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La charité est-elle amour? La fondation théologique des pratiques de charité

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La charité est-elle amour? La fondation théologique des pratiques de charité

ASKANI, Hans-Christoph

ASKANI, Hans-Christoph. La charité est-elle amour? La fondation théologique des pratiques de charité. Revue d'éthique et de théologie morale , 2003, no. 226, p. 241-260

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:30481

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Prochain numéro

No 227, décembre 2003, États en Europe : leur degré de modernité.

Suite : Droit divin des États modernes.

LA REVUE DONNE UN ÉCHO ANNUEL DU CONGRÈS de l'ATEM (association francophone et œcuménique des théologiens pour l'étude de la morale)

LA CHARITÉ EST-ELLE AMOUR?

LA FONDATION THÉOLOGIQUE

DES PRATIQUES DE CHARITÉ

« À votre bon cœur ! >>

(Un mendiant dans le métro de Paris)

INTRODUCTION :

UNE VILLE SANS MENDIANTS

Je voudrais commencer par une situation concrète et fantastique à la fois : imaginons une ville sans mendiants ! Est-ce que quelque chose nous manquerait ? Et quelle

« chose » nous manquerait-elle ?

1. Le caractère oral de cette intervention a été maintenu. Je remercie cordialement mon ami Philippe Le Moigne qui a corrigé le texte sous un aspect langagier.

Revued"éthique et de théologie morale« Le Supplément>>, no 226, septembre 2003, p. 241-260.

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242 HANS-CHRISTOPH ASKANI

D'abord il ne nous manquerait rien! Avouons-le : les ne sont pas et ne pas le de notre vie quotidienne. On les rencontre ; ils nous rencontrent.

On ne peut pas ne pas les rencontrer. Nous faisons donc avec. Mais sans mendiants quelque chose nous manquerait- il?

« Excusez-moi de vous inportuner dans votre trajet, mais croyez-moi : si je suis dans la rue - avec mon fils de trois ans - ce n'est pas pour mon plaisir... Si vous avez une petite pièce ou un ticket restaurant... cela me permettrait... et surtout de rester propre... »

Non, soyons francs, sans mendiants il ne nous manque- rait rien : un peu moins de saleté, un peu moins d'odeurs, un pe:U moins de dérangement, un peu moins de mauvaise consctence ...

Ne vaudrait-il pas mieux libérer nos villes des mendiants et libérer les mendiants de leur mendicité ?

Ce que nous venons d'imaginer n'est pas si fictif qu'il peut le sembler ! Tel ou tel chef de gouvernement avait proposé cela à son parlement et à son peuple ; tel ou tel maire aux habitants de sa ville : interdire la mendicité.

Mendier va être puni! Non pas que l'on ne voulait pas s'occuper des mendiants. Au contraire : on va les enregistrer, on va leur donner le nécessaire- un minimum c'est vrai, mais le nécessaire quand même; et puis- plus ' de mendicité et plus de droit à la mendicité. « Qu'ils restent chez eux ! » - Chez eux ! (En tout cas pas chez nous, pas parmi nous.)

N'était-ce pas une proposition digne de reconnaissance et proprement chrétienne? Néanmoins les réactions furent négatives. Non seulement du côté des mendiants eux- mêmes, mais aussi du côté des habitants concernés de larges parties de la population. « C'est inhumain'! »

« Nous ne voulons pas cela ! » « Cela ne va pas. » Pourquoi ? Pourquoi cela ne va-t-il pas ? Pourquoi ne pouvons-nous pas vouloir cela?

yne répo~se possible - et elle ne serait pas du tout nmve - seratt : (( Nous ne voulons pas cela parce que cela ne va pas. » Un mendiant n'est pas cela. Un mendiant ne peut pas rester chez lui; il ne le peut pas parce qu'être

LA CHARITÉ EST-ELLE AMOUR? 243

mendiant signifie justement ne pas avoir signifie ne pas recevoir une

régulière versée par une instance neutre et abstraite ; être mendiant signifie vivre de ce qu'on reçoit de la part de ceux qui donnent- (ou non). Irrégulièrement, librement mais toutefois.

La deuxième réponse possible au projet de purger toute la société de ses mendiants ne serait pas : « Nous ne voulons pas cela parce que cela ne va pas », mais : (( Cela ne va pas parce que nous ne voulons pas cela 1 » Oui, c'est vrai, nous n'aimons pas les mendiants, et qui affirme les aimer risque de ne pas dire la vérité ; mais d'un autre côté nous ne voulons pas qu'ils n'existent plus.

- Vivre dans une ville dans laquelle il n'y aurait plus du tout de mendiants : des gens qui nous dérangent, qui d'une certaine manière nous barrent la route, qui viennent vers nous sans que nous ne les ayons demandés (au contraire!), des hommes et des femmes qui traînent, qui boivent et qui vivent autrement - cela serait quelque peu irréel. Nous ne pouvons pas vouloir cela, non pas parce qu'une certaine ambiance « folklorique » nous manquerait, mais parce que nous ne croirions plus à une telle ville, à une telle quotidienneté. Cela ne serait pas une vraie société, un pays, un peuple, une existence humaine.

On ne fait pas le ménage d'une société comme on fait le ménage d'une maison. Peut-être une maison dans laquelle tout est rangé existe-t-elle, une société parfai- tement « nettoyée » n'existe pas et ne veut pas exister.

Cela serait inhumain. Pourquoi? C'est la question qui nous intéresse.

Pour tenter de répondre à cette question je voudrais avancer en plusieurs étapes. Dans un premier temps (I) je vais expliciter cette question en parlant de la relation entre la charité et l'amour. Dans un deuxième temps (II) je vais donner une réponse à cette question en présentant quatre modèles de la fondation de la charité. Et dans une sorte de conclusion (III) je essaierai de donner un résumé et une concrétisation de ce qui aura été dit.

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I

CHARITÉ UNE FORME D'AMOUR?

(L'ÉLABORATION DE LA QUESTION)

Oublions pour l'instant les réflexions et imaginations qui précèdent et recommençons par l'autre bout. Non pas par la mendicité, mais par la charité.

La charité fait partie de notre religion et elle fait partie de beaucoup de religions. Je ne sais même pas s'il y a des religions sans charité. Peu importe pour l'instant. Mais que signifie « la charité? » Qu'est-elle donc? Il est intéressant de constater que tout le monde le sait. Rien de plus simple ! Et d'un autre côté : pas simple du tout ! Cette fameuse charité existe-t-elle? N'est-elle pas une illusion ? Et comment la penser ? Comment penser que quelqu'un s'intéresse à autrui sans calcul, sans intérêt propre? « C'est l'amour! » va-t-on répondre. Comme si - ce mot évoqué - tout problème, toute ambiguïté auraient disparu. Mais le contraire est vrai. « L'amour » qui résoud des tas de problèmes en provoque aussi. Il y a des formes si diverses de l'amour. si la charité en est une, dans quelle relation se trouve-t-elle avec les autres ? Si elle est un mouvement désintéressé vers autrui, d'où vient son élan ? De l'intérieur de celui qui fait la charité ? Peut-on alors dire qu'il est vraiment désintéressé ? Ou de l'extérieur? Comment peut-on alors dire qu'il s'agit de sa charité?

Regardons pour une première orientation un diction- naire de langue française. Le « Lexis » propose pour le mot « charité » quatre acceptions :

« 1. Vertu qui porte à faire ou à souhaiter du bien aux autres. [ ... ]

2. Acte fait par amour pour autrui, par sympathie humaine. [ ... ]

3. Théo/. Amour surnaturel envers Dieu ou envers le prochain en tant que créature de Dieu racheté par la mort de Jésus Christ. [ ... ]

LA CHARITÉ EST-ELLE AMOUR ? 245

4. Être à la charité, être dans le plus complet dénuement.

[ ... ] » 2

L'évantail des significations est vaste. Il va d'un côté d'une vertue, d'un acte porté par la sympathie humaine jusqu'à, d'un autre côté, un « amour surnaturel » (qui est en outre mis en rapport avec « la mort du Christ » ).

Alors qu'est-elle donc, cette charité? D'où vient-elle?

Comment est-elle possible ?

L'impasse est la suivante : La charité est généralement regardée comme une sorte d'amour; l'amour est une forme de sympathie (c'est le moins qu'on puisse dire); d'un autre côté la charité nous est commandée (cf. le commandement

« d'aimer son prochain comme soi-même »).Or si l'amour est quelque chose de spontané, elle n'est justement pas commandable. - Semblent rester deux possibilités : main- tenir l'élément amour et réduire le côté commandement ou réduire l'élément d'amour et maintenir l'élément commandement.

La solution que j'examinerai va dans un autre sens que je présenterais schématiquement par deux orien- tations :

a) la charité n'est pas une forme de sympathie, mais elle est quand même amour ;

b) la charité est un amour commandé, mais elle est quand même spontanée.

Cela paraît quelque peu paradoxal. Ce paradoxe n'est pourtant pas une construction intellectuelle, il décrit exactement ce que nous savons déjà. La charité n'est pas quelque chose d'extérieur au monde, elle est humaine (jusqu'à ce que nous ne saurions même pas souhaiter que les « objets » de notre charité - les pauvres - disparaissent), et la charité est en même temps ce que Dieu veut de nous, ce qu'il commande.

Comment comprendre cela ? Comment maintenir les deux côtés?

2. Lexis. Dictionnaire de langue française (dir. J. Dubois), Paris, Lausanne, 1975, p. 300.

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246 HANS-CHRISTOPH ASKANI

II QUATRE MODÈLES DE

DE LA CHARITÉ (ESSAI DE RÉPONSE À LA QUESTION ÉLABORÉE)

Nous partons d'un constat : il est beaucoup plus facile à comprendre - et du coup bien plus probable - que l'homme fasse du mal à un autre homme que de penser qu'il fait quelque chose de bien pour autrui. Sur ce qu'on appelle souvent la « méchanceté » des hommes, il existe des tas de théories et elles sont presque toutes convain- cantes; si convaincantes qu'on a même du mal à croire que le contraire existe aussi. Et pourtant c'est vrai.

Comment ? Est-ce une faute du système? Est-ce une sentimentalité trompeuse qui cache la vérité? Je pense que non, je pense qu'il est vrai aussi qu'un homme fait du bien à autrui. Mais comment penser cela ?

Je présenterai plusieurs modèles visant à penser le fondement d'un tel comportement.

1. La « règle d'or ». Cette règle, que nous trouvons dans beaucoup de types d'éthique de différentes cultures et que nous connaissons dans des formulations positives et néga- tives, est aussi exprimée par Jésus : « Ainsi, tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux : c'est la Loi et les Prophètes. » 3 On a souvent interprété cette règle comme s'il s'agissait d'un calcul, d'une sorte de contrat ; mais cette interpré- tation méconnaît le vrai enjeu éthique qui ne se laisse pas réduire à un simple « va-et-vient », un égoïsme élargi et quelque peu sophistiqué. Non, s'il s'agit d'un égoïsme, il est vraiment élargi et alors il n'est plus vraiment, plus totalement égoïste. On peut nommer au moins deux éléments de cet élargissement :

3. Mt 7,12. Cf. : « Et comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux. » (Luc 6,31.) Pour la version négative, cf. Actes 15,29 (variante occidentale) : « de ne pas faire aux autres ce qu'ils ne voudraient pas qu'on leur fasse ».

LA CHARITÉ EST-ELLE AMOUR ? 247

a) si je suis orienté vers moi-même (et la d'or est d'une certaine manière centrée autour de celui auquel elle s'applique : "tout ce que je veux qu'un autre fasse pour moi ... "), même s'il en est ainsi, je commence - dans cette même formulation - à prendre en considé- ration l'autre. Je n'imagine pas seulement mes propres buts, désirs et détresses; j'imagine qu'un autre a aussi des buts, des désirs et des détresses, en un mot qu'il est aussi un homme malgré le fait qu'il n'est pas moi. De cette manière j'ai déjà franchi le cercle de ma « solitude » et de ma singularité, de ce monde dans lequel je suis le seul centre véritable.

b) Je m'applique une règle dont il serait souhaitable et même raisonnable, mais dont il n'est pas du tout sûr, que l'autre se l'applique aussi à lui. Je fais maintenant quelque chose pour lui dont je ne sais pas s'il la fera un jour donné pour moi. Mais peut-être - selon une logique humaine (et non pas selon une logique purement logique) - que quelqu'un d'autre (tout autre : un troisième) fera aussi pour moi quelque chose, quelque chose que je n'attends pas et dont de son côté, il n'attend pas une récompense directe non plus.

2. L'impératif catégorique. « L'impératif catégorique » de E. Kant a souvent été assimilé à la règle d'or. Il y a pourtant dans lui un élément qu'il n'y a pas dans la règle d'or, c'est que la considération de l'autre non seulement entre dans mon imagination et ma réflexion, mais qu'elle devient - elle-même - un moteur de ce que je veux. Je cite « l'impératif catégorique » dans sa première formulation dans « Fondements de la métaphysique des mœurs » : « Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle. » 4

Non seulement j'applique à une volonté qui serait toute faite un critère de contrôle (à savoir que mes maximes peuvent avoir une validité générale), mais la constitution de ma volonté elle-même se fait à travers le regard vers

4. E. KANT, « Fondements de la métaphysique des mœurs », in Kant, Œ'uvres philosophiques Il, Bibliothèque de la Pleiade, p. 285.

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autrui. J'acquiers ma propre liberté en pensant non '"'"'""-u' à moi mais en à qui, par principe, a la même dignité que moi. Ma volonté devient bonne volonté dans la mesure où elle prend en compte le bien de l'autre et non seulement le mien. Cette bonne volonté n'est pas un ajout à une volonté qui serait déjà ce qu'elle est, au contraire, toute volonté qui mérite ce nom, c'est-à-dire une volonté libre, autonome, est au fond une bonne volonté ; elle passe par la bonté pour devenir ce qu'elle est : volonté, volonté libre, volonté humaine.

Nous sommes en train de nous demander comment il se fait qu'un homme fasse du bien à un autre. Nous avons vu deux modèles selon lesquels c'est pensable. Jusqu'ici les modèles n'étaient pas forcément chrétiens même si « la règle d'or » joue un certain rôle dans les propos de Jésus et même si la philosophie morale de Kant - tout en étant philosophique - n'a pas été conçue sans un arrière-plan chrétien.

3. Le troisième modèle est typiquement chrétien, c'est le rapport entre « indicatif et impératif ». À l'inverse d'une éthique qui commence par un devoir ou par une réflexion sur l'utilité ou une pure négociation, on a dit d'une éthique spécifiquement chrétienne qu'elle commence par un être, un être pourtant qui n'est pas par exemple le caractère de l'homme ou une autre disposition intérieure : sa bonne volonté, son courage, sa paisibilité ... , mais un être qui lui est ~ttribué ; d'une manière quelque peu paradoxale on peut dtre : non pas un être intérieur, mais un être extérieur. Considérons un exemple 5 :l'exemple du premier commandement qui ne commence justement pas par ce q~e l'homme (le croyant) doit faire : ne pas avoir d'autres dteux face au vrai Dieu, mais par ce que Dieu a déjà fait.

« C'est, moi le Seigneur, ton Dieu, qui t'ai fait sortir du p~ys d'Eg~pte, de la,maison de servitude: Tu n'auras pas d autres dteux face a moi. » (Ex 20,2s.)

Lefaire et le d_evoir deyhomme ne sont pas ici le point de depart; le pomt de depart, la base de tout ce qui suit ,s. Un exempl~ qui ne concerne pas directement l'éthique; nous le citons neanmoms car c est la structure qui nous intéresse.

LA CHARITÉ ES1~ELLE AMOUR? 249

est le faire de Dieu a commencé une histoire avec une histoire décisive pour ce est et ainsi décisive aussi pour ce qu'il va et doit (Il est libre, libéré de l'esclavage et il l'est pour appartenir d'autant plus au seul vrai Seigneur - et non plus aux faux Seigneurs du pays d'Égypte.)

Cette structure et même cette histoire reviennent dans le Nouveau Testament :

« Si nous vivons par l'Esprit, marchons aussi sous l'impulsion de l'Esprit. » (Gal 5,25.)

« C'est pour que nous soyons libres que Christ nous a libérés. Tenez donc ferme et ne vous laissez pas remettre sous le joug de l'esclavage. » (Gal 5,1, cf. 5,13.)

Ou : « Imitez Dieu, puisque vous êtes des enfants qu'il aime; vivez dans l'amour, comme le Christ nous a aimés et s'est livré lui-même à Dieu pour nous ». (Eph 5, ls.) Pour résumer nous pouvons dire que selon ce modèle l'homme est installé, institué, investi dans sa liberté de vouloir et d'agir, il est investi grâce à un rapport qu'il a avec Dieu ou plutôt que Dieu a avec lui, et dans cette institution il ne va pas seulement être, mais aussi vivre, vouloir, agir - et il va le faire selon cette institution.

Pour l'exprimer plus facilement : « Un chrétien est un chrétien. » Ou : « Un chrétien va être un chrétien. » Ce modèle a du charme ; avons-nous pourtant compris comment cela fonctionne, ce qui vraiment se passe là-dedans : « un chrétien va être un chrétien » ?

C'est ce que voudrait expliquer le quatrième modèle.

4. Nous nous sommes demandé pourquoi un homme fait du bien à autrui et nous avons regardé plusieurs possibilités de penser cela :

- Parce que - au fond - il attend ausi (peut-être même qu'il espère) qu'un autre lui fasse du bien de son côté aussi s'il en a besoin. (La règle d'or.)

- Parce que cette réciprocité envisagée détermine même la « constitution » de sa propre volonté. ( « L'impératif catégorique » de Kant.)

- Ou le modèle « indicatif-impératif » : Je fais du bien à mon frère parce que Dieu m'a fait du bien d'abord.

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Et selon ce quatrième modèle ? Pourquoi fais-je du bien ? Quelles en sont les ?

Je ne le fais pas pour (un) quoi. Je ne le fais pas pour telle ou telle raison. Le concept d'une raison, d'un motif (concept vers lequel tend une réflexion éthique) n'est pas ici le bon concept. - Dans la tradition chrétienne il y a une expression pour désigner, pour dire un tel fonction- nement sans motifs, avant toute justification. L'amour.

L'amour du prochain. La charité.

Comment penser cette structure : faire du bien à autrui sans motifs, de manière non fondée, gratuitement ? On pourrait dire : « C'est l'amour, cela suffit. L'amour est un sentiment positif pour quelqu'un d'autre - un tel sentiment ne peut pas être expliqué et n'a pas besoin d'être expliqué... » Mais fais-je du bien seulement à quelqu'un pour lequel j'ai un sentiment positif? Justement non ! Ce qui veut dire que le recours à ce sentiment n'explique pas mon agir, mon bien faire. Il faut expliquer autrement l'amour qui est en jeu ici. Je voudrais indiquer plusieurs traits de ce type d'amour.

1. Le premier est la spontanéité. L'amour qui agit en faveur de celui qui est en détresse agit spontanément, c'est-à-dire sans avoir besoin des arguments, des raisons pour le faire. Il commence, pour ainsi dire, avant que les raisons entrent en jeu. En deçà des raisons, en deçà de la morale. (On peut penser au « bon Samaritain » : il ne fait pas du bien à celui qui devant lui est en détresse à cause de ceci ou cela, ni même parce qu'il est bon (et surtout pas parce qu'il est le bon Samaritain !), mais tout simplement parce qu'il est atteint, touché par sa détresse.

Ce n'est rien d'autre que la situation qui engage son agir et son amour. Ainsi est-il devenu - précisément dans la situation, et dans son agir - son prochain.

Bref : Je fais du bien à autrui sans savoir pourquoi et sans vouloir savoir pourquoi.

2. Est-ce que cela veut dire que cet amour commence à partir de zéro? Il est spontané - c'est tout? Je voudrais défendre la thèse que cet amour malgré son caractère spontané - et tout en étant vraiment spontané - est accompagné, est guidé par tout un « entourage » : un

LA CHARITÉ EST-ELLE AMOUR ? 251

entourage de souvenirs, d'images, d'espérances, de senti- des réflexions, en un mot par tout un monde ima- ginaire. Un monde imaginaire ne livre pas des raisons d'agir, mais qui nourrit notre compréhension de nous- mêmes et des autres - même avant que nous ne nous en rendions compte et même avant (ou en même temps) que nous n'entrions en action.

J'ai dit : notre agir, notre comportement est entouré, accompagné par un tel ou tel imaginaire ; il serait peut-être plus précis de dire qu'il est orienté par. .. Le professeur d'éthique théologique de Zurich, Johannes Fischer, parle d'une telle orientation, d'un « Ausgerichtetsein », « d'un être orienté » de notre existence chrétienne.

« Ce n'est donc pas l'impératif du commandement de Dieu, mais l'orientation spirituelle de la vie au sens de l'amour qui est la véritable raison d'être de la vie et de l'agir chrétiens. » 6

« ... l'orientation spirituelle de la vie au sens de l'amour. » - Ce même théologien parle aussi d'un « esprit d'amour » ( « Geist der Liebe ») par différence d'avec un « sentiment d'amour » 7On pourrait si on voulait, pour mieux comprendre, penser ici à l'Esprit-Saint. Mais je ne suis pas sûr qu'à ce stade de notre réflexion cela serait utile et fructueux. Demandons-nous plutôt ce que veut dire cet « esprit d'amour » avant de le remplacer par un autre Esprit (ou le même) aussi saint soit-il.

Quelle est la différence entre « le sentiment de l'amour » et « l'esprit d'amour » ? Pour le dire un peu schématique- ment : « le sentiment de l'amour », c'est moi qui l'ai 8 ;

« l'esprit d'amour », c'est lui qui m'a. « Le sentiment

6. « Nicht also der Imperativ von Gattes Gebot, sondern die geistliche Ausrichtung des Lebensvollzugs im Sinne der Liebe ist der eigentliche Bestim- mungsgrund christlichen Lebens und Handelns. » J. FISCHER, Theologische Ethik.

Grundwissen und Orientierung, Stuttgart/Berlin/Kiiln, Kohlhammer, 2002, p. 84.

7. J. FISCHER, « Gefühl der Liebe und Geist der Liebe »,in ZThK 97 (2000), p. 88-109.

8. Je suis conscient qu'une réflexion sérieuse sur le « sentiment de l'amour » devrait être plus subtile. Ici nous nous contentons d'une opposition quelque peu simplifiée qui justement dans son caractère schématique saura mettre à jour quelque chose.

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252 HANS-CHRISTOPH ASKANJ

de l'amour » est en moi, il fait partie de moi ; quant à

« 1' esprit », suis en lui.

On peut expliquer cela par ce mot allemand « Ausrich- tung » ( « Ausgerichtetsein » ), en anglais : « directed- ness ». C'est un mot un peu artificiel, mais qui exprime quelque chose de très concret : se laisser orienter être orienté, dans le sens littéral du mot : orientation. 'Mais qui m'oriente? Qui me donne une orientation? C'est alors une q_ues~io~ qui devien~ d'autant plus urgente. Réponse : se qm rn onente, ce qm me donne une orientation, c'est l'amour. Et tout le processus, tout l'événement de cette orientation - événement dont je fais partie intégrante - s'appelle « l'esprit d'amour ». L'esprit d'amour est donc la r~alité de l'amour en tant qu'une réalité dont je fais partie, dans la mesure où je suis dedans, dans la mesure où il m'exige, m'appelle, m'engage, m'implique.

3. Cela nous permet de dévoiler encore d'autres aspects de cet amour en tant qu'être orienté. J'ai dit qu'il s'agit

~·un é~énement. Dans cet événement activité et passivité q'aurats presqu~ di~ « mon » activité et « ma » passivité) s en_chevetrent mdtssolublement. Cet amour, cet esprit devt~nt pour ~o_i un~ réalité, I?ai~ cela ne se fait pas sans que Je ne partlctpe a la constitutiOn de cette réalité.

_Cet ~sprit me lie et - dans cet esprit 9 je me lie, je me latsse ber, engager. Il m'engage, je m'engage - dans un seul événement. On ne saura pas dire où cela commence : avec lui, avec moi ? Et peu importe ! S'il y a une seule chose qui n'intéresse pas l'amour (et par rapport à l'amour) c'est son commencement.

4. Nous a~ons parlé d'une orientation et d'un lien (en allem. : « Bmdung » ). En fait mon agir est orienté avant même que j_e ne m'oriente. Mais dans mon agir, au moyen de_ mo_n agu, grâce à mon agir c'est aussi moi qui suis onen te.

L'esprit d'amour - et c'est de nouveau pour cela qu'il s'appelle « esprit_ » - m'oriente. Il ne détermine pas seulement mon ag1r; dans cet événement d'orientation il m'attribue pour ainsi dire une place. (Comme autrefois

9. C'est pour cela qu'il s'appelle « esprit ». 1

LA CHARITÉ ES1:ELLE AMOUR ? 253

dans les salles de cinema, aujourd'hui encore dans les salles de concert - avec la différence que ce n'est pas une dame, mais un esprit.) L'esprit d'amour m'investit, m'institue. Il me localise. Quel est le lieu, la place qu'il m'attribue? L'amour. J'aurais pu dire aussi : il m'attribue ma place. Et cela aurait dit la même chose. L'esprit de l'amour m'attribue la place de l'amour.

Toute la question est là : où est ma place? Ma place est-elle la place de l'amour? - C'est l'amour qui pose la question et c'est l'amour - si amour il y a - qui donne la réponse. C'est d'ailleurs aussi le sens du mot biblique

« mon prochain » - une métaphore spatiale : il est proche de moi, cela définit ma place 10C'est au moyen du prochain que je trouve ma place : la place de l'amour ou non.

Cela paraît quelque peu insolite, mais c'est tout à fait biblique. L'amour est une question de la place, du lieu.

Non pas en moi. Mais moi en lui. On comprend maintenant pourquoi je dis que cela n'a rien à faire avec des raisons.

Cela se joue avant toute raison; c'est en deçà de la morale.

5. Je voudrais aborder un dernier point, une dernière caractéristique de cet amour : il me lie, il m'oriente, je me laisse lier, je me laisse orienter en lui... Quelle est cette manière de lier et de se laisser lier, ce type d'institution?

C'est une institution dans la liberté.

Luther : « Le chrétien est l'homme le plus libre ; maître de toutes choses, il n'est assujetti à personne.

L'homme chrétien est en toutes choses le plus serviable des serviteurs; il est assujetti à tous. » 11

Pour paraphraser : sa liberté fait de lui un serviteur ; et en étant serviteur il gagne, il atteint le plus profond de sa liberté. On peut expliquer cette réflexion par le schéma entre indicatif et impératif dont nous avons parlé. "Mon agir ne constitue pas mon rapport avec Dieu. C'est Dieu lui-même qui constitue ce rapport et qui m'institue dans ce rapport.

Je suis donc libéré de mes œuvres et justement de cette manière je suis libéré pour mes œuvres." C'est connu,

lü. En allemand : « mein Niichster » : il n'est pas seulement proche, il est extrêmement proche, presque trop proche !

Il. Martin LUTHER, Le traité de la liberté chrétienne, MLO II, p. 275.

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254 HANS-CHRISTOPH ASKANJ

c'est classique. Je suis libéré de ... mon souci de devoir me justifier ... , alors je suis - en même temps, le événement - libéré à ... , libéré pour mon prochain, etc.

Je voudrais lire, ici, le même événement à l'inverse : je suis libéré pour ... , alors je suis libéré de ... Cela corresponde mieux à ce que nous avons dit sur l'esprit. Il m'oriente il me lie, il me déplace et en me déplaçant il me localise .. : Mais de quoi suis-je libéré si je suis libéré pour. .. ?

~).Je sui~ libéré de mon souci, de mon devoir d'agir pour menter, dtsons, mon salut, autrement dit : libéré de mon souci de devenir bon. Mais qui me libère de cette manière ? Plusieurs réponses sont possibles :

- l'amour (l'esprit de l'amour - qui n'est pas en moi

mais moi en lui) '

- la situation (qui m'exige avant que je n'aie besoin de raisons et de motifs)

- le pauvre (qui est tout simplement là) ...

Toutes ces réponses sont bonnes.

?)

~i ,c'~st vrai, _je suis libéré encore d'autre chose : je s~ts, l~bere des ra1~ons, des raisons d'être de mon agir.

Ltbere des fondatwns de mon agir - fondations dans lesquelles je voudrais me situer. Je suis libéré de cette volonté de me situer car je suis situé longtemps avant par !a situation même. C'est elle qui me situe.

c) Et cela veut dire que je suis libéré d'autre chose encore.

Il est vrai, je voudrais bien me situer (qui ne voudrait pas ?) dans les fondements, dans les fondations, dans les raisons de mon agir. Cela serait une bonne place, une belle place - la !?lace de la morale, des raisons, du pourquoi ... Mais l'espnt de l'amour me libère -non seulement des soucis non seulement des raisons et non seulement de la recherch~

d'une place (comme nous l'avons vu), mais aussi de cette place même. Il m'attribue une place, avons-nous dit c'est vrai, mai_s cette place est en même temps une non-~lace, un non-heu; cette place est l'amour même.

Je fais cela dans l'amour, en amour.

En allemand je dirais : «je fais (j'ai fait) cela aus Lie be » que l'on traduit normalement par « par amour ». « A us Lie be », « par amour » serait donc ce non-lieu · ce non-lieu où l'on ne se pose plus de questions. '

LA CHARITÉ EST-ELLE AMOUR ? 255

« CONCRÉTISATIONS »

Cela parait beau, trop beau peut-être.

Essayons donc de prendre un peu de recul et demandons- nous s'il y a des phénomènes - concrets, quotidiens, qui correspondent à notre description.

Y a-t-il des phénomènes qui indiquent qu'il y a dans cet amour dont nous avons parlé quelque chose de vrai, une réalité humaine ? Je voudrais en mentionner trois la bonne volonté, « mon prochain », les pauvres.

1. La bonne volonté.

Il semble, comme nous l'avons dit, beaucoup plus facile de penser que quelqu'un fait du mal à autrui que de penser qu'il lui fait du bien. « Nous ne sommes quand même pas des anges! » dit-on, et c'est incontestablement vrai.

Nous connaissons suffisamment telle ou telle découverte psychologique pour ne plus pouvoir prétendre que cela concernerait les autres, mais certainement pas nous. Ainsi une sorte d'opinio communis - un peu désagréable, mais d'autant plus commode - s'est établie selon laquelle non seulement l'homme fait tort à autrui, mais selon laquelle c'est normal, c'est comme ça.

Que l'homme fasse du bien à autrui apparaît - face à cette vérité si profonde, si vraie, si incontestable- presque comme une sentimentalité, un romantisme, une exception quelque peu irréelle. Cette irréalité n'est-elle pourtant pas réelle aussi? C'est ce que je voudrais montrer en plaidant pour une réhabilitation de la bonne volonté. Non pas dans le sens hautement philosophique de Kant, mais dans un sens beaucoup plus quotidien. L'homme fait du bien à autrui et en plus il le fait volontiers, il veut le faire.

Comment cela se passe-t-il? Et comment l'expliquer sinon par une descente dans les profondeurs de notre intérieur ("profondeurs" et "intérieur" dans lesquels on

(10)

256 HANS-CHRISTOPH ASKANI

a découve~t des complexes, des égoïsmes, des impulsions, des agressiOns ... ). Quelle être la pour penser un bien-faire qui est étonnant et quotidien en même temps? Je pense que cela devrait être une méthode qui ne .s'occupe ~as de ce qui est en nous (en nous-mêmes), mms de ce qm est entre nous, entre l'un et l'autre, car c'est là que se passe le bien-faire. Qu'y a-t-il pourtant qui nous ouvre un accès à cette dimension de l'« entre » ? Cet

« entre » est une sphère sensible, discrète. Heureusement q~e I.e langage. nous a préservé quelques données qui en

tem01gne~t, qm en parlent. Et ce n'est pas un hasard, me semble-t-11, que le langage ait été particulièrement inventif dans cette sphère si discrète.

Souvenons-nous des mendiants dont nous avons parlé au début. Il y a aussi bien en français qu'en allemand un~ form~lation (assez différente d'ailleurs à première vue) qm expnme, qui décrit parfaitement la situation dans laque!le ~Ile est dite. Un mendiant vient vers nous. Que peut-11 dtre ? Beaucoup de choses. Et au fond toujours la même chose, une chose : « À votre bon cœur ! » En allemand : « Eine milde Gabe 1 »

Si quelqu'un croise mon chemin (car aussi le mendiant a? ~oin de la rue croise mon chemin ! - pour ne pas reagtr, P?Ur ne pas me sentir concerné il faut que je reg~rde mlleurs, 9ue je détourne la tê!e), si alors quelqu'un cr01se mon chemm avec les mots « A votre bon cœur ! » où est mon bon cœur ? Évidemment en moi. La preuve ; cela me dérange peut-être, mais en même temps cela me

« flatte » au moins un tout petit peu. Mon « bon cœur » est le mien et il est en moi. Mais celui qui me demande une .~u~ône (qui « demande la charité », comme on dit) ne s mteresse pas du tout à mon cœur, il s'intéresse à mon g.~st~. (Il serait d'ailleurs totalement faux de prétendre qu'il s mteresse seulement à mon argent - c'est vrai dans le monde des affaires, mais ce n'est justement pas vrai dans le monde de la mendicité, de la pauvreté de la demande démunie et du geste qui y réagit) 12 '

12. C'est à cause de cet enjeu qu'il existe aussi du côté des mendiants des fautes « tm pardonnables », par ex. de refuser un don parce que la somme est

LA CHARITÉ ESI~ELLE AMOUR? 257

Où est donc - dans la perspective du mendiant - mon bon cœur? Il n'est en tout cas pas en Mais aussi de mon côté, dans ma « perspective » mon « bon cœur » dans cette formulation « à votre bon cœur ! » n'est pas seulement en moi. C'est vrai, je suis flatté (un peu) et en même temps je sais que cette « flatterie » est quelque peu à côté, je sens que cette « flatterie » n'est pas l'enjeu ici. Mon « bon cœur » appelé, demandé par l'autre n'est pas en moi, mais entre lui et moi. - Peut- être que je n'ai pas tout le temps « bon cœur » - peu importe -, mais je l'ai maintenant, en ce moment, dans sa demande. En tout cas, il m'est attribué en ce moment, pour ce moment 13

Où est-il alors « mon bon cœur » ? Il est entre le mendiant et moi, plus précisément entre sa demande et ma réaction. Il est dans sa demande (qui d'ailleurs d'emblée n'est pas seulement la sienne) et dans mon geste (qui de son côte aussi n'est pas seulement le mien). Il est dans mon geste grâce à sa demande. Et il peut être dans sa demande grâce à « mon bon cœur ». En d'autres termes : mon geste fait partie de la charité qu'il demande.

Il est intéressant de voir qu'il y a la même structure et la même signification dans l'expression allemande

« Eine mi/de Gabe, bitte! » ( « Un don doux, s.v.p. ! ») D'où vient ce « doux », ce « mild » ? En quoi ce don est-il doux ?

Est-ce qu'il est doux parce qu'il adoucit la situation de détresse du demandeur? Sûrement, mais ce n'est pas le sens premier de cette formulation. Est-ce qu'il est doux parce qu'il est donné avec douceur, avec bienveillance ; parce qu'il vient d'un cœur doux et non pas d'un cœur dur? Je le crois en effet. Mais je crois que la douceur de ce don a encore une autre signification. C'est une douceur qui ne caractérise pas seulement la situation de

suite note 12

trop petite, parce que dans le sandwich il y a du fromage au lieu du jambon ...

Cela ne se fait pas! C'est dû au fait qu'il s'agit non seulement d'une demande matérielle, mais d'un échange de gestes.

13. Il y a en allemand un mot qui exprime très bien ce mouvement, cet événement : mon bon cœur wird mir zu-gemutet.

(11)

258 HANS-CHRISTOPH ASKANI

celui qui reçoit ni seulement la situation (ou l'attitude) de celui qui donne; c'est une douceur est

plus proche de ce don lui-même qui porte son nom :

« don doux », « milde Gabe ». C'est comme si ce don était enveloppé de douceur (eingehüllt in, umhülft von Milde).

Ce don est doux parce qu'avant qu'il ne vienne de moi, il est déjà entre celui qui le demande et moi qui le donne. C'est cela sa douceur : il est entre nous; au plus profond il ne vient pas de moi, il vient d'entre lui et moi. Et il vient dans sa « douceur », dans sa « Mil de » en même temps vers lui qui le reçoit et vers moi qui le donne. En d'autres termes, cette douceur vient d'une spontanéité qui n'est pas la mienne - et pourtant qui vient de moi. Voilà la douceur, « die Milde » de ce don. Il est là entre celui qui demande et celui qui donne.

Il est donné, comme nous l'avons dit plus haut, sans raisons.

Dans ce « va-et-vient », dans ce geste presque involontaire issu d'un « entre » qui ne m'appartient pas, mais qui se donne à moi, je veux faire le bien, je le veux presque avant de le vouloir. Telle est la bonne volonté qui nous intéresse ici.

Est-elle pourtant réalité ?

Essayons de vérifier cela de nouveau par rapport à deux

« phénomènes » que nous apportent en même temps le langage et la vie. Nous avons déjà vu que la spontanéité dont nous avons souvent parlé est une spontanéité qui est liée à un imaginaire, une ambiance, une atmosphère, à un arrière-plan qui nous est transmis à travers des siècles par ce qui s'appelle - pour cela! - notre culture. Cette transmission, cette culture, cet imaginaire vit - et vient à jour - dans notre langage. Ainsi nous sommes tombés sur des expressions comme « à votre bon cœur », « inspiré par la charité », « être à la charité », « mil de Ga be »,

« aus Lie be », etc.

Regardons maintenant - brièvement car les enjeux essentiels ont déjà été dits - deux de ces expressions (et réalités) qui croisent notre chemin : « mon prochain », les pauvres.

LA CHARITÉ EST-ELLE AMOUR ? 259

2.

«

mon prochain >).

« Mon prochain » est le terme biblique qui décrit la situation « éthique » 14 par excellence : c'est lui et ce n'est pas moi (ma volonté, ma morale, etc.) qui m'invest~t. I~

m'investit de sa proximité et de sa détresse. C'est lm qm définit, qui détermine ma situation. À cause de lui je suis appelé et orienté dans mon agir et mon existence chré- tienne. Parce qu'il est mon prochain je suis son prochain.

Dans cette investiture se lient l'un à l'autre : une spontanéité qui n'a pas besoin de raisons et de j~stifi­

cations, et tout un monde imaginaire, toute une amb1ance, avec les mots de J. Fischer :

«

une symbolisation de notre réalité » 15 dans laquelle mon prochain se donne à moi comme justement « mon prochain » . Qu'il soit mon prochain et que moi je sois le sien ne tombe pas du ciel - même pas en tant que commandement de Dieu ; cela met en jeu des images, des récits, des commandements, des gestes, des souvenirs, des scènes clés de ma vie ...

Ainsi nous avons parlé de « l'esprit de l'amour ». Ce n'est pas seulement moi qui réagis envers mon prochain à l'aide de cet esprit ; c'est dans cet esprit qu'il me rencontre. Qu'il ne soit pas seulement mon prochain, mais aussi moi le sien, est un don de cet esprit dans lequel s'impliquent mutuellement une éthique ~van~ la l_ettre (dans laquelle je m'engage et dans laquelle Je sms touJ~mrs déjà engagé) et un monde imaginaire et langagier qm me porte et me demande. Dans mon prochain les deux me sont donnés à la fois : une revendication qui ne serait pas sans que je me donne et tout un monde dans lequel je me situe parce qu'un autre me situe.

À l'entrecroisement de ces deux mouvements et pour rendre justice aux deux, nous pouvons dire : le Christ - aussi paradoxal que cela semble - est le modèle de notre spontanéité.

14. Je rn~~~-« éthique » entre guillemets pour indiquer qu'il s'agit au fond d'une éthique avant l'éthique.

15. Eine « Symbolisierung der Wirklichkeit >>, op. cit., p. 27, cf. 16, 20, 31, 46, passim.

(12)

260 HANS-CHRISTOPH ASKANI

3. Les pauvres.

Nous nous sommes demandé pourquoi nous ne pouvons pas vouloir qu'il n'y ait plus dans nos villes de mendiants.

Ces mendiants qui nous gênent, qui nous dérangent ! J'avais dit que sans eux - sans les pauvres - cela serait une ville irréelle. Et nous ne pouvons pas vivre, nous ne pouvons pas vouloir vivre dans l'irréalité. - Mais en quoi consiste cette irréalité ?

Est-ce tout simplement dans le fait que ce n'est pas possible : des pauvres ont toujours existé et vont toujours exister? Ou aussi dans le fait qu'une vie sans charité ne serait pas seulement inhumaine, mais irréelle aussi ?

Il est vrai :les pauvres ont besoin de nous (c'est dû tout simplement à leur pauvreté et à la différence avec notre richesse); mais nous, n'avons-nous pas besoin aussi des pauvres? Ne changent-ils pas, ne modifient-ils pas, ne déplacent-ils pas ce que nous sommes?

« Les uns vivent de la sottise d'autrui », a dit Bernanos,

« de sa vanité, de ses vices. Le Pauvre, lui, vit de la charité. »

De cette manière, n'est-ce pas lui qui nous investit de notre humanité - même au-delà de la question de savoir si nous l'aidons ou non? Tout simplement - ou presque tout simplement - dans le fait qu'il a besoin de nous ? En effet : le pauvre, les pauvres ont besoin de nous, mais nous aussi avons besoin d'eux - ne serait-ce pour faire quelque chose - sans motifs, sans raison.

Hans-Christoph ASKANI Institut Protestant de Théologie (Paris)

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