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John Stuart Mill, libéral utopique

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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école doctorale d'histoire du droit, de philosophie du droit et de sociologie du droit (ED8)

Thèse de doctorat en Science politique – Théorie politique, soutenue le 28 novembre 2018

John Stuart Mill, libéral utopique

Camille Dejardin

Sous la direction de MM. Philippe RAYNAUD et Pierre MANENT

Membres du jury :

Frédéric BRAHAMI suffragant École des Hautes Études en Sciences Sociales

Philippe de LARA suffragant Université Paris 2 Panthéon-Assas

Claude HABIB rapporteur Université Paris 3 Sorbonne-Nouvelle

Alan S. KAHAN rapporteur Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines

Pierre MANENT co-directeur École des Hautes Études en Sciences Sociales

Philippe RAYNAUD directeur Université Paris 2 Panthéon-Assas

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Avertissement

La Faculté n’entend donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises dans cette thèse ; ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur.

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Remerciements

Au terme de cette entreprise de longue haleine, qui est aussi un commencement, je souhaite chaleureusement remercier :

M. Pierre MANENT et M. Philippe RAYNAUD, directeur de mémoire et directeur de thèse, l’un pour m’avoir communiqué le goût des « études politiques » et avoir déterminé ma vocation, l’autre pour avoir accueilli avec tant d’enthousiasme mon projet de recherches sur John Stuart Mill.

Mme et MM. Frédéric BRAHAMI, Claude HABIB, Philippe de LARA et Alan S. KAHAN pour leur participation et leur contribution attentive au jury de doctorat.

Les professeurs Alan S. KAHAN et Georgios VAROUXAKIS pour leurs conseils bienveillants et les enrichissantes discussions que nous avons eues autour d’un verre à Londres et à Paris.

L’EHESS et ses professeurs pour m'avoir éveillée à la recherche en philosophie et sciences politiques. M. Marcel GAUCHET pour avoir forgé mes principaux repères intellectuels dans le champ historique et idéologique. M. Alain FINKIELKRAUT pour m’avoir transmis des références avec un amour des textes rarement égalé.

La revue LE DÉBAT pour m’avoir décisivement mis le pied à l’étrier en publiant mon premier article, consacré à l’état stationnaire. Le CEPPECS et ECOPOLIS pour m’avoir ensuite donné l’occasion de le réviser et de le peaufiner en vue de mes premières conférences, à Bruxelles.

Le LIBERTY FUND, pour avoir entrepris un remarquable travail de compilation, d’édition et de présentation des œuvres complètes de Mill, dans une édition aussi accessible (dans sa version en ligne) qu’agréable à l’usage (dans sa version partielle sur papier, disponible aux États-Unis). Ce travail de retraduction et de réédition manque encore cruellement en France...

(5)

Feu le programme européen COMENIUS, et la belle ville de LONDRES, pour m’avoir permis de passer une merveilleuse année 2014-2015 sur les traces de John Stuart Mill, en parallèle d’une activité d’enseignement inoubliable.

Mes élèves passés et actuels au sein de l’Éducation nationale, qui ont élargi mon apprentissage à une dimension humaine inattendue et m’obligent continuellement à réveiller mes connaissances.

Enfin et surtout, jamais autant qu’il le faudrait, ma famille, mes proches et tous ceux qui ont cru en moi parfois plus que moi-même. Mes parents pour leur soutien affectif et logistique indéfectible pendant ces six années de recherches parfois chaotiques, qui ont vu se succéder une demi-douzaine d’emplois successifs dans quatre villes différentes, entre autres aventures. Mes amis pour leur présence encourageante et constructive tout au long de ces années, et tout particulièrement ceux qui ont directement contribué à orienter et à enrichir mon travail, au long cours comme de manière épisodique.

Sans oublier, virtuellement, Tiphaine RIVIÈRE, dont la bande-dessinée Carnets de thèse m’a procuré un paradoxal réconfort dans les moments difficiles.

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Résumé

Comment rendre compte de la richesse syncrétique, souvent mésestimée, de la pensée politique de John Stuart Mill ? Nous soutenons que celle-ci est une et cohérente et que sa clé d'unification se trouve dans sa conception du Progrès, conçu à la fois comme nature et comme destination humaine, et permettant de subsumer ses théories de l'éducation et du bonheur, de la justice sociale et de l'état économique stationnaire, et des ressorts et des fins du gouvernement représentatif au sein d'une utopie d'un type nouveau, de nature libérale et centrée sur les conditions de sa production et de son maintien.

En ce sens, la Partie I s’attachera à identifier les différents apports idéologiques qui nourrissent ses écrits, entre libéralisme, socialisme et conservatisme, ainsi que leurs limites respectives.

La Partie II proposera alors le concept de « libéralisme transcendantal » pour décrire la relation et la complémentarité de ces différentes influences au sein d’une doctrine unifiée sous l'hégémonie du libéralisme, promouvant avec exigence l’autonomie humaine à l’échelle individuelle comme à l'échelle collective en s'attachant toujours à ses conditions de possibilité, aux fins du Progrès.

La Partie III s'intéressera alors aux ressorts matériels, moraux et politiques de ce Progrès : développement indéfini des individualités et de « l'art de vivre », c'est-à-dire bonheur dynamique, dans un état économique et démographique pourtant « stationnaire », et sous des institutions représentatives vouées à cultiver l'excellence dans le respect du pluralisme.

Au terme de cette reconstitution théorique, les Perspectives proposeront des éléments pour une refondation de la pensée progressiste et en particulier écologique émancipée des clivages partisans contemporains, dans l'esprit de John Stuart Mill.

Mots-clés : John Stuart Mill, XIXe siècle, libéralisme, socialisme, conservatisme, idéologies, philosophie politique, pensée utopique, syncrétisme, libéralisme transcendantal, économie, écologie politique, art de vivre, utilitarisme, bonheur, progrès, progressisme

(7)

Abstract – “John Stuart Mill’s liberal utopia”

John Stuart Mill's syncretic political thought is too often misestimated. My work aims to demonstrate that it is though consistent and that its pivotal point lies in Mill's vision of Progress: this one is conceived at the same time as the human nature and the human telos and as such, it unifies his views on education, happiness, social justice, economic stability and the aims and means of the representative government. All these elements build a new kind of utopia, a liberal utopia focused on the conditions of its own advent and preservation.

In this perspective, my First Part will sort out which influences nourish Mill's writings, between liberalism, socialism and conservatism – none of these ideologies being completely accurate.

Part Two will then theorize “transcendantal liberalism” so as to describe his approach as a unified doctrine polarized by liberalism but always keeping in mind what “liberty” relies on, i.e. the preconditions of individual and collective autonomy.

Part Three will stress on which material, moral and political devices are required by such a goal: a steady-state economy and demography, moral growth and the culture of an “Art of Living” and a “religion of Humanity”, and finally the flourishing of a truly pluralist representative government.

In the end, the Perspectives will highlight a few elements inspired by Mill and likely to be useful for the renewal of nowadays ideology of Progress, particularly from an ecological standpoint.

Keywords : John Stuart Mill, XIXth century, liberalism, socialism, conservatism, ideologies, syncretism, political philosophy, political economy, economics, ecology, “transcendental” liberalism, stationary state, progress, happiness, utilitarianism, art of living

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Table des matières

OBJET ET CADRE DE LA RECHERCHE : INVENTORIER ET RÉUNIFIER JOHN STUART MILL ... 14

i.0.1 « Idéologie » au sens neutre : un outil d'investigation des représentations humaines ... 15

i.0.2 Définition et délimitation des idéologies : une tripartition théorique du champ cognitif et psychologique des sociétés occidentales ... 18

i.0.2.1 Le conservatisme ... 19

i.0.2.2 Le socialisme ... 21

i.0.2.3 Le libéralisme ... 22

i.0.2.4 Macro-idéologies et micro-idéologies ... 23

i.0.3 Chronologie indicative des idéologies : une lecture historique à prétention systématique et totalisante… ... 25

i.0.3.1 Une reconstitution de la très-longue Histoire ... 25

i.0.3.2 L'alternance des dominances idéologiques, XIXe-XXe siècles ... 27

i.0.4 Résumé succinct des hypothèses de recherche ... 33

PARTIE I . JOHN STUART MILL, « SOCIALISTE CONSERVATEUR LIBÉRAL » ? ... 37

Introduction. Explorer le syncrétisme millien, entre conservatisme, socialisme et libéralisme ... 40

I.0.1 Mill inclassable : querelles d'étiquettes et conflits d'interprétation ... 41

I.0.1.1 Genèse intellectuelle de John Stuart Mill ... 41

I.0.1.2 L'écueil de l'utilitarisme ... 49

I.0.2 Objectifs et plan de la Partie I ... 61

I.1 Un rapport conservateur à la culture et à la chose commune ... 62

I.1.1 Généralités sur le conservatisme ... 62

I.1.1.1 Politique, ou société ? ... 63

I.1.1.2 Une pensée de l'attachement et de l'inclusion ... 65

I.1.1.3 Une critique plurielle de la modernité politique libérale ... 66

I.1.1.4 Prudence et nature politique de l'homme ... 69

I.1.1.5 L'historicisme conservateur ... 72

I.1.1.6 Histoire et espace : la nation comme cadre adéquat (ou « naturel ») de l'action ... 73

I.1.1.7 Mill, un conservateur ? ... 76

I.1.2 La pensée inquiète d'un âge de transition : aspects conservateurs, libéraux-conservateurs et sociaux-conservateurs de la pensée historique millienne, entre Auguste Comte et Alexis de Tocqueville ... 78

I.1.2.1 Une époque « critique » ... 80

I.1.2.2 « L'esprit du temps » ... 85

I.1.2.3 L'adéquation des leaders à leur fonction ... 89

I.1.2.4 Stabilité et état stationnaire, première occurrence ... 92

I.1.2.5 Doxa, désorientation des esprits et ambiguïtés du nouvel individualisme ... 97

I.1.3 L'immuable et le malléable : la question de la Nature, à corriger ou à exalter ... 105

I.1.3.1 « Vivre selon la nature » : un précepte aberrant ... 107

I.1.3.2 La nature en dehors de l'homme : entre matériau à transformer et patrimoine à conserver ... 108

I.1.3.3 La nature en l'homme : donné contraignant, potentiel à exprimer ou idéal à construire ? ... 113

I.1.4 Aspects élitistes de la doctrine millienne de l'éducation : un élitisme conservateur ? ... 121

I.1.4.1 La gradation des plaisirs et l'individu d'élite ... 121

I.1.4.2 L'élite dans la société ... 130

(9)

I.1.5.1 De l'utilité de la religion ? ... 137

I.1.5.2 Contre toute domination à caractère religieux : dangers de la religion dans la sphère temporelle 142 I.1.5.3 Fausseté des croyances dogmatiques : dangers de la religion pour l'esprit ... 146

I.1.5.4 Pour un progrès moral séculier : liberté des consciences et séparation des Églises et de l'État ... 149

I.1.5.5 De l'utilité de l'éducation ... 152

I.2 Un rapport socialiste à la raison, à la justice et à l'Histoire ... 156

I.2.1 Généralités sur le socialisme ... 156

I.2.1.1 L'Humanité, vouée au progrès ... 164

I.2.1.2 Point de vue sociologique et division de la société en « classes » ... 169

I.2.2 Éléments socialisants de la théorie millienne de l'impôt : pour résorber l'inégalité des chances ... 172

I.2.2.1 L'impôt comme élément de la justice sociale ... 173

I.2.2.2 L'imposition des revenus ... 177

I.2.2.3 L'imposition des successions ... 180

I.2.3 La coopération et la concurrence : deux facettes de l'émulation ... 183

I.2.3.1 L'avancée de l'égalité, vers un système de « self-dependence » ... 185

I.2.3.2 Critique du salariat ... 187

I.2.3.3 Promotion de l'association dans l'industrie et l'agriculture ... 191

I.2.3.4 Entre libéralisme et socialisme : la coopération comme éducation à la vertu et à l'altruisme ... 197

I.2.3.5 Pour une expérimentation réelle ... 203

I.2.4 Aspects socialisants de la doctrine millienne de l'éducation : pour la construction de l'égalité des chances ... 208

I.2.4.1 Pour l'égalité des chances, sans égalitarisme ... 208

I.2.4.2 Égalité devant l'instruction primaire ... 210

I.2.4.3 La justice sociale, éducation morale à tous les âges de la vie ... 214

I.2.5 Principale limite du socialisme millien : pas d'égalité aux dépens de la liberté ... 215

I.2.5.1 Contre tout changement brutal et autoritaire ... 216

I.2.5.2 Contre l'uniformisation sociale et l'égalisation forcée ... 218

I.2.5.3 Contre la réduction de la vie humaine aux processus économiques et sociaux ... 220

I.2.5.4 Un socialisme réactionnel ? ... 222

I.3 Un rapport libéral à l'individualité, au pluralisme et à l'autorité ... 225

I.3.1 Généralités sur le libéralisme ... 225

I.3.1.1 Autonomie et ordre juridique, de la loi au(x) droit(s) ... 226

I.3.1.2 Individualité et droits de l'homme et de la personne ... 228

I.3.1.3 Universalité, diversité et pluralisme : la place de l'opinion et des opinions ... 230

I.3.2 Mill et Tocqueville, observateurs libéraux des progrès de « l'égalité des conditions » dans la démocratie en marche ... 234

I.3.2.1 Tocqueville et la critique du conformisme démocratique ... 237

I.3.2.2 Mill et la défense du pluralisme au service de la vérité et (donc) de l'utilité ... 242

I.3.2.3 La défense du pluralisme au service de l'individualité ... 250

I.3.3 Conséquence politique de la défense du pluralisme : pour le gouvernement représentatif ... 254

I.3.3.1 Un credo libéral : le gouvernement représentatif comme « meilleur régime » ... 254

I.3.3.2 Un gouvernement pour l'ensemble du peuple... ... 256

I.3.3.3 … mais non par l'ensemble du peuple ... 260

I.3.4 Aspects libéraux de la doctrine millienne de l'éducation : l'éducation à l'autonomie entre « éducation libérale » et libéralisme de l'éducation ... 264

I.3.4.1 L'éducation pratique à, et par, la citoyenneté : prérequis et tâche prioritaire d'un système démocratisé ... 264

I.3.4.2 L'éducation théorique de, et à, l'individualité : éducation libérale et libéralisme ... 268

(10)

PARTIE II. UNE PENSÉE POLITIQUE UNIFIÉE : LE LIBÉRALISME TRANSCENDANTAL DE J. S. MILL

... 275

Introduction. À la recherche du fil rouge : unifier et caractériser le libéralisme millien ... 278

II.0.1 Primauté du libéralisme : une pensée de l'homme en mouvement ... 278

II.0.2 Objectifs et plan de la Partie II ... 281

II.1 John Stuart Mill, libéral « transcendantal » ... 282

II.1.1 Un libéralisme de la non-intervention ? La lecture d'Isaiah Berlin et des libertariens ... 282

II.1.1.1 Deux facettes de la liberté ... 282

II.1.1.2 Imbrication des sphères intime, privée et publique ... 284

II.1.1.3 Trois facettes de la liberté ? Ou une seule liberté aux manifestations multiples ? ... 288

II.1.1.4 L'autonomie et ses conditions ... 289

II.1.2 Un libéralisme de la non-sujétion ? La lecture de Nadia Urbinati ... 291

II.1.2.1 La hantise du despotisme ... 292

II.1.2.2 Despotisme et liberté au cœur de la psyché ... 293

II.1.2.3 De la protection à la reconquête ... 296

II.1.2.4 « Non-sujétion » réactionnelle, ou « autonomie » idéale ? ... 298

II.1.3 Un libéralisme aristocratique ? La lecture d'Alan S. Kahan ... 302

II.1.3.1 Diversité et unité du libéralisme : le « discours de la capacité » ... 303

II.1.3.2 Une « capacité » objectivable ? ... 305

II.1.3.3 Une idéologie en tension(s) ... 306

II.1.3.4 Limites de l'« aristocratisme » millien ... 307

II.1.4 Un libéralisme à part entière, le « libéralisme transcendantal » ... 310

II.1.4.1 Le libéralisme transcendantal de Tocqueville et Mill ... 314

II.1.4.2 L'avenir du libéralisme ? ... 317

II.2 Une illustration et application paradigmatique du libéralisme transcendantal chez John Stuart Mill : la question du féminisme ... 321

II.2.1 Constat critique : le patriarcat au XIXe siècle, un système complexe de despotisme total… ... 322

II.2.1.1 Minorité juridique, contrat de mariage et promiscuité : un despotisme patriarcal ... 323

II.2.1.2 Vocation protectrice de la loi ... 328

II.2.1.3 Despotisme et paternalisme : u ne soumission construite, conditionnée, orientée ... 331

II.2.1.4 Domination et séduction : implications morales des rapports inégalitaires entre les sexes ... 336

II.2.1.5 Despotisme total et rébellion ... 346

II.2.2 …justifié par la nature ? Récusation de la légitimité de la hiérarchie des sexes au nom de la « naturalité », que la nature soit cause (scientifique) ou norme (éthique) ... 349

II.2.2.1 Origine de tout pouvoir dans un rapport de forces ... 349

II.2.2.2 Inachèvement et incertitude des sciences de la nature et des proto-sciences sociales ... 355

II.2.2.3 L'inégalité par les mœurs ... 359

II.2.2.4 Inexistence d'un « génie » féminin ? Sociogenèse ... 363

II.2.2.5 Éthique agnostique et appel libéral à l'expérience réelle ... 368

II.2.3 ...justifié par l'intérêt général ? Récusation de l'utilité sociale de l'asservissement des femmes, et plaidoyer pour une société libre et égalitaire ... 371

II.2.3.1 L'égalité comme école de la moralité – pour la sphère privée ... 372

II.2.3.2 L'égalité comme école de la moralité – aussi pour la sphère publique ... 374

II.2.3.3 L'égalité comme vecteur d'efficacité économique ... 378

II.2.3.4 L'égalité comme vecteur d'efficacité et de justice civique ... 381

II.2.3.5 Une révolution ? L'égalité dans le sens de l'Histoire ... 383

II.2.4 Un féminisme « libéral transcendantal » ... 389

(11)

II.2.4.2 La postérité millienne dans le féminisme radical ... 391

II.2.4.3 Radicalité, radicalisme et attachement aux conditions de possibilité ... 392

II.3 Un « libéral transcendantal » héritier de John Stuart Mill : Bertrand de Jouvenel ... 395

II.3.1 La dystopie de la « Cité productiviste » ... 397

II.3.1.1 Limites de l' analyse économique, prégnance de l' idéologie économique et totalitarisme de l'efficacité ... 397

II.3.1.2 Mutations du travail et du loisir : vers une « prolétarisation psychologique » ... 403

II.3.1.3 Redéfinition de la valeur et renversement des valeurs : de l' homo oeconomicus à l 'homme opportuniste ... 410

II.3.1.4 La massification contre le bien-être : le problème de « l'encombrement » ... 416

II.3.2 Pour la recherche de l'« aménité » : renouer avec la pensée utopique par l'écologie politique ... 418

II.3.2.1 Renouer avec l'idéal ... 419

II.3.2.2 L'apprentissage de la responsabilité : renouveler les paradigmes économiques et éducatifs ... 422

PARTIE III. L 'UTOPIE MILLIENNE : BONHEUR ET PROGRÈS DANS L'AUTONOMIE ... 429

Introduction. La doctrine millienne comme utopie libérale transcendantale ... 433

III.0.1 Une doctrine de la liberté, du bonheur et du Progrès ... 434

III.0.1.1 Civilisation et progrès ... 436

III.0.1.2 Progrès, état progressif et état stationnaire ... 439

III.0.1.3 Mill, utopiste ? ... 441

III.0.2 Objectifs et plan de la Partie III ... 445

III.1 Économie et démographie de l'utopie millienne : pour « l'état stationnaire » ... 447

III.1.1 Généalogie du concept d'état stationnaire ... 447

III.1.1.1 Chez Adam Smith ... 447

III.1.1.2 Chez Malthus ... 450

III.1.1.3 Chez Ricardo ... 452

III.1.1.4 L'extension de la théorie des limites ... 453

III.1.2 Les deux facettes de l’état stationnaire chez Mill ... 455

III.1.2.1 Première définition. À monde fini, impossibilité de croissance indéfinie : nécessité d'un état stationnaire « spontané » ... 456

III.1.2.2 Deuxième définition. Une urgence éthique, économique, écologique et morale : l’état stationnaire « délibéré » ... 462

III.1.3 Le Progrès dans l’état stationnaire ... 466

III.1.3.1 L'état stationnaire, caprice intellectuel de pays déjà riches et développés ? ... 468

III.1.3.2 Dignité de l'état stationnaire ... 471

III.1.4 Le malthusianisme, pour le respect des hommes et de la nature sauvage ... 472

III.1.4.1 Le malthusianisme contre la misère ... 472

III.1.4.2 Le malthusianisme contre l'enlaidissement du monde ... 482

III.1.5 La justice sociale dans la stabilité ... 484

III.1.5.1 Une société de travailleurs ... 484

III.1.5.2 Pour une juste répartition des fruits de la production ... 486

III.2 L'esprit de l'utopie millienne : recherche du Bonheur, culture de l'Art de vivre et religion de l'Humanité ... 489

III.2.1 Bonheur et Progrès ... 489

III.2.1.1 Le bonheur et le Progrès par la « vertu » ... 490

III.2.1.2 Note de méthode : l'éducation implicite par l'approbation et la réprobation, ou le rôle de l'opinion dans l'autorégulation des mœurs ... 490

(12)

III.2.1.3 Difficultés et limites du rôle assigné par Mill à l'opinion dans la culture du « goût » et de la

« vertu » ... 493

III.2.2 Cultiver l'« l'Art de vivre » ... 497

III.2.2.1 Première définition. L'Art de vivre ou « Art de la vie » comme élément de la « logique de la pratique », c'est-à-dire comme sagesse ... 498

III.2.2.2 Un « Art » impossible ? ... 505

III.2.2.3 Deuxième définition. L'Art de vivre comme culture des « grâces de la vie » : une parenté utopique explicite ... 507

III.2.2.4 Transmission et perfectionnement : la spirale vertueuse de la sensibilité à la Beauté ... 516

III.2.3 Une spiritualité immanente pour les temps modernes : la « religion de l'Humanité » ... 522

III.2.3.1 Une « religion sans Dieu » pour réenchanter l'existence humaine ... 524

III.2.3.2 Contre le « catéchisme » et les Églises ... 527

III.2.3.3 Un nouveau « pari pascalien » sous la forme de l'« intérêt bien entendu » ? ... 529

III.3 Le « bon gouvernement » de l'utopie millienne : le système représentatif, vers une « aristodémocratie » ... 532

III.3.1 Réalisme et utopie : en quoi le gouvernement représentatif est la forme idéale de gouvernement, mais ne peut être mis en place en toutes circonstances ... 534

III.3.1.1 L'idéal démocratique contre l'idéal despotique « éclairé » ... 535

III.3.1.2 Liberté et activité ... 538

III.3.1.3 Sagesse pratique de Mill : pour une temporalité pragmatique de la marche vers l'idéal ... 540

III.3.1.4 Les ambiguïtés de l'« aptitude à la liberté » : potentiels latents et objectifs actualisables ... 543

III.3.1.5 Vers l'idéal : un programme millien pour les démocraties occidentales ... 548

III.3.2 Pour plus d'équité : démocratiser la représentation ... 550

III.3.2.1 Un suffrage potentiellement universel… ... 551

III.3.2.2 … mais pas inconditionnel ... 555

III.3.2.3 Pour une démocratie réellement représentative de la diversité du public : soutien de Mill au « système de M. Hare » ... 557

III.3.2.4 Diversité, équilibre des intérêts et « fonction d'antagonisme » ... 563

III.3.3 Pour plus de compétence : éduquer et limiter la démocratie ... 567

III.3.3.1 Représentation n'est pas délégation : pour la distinction de la valeur des représentants et pour la reconnaissance de leur liberté d'action ... 568

III.3.3.2 Le vote plural : pour la reconnaissance de la valeur et de l'éducation des électeurs ... 571

III.3.3.3 Des garde-fous externes à la représentation : séparation des pouvoirs et limites des prérogatives du pouvoir représentatif ... 574

III.3.3.4 Entre démocratie et « bureaucratie » ou « technocratie » : une forme de compromis aristocratique ... 577

III.3.3.5 Produire l'« aristodémocratie » ... 580

III.3.4 Quelques éléments de discussion ... 582

III.3.4.1 La démocratie entre délibération rationnelle et tyrannie de la doxa ... 583

III.3.4.2 Les individus et la représentation ... 587

PARTIE IV. PERSPECTIVES : POSTÉRITÉ ET ACTUALITÉ D E L'UTOPIE MILLIENNE ... 591

IV.0.1 L'état économique stationnaire, priorité pour l'écologie contemporaine ... 594

IV.0.1.1 « L’éclipse néoclassique » de l’état stationnaire ... 595

IV.0.1.2 L’essor récent des théories de l’état stationnaire : une filiation millienne assumée ... 597

IV.0.1.3 Le rapport du Club de Rome et la réhabilitation de l’état stationnaire aux marges de l’économie dominante ... 598

IV.0.1.4 Un constat scientifique fondant un programme politique ... 600

(13)

IV.0.2.1 Reconstruire les conditions de possibilité intellectuelles du Progrès ... 605

IV.0.2.2 La transition concrètement : autolimitation, éducation, participation ... 606

IV.0.3 De l'utopie à l'urgence : utopie réaliste contre réalité chimérique ... 610

IV.0.3.1 Progressisme contre réaction : pour un débat libéré de ce réductionnisme binaire ... 612

IV.0.3.2 Par-delà la droite et la gauche, renouer avec la/le politique ... 615

IV.0.3.3 Un nouveau paternalisme ? ... 621

IV.0.3.4 Mill humaniste et visionnaire ... 624

IV.0.4 Pour conclure… ... 625

ANNEXE 1 : « DE L'ÉTAT STATIONNAIRE » (CW:2, IV, VI) , TRADUCTION PERSONNELLE ... 630

1. L'état stationnaire de la richesse et de la population est redouté et déprécié par les auteurs ... 630

2. Mais l'état stationnaire n'est pas en lui-même indésirable ... 632

A NNEXE 2 : CROISSANCE DE LA POPULATION ET DE LA PRODUCTION MONDIALES SELON THOMAS PIKETTY (GRAPHIQUES) ... 636

Taux de croissance de la population mondiale de l'Antiquité à 2100 (prospective) ... 636

Croissance de la population mondiale entre 1700 et 2012 ... 636

T aux de croissance de la production mondiale totale de l'Antiquité à 2100 (prospective) ... 637

Taux de croissance de la production par habitant occiden tal dep ui s la Révolution industrielle ... 637

ANNEXE 3 : SOUVENIRS DE LONDRES (2013-2014), SUR LES TRACES DE JOHN STUART MILL ... 638

BIBLIOGRAPHIE ... 640

Avertissements ... 640

Édition de référence ... 640

Autres éditions ... 640

Traduction utilisée ... 640

Œuvres de John Stuart Mill ... 641

Œuvres en langue originale ... 641

Traductions françaises ... 642

Correspondance française et anglaise ... 642

Ouvrages et articles sur John Stuart Mill ... 643

Ouvrages généraux ... 645

Sur les idéologies et les doctrines politiques ... 645

Autres ouvrages de théorie politique, philosophie et économie ... 646

Anthologies, dictionnaires, commentaires et essais critiques contemporains ... 650

Ressources multimédia ... 653

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OBJET ET CADRE DE LA RECHERCHE :

INVENTORIER ET RÉUNIFIER JOHN STUART MILL

Les présentes recherches s'inscrivent globalement dans le cadre conceptuel et historique transmis par les enseignements reçus en cours de Master à l'EHESS. Elles leur emprunteront à la fois des repères analytiques et quelques expressions propres à leurs référentiels, désormais intériorisées comme des concepts opératoires, à l'instar d'« établissement humain social », « structuration autonome » ou « hétéronome », « radicalisation de la modernité », « articulation théologico-politique », « religion des droits de l'homme » ou encore « forme-cité » ou « forme-nation ».

Elles se fonderont au premier chef sur la tripartition aujourd'hui communément admise du champ idéologique occidental moderne1 en trois idéologies distinctes : libéralisme,

socialisme et conservatisme2. Ces idéologies seront délimitées en détail dans les prochaines

sections de cette introduction. Nous utiliserons ici le mot « idéologie » dans son acception la plus large et la plus neutre, comme « ensemble de représentations délimitant, de manière explicite ou implicite, le pensable et le croyable d'un groupe ou d'une société donnée »3. C'est

dans ce cadre que nous essaierons de situer l'« utilitarisme » de John Stuart Mill, dont la spécificité tant vis-à-vis des autres courants idéologiques que de l'utilitarisme « canonique » de ses prédécesseurs (Jeremy Bentham, James Mill) nous semble remettre en question les distinctions établies4.

Reconnaissant explicitement la dette intellectuelle qui est la nôtre vis-à-vis de ces grandes grilles d'analyse de la pensée politique, mais également consciente d'en adopter une lecture personnelle, à la fois partielle et modifiée, nous allons, dans les lignes qui suivent, proposer une première clarification de ces définitions et de notre cadre de pensée.

1 La « Modernité » sera délimitée et précisée dans les pages suivantes.

2 À cet égard, nous nous placerons ainsi délibérément dans le cadre tracé par le Cours familier de philosophie

politique (MANENT (2001A)) et l'Histoire intellectuelle du libéralisme (MANENT (2001B)), ou encore par la grande fresque de l'Avènement de la démocratie (GAUCHET (2007 À 2017)).

3 Citation de Marcel GAUCHET (2009-2014). C'est l'objet de la section qui suit. 4 Voir I.0.1.2.

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i.0.1 « Idéologie » au sens neutre : un outil d'investigation des

représentations humaines

Tout d'abord, notre présent emploi du terme « idéologie » est en effet très large et se prétend « apodictiquement » neutre. Michael FREEDEN (2003) identifie les racines du concept contemporain d'idéologie chez Mannheim (1893-1947)5 :

« [Pour lui] l'idéologie consistait dans la réflexion sur l'environnement historique et social dans son ensemble. Tandis que Marx condamnait les conditions de l'existence sociale sous l'hégémonie du capitalisme comme une source d'illusion idéologique, Mannheim prit conscience que c'était le propre de tout environnement social d'influencer les processus de pensée des êtres humains et, de plus, que ce savoir était « un processus coopératif de la vie de groupe ». […] Après tout, les groupes sociaux agissent sur la base du partage de rituels, de préjugés, de récits et d'histoires – autant d'éléments que les idéologies incorporent. »6

Les théories globalisantes de l'idéologie naissent donc de façon conjointe avec la sociologie et le moment où, au XIXe siècle, les tentatives d'unification des représentations des rapports humains et de l'Histoire s'affirment comme telles, notamment avec la grande entreprise de totalisation que sont l'hégélianisme puis sa traduction revendiquée dans l'action politique à travers le marxisme originel. Cependant, cette vision de l'idéologie désigne encore un corpus relativement ordonné et en majeure partie conscient, au sens de délibérément orienté, de repères cognitifs et représentationnels. Dans l'optique des penseurs marxistes, par exemple, il ne semble guère probable que compte parmi les tenants de l'idéologie un « marxiste qui s'ignore » : l'unification des « pensables et des croyables » dans les groupes sociaux passe par leur reconnaissance comme tels, on ne prétend pas en faire l'étude en tant que phénomènes largement inconscients ou, du moins, implicites.

L'idéologie au sens où nous l'entendrons au fil de ce travail, sauf occurrences où il sera explicitement mentionné que nous nous référons à des programmes politiques définis et

5 Voir notamment MANNHEIM Karl (1929), Idéologie et utopie, Paris, Rivière, 1956. 6 Op. cit., p.13 :

« [For him] ideology was the reflection of all historical and social environments. While Marx condemned the social conditions under capitalism as the source of ideological illusion, Mannheim realized that it was a feature of any social environment to influence the thought processes of human beings and, moreover, that knowledge was a « co-operative process of group life » […] After all, social groups operate on the basis of shared rituals, prejudices, stories, and histories – elements that ideology incorporate ».

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pourrait-on dire « officialisés » dans l'Histoire, peut néanmoins être vue à l’œuvre, et peut être identifiée a posteriori, dans la reconstitution de grandes tendances et sans nécessairement avoir été revendiquée ou même perçue comme telle par les acteurs eux-mêmes : ainsi de ce que Marcel GAUCHET (2010) théorise comme un « retour de la dominance socialiste » à l'ère des totalitarismes du XXe siècle – alors qu'ils ne (se) seraient pas tous définis comme tels.

Cette définition du mot idéologie relève donc d'un processus de « dézoomage » et de généralisation important : ce en quoi on peut dire qu'elle se rapproche de ce que Michael Freeden appelle les « macro-idéologies », à savoir des « visions du monde »7 englobant la

majorité des manifestations perçues de l'établissement humain social. Elle requiert également une prise en compte de la « très longue Histoire ». Selon les mots de FREEDEN (2003),

« La macro-analyse consiste à regarder les idéologies comme des traditions se perpétuant dans le temps et dans l'espace, et dont les aspects imaginaires mêmes deviennent partie intégrante de la réalité politique. »8

On peut alors reconstituer une idéologie à partir d'un ensemble de croyances et de représentations manifestées et/ou reconnues faisant consensus au sein d'un ensemble important de personnes pendant une durée importante et significative, et une fois encore, la combinaison de l'explicite et de l'implicite est un élément crucial dans l'appréhension de ce qui « fait idéologie ». Certains non-dits ou certaines adhésions non discutées, parfois même à l'échelle d'une société ou d'une aire culturelle entière – comme, par exemple, l'adhésion à une doctrine des « droits de l'homme » dans l'Occident contemporain – relèvent eux aussi de ce qui sera ici appelé « idéologie ». Comme le note encore Freeden,

« Les théoriciens de la « fin des idéologies » [dans les années 1950] étaient pris dans une série d'erreurs. La première était une erreur logique. Si les conservateurs, les libéraux et les socialistes étaient tous d'accord pour mettre en œuvre les principes de l’État-providence […] cela ne signifiait pas la fin des idéologies, mais seulement la convergence de plusieurs positions idéologiques sur un certain point. […]

La troisième était une erreur analytique. Les idéologies ne divergent pas seulement sur de grands principes, mais également sur des pratiques secondaires et dont les différences se logent dans les détails. »9

7 Nous emploierons ainsi parfois le mot allemand répandu en sciences humaines : Weltanschauung. 8 Op. cit. p.79.

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Il est important de souligner qu'une idéologie est donc un agrégat de composantes cognitives de natures diverses : elle tient à la fois du discours scientifique ou de l'hypothèse épistémologique sur la vérité ou le sens de l'Histoire que les hommes font (ou subissent), de la proposition normative d'action en conséquence de cette hypothèse, et d'une certaine dimension de croyance prospective plus ou moins rationnelle ou prophétique ayant trait au devenir de l'homme et des sociétés.

En résumé, une idéologie est un ensemble de représentations (implicites ou explicites), convictions et croyances diverses commun à un groupe d'acteurs sociaux au cours d'une période identifiable donnée, et inexorablement susceptible d'évolutions et de recompositions, tant au plan de son contenu qu'au plan de ses promoteurs ou représentants. Il faut donc garder à l'esprit que les limites aussi bien cognitives – c'est-à-dire, relatives au contenu idéologique lui-même – que statistiques – relatives à l'estimation quantitative de la fréquence et de la répartition de cette idéologie dans une population –, et en particulier temporelles – relatives aux inflexions observables au fil du temps – d'une idéologie sont fluctuantes et nécessairement imprécises : comme toute étude sur les « valeurs » ou les représentations, la délimitation des différentes idéologies et l'analyse interne de leurs mutations relève de la schématisation et ne prétend pas à l'exactitude absolue (pour peu que celle-ci soit jamais atteignable en sciences humaines), d'où une dimension nécessairement conventionnelle de leurs délimitations.

Parler ici d« idéologies » comme quasi-synonyme de Weltanschauung collective relève donc délibérément de l'abstraction et d'une tentative de modélisation et de simplification, à des fins d'élucidation, des grandes tendances psychologiques, politiques et sociales d'une société incluse dans le temps et l'espace. Cette tentative devra également inclure sa propre représentation et tenir compte de la perception des acteurs éventuels des faits sociaux étudiés. Il s'agira donc de rester vigilants quant au moment où l'assignation d'étiquettes idéologiques pourra se révéler moins éclairante qu'obscurcissante – et notre travail essaiera, quel qu'en soit le succès, de garder à l'esprit ce risque dont la volonté de nomenclature est toujours porteuse.

« The end-of-ideology theorists [of the 50s] were taken by a series of delusions. The first was a logical error. If conservatives, liberals and socialists all agreed on implementing the principles of the welfare state […] this did not imply the end of ideology but the confluence of many ideoligical positions on a single point. […]

The third was an analytical mistake. Ideology do not only diverge over grand principles but also over peripheral and detailed practices. »

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i.0.2 Définition et délimitation des idéologies : une tripartition théorique

du champ cognitif et psychologique des sociétés occidentales

Ainsi, nous posons qu'il est possible de structurer le champ des idéologies politiques de la période moderne (soit, depuis le XVIe siècle environ avec la cristallisation des États-nations en Europe), et notamment contemporaine (depuis les Révolutions américaine et française en Occident), en trois idéologies distinctes, entendues comme trois corpus de croyances et de représentations fondamentales de la condition humaine et de l’organisation sociale qui façonnent explicitement comme implicitement la psychologie, l'économie et la politique des sociétés : conservatisme, socialisme, libéralisme.

Nous reprenons ici l'expression de « dominance idéologique » proposée par Marcel Gauchet pour désigner l'hégémonie relative de l'une de ces trois idéologies principielles sur une société au cours d'une période temporelle donnée, ainsi que la chronologie qu'il propose de ces périodes de dominance idéologique. Nous nous plaçons enfin dans le cadre global de sa compréhension synthétique de l'Histoire de l'Humanité comme marche progressive vers l'autonomie complète, entendue comme « sortie de la structuration hétéronome » : nous y revenons ci-dessous.

Commençons par proposer une première définition des trois idéologies, à la lumière desquelles nous analyserons l’œuvre politique et éthique de John Stuart Mill. Cette première triple définition sera générale et théorique, relevant de l'analyse macroscopique et métadiscursive des caractéristiques des trois idéologies en question en tant que représentations du monde, dans une perspective trans-historique ne s'appuyant que peu sur les éléments discursifs effectifs des promoteurs de telle ou telle idéologie. Lorsqu'il sera question d'identifier plus précisément les influences de ces différents cadres de pensée sur la philosophie de Mill, nous proposerons en complément, au début de chaque chapitre, un exposé plus précis et plus directement politique des signes distinctifs de chaque orientation, en tant que représentation du monde et en tant que doctrine ou posture assumée, à l'époque de John Stuart Mill.

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i.0.2.1 Le conservatisme

La première des idéologies est le conservatisme10. Idéologie marquée du sceau de la

perpétuation du passé et de la tradition, elle accorde une valeur supérieure à ce qui est antérieur, en supposant que cette antériorité est le signe d'une transcendance fondatrice ayant primitivement informé la condition et les institutions humaines. En ce sens, antériorité et supériorité s'identifient. Une forme de conservatisme est l'idéologie spontanée des sociétés traditionnelles, pré-modernes et structurées par l'hétéronomie, en tant que celles-ci se pensent issues d'ancêtres divins ou semi-divins11 ayant créé l'ordre social connu conformément à une

volonté supérieure – entendre, supérieure à celle dont les hommes auraient été capables. Selon cette conception cosmogonique ou génétique des sociétés anciennes, l'ordre institué est bon par origine et doit donc être purement et simplement « conservé ».

10 Première dans l'ordre des raisons plus encore que dans l'ordre chronologique, puisque malgré ses fondements anciens – la perpétuation de l'ordre hérité – on ne parle à proprement parler de « conservatisme » que lorsque l'idée opère un retour réflexif et se constitue comme telle face à l'affirmation du libéralisme dans la Modernité ; le conservatisme peut alors être considéré comme une « critique interne de la modernité », comme l'écrira Philippe Raynaud : voir I.1.1.3.

11 Que ces ancêtres soient à proprement parler « surnaturels » ou personnifications de la nature elle-même. Voir à ce sujet l'intéressant développement de Léo STRAUSS (1953) dans Droit naturel et histoire : les sociétés les plus archaïques, tout à fait traditionnelles, seraient des sociétés « sans philosophie » au sens où elles n'auraient pas (encore) posé la distinction entre l'homme et la nature, entre nature et culture. Se pensant incluses dans la nature, filles de la nature, elles ne pourraient donc pas avoir l'idée de rechercher une quelconque « vérité » ou un quelconque « bien » au-delà du donné : pour elle, ce qui est est, voilà tout. Il est donc possible de se contenter de perpétuer indéfiniment l'ordre hérité – d'où le qualificatif répandu de « sociétés sans Histoire ». Réfléchir sur la légitimité de l'ordre établi suppose une distance critique vis-à-vis du donné, que Strauss identifie dans « l'invention » de la nature, soit quelque chose d'encore antérieur à tout établissement humain social (et susceptible donc de constituer un absolu auquel se référer contre ce dernier) ou en d'autres termes, dans la distinction qui apparaît en Occident chez les Grecs entre « phusis » (la nature) et « nomos » (la loi), suggérant pour la première fois que celles-ci puissent être différentes – alors que jusque-là, on ne parlait que de coutume. Selon Strauss, c'est à cette distinction que remonte la possibilité même de la pensée d'un « droit naturel » en tant que droit idéal, idée d'un droit absolument juste, qui pourrait être opposé aux coutumes existantes (la coutume étant la pratique donnée et perpétuée comme de toute éternité) et aux lois en place (la loi se différenciant de la coutume par son caractère institué et délibéré). Voir op. cit., p.92 :

« À l'origine l'autorité s'enracinait dans la tradition ancestrale. La découverte de la notion de nature ruine le prestige de cette tradition ancestrale. La philosophie abandonne ce qui est ancestral pour ce qui est bon, pour ce qui est bon en soi, pour ce qui est bon par nature. Toutefois [et c'est là le trait conservateur dont nous parlions] si la philosophie ruine le prestige de la tradition ancestrale, elle en conserve un élément essentiel [l'ancienneté]. Lorsqu'ils parlent de la nature, les premiers philosophes entendent les choses premières, c'est-à-dire les plus anciennes : la philosophie abandonne la tradition ancestrale pour ce qui est plus ancien qu'elle. […] La nature est antérieure à toute tradition et par suite plus vénérable que toute tradition. […] Ce faisant, la philosophie reconnaît en la nature l'étalon. »

– Et ce, même quand il s'agira de combattre explicitement la nature – quelle qu'elle soit, si tant est qu'on puisse la trouver dans le monde humain – ou le donné aux siècles ultérieurs. Par la suite, et principalement dans la Modernité, la nature devient un repère, ou un credo, mais ce n'est pas de la nature qu'il s'agit véritablement. Voir ibid., pp.92-93 :

« Car c'est la raison ou l'entendement qui par le truchement des sens découvre la nature, et la relation de la raison à son objet est foncièrement différente de l'obéissance aveugle que réclame l'autorité proprement dite. En appelant la nature la plus haute autorité, la philosophie effacerait la distinction qui fonde toute philosophie, la distinction entre raison et autorité. »

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En dehors des sociétés dites traditionnelles ou « premières » où la coutume et les mœurs ont plus de place que la loi, et en particulier dans la marche de la société occidentale, cette idéologie accorde ce faisant la primauté à l'aspect politique de l'établissement humain social, sous la forme de la perpétuation d'un ordre collectif et hiérarchique hérité du passé, transcendant chaque individu, ayant fait ses preuves et contraignant les sociétés dans leur ensemble. Aussi le conservatisme est-il l'idéologie la plus encline à s’accommoder de, voire à promouvoir, ce que Louis Dumont a appelé le holisme12, soit la conception de la société

comme tout donné prévalant sur les individus qui la composent, et ce, y compris dans la modernité qui a vu s'imposer un cadre de pensée majoritairement individualiste.

Attaché à une certaine mesure d'hétéronomie dans la vie des sociétés, que celle-ci soit transcendante (pouvoir religieux) ou immanente (pouvoir politique et traditions en vigueur), le conservatisme est l'idéologie de la déférence envers le passé et envers la communauté, du respect des institutions, des hiérarchies et des coutumes héritées, de la défense de l'ordre et du pouvoir établis, de la confiance générale dans les coutumes et dans les pratiques ayant résisté au passage du temps, et réciproquement, de la prudence et de la réticence aux changements rapides et au fractionnement de l'ordre et du corps social sous la pression de l'individualisme ou d'idées contestataires. Ainsi, si l'on devait rapprocher cette idéologie de l'un des éléments de la tripartite devise française13, le conservatisme s'attacherait à la fraternité, en tant que

sentiment toujours-déjà présent, organique et non institué (dans ce que l'institution suppose d'artificiel ou de délibéré), qui unit de manière immémoriale les membres d'une même fratrie, d'une même famille – ou, à l'échelle politique, d'une même région, totem ou nation (soit, au sens propre, le partage réel ou imaginaire d'une même naissance et d'une même origine).

12 Voir DUMONT Louis (1983), Essai sur l'individualisme. Une perspective anthropologique sur l'idéologie

moderne. L'individualisme subordonne la réalité sociale aux intérêts et choix supposés de l'individu tenu pour

cellule de base de la société, tandis que le holisme présupposait l'inclusion toujours-déjà donnée de tout individu dans un collectif transcendant. On notera que conservatisme et holisme ne sont pas pour autant synonymes, puisque l'on verra que l'on retrouve des reviviscences de holisme dans un certain socialisme ; en revanche, libéralisme et individualisme apparaissent à de nombreux égards superposables.

13 Nous avons conscience que le rapprochement peut sembler arbitraire. Outre une certaine « évidence » – le parallèle entre la tripartition des idéologies et la triple devise français nous a toujours semblé spontané, et nous avons pu approfondir ce rapprochement en commentant dans le cadre d'un cours de lycée les ambiguïtés et difficultés de la juxtaposition de ces trois termes, qui paraissent à la fois aussi complémentaires et aussi difficilement conciliables que le qualificatif de « libéral-socialiste-conservateur » qui nous occupe ici –, il est de surcroît significatif et stimulant que l'une des réfutations classiques de On liberty s'intitule précisément Liberty,

Equality, Fraternity ; ce faisant, James Fitzjames Stephen nous semble manquer sa cible puisque, au-delà de

quelques points de détail valables, sa critique globalement conservatrice de la thèse de Mill porte sur l'identification de sa philosophie politique avec la seule promotion de la liberté individuelle, et met ainsi en évidence des lacunes ou des radicalisations qu'il est cependant possible de relativiser ou de corriger en s'attachant à considérer les autres ouvrages du corpus millien et la cohérence d'ensemble de son entreprise. C'est notre objet dans ce travail.

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i.0.2.2 Le socialisme

La deuxième idéologie, le socialisme, est à maints égards l'antagoniste du conservatisme, tandis qu'elle s'en rapproche à d'autres (comme nous le verrons, notamment en ce qui concerne la recherche d'une organisation « organique » et pérenne de la société14).

Idéologie tournée vers le futur et centrée sur la construction autonome des sociétés humaines dans le temps, elle accorde donc la primauté à l’aspect historique de la condition de l’être humain en société et a pour perspective téléologique le « progrès ». Que le moyen de cette auto-production des sociétés dans le temps soit la réforme ou la révolution, le socialisme implique nécessairement une représentation constructiviste de l'établissement humain social et une attitude critique vis-à-vis du donné : peu importe l'ordre hérité (souvent présupposé imparfait voire mauvais en tant que tel), la société bonne ou meilleure est à construire et se pense au futur en termes d'amélioration délibérée et d'accès toujours plus équitable à l'autonomie, pensée à l'échelle collective (émanciper l'Humanité, but revendiqué de la grande majorité des socialismes) bien plus souvent qu'à l'échelle individuelle (comme dans les mouvances anarchistes).

Que ce futur puisse constituer l'aboutissement du processus historique envisagé jusque-là, et atteindre à une « fin de l'Histoire » sous la forme d'une société enfin rationalisée, optimisée et comme réconciliée avec les ses lois fondamentales (qu'il s'agira alors de mettre au jour avec certitude15), assignant ce faisant un terme au Progrès, voilà qui identifie une

branche importante du socialisme du XIXe siècle, qualifié d'« utopique » et qui ne contredit pas son orientation générale vers la construction de l'avenir. Le socialisme utopique ou les utopies socialistes, comme celles de Saint-Simon et de Fourier, chercheront en effet à mettre en place un système intégralement réflexif et cohérent voué à renouer avec un état « organique » de la société, à savoir une configuration à même d'assurer sa perpétuation indéfinie en conformité avec les besoins humains ; en ce sens, cette branche du socialisme recherchera alors un principe d'ordre au même titre qu'un certain conservatisme16. Mais cet

ordre, même dans son aspiration à répondre aux fins « naturelles » de tout établissement humain social, n'est pas donné et se loge dans une connaissance de la « nature », impliquant ensuite une transformation des institutions voire des mœurs en conformité avec la connaissance nouvelle, qui est intégralement à faire et à parfaire. On peut également supposer que la mise en œuvre des moyens de l'utopie est assumée comme asymptotique, même quand

14 Voir I.2.1.2.

15 C'est l'aspect scientifique voire scientiste de ce type de socialisme, dont témoignera Auguste Comte. Voir I.1.2.1.

16 Nous reviendrons sur les ambiguïtés voire les paradoxes de la notion d'utopie plus loin : voir notamment III.0.1. et IV.0.3.

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le programme final est clair, repoussant sans cesse l'échéance et l'étendue de la concrétisation du projet dans sa forme la plus aboutie selon un mouvement souvent centrifuge, de l'expérimentation locale à l'horizon de l'Humanité (comme le revendiquera l'Internationale de manière paradigmatique).

Ce mouvement ambigu de recherche d'émancipation dans la recherche d'un principe d'ordre censé être valable universellement et censé devoir être imposé par tous les moyens sera également à l’œuvre, au siècle suivant, dans les totalitarismes soviétique et national-socialiste, qui peuvent être subsumés sous la catégorie de « dominance idéologique socialiste » puisqu'il s'agit alors, nonobstant les « dévoiements » ou la personnalisation excessive des intentions assumées, d'installer un ordre nouveau présenté comme juste, épuré et pérenne (ainsi de l'ambition d'un « Reich de mille ans »), et de porter au jour un homme nouveau incarnant la réconciliation de l'humain avec sa nature propre et avec l'exploitation rationalisée de son environnement (et ce, même par le moyen d'institutions autoritaires et d'une discipline verticale et horizontale imparable).17

Malgré ses incarnations protéiformes, le socialisme se fixe explicitement comme fin la justice, le plus souvent sous les traits de l'égalité, tenues à la fois pour visées et pour unités de mesures du progrès ; il se pose ainsi comme l'idéologie du mieux-être, de l'émancipation collective vis-à-vis des contraintes et hiérarchies héritées, de la lutte contre l'oppression et l'injustice sous toutes ses formes, au profit d'une cohésion et d'une solidarité renouvelées entre les membres de la communauté.

i.0.2.3 Le libéralisme

La troisième idéologie, le libéralisme, se définit davantage comme une idéologie de l'optimisation au présent des sociétés humaines, conçues comme agrégats d'individus libres et ontologiquement déliés, mais délibérément unis, dans une mesure restreinte, par des relations contractuelles consenties. L'idéologie libérale tend à supposer que la nature de l'homme, s'il faut lui en assigner une, est la liberté individuelle tant au plan philosophique ou métaphysique (le libre-arbitre) qu'au plan politique et normatif (la liberté politique) ; ainsi, l'indépendance des choix et le calcul des préférences sont posés comme présents a priori, indépendamment des traditions héritées ou des configurations sociales.

L'idéologie libérale se centre donc autour de la figure de l'individu supposé égoïste et optimisateur (ou « rationnel-intéressé »), s'organisant avec les autres selon des rapports juridiques (permettant la non-nuisance minimales des intérêts divergents propres à chacun, au

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sein de relation horizontales et voulues axiologiquement neutres) et économiques (permettant l'harmonisation des intérêts, là encore sans recours à une puissance organisatrice supérieure ou transcendante). À ce titre, le libéralisme est l'idéologie de la liberté, pensée prioritairement à l'échelle des acteurs individuels ou privés (même si la liberté des peuples est aussi parfois envisagée) – cette promotion de la liberté pouvant en venir à se fondre, dans la période récente et d'une manière qui peut sembler paradoxale (mais ce n'est pas ici notre objet), avec la rhétorique des droits de l'homme. On voit ainsi que des éléments libéraux sont présents dans presque toutes les autres idéologies de la modernité politique, en ceci que la modernité est globalement individualiste et que l'individu tend à être toujours davantage accepté comme le commencement et la fin de la société18.

i.0.2.4 Macro-idéologies et micro-idéologies

D'autres importantes théories générales de la nature et de la teneur des idéologies sortent de cette tripartition pour y ajouter et étudier à part entière des idéologies mixtes, à première vue plurales ou difficiles à classer, comme le féminisme ou l'écologie : c'est par exemple ce que propose Freeden dans son ouvrage Ideologies and Political Theories : A Conceptual Approach (FREEDEN (1996)). L'approche des idéologies par Freeden est à plusieurs titres comparable à celle que nous utilisons ici : l'idéologie y est conçue comme corpus de représentations et de significations qui cherchent à réordonner les significations disparates perçues dans la vie sociale pour opérer une sorte de « mise en tableau » signifiante du monde, et tout particulièrement du monde humain et des relations sociales, en vue d'une prise de position. Elles opèrent donc, en chacun, une intégration des perceptions et analyse à la fois de la rationalité et de la sensibilité (notamment culturelle).

Les idéologies sont de ce fait intrinsèquement susceptibles de variations synchroniques et de mutations diachroniques liées à leur imbrication nécessaire avec l'action politique et le changement historique, ce qui rend leurs contours labiles, et justifie que Freeden puisse adopter également une approche « micro-analytique » des idéologies en considérant tout corps de doctrine à prétention globalisante et opératoire, et susceptible d'implication et d'action – moyennant une rhétorique particulière – dans le jeu politique, comme une « idéologie », ce

18 Au point que certains éléments soient incorporés par des idéologies se revendiquant explicitement anti-libérales, ainsi d'un certain anarchisme actuel qui, à la différence de l'anarchisme du XIXe siècle, ne s'appuie plus sur une conception « organique » de la société en familles ou en associations liées par des obligations réciproques et contraignantes à même de remplacer la figure centrale d'un État, mais se transforme en mouvance « libérale-libertaire » centrée sur la figure de l'individu supposé délié des autres, avec ses « droits » innés et sa volonté propre.

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qui le fonde à parler d'une idéologie ou d'un discours idéologique féministe, communiste, anarchiste, étatiste… même s'il dénie à tout « -isme » le statut a priori de véritable idéologie.

Si son analyse nous semble valide et utile quand il s'agit de décortiquer les subtilités des rhétoriques politiques ou des forces partisanes dans un cadre politique donné, la réduction du champ de la pensée politique à trois idéologies ultimes nous semble plus fertile pour notre type de recherches et généralement pour toute investigation des philosophies pratiques, en particulier politique, sur un temps long. De plus, plusieurs des idéologies qu'aborde Freeden, comme le féminisme ou l'écologie, semblent elles-mêmes plurielles et divisibles en courants de pensée qui, eux, se rattachent plus ou moins aux trois branches idéologiques que nous retenons. Par exemple, il semble que le féminisme soit loin d'être une mouvance unie, au point que certaines de ses composantes s'opposent absolument : ainsi d'un certain féminisme égalitariste (ou radical-indifférentialiste), tendant à tenir la femme pour un « homme comme les autres », qui s'oppose à un certain féminisme différentialiste, prêtant à la femme une « féminité » irréductible, ou à d'autres théories du « genre » – ces différentes conceptions ontologiques aboutissant à des positionnements tout à fait antagonistes dans la sphère politique, celles-ci allant du conservatisme potentiellement « pro-life » à la défense social-libérale de l'égalité des droits19 ou à la revendication plus socialisante d'aides et de

reconnaissances différenciées de la part de l'État-providence, en passant par la défense scientiste du développement de l'utérus artificiel ou les manifestations libertaires de la mouvance queer ou « postbiologique ». De même, l'écologie n'est pas un courant unifié, et l'on compte en son sein des branches qui peuvent s'apparenter plutôt au socialisme, soucieux d'un égal accès aux richesses naturelles et à la redistribution des biens sur l'ensemble du globe, ou plutôt au conservatisme, dans la mesure où il s'agit de conserver un patrimoine, notamment paysager. Nous aurons l'occasion d'aborder ces différentes ambivalences quand nous étudierons le féminisme comme la proto-écologie dans la pensée de John Stuart Mill.

Les catégories de conservatisme, socialisme et libéralisme semblent donc épuiser le champ des idéologies politiques possibles. Néanmoins, insistons sur le fait qu'on les trouve très rarement à l'état « pur ». Ces trois composantes idéologiques – ou au moins deux d’entre elles – coexistent presque toujours au sein d’une doctrine particulière, et a fortiori au sein des références et des aspirations de la société d'une époque. Toutefois, il s’avère qu’une idéologie se trouve presque toujours en position de surplomb, de plausibilité accrue ou d'adhésion majoritaire à une période donnée (position alors appelée « dominance ») : c’est alors elle qui à

19 Ceux-ci pouvant être économiques, de la demande de taxation des protections périodiques comme « produits de première nécessité » au projet d'un salaire pour la mère au foyer effectuant les missions d'une nourrice, d'une puéricultrice et d'un agent d'entretien.

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la fois synthétise, résume et rétro-détermine la plupart des représentations et les croyances dominantes dans la société considérée.

i.0.3 Chronologie indicative des idéologies : une lecture historique à

prétention systématique et totalisante…

Sur la base de ces délimitations, il est alors possible de reconstituer une histoire des « dominances idéologiques » au sein des sociétés, et notamment des sociétés qui ont elles-mêmes vu éclore et qui ont contribuer à fixer cette tripartition idéologique : l'Occident, notamment européen et états-unien, « premier cercle de la Modernité »20.

i.0.3.1 Une reconstitution de la très-longue Histoire

On peut penser que l'aventure de la condition politique humaine se déploie en trois très grandes phases : de 8000 à 4000 avant notre ère environ, l'humanité semble régie par « la religion sans le politique ». Il faut entendre en cela que c'est un principe transcendant, hétéronome, qui commande l'intégralité de la vie des hommes en sociétés. Pouvoir temporel et pouvoir spirituel ne font qu'un, au profit de l'autorité spirituelle. C'est le temps d'un tribalisme majoritairement animiste centrée sur la figure polyvalente du chef religieux, dépositaire de l'autorité ancestrale et d'une communication privilégiée avec le transcendant.

À partir de -4000 environ, soit le début de l'Antiquité, on peut parler de « religion par et avec le politique » : l'organisation des hommes prend forme sous la forme d'empires, de cités, de formes véritablement politiques où un pouvoir temporel est clairement identifié ; mais ce

20 Selon l'expression de GAUCHET (2009-2014). Il propose ce faisant l'une des dernières philosophies systématiques (non-marxistes) de l'Histoire, et fait l'hypothèse d'une reconstitution possible du cours de l'Histoire humaine selon la clé interprétative suivante : la transition progressive de l'hétéronomie à l'autonomie (popularisée, depuis l'un de ses principaux ouvrages, sous le nom de « sortie de la religion »). Selon lui, l'humanité depuis ses commencements serait engagée dans un processus au long cours de transition d'un état d'« hétéronomie », défini par l'obéissance aux commandements et aux pouvoirs dérivés de la référence à une Transcendance initiale et organisatrice (donc religieuse), à un état encore inachevé d'« autonomie », accentué depuis les débuts de la Modernité politique occidentale et en déploiement constant, quoique hétérochronique, dans les différentes aires civilisationnelles du globe. Cet état est défini par le déclin de la référence à un ordre transcendant comme élément structurant de l'organisation et de la vie des sociétés, par la prise de confiance de l'homme dans ses propres forces pour la compréhension et la transformation du monde, et par l'émancipation croissante des individus vis-à-vis de leurs appartenances et de leurs obligations réciproques issues de la tradition – ce qui rejoint et englobe la théorie anthropologique de Louis Dumont quant au passage des sociétés « développées » du holisme et à l'individualisme. L'Histoire humaine serait donc l'histoire de l'autonomisation des hommes parallèlement sur le plan technique et matériel (avec un affranchissement pratique croissant de tous vis-à-vis de la « nature » et de chacun vis-à-vis des pouvoirs constitués) comme sur le plan symbolique et spirituel (avec une dépendance toujours amoindrie vis-à-vis de la force contraignante et fédératrice d'une référence partagée à la transcendance et à l'au-delà).

Références

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