je ne croi pas qu'il doive nous empêcher de travailler de nôtre côté sur la Morale Chrétienne.» Ibid., p. xii.

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« été publié [s] par des Réformés, & qui suive [nt] exactement [leurs] principes20». Il justifie

la rédaction de son traité « Du mensonge, des équivoques, & des restrictions, ou reservations mentales » sur cette même raison : dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, la

controverse théologique catholique au sujet de la licéité morale des restrictions mentales avait abouti, en 1679, à leur condamnation par la bulle pontificale Sanctissimus Dominus21.

Toutefois, les protestants, tout en ne reconnaissant pas l'autorité pontificale, ne sont pas pour autant exempts des discussions entourant cette pratique. Pour La Placette, cela suffit à rendre légitime la rédaction d'un traité sur cette question, puisqu'elle est étudiée cette fois à la lumière des fondements théologiques réformés .

Proposer une morale issue de la théologie réformée, malgré sa conformité avec l'orthodoxie, ne garantit toutefois pas l'unanimité de sa réception : la morale reste toujours soumise à l'interprétation de l'auteur qui, bien qu'il tâche de la présenter conformément aux préceptes réformés, peut également être critiquée, comme ce fut le cas pour La Placette, en raison de la sévérité « excessive » avec laquelle il l'aurait exprimée.

Une morale trop sévère ?

La lecture des préfaces nous offre quelques indices quant à la façon dont La Placette percevait ses écrits. Il y indique également, de manière sporadique, quelques critiques dont ses traités ont fait l'objet. L'objectif que nous poursuivons n'est évidemment pas de dresser le portrait de la réception dont ont bénéficié les ouvrages de La Placette auprès des lecteurs, puisque nous ne disposons pas d'information suffisante à cet effet ; la perspective de l'auteur nous indique seulement comment il perçoit que ses œuvres ont été reçues, mais ne peut confirmer la manière dont elles l'ont effectivement été. Par ailleurs, La Placette ne

20 Jean La Placette, « Préface », dans Traité de la Conscience, divisé en trois livres. Où il est parlé de sa

Nature, des règles quelle doit suivre, des devoirs dont elle doit s'acquitter, des soins qu 'on en doit prendre, & des Etats ou elle peut se trouver. Avec une Dissertation où l'on prouve la nécessité de la discussion à l'égard de ce qu 'il faut croire, Amsterdam, George Gallet, folio 3b.

21 Cette bulle condamne un total de 65 propositions de théologie morale jugées trop laxistes. Jean Delumeau,

L'aveu et le pardon : les difficultés de la confession, XIIf -XVIIf siècle, Paris, Fayard, 1990, p. 115.

22 « Mais comme nous ne reconoisson [sic] pas l'autorité des décrets Romains, & qu'il nous faut quelque

chose de plus solide pour asseurer nôtre foi, & nôtre conscience, il ne sera pas inutile de considérer la chose en elle-même, & dans ses propres principes.» Jean La Placette, « Du mensonge, des équivoques, & des restrictions, ou reservations mentales », dans DTMC, op.cit., p. 41.

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précise jamais de qui proviennent les critiques, bonnes ou mauvaises, qu'il reçoit ; il ne nous est pas davantage possible d'évaluer leur représentativité auprès du lectorat. En raison des limites évidentes qui incombent à notre étude par rapport à la réception des sources étudiées, nous nous bornerons à relever ces critiques et les explications que fournit La Placette dans le strict cadre de l'analyse de ses méthodes et de ses objectifs, qu'elles permettent d'éclaircir.

La lecture des préfaces nous apprend ainsi que certains de ses ouvrages semblent avoir bénéficié d'un accueil élogieux, notamment la première édition des Essais de Morale : « La manière en laquelle [...] cet ouvrage a été reçeu me détermine à publier ce second. Je m'étois obligé à le donner au cas qu'on jugeât que ce travail peut être de quelque usage pour ceux qui ont un désir de se sauver. On m'asseure que bien des gens en font ce jugement23». D'autres ont plutôt reçu un accueil mitigé, comme nous l'apprend

l'introduction du Traité des jeux-de-hazard défendu contre les objections de M de Joncourt :

Quelques-uns l'aprouvérent, & crûrent qu'il pouvoit être de quelque usage. Il y en eût même de ceux-ci, qui touchant cette Question en passant, & n'aïant pas le tems de l'aprofondir, me firent l'honneur de renvoïer leurs Lecteurs à ce que j'avois dit sur ce sujet. [...] D'autres au contraire trouvèrent que j'avois porté la

rigidité au dernier excès en condamnant le Jeu des Echecs 4.

La Placette estime au contraire que l'ensemble de ses écrits témoignent de la recherche d'un juste milieu, une position qui fuit les deux extrêmes que sont la sévérité excessive, propre à jeter les fidèles dans le désespoir, et le relâchement, dont il accuse souvent les

y c

auteurs catholiques de faire preuve : « Ces deux extrémités sont à mon sens également dangereuses, & l'on ne doit rien négliger pour les éviter l'une & l'autre. La premiere n'est bonne qu'à jetter dans le desespoir, & la seconde conduit naturellement à la negligence ». Il réitère par ailleurs cette position dans la préface du Traité de la Restitution : « Pour ce

23 Jean La Placette, « Préface », dans Nouveaux Essais de Morale, nouvelle édition, tome second, Amsterdam,

George Gallet, 1697, folio. 2.

24 Jean La Placette, « Préface », dans Traité des jeux-de-hazard défendu contre les objections de M. de

Joncourt, et de quelques autres, La Haye, Henry Scheurleer, 1714, folio 3-3b.

25 Jean La Placette, « Préface », dans Traité de l'Aumône, op.cit., p. vii. 26 Jean La Placette, « Préface de la premiere Edition », op.cit., p. xv.

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qui regarde la qualité de mes decisions, je ne me suis étudié à les rendre, ni sévères, ni relâchées. [...] l'excès me paroit à peu prés également dangereux de ces deux côtés27».

Cependant, les critiques répétées dont ses traités ont fait l'objet marquent un véritable décalage entre la perception de La Placette par rapport à ses écrits et leur réception. La question de la « rigidité » des décisions de La Placette en matière de morale est récurrente. Il en fait d'abord mention dans la préface du Traité de l'aumône: « Pour ce qui regarde mes decisions, je ne doute pas qu'on n'en fasse le jugement qu'on a déjà fait de la pluspart de celles que j'ai données, dans les autres Traités qui ont precede celui-ci. Je ne doute pas que la pluspart [...] ne paraissent à plusieurs sévères & rigides jusqu'à l'excès28». Il aborde

également cette problématique dans la réédition des Essais de Morale :

On soutient que ma Morale est outrée. On dit que j'ai allarmé de bonnes âmes par la roideur des maximes que j'ai débitées, que j'ai troublé le repos & la tranquillité des consciences, & qu'au lieu de la paix intérieure dont elles avoient joui", j ' y ai répandu la crainte, la frayeur, & le desespoir. [...] tout ce que j'ai

peu arracher de ceux à qui je me suis adressé, c'est qu'ils m'ont confirmé ce qu'ils m'avoient dit, que bien des gens trouvent que mes maximes ont une roideur extreme29.

La Placette se défend néanmoins de proposer dans ses traités une morale qui ne soit issue que de sa seule interprétation personnelle. Il fonde son argument sur la conviction que sa morale correspond en tous points aux croyances partagées par l'ensemble de ses coreligionnaires, lesquelles découlent directement du Christ : « Ce n'est pas ma Morale, c'est celle de Jésus Christ, c'est celle de ses Apôtres, c'est celle de tous les Chrétiens, c'est en particulier celle des Reformés30». Il prétend que son interprétation n'est pas sévère, car

elle correspond à la doctrine réformée prônée par ses collègues et ses prédécesseurs : « Je ne sai si cette Morale paroitra sévère à quelques-uns de mes Lecteurs. Si cela est je les prie de considérer, non seulement qu'elle est véritable, mais encore que je ne suis pas le premier

27 Jean La Placette, « Préface », dans Traité de la Restitution, op.cit., p. xi. 28 Jean La Placette, « Préface », dans Traité de l'Aumône, op.cit., p. vii.

29 Jean La Placette, « Préface », dans Nouveaux Essais de Morale, op.cit., folio 2b et 6b. 30 Ibid., folio 6.

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qui l'ait débitée31». Sur certains points, il considère même avoir été moins sévère que la

plupart d'entre eux : « Qu'on juge après cela si j'ai porté la sévérité de la Morale Chrétienne, je ne dirai pas plus loin, mais aussi loin que mes Maîtres. C'est ce qu'on pourrait remarquer si on vouloit se donner la pêne de comparer la pluspart de mes

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sentimens avec ceux de nos plus excellens Théologiens ».

Il ne fait aucun doute pour La Placette que l'élaboration d'une praxis issue des fondements théologiques réformés s'avère indispensable, malgré son apparente sévérité, car le salut des fidèles repose sur leur rectitude morale et la conformité de celle-ci avec l'orthodoxie réformée. Cependant, il ne suffit pas simplement de proposer une morale réformée, il faut aussi s'assurer de la rendre la plus intelligible possible pour les fidèles, de sorte que son intégration dans les comportements individuels s'en trouve facilitée. Il n'est donc pas surprenant que La Placette se soit préoccupé de rendre ses traités accessibles même aux plus humbles : « Je n'ai point travaillé pour les Savans. Je n'ai regardé qu'à nos peuples. J'ai tâché de leur mettre devant les yeux ce que je croi qu'il importe le plus qu'on n'ignore point33».

1.2 Le pasteur, intermédiaire entre culture « savante » et culture « populaire ».

Au moment de la publication des Essais de morale, l'un des premiers traités qu'il rédige, La Placette destinait cet ouvrage, au même titre que les subséquents, à être « utile pour des Protestans, plus conforme à leurs hypotheses, plus proportionné à la portée de toute sorte de Lecteurs, & plus propre en un mot à faire connoître les obligations du Christianisme dans leur veritable étendue34». La volonté de rendre la morale et, conséquemment, F orthopraxie

qui en découle, accessibles à différents lectorats est un objectif qui chapeaute l'ensemble des traités de La Placette.

31 Jean La Placette, La Morale Chrétienne abrégée et réduite à trois principaux devoirs : La Repentance des

pécheurs, la Persévérance des justes, Et les progrés que ces justes Persévérons doivent faire dans la piété, Amsterdam, George Gallet, 1695, p. 197.

32 Jean La Placette, « Préface », dans Nouveaux Essais de Morale, op.cit., folio 10b. 33 Jean La Placette, « Préface de la premiere Edition », op.cit., p. xiv-xv.

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L'accessibilité et la lecture des Écritures saintes constituent un aspect important de la confession réformée. Plusieurs études démontrent, à partir d'inventaires après décès, qu'un pourcentage parfois important de la population réformée possédait des livres pieux (majoritairement des écrits de Calvin, des Bibles et des psautiers)35. S'il n'est pas possible

de généraliser ce fait à l'ensemble des communautés de la même époque, ces études attestent néanmoins d'une certaine accessibilité des publications parmi la population réformée, alors que les lecteurs n'appartiennent pas seulement aux classes les plus aisées. Toutefois, parmi les bibliothèques privées, les ouvrages de controverse de pasteurs semblent rares . Force est de constater que malgré la grande réputation dont La Placette aurait joui de son vivant37 et la popularité alléguée de ses traités38, les sources et les études

manquent pour attester de la diffusion de ses écrits dans la communauté réformée. Par ailleurs, même si une étude attestait de la présence et du nombre de ses livres dans les bibliothèques privées copenhagoises, il ne suffirait pas de simplement les comptabiliser : rien ne peut nous indiquer que ses ouvrages étaient bien lus et compris des lecteurs entre les mains de qui ils se sont trouvés . Par conséquent, loin de nous attarder à identifier les lecteurs probables de La Placette ou à spéculer sur leurs pratiques de lecture, nous nous bornerons plutôt à la prise en compte de la perspective de l'auteur, c'est-à-dire aux destinataires visés, ceux-ci étant le plus souvent désignés simplement sous le terme de « Lecteurs », sans spécification particulière quant à leur statut social. Cette situation est attribuable au fait que contrairement aux livres de piété catholiques de la même époque, les ouvrages réformés poursuivent un but que Marianne Carbonnier-Burkard qualifie

35 Par exemple, Roger Chartier dénombre, pour la période 1645-1672 à Metz, qu'environ 70% des inventaires

après décès (protestants) contenaient plusieurs livres pieux. Roger Chartier, « Pratiques de l'écrit », dans Philippe Ariès et Georges Duby, dir., Histoire de la vie privée, Volume 3 : De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 1986, p. 131.

36 Selon une étude de Philip Benedict sur les bibliothèques protestantes privées à Metz. Didier Boisson, « Les

pasteurs du XVIIe siècle et la controverse religieuse », Les pasteurs et leurs écrits dans l'aire francophone à

l'époque moderne. Actes de la Journée d'études de Pau du 11 octobre 2008. Réunis par Didier Boisson et Yves Krumenacker, BSHPF, numéro 156, volume 1 (janvier-février-mars 2010), p. 75

37 Pierre Cartier de Saint Philippe, « Préface », dans Jean La Placette, Avis, op.cit., p. xiii ; Auguste Schaffner,

op.cit., p. 81.

3 Pierre Cartier de Saint Philippe, op.cit., p. xiii. 39 Didier Boisson, loc.cit., p. 76.

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