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Le réalisme phénoménologique subjectiviste : repenser les oppositions métaéthiques

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Le réalisme phénoménologique subjectiviste :

repenser les oppositions métaéthiques

Mémoire

Hugo Tremblay

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Résumé

Les oppositions entre réalisme et antiréalisme puis entre cognitivisme et non-cognitivisme jouent un rôle central dans la typologie des théories métaéthiques. Elles n’arrivent toutefois plus à bien délimiter les positions en jeu. La théorie métaéthique développée dans ce mémoire se heurte à ce problème. Ainsi, l’objectif de ce mémoire est triple. Il tente, d’abord, de remettre en question les oppositions entre réalisme et antiréalisme, puis entre cognitivisme et non-cognitivisme. Il propose ainsi, d’une part, de remplacer la première opposition par une tripartition des familles métaéthiques et, d’autre part, de réconcilier les aspects en apparence contradictoires du cognitivisme et du non-cognitivisme. Il cherche, ensuite, à défendre une théorie métaéthique particulière – le réalisme phénoménologique subjectiviste. Cette théorie impliquant le relativisme moral, il veut, enfin, répondre aux objections communément présentées contre celui-ci.

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Summary

The oppositions between realism and anti-realism and between cognitivism and non-cognitivism play a central role in the typology of metaethical theories. However, they cannot correctly circumscribe the positions at stake nowadays. The metaethical theory developed in this paper faces this problem. Thus, the objective of this paper is threefold. It attempts, first, to question the opposition between realism and anti-realism, and between cognitivism and non-cognitivism. It thus proposes, in the beginning, to replace the first opposition by a tripartite division of metaethical families and, afterward, to reconcile the apparently contradictory aspects of cognitivism and non-cognitivism. It seeks then to defend a particular metaethical theory – the subjectivist phenomenological realism. This theory involving moral relativism, it wants to finally overcome the objections commonly brought against it.

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Table des matières

Résumé iii

Summary v

Table des matières vii

Introduction 1

Chapitre 1 : Par-delà le réalisme et l’antiréalisme 5

Une brève histoire de la métaéthique 7

G.E Moore et le naturalisme 7

La critique du réalisme moral 9

L’explosion des positions métaéthiques 10

L’indépendance de l’esprit 12

Deux formes d’indépendance de l’esprit 14

Indépendance ontologique : formelle ou matérielle 16

Indépendance ontologique et perception 18

L’indépendance épistémique 19

Trois familles de théories métaéthiques 23

Chapitre 2 : Réconcilier le cognitivisme et le non-cognitivisme

moral 29

Les enjeux traditionnels du cognitivisme et non-cognitivisme moral 31

Forces et faiblesses du cognitivisme moral 31

Forces et faiblesses du non-cognitivisme moral 33

Le problème moral 36

Le cognitivisme moral : deux thèses distinctes 37

La théorie humienne de la motivation et ses critiques 39

Le jugement moral : entre désir et croyance 41

Qu’est-ce qu’un désir ? 41

Le rôle des émotions dans nos jugements moraux 45

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Le jugement moral relève-t-il des croyances ou des désirs ? 53

Qu’est-ce qu’une croyance morale vraie ? 55

Le réalisme phénoménologique subjectiviste 56

Le réalisme phénoménologique subjectiviste et le réalisme substantiel 57 Le réalisme phénoménologique subjectiviste et le nihilisme moral métaéthique 58

Chapitre 3 : Une défense du relativisme moral 61

Relativisme descriptif et relativisme métaéthique 63 Le relativisme phénoménologique subjectiviste : une théorie relativiste 64

Relativisme moral et objectivité 66

Première objection : une position incohérente 69

Une chose ne peut être à la fois vraie et fausse 71

Seconde objection : la présumée existence de valeurs universelles 74

Le relativisme et la convergence culturelle des jugements moraux 77

Pourquoi certaines valeurs morales semblent-elles universelles ? 78

Conclusion 81

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Introduction

La métaéthique s’intéresse à la nature de la moralité. Son champ est ainsi délimité par des questions comme celles-ci1 :

(1) Ontologie morale : Existe-t-il quelque chose comme des faits moraux ou des propriétés morales dans le monde ?

(2) Épistémologie morale : La connaissance morale est-elle possible ? Comment pouvons-nous avoir accès aux faits moraux s’ils existent ?

(3) Sémantique morale : Quelle est la signification de termes moraux comme « bien », « juste » ou « obligatoire » ? Quels sont les états d’esprit exprimés par les énoncés moraux ?

(4) Psychologie morale : Quel lien y a-t-il entre les jugements moraux et la motivation à agir ?

Ces questions ont intéressé des philosophes de tous les siècles – de Socrate aux philosophes contemporains –, mais c’est principalement au cours du 20e siècle qu’elles se sont précisées et que la métaéthique a connu ses plus grands développements2. En fait, il est commun de situer les débuts de la métaéthique à la fin du 19e siècle, avec le développement du « non-naturalisme3 » en éthique par des philosophes comme Henry Sidgwick et G.E Moore. Dans les décennies qui suivent, les oppositions s’organisent principalement autour de positions dites « non cognitivistes », diamétralement opposées aux canons du non-naturalisme4.

La façon dont la métaéthique s’est développée au début du siècle n’est pas sans importance. Elle s’est articulée en fonction d’oppositions tranchées, divisant les différentes familles de théories métaéthiques selon les réponses données à certaines questions précises.

1 Je m’inspire ici du découpage proposé dans Miller, 2003, p. 2. 2 Dorwall, Gibbard et Railton, 1992.

3 Hurka, 2011, p. 1.

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Le réalisme s’oppose ainsi à l’antiréalisme, le cognitivisme au non-cognitivisme, le rationalisme à l’émotivisme, l’objectivisme au subjectivisme, l’universalisme au relativisme, etc. Parmi ces oppositions, les débats sur le réalisme et le cognitivisme ont acquis un statut particulier ; ces catégories jouent un rôle central dans la typologie des théories métaéthiques auxquelles on demande de répondre aux deux questions suivantes :

(1) Existe-t-il des faits moraux indépendants des êtres humains ? Oui (réalisme moral) ; non (antiréalisme moral).

(2) Les jugements moraux relèvent-ils de croyances ou d’états conatifs ? De croyances (cognitivisme) ; d’états conatifs (non-cognitivisme).

Mais l’opposition entre réalisme et antiréalisme, d’une part, puis celle entre cognitivisme et non-cognitivisme, d’autre part, posent problème. En effet, de nombreuses théories métaéthiques possèdent des caractéristiques propres à chacun des courants opposés, alors que ces derniers sont jugés mutuellement exclusifs. C’est d’ailleurs à ce problème que se heurte la théorie métaéthique développée dans ce mémoire.

À la lumière de ce constat, l’objectif de ce mémoire est triple. Il tente, d’abord, de remettre en question les oppositions entre réalisme et antiréalisme, puis entre cognitivisme et non-cognitivisme. Il propose ainsi, d’une part, de remplacer la première opposition par une tripartition des familles métaéthiques et, d’autre part, de réconcilier les aspects en apparence contradictoires du cognitivisme et du non-cognitivisme. Il cherche, ensuite, à défendre une théorie métaéthique particulière – le réalisme phénoménologique subjectiviste. Cette théorie impliquant le relativisme moral, il veut, enfin, répondre aux objections communément présentées contre celui-ci.

Le premier chapitre plaide en faveur de l’abandon de l’opposition dichotomique entre réalisme et antiréalisme moral au profit d’une tripartition. L’objectif est de démontrer que l’idée « d’indépendance de l’esprit » – une idée centrale à la question du réalisme moral – peut être comprise selon deux sens différents : l’indépendance ontologique et l’indépendance épistémique. Cette distinction nous encourage à concevoir trois grandes approches ontologiques en métaéthique : le réalisme moral substantiel, le réalisme moral

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phénoménologique et le nihilisme moral métaéthique. Une telle tripartition a l’avantage de rendre compte de deux genres distincts de réalités morales dont cherchent à témoigner les métaéthiciens : une réalité phénoménologique par opposition à une réalité substantielle.

En tant que famille de théories, le réalisme phénoménologique admet différentes explications de ce qu’est l’expérience morale, ouvrant vers différentes variantes de cette théorie. Le second chapitre expose et défend l’une de ces variantes : le réalisme phénoménologique subjectiviste, une théorie inspirée des travaux de Stéphane Lemaire5 et Jesse Prinz6. Selon le réalisme phénoménologique subjectiviste, le phénomène moral ne s’explique pas par la perception d’une réalité morale objective, mais par l’expérience d’émotions morales subjectives sur lesquelles nous formons des croyances. En fonction d’une telle explication, cette théorie a l’avantage de réconcilier (et donc de rejeter l’opposition entre) le cognitivisme et le non-cognitivisme. Selon la thèse défendue, le désir moral et la croyance morale ne sont pas réellement des entités distinctes, mais plutôt deux façons de se rapporter à l’expérience subjective du désir moral : l’expérience du désir moral telle qu’elle est vécue (le désir en tant que tel) se trouvant en constante relation avec l’expérience du désir moral telle que nous projetons, par notre imagination, qu’elle est ou sera vécue dans certaines situations (la croyance morale).

Parce qu’il soutient que la vérité des croyances morales est attestée par les expériences émotionnelles subjectives des individus, le réalisme phénoménologique subjectiviste implique le relativisme moral. Mais le relativisme moral fait face à d’importantes objections. Ainsi, pour renforcer la défense du réalisme phénoménologique subjectiviste, le troisième chapitre s’attaque à deux des principales objections faites au relativisme : l’incohérence apparente du relativisme et la présumée existence de valeurs morales universelles. Après avoir clarifié en quoi la théorie défendue implique le relativisme métaéthique par opposition au relativisme descriptif, je soutiens que l’incohérence apparente du relativisme métaéthique est résolue lorsque l’on distingue correctement les différents niveaux de jugements en cause dans la réflexion métaéthique (moral, métaéthique et épistémologique). Par la suite, j’explique comment la théorie

5 Lemaire, 2008. 6 Prinz, 2007.

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subjectiviste défendue au second chapitre permet tout de même d’expliquer la convergence de nombreux jugements moraux. Ainsi, il est possible d’expliquer cette convergence sans pour autant adhérer à l’universalisme moral.

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Chapitre 1 : Par-delà le réalisme et l’antiréalisme

Il n’est pas rare de présenter les différentes théories métaéthiques comme appartenant à l’une ou l’autre de deux grandes familles de théories opposées7 : le réalisme et l’antiréalisme moral8. On trouve au cœur de cette opposition la question de l’indépendance de l’esprit : existe-t-il des faits moraux indépendants de nous ?

Cette question est fondamentalement problématique, car tous ne s’entendent pas sur ce que signifie « l’indépendance de l’esprit ». Autant des réalistes que des antiréalistes nous disent que, dans un sens, la moralité est indépendante de l’esprit humain, mais dans un autre, elle ne l’est pas. Par exemple, pour un réaliste comme Ruwen Ogien :

La notion d’indépendance ne doit pas être prise au sens absolu. Nous pouvons envisager toutes sortes de formes intermédiaires entre une réalité qui serait parfaitement indépendante de nous et une autre qui ne le serait pas du tout9.

D’un autre côté, des antiréalistes comme Christine Korsgaard, David Copp et Jesse Prinz n’hésitent pas à parler respectivement de « réalisme procédural10 », de « réalisme de base11 » et de « réalisme interne12 » pour qualifier leurs théories antiréalistes, car bien qu’antiréalistes, ces théories admettent que le phénomène moral est dans un sens indépendant de l’esprit.

7 Brink, 1989, pp. 6-8 ; Fisher et Kirchin, 2006, pp. 2-3 ; Ogien, 1999, pp. 3-5. L’opposition entre

cognitivisme et non-cognitivisme est aussi l’une des principales dichotomies employées pour qualifier les théories métaéthiques. Cette seconde opposition sera examinée dans le second chapitre.

8 Ce mémoire énonce à de nombreuses reprises les termes de « réalisme moral » et « d’antiréalisme moral ».

Afin d’éviter d’alourdir le texte, ces termes seront parfois énoncés sans le qualificatif « moral » (soit seulement « réalisme » et « antiréalisme »). Néanmoins, ces termes se référeront toujours à la question du réalisme et de l’antiréalisme moral, et non pas à la question du réalisme et de l’antiréalisme comme thèse ontologique globale. La précision est importante, car comme le souligne Alexander Miller :

La question de la nature et de la plausibilité du réalisme est pertinente pour un grand nombre de sujets d’intérêt, incluant l’éthique, l’esthétique, la causalité, la modalité, la science, les mathématiques, la sémantique, puis les objets matériels quotidiens du monde macroscopique et leurs propriétés. Bien qu’il soit possible d’accepter (ou de rejeter) le réalisme pour l’ensemble de ces sujets, il est plus commun pour les philosophes d’être distinctement réalistes ou antiréalistes à l’égard de divers sujets (Miller, 2012, Introduction. Je traduis de l’anglais.)

9 Ogien, 1999, p. 52. 10 Korsgaard, 1996, p. 35. 11 Copp, 2005, pp. 271-272. 12 Jesse Prinz, 2007, p. 14.

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Ce phénomène est révélateur. Il suggère que nous avons aujourd’hui intérêt à aller au-delà de la dichotomie entre réalisme et antiréalisme pour bien rendre compte des grandes familles de théories métaéthiques. Cette dichotomie ne met pas correctement en lumière des divergences majeures que l’on retrouve à l’intérieur des théories particulières associées à l’une ou l’autre de ces deux grandes familles, particulièrement en ce qui a trait à la question de l’indépendance de l’esprit. En donnant l’impression de scinder la réflexion métaéthique entre deux grandes approches ontologiques, cette dichotomie ne fait qu’obscurcir les véritables présupposés des différentes théories métaéthiques.

Dans ce chapitre, je montrerai en premier lieu comment cette opposition dualiste s’est développée et pourquoi elle a eu initialement une pertinence. Brièvement résumée, l’idée est que, jusqu’au milieu du 20e siècle, le débat entre réalistes et antiréalistes ne portait pas sur la question de l’indépendance de l’esprit. Jusqu’à ce point, le débat métaéthique visait principalement à déterminer si les jugements moraux relevaient de croyances ou d’états conatifs. Mais dans la seconde moitié du 20e siècle, l’opposition entre cognitivisme et non-cognitivisme a cessé d’être le principal enjeu. En effet, à ce moment, la signification et les implications de nombreux concepts inhérents à la métaéthique – des concepts comme « indépendance de l’esprit », « cognitivisme », et « vérité » – furent réinterprétées et précisées13. Pour cette raison, la simple dichotomie réalisme/antiréalisme ne parvient plus à rendre compte correctement de ce que les théories métaéthiques concurrentes défendent réellement.

À la suite de cette analyse, je démontrerai que l’idée de l’indépendance de l’esprit est celle qui est au centre de la question du réalisme moral. Mais il y a une difficulté importante, celle-ci vient du fait que le sens de l’idée d’indépendance de l’esprit est équivoque. Il faut faire la distinction entre ce que je nomme une indépendance ontologique et une indépendance épistémique à l’égard de l’esprit.

Une telle distinction a pour conséquence de mener à trois approches différentes pour aborder la question du réalisme moral. Ces trois approches seront explicitées en proposant

13La métaéthique n’est aujourd’hui plus principalement concernée par des questions de philosophie du

langage, elle s’est ouverte à de nombreux autres domaines comme l’ontologie, l’épistémologie, la phénoménologie, et la psychologie morale (Brink, 1989, p. ix ; Miller, 2003, pp. 2-3 ; Ogien, 1999, pp. 114, 158-159 ; Virvidakis, 1999, pp. 420-422).

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une nouvelle division des théories métaéthiques en trois grandes familles : le réalisme

substantiel, le réalisme phénoménologique et le nihilisme moral métaéthique. L’objectif

n’est pas de proposer de nouveaux termes dans un domaine qui en regorge déjà suffisamment. Il s’agit plutôt de clarifier le domaine de la métaéthique en distinguant et en explicitant trois formes d’approches métaéthiques bien distinctes ayant des visées et des implications complètement différentes.

Une brève histoire de la métaéthique

Pour comprendre comment s’est développé le problème de l’indépendance de l’esprit au sein de la question du réalisme moral, il nous faut en premier lieu examiner comment l’opposition entre réalisme et antiréalisme moral a vu le jour. L’idée est de démontrer que si cette opposition n’est aujourd’hui plus adéquate, elle a eu initialement sa pertinence. C’était le cas lorsque réalisme et antiréalisme étaient pratiquement synonymes de cognitivisme et non cognitivisme.

G.E Moore et le naturalisme

Au début du 20e siècle, avec la position réaliste non naturaliste de G.E Moore et son « argument de la question ouverte » (open question argument)14, le débat métaéthique était surtout orienté en fonction de l’opposition entre deux théories réalistes : le naturalisme et le

non-naturalisme15. Les deux théories s’opposaient sur la réponse que l’on peut donner à la question suivante : lorsque nous employons des termes à connotation morale – des termes comme « bien », « mal » ou « juste » –, pouvons-nous définir ces termes sans faire référence à d’autres termes à connotation morale ? En d’autres mots, lorsque nous cherchons à donner un sens à des termes impliquant des jugements moraux ou normatifs – soit des termes qui nous dictent comment agir d’un point de vue moral, et non pas seulement à décrire comment le monde est –, pouvons-nous le faire seulement en référant à

14L’ouvrage classique de Moore dans lequel l’on retrouve une première version détaillée de sa position et

l’argument de la question ouverte est son Principia Ethica (1903).

15Ruwen Ogien soutient que le naturalisme ne fait pas partie du réalisme moral (1999, p. 25). Mais dans son

cas, ce qu’il entend par « réalisme moral » relève plus d’une théorie métaéthique particulière. Il ne s’agit pas de la famille de théories telle qu’elle est comprise dans ce travail.

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des termes ou à des faits naturels16 ? Pouvons-nous, par exemple, légitimement affirmer que « ce qui est bien (un fait normatif) est ce qui est plaisant (un état psychologique naturel) » comme le font les hédonistes ? Mais si « bien » et « plaisant » sont synonymes, ne s’agit-il pas là d’une définition circulaire et arbitraire du bien qui reviendrait à dire « ce qui est plaisant est ce qui est plaisant », sans réellement expliquer ce qu’est l’essence du bien17 ?

Pour les non-naturalistes, la seule façon de définir un concept moral, c’est en faisant référence à un autre concept moral. Nous ne pouvons jamais définir les jugements moraux en faisant strictement appel à des faits naturels. Cela n’empêche pas qu’il existe des vérités morales, mais nous sommes aptes à percevoir ces vérités par des intuitions morales plutôt que par nos sens habituels18.

De leur côté, les naturalistes considèrent qu’il est possible de réduire les propriétés morales (normatives) à des propriétés et faits naturels relevant d’une explication scientifique du monde – par des termes psychologiques ou physiques, par exemple. Selon eux, nous pouvons comprendre et décrire les faits moraux comme n’importe quelle autre réalité physique. Et nous pouvons accéder à ces faits par les mêmes sens qui nous servent à percevoir le monde physique.

Bien qu’ils s’opposent sur la nature ontologique des faits moraux (relèvent-ils d’une réalité distincte du monde naturel ou non ?), les naturalistes et les non-naturalistes s’entendent toutefois sur un point fondamental : les faits moraux existent bel et bien et ils sont indépendants des êtres humains19. Selon eux, le bien trouve ses fondements dans des faits objectifs indépendants de nous ; il ne relève pas d’une construction humaine. Il s’agit d’une défense de ce que nous appelons le réalisme moral. Nous accédons aux faits moraux

16 La plupart des ouvrages d’introduction à la métaéthique présentent l’opposition classique entre le

naturalisme et le non-naturalisme puis la contribution de Moore à ce sujet. Pour un résumé de cette opposition et de la position de Moore, voir entre autres : Hurka, 2010 ; Miller, 2003, pp. 10-25 ; Ogien, 1999, pp. 7-15.

17 Baldwin, 2010, pp. 286-287.

18Tous les non-naturalistes ne s’entendent pas sur les facultés qui permettent d’accéder et de connaître cette

vérité morale qui serait distincte du monde naturel, néanmoins, l’appel à un « sens moral » ou à une « intuition morale » est une stratégie commune. Voir Brink, 1989, pp. 2-3 et Ridge, 2013, Section 3.

19Il est à noter que si nous reconnaissons généralement que les réalistes défendent l’indépendance des faits

moraux à l’égard de l’esprit humain, ce que nous entendons par « indépendance de l’esprit » peut s’avérer très complexe. Je m’attaque à cette question dans la section Le problème de l’indépendance de l’esprit.

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extérieurs et indépendants de nous par le biais de différentes facultés humaines, comme nous accédons aux objets du monde physique par nos sens. Par exemple, nous percevons les couleurs par la vue – une faculté que possède l’humain –, mais les propriétés faisant qu’un objet est d’une certaine couleur existent indépendamment de nous. Il en va de même pour les faits moraux, peu importe la faculté nous permettant de les percevoir.

La critique du réalisme moral

Vers les années 1930-1940, certains philosophes se sont opposés aux réalistes moraux en affirmant que l’idée de « faits moraux » n’avait tout simplement aucun sens20. Pour les « antiréalistes », la moralité ne relève pas d’une réalité objective indépendante de nous. Ainsi, les jugements moraux ne peuvent pas avoir pour objet des faits sur lesquels nous avons développé des croyances objectivement fondées. Les jugements moraux expriment plutôt des états conatifs : des états mentaux (des états inévitablement subjectifs) qui nous poussent à l’action et qui ne peuvent pas en eux-mêmes être dits vrais ou faux. Cette façon de concevoir la moralité prit le nom de non-cognitivisme21. Indirectement, elle prit aussi le nom d’antiréalisme, puisque celle-ci s’opposait à la thèse centrale du réalisme moral : l’existence d’une réalité morale objective et indépendante de nous. La notion d’antiréalisme s’élargira éventuellement pour inclure d’autres théories métaéthiques que le non-cognitivisme (comme les théories de l’erreur et le constructivisme), mais antiréalisme et non-cognitivisme furent initialement considérés comme synonymes. À ce point de la réflexion métaéthique, l’opposition réalisme/antiréalisme pouvait être comprise comme l’opposition entre les théories réalistes cognitivistes et les théories antiréalistes non-cognitivistes.

Dans les années qui ont suivi ses premières formulations, l’antiréalisme non cognitiviste est devenu une position classique en métaéthique22. En raison de sa facilité à

20 Darwall, Gibbard et Railton, 1992, p. 119.

21Au tout début du non-cognitivisme, A.J. Ayer affirmera que les états conatifs en cause étaient des émotions ;

sa théorie non cognitiviste portera alors le nom d’émotivisme (Ayer, 1936). D’autres philosophes défendront cette idée (principalement C. L. Stevenson [1937, 1944]) mais les possibilités d’états conatifs impliqués et de théories non cognitivistes se multiplieront avec le temps (l’expressivisme de Blackburn et Gibbard, le prescriptivisme de Hare). Voir Van Roojen, 2012, Section 2 pour un survol de cette évolution.

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rendre compte de l’aspect motivant des jugements moraux, il offre une option fort intéressante à l’alternative réaliste entre naturalisme et non-naturalisme23. Darwall, Gibbard et Railton font d’ailleurs remarquer que contrairement à ce que l’on aurait pu penser, le principal bénéficiaire du débat entre naturalisme et non-naturalisme ne sera pas l’un ou l’autre de ces deux camps, mais bien le non-cognitivisme24.

Ainsi, jusqu’au milieu du 20e siècle, l’opposition entre réalisme et antiréalisme avait sa pertinence. Elle opposait tout simplement les cognitivistes (qu’ils soient naturalistes ou non-naturalistes) aux non-cognitivistes.

L’explosion des positions métaéthiques

Au cours de la deuxième moitié du 20e siècle, le nombre de théories métaéthiques a explosé ; les théories métaéthiques se sont diversifiées et sont devenues de plus en plus sophistiquées et précises25. Du côté des antiréalistes, au-delà des sophistications du non-cognitivisme26, on peut noter le développement des théories de l’erreur et du constructivisme moral27. Par le biais de ces développements, on constate aussi de nouvelles théories de la vérité et de nouvelles conceptions à propos de la logique des énoncés moraux28. Alors que du côté des réalistes, il sera principalement question de « modérer » les implications du réalisme moral quant à l’idée d’indépendance de l’esprit, d’expliquer comment nous avons accès à cette réalité morale, puis d’expliquer comment celle-ci peut nous motiver à agir29. Le plus souvent, la stratégie est de développer des théories permettant de préserver les aspects favorables d’une position sans pour autant hériter de ses

23 Mark Schroeder, 2010, p. 13.

24 Darwall, Gibbard et Railton, 1992, p. 119.

25 Ibid., pp. 121-124, pour un survol de différents développements à partir de 1950.

26 Les principaux représentants étant Ayer, Stevenson, Hare, et plus près de nous, Gibbard et Blackburn. Voir

Van Roojen, 2012, Section 2 pour un survol de l’évolution du non-cognitivisme.

27 Joyce, 2009.

28 Pour ce qui est des théories de la vérité, on peut entre autres penser à l’opposition entre les théories

minimalistes (Smith, 1999, Section « Minimalism » ; Stoljar et Damnjanovic, 2012, Introduction) et les théories plus substantielles (Ogien, 1999, pp. 170-171). Pour ce qui des théories sur la logique des énoncés moraux, on peut penser aux travaux de Hare (1952, 1970) et Blackburn (1984, 1988) à propos d’une logique des attitudes, puis à ceux de Gibbard (1992) qui défend une logique des normes. Nous reviendrons sur ces questions au second chapitre.

29 Pour les naturalistes, il faut répondre à l’argument de la question ouverte de Moore (1903). Pour les

non-naturalistes, il faut répondre à l’argument de l’étrangeté de Mackie (1977, pp. 36-42). Voir Joyce, 2009, Supplément 4.1 et Miller, 2003, pp. 116-118 pour un résumé de l’argument.

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implications négatives. Si l’on admet parfois certaines implications négatives, on cherche alors à les atténuer.

De telles stratégies ont eu pour effet d’amener les métaéthiciens à dépasser les domaines d’investigation initialement empruntés dans la réflexion métaéthique (principalement la philosophie du langage). Il ne s’agit plus seulement de penser l’opposition sémantique entre cognitivisme et non-cognitivisme30. Les métaéthiciens s’attaquent aujourd’hui à des questions de tous les domaines ; que ce soit l’ontologie, l’épistémologie, la sémantique, la phénoménologie ou la psychologie morale31. Cette sophistication des théories métaéthiques a permis d’approfondir et d’entraîner de nouvelles interprétations à l’égard de concepts tels que l’indépendance de l’esprit, les croyances, les états conatifs, et l’idée de vérité morale. En raison de ces multiples développements, la dichotomie réalisme/antiréalisme moral ne permet plus de rendre compte correctement des divergences majeures que l’on retrouve entre les théories associées à l’une ou l’autre de ces deux familles.

Bref, si auparavant l’opposition entre réalistes et antiréalistes se résumait pratiquement à l’opposition entre réalistes cognitivistes et antiréalistes non cognitivistes, les choses ne sont plus aussi simples. Nous avons aujourd’hui mis en lumière l’existence de théories antiréalistes cognitivistes comme les théories de l’erreur32 et le constructivisme33.

30Joyce, 2009, Section 1; Ogien, 1999, pp. 181-182.

31 Brink, 1989, p. ix ; Miller, 2003, pp. 2-3 ; Ogien, 1999, pp. 114, 158-159 ; Virvidakis, 1999, pp. 420-422. 32 Comme le réalisme et le cognitivisme moral, les théories de l’erreur affirment que le langage contenant des

jugements moraux vise bel et bien à décrire une réalité morale objective et. Néanmoins, selon les théoriciens de l’erreur, puisqu’il n’existe aucune réalité morale dans le monde qui pourrait rendre nos croyances sur cette (supposée) réalité vraies, les jugements moraux sont constamment faux. Bref, pour les théoriciens de l’erreur, les jugements moraux portent sur un contenu illusoire, et tous ces jugements sont dans l’erreur. Mais attention, les théories de l’erreur n’impliquent pas qu’on ne puisse rien dire de vrai sur la moralité. On peut par exemple dire qu’il n’existe pas de réalité morale ni de propriétés morales, soit précisément ce qu’affirment les théories de l’erreur. Par analogie, la position des théoriciens de l’erreur à l’égard de la moralité est parfois comparée à celle des athées à l’égard de Dieu (ou des dieux). La première caractérisation des théories de l’erreur est associée à J.L. Mackie (1977). Pour un survol des théories de l’erreur, voir entre autres Fisher et Kirchin, 2006, pp. 8-9, 69-71 ; Joyce, 1999, Section 4 ; Miller, 2003, chapitre 6.

33 Les constructivistes affirment à l’instar des réalistes que les jugements moraux peuvent être vrais et qu’il ne

s’agit pas d’une illusion. Toutefois, le constructivisme est bien une théorie métaéthique antiréaliste, car il affirme que s’il existe des faits moraux, ceux-ci ne sont pas indépendants de l’esprit humain mais plutôt construits par l’esprit humain en fonction d’une procédure réflexive particulière. Pour le constructivisme, les croyances morales vraies sont celles qui découlent d’une application adéquate de la procédure réflexive morale. Ceci étant dit, le constructivisme a un statut assez particulier ; tous ne s’entendent pas pour dire

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En somme, le fait qu’une théorie métaéthique souscrive au cognitivisme moral n’est pas suffisant pour déterminer si cette théorie doit être associée au réalisme moral34.

En fait, pour bien comprendre les véritables enjeux qui occupent les réflexions centrées sur le réalisme et l’antiréalisme, il faut surtout se concentrer sur les implications qui découlent de la question de l’indépendance de l’esprit.

L’indépendance de l’esprit

Si la question du cognitivisme et du non-cognitivisme est distincte de celle du réalisme et de l’antiréalisme moral, nous pouvons néanmoins affirmer qu’il existe tout de même une thèse centrale permettant de distinguer le réalisme moral de l’antiréalisme : la question de l’indépendance des faits moraux à l’égard de l’esprit. À première vue, il s’agit effectivement d’une thèse à laquelle tiennent les réalistes : les faits moraux existent et ils sont indépendants de notre esprit35. Lorsque nous développons une croyance sur ces faits, la croyance est avérée (ou non) en fonction de l’adéquation entre notre croyance et la réalité morale, indépendante de nous.

Ce serait effectivement une distinction pertinente si les réalistes moraux étaient tous d’accord pour dire que la moralité est entièrement indépendante de l’esprit humain, et inversement, si les antiréalistes moraux étaient tous d’accord pour dire que la moralité est entièrement dépendante de l’esprit humain. Mais comme le fait remarquer Richard Joyce, la chose est aujourd’hui beaucoup plus nuancée36 ; de nos jours, « l’énoncé “X est (in)dépendant de l’esprit” est certainement trop vague pour permettre de comprendre ce qu’on entend par de telles métaphores si chargées de sens37. »

Ainsi, pour un réaliste comme Ruwen Ogien :

qu’il s’agit d’une théorie métaéthique. Certains l’associent plutôt à l’éthique normative (voir Darwall, Gibbard et Railton, 1992, pp. 137-144) et d’autres considèrent qu’il ne s’agit pas d’une théorie antiréaliste, mais plutôt d’une théorie qui se situerait quelque part entre le réalisme et l’antiréalisme (Enoch, 2009, pp. 324-326). On retrouve toutefois dans Street, 2010 des arguments convaincants en faveur de l’idée selon laquelle le constructivisme peut être à la fois une théorie normative et une théorie métaéthique antiréaliste.

34 Ogien, 1999, p. 113.

35 Miller, 2012, Introduction ; Street, 2010, p. 370.

36 Dans Virvidakis, 1999, l’auteur parle de « stratégies de modération » du réalisme moral. 37Joyce, 2009, Section 5. Je traduis de l’anglais.

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La notion d’indépendance ne doit pas être prise au sens absolu. Nous pouvons envisager toutes sortes de formes intermédiaires entre une réalité qui serait parfaitement indépendante de nous et une autre qui ne le serait pas du tout38.

Et Ogien n’est pas le seul réaliste à penser ainsi. Lorsqu’il présente les différentes stratégies de modération du réalisme moral, Stelios Virvidakis souligne que « si tout réalisme implique une sorte de transcendance de la réalité par rapport aux données dont nous sommes capables de disposer, il semble que cette transcendance ne puisse pas être absolue en éthique39. »

Par ailleurs, de nombreux antiréalistes ne sont pas prêts à affirmer que la moralité est complètement dépendante de l’être humain. D’ailleurs, certains antiréalistes n’hésitent pas à utiliser le terme de « réalisme » doublé d’un qualificatif pour nommer leurs théories. Mais malgré la part de réalisme et d’indépendance que supposent ces théories antiréalistes, les défenseurs de ces dernières affirment que leur position demeure bien distincte du réalisme moral.

Par exemple, Christine Korsgaard parle de « réalisme procédural » par opposition au « réalisme substantiel ». Contrairement au réalisme substantiel – qui se trouve à être le réalisme moral traditionnel –, le réalisme procédural n’implique pas l’existence d’une réalité morale indépendante de l’esprit humain.

Le réalisme procédural ne requiert pas l’existence d’entités intrinsèquement normatives, autant pour la moralité que pour tout type d’énoncé normatif. Il est compatible avec l’idée que les conclusions morales sont le dictat de la raison pratique, ou la projection de sentiments humains, ou les résultats d’une certaine procédure constructive similaire à celle décrite par John Rawls40.

De son côté, Jesse Prinz fait une distinction entre le « réalisme externe » – soit le réalisme moral traditionnel –, puis le « réalisme interne », sa position au sujet de l’existence des faits moraux :

Le terme « réalisme » est parfois réservé pour un type d’indépendance de l’esprit : le fait que a est F est réel, selon cette interprétation, ne dépend pas de notre compréhension que a est F. [...] Appelons cela le réalisme externe. Le réalisme

38 Ogien, 1999, p. 52. 39 Virvidakis, 1999, p. 424.

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interne, par opposition, est l’idée selon laquelle a est F est un fait, mais ce fait dépend de notre compréhension de a est F41.

David Copp fait quant à lui la distinction entre ce qu’il nomme un « réalisme indépendant de tout point de vue » et un réalisme de base – ce dernier impliquant nécessairement la dépendance à un sujet42.

Et finalement, Richard Joyce décrit le « subjectivisme » (tel qu’il l’entend) comme étant une théorie qui « conçoit que les faits moraux existent tout en affirmant, pour une raison à déterminer, qu’ils sont constitués par un exercice de l’esprit humain43 ».

Pour ces antiréalistes, dans un sens, la moralité est dépendante des êtres humains – la moralité naît en raison d’une certaine expérience humaine –, et dans un autre, la moralité est indépendante de l’être humain – ce qui nous permet de dire qu’un jugement moral est correct ou vrai (le cas échéant) est indépendant de l’esprit humain. Cela est manifeste : le terme « indépendant » est ici équivoque44 et il faut clarifier ce que l’expression « les faits moraux sont indépendants (ou dépendants) de notre esprit » signifie pour un réaliste ou un antiréaliste.

Deux formes d’indépendance de l’esprit

Pour bien comprendre la forme d’indépendance de l’esprit défendue par certains antiréalistes, il est pertinent d’utiliser un exemple de Jesse Prinz formulé dans The

Emotional Construction of Moral45. Selon lui, même si certains faits nécessitent l’esprit humain pour exister, il n’est pas incohérent d’affirmer que ces faits peuvent aussi admettre une forme d’indépendance à l’égard de l’esprit humain. Pour soutenir son point, il s’appuie sur la psychologie (comprise ici comme la science visant à comprendre le fonctionnement de l’esprit humain).

41 Prinz, 2007, p. 14. Je traduis de l’anglais. 42 Copp, 2005, p. 271.

43 Joyce, 2009, Section « 1. Characterizing moral anti-realism ». Je traduis de l’anglais.

44Voir Prinz, 2007, chapitre 4, pour un survol des différentes façons dont on peut concevoir l’objectivité et

l’indépendance de l’esprit en fonction de divers degrés de « robustesse ».

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L’idée peut être ainsi résumée : personne ne peut sincèrement affirmer que la psychologie pourrait exister sans l’existence des êtres humains. L’« objet » d’étude de la psychologie étant l’esprit humain, sans l’existence de l’être humain, il n’y a plus d’objet à étudier. En ce sens, la psychologie est dépendante de l’esprit humain. Néanmoins, la psychologie vise à décrire de façon objective et impartiale le fonctionnement de l’esprit humain ; elle cherche à expliquer l’esprit comme s’il s’agissait d’un objet indépendant et sans lien avec les observateurs qui décrivent cet esprit. Une fois que l’objet existe, la connaissance objective que nous visons à avoir à propos de l’objet et de son fonctionnement ne dépend pas de notre compréhension personnelle ni de ce que nous voulons qu’il soit, mais bien de l’objet en lui-même. Indépendamment de nos désirs et de nos croyances actuelles, nous concevons qu’il existe une certaine vérité objective à propos du fonctionnement de l’esprit humain ; nous tendons vers cette vérité si la psychologie (le domaine d’étude scientifique) décrit correctement l’objet qu’elle vise à comprendre.

En fait, nous pouvons encore plus facilement expliciter l’idée d’une connaissance véridique indépendante de nous en l’appliquant à des objets dont l’existence est complètement indépendante de nous – contrairement à, par exemple, la psychologie humaine qui nécessite l’humain pour exister. À titre d’exemple, en physique et en astronomie, lorsque nous étudions le système solaire, nous admettons généralement que nous pouvons avoir une connaissance qui va en s’améliorant au sujet d’un tel objet d’étude. C’est le cas si la connaissance scientifique que nous développons à l’égard de cet objet tend de plus en plus à être en adéquation avec ce qu’il est réellement. La connaissance objective que nous pouvons avoir à propos de l’objet est indépendante de l’esprit humain. Elle peut être vue comme « inscrite » dans l’objet, en quelque sorte, et nous tentons de déchiffrer cette réalité indépendante de nous du mieux que nous le pouvons.

De tels exemples nous permettent en fait de constater qu’il existe deux types d’indépendance de l’esprit. En suivant la terminologie de Brian Leiter – qui, lui, cherche plutôt à distinguer deux formes d’objectivité de la loi, mais la même idée s’applique –, nous

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pouvons parler d’une indépendance ontologique par opposition à une indépendance épistémique46.

Un objet ou un phénomène est ontologiquement indépendant de l’esprit humain lorsque l’esprit humain n’est pas ce qui est cause, volontairement ou involontairement, de l’existence de cet objet. Dans le cas de l’indépendance épistémique, un objet permet une connaissance épistémiquement indépendante lorsque ce n’est pas l’être humain qui détermine ce qui fait qu’une croyance à propos de cet objet peut être dite vraie ou fausse. Ainsi, un individu (ou un groupe d’individus) peut être réputé avoir une meilleure compréhension d’un objet lorsque sa compréhension tend à être en adéquation avec ce que l’objet est réellement (que celui-ci soit ontologiquement indépendant de l’esprit humain ou non), indépendamment de ce que nous croyons au sujet de cet objet.

Indépendance ontologique : formelle ou matérielle

Au sujet de l’indépendance ontologique, deux précisions s’imposent.

D’une part, il faut reconnaître qu’un objet matériel ou un phénomène dont l’existence initiale dépend, volontairement ou involontairement, de l’être humain peut tout de même avoir une existence ontologique indépendante de l’esprit humain à la suite de sa création47. C’est qu’il faut distinguer ce que nous pourrions considérer comme étant deux « perspectives ontologiques » d’un objet : son existence formelle et son existence matérielle.

Pour exemplifier ces deux perspectives, nous pouvons premièrement prendre l’exemple d’une invention technique comme l’automobile. En gros, l’idée est la suivante : bien que l’aspect formel de l’objet – l’agencement des pièces qui font ce qu’on appelle une automobile – ne soit pas indépendant de l’esprit humain (car l’aspect formel de l’objet est

46Brian Leiter (2001, p. 3). Prinz (2007, p. 139) résume brièvement cette approche, et par la suite (pp.

140-141), il aborde la distinction entre les propriétés fortement ou faiblement indépendantes de représentation, puis la distinction entre les faits transcendantaux et psychologiques. C’est une idée similaire qui est ici reprise par la distinction entre indépendance ontologique (fait transcendantal chez Prinz) et indépendance épistémique (fait psychologique indépendant de représentation dans un sens fort). Le vocabulaire que j’emploie permet de marquer plus explicitement l’idée des différentes formes d’indépendance de l’esprit.

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causé par un agencement volontaire de pièces assemblées par l’humain dans un but précis), l’objet matériel en tant que tel est, lui, bien indépendant de l’esprit humain ; une automobile en tant qu’objet physique ne cesse pas d’exister si l’être humain cesse d’exister.

Dans ce dernier cas, nous avons un exemple de création technique qui résulte d’une activité volontaire de l’humain et qui a pour conséquence un objet ontologiquement dépendant de l’esprit humain (du point de vue formel de l’objet, mais pas du point de vue matériel). Mais dans d’autres cas, un objet ou un phénomène peut avoir une dépendance ontologique à l’égard de l’esprit humain, même lorsque l’existence de cet objet ou de ce phénomène ne résulte pas d’une action volontaire de l’humain. C’est le cas par exemple de l’esprit humain ; celui-ci existe parce que l’humain existe, mais il ne dépend aucunement d’une volonté créatrice de notre part. De même, nous pouvons aussi être involontairement

la cause initiatrice de certains phénomènes. Par exemple, comme le souligne Richard

Joyce48, le fait que nous soyons causalement responsables du réchauffement climatique est ontologiquement dépendant de nous49 (d’un point de vue formel), bien que ce soit là un effet involontaire de notre interaction avec l’environnement. Néanmoins, si l’apparition initiale du phénomène nécessite l’être humain, une fois que ce phénomène existe, son existence physique ne dépend plus de nous. Ce phénomène ne cesse pas d’exister au moment où nous cessons d’exister. Ainsi, d’un point de vue matériel, ce phénomène est ontologiquement indépendant de nous, mais sa cause formelle – ce qui fait que l’environnement s’est organisé d’une certaine façon que nous appelons réchauffement climatique – est ontologiquement dépendante de nous, malgré le fait que nous ayons involontairement causé ce phénomène.

Bref, il n’y a pas de contradiction à affirmer qu’un objet peut être dans un sens ontologiquement dépendant de nous – d’une perspective formelle –, et dans un autre, ontologiquement indépendant de nous – d’une perspective matérielle.

48 Joyce, 2009, Section 5.

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Indépendance ontologique et perception

D’autre part, l’indépendance ontologique ne nécessite pas l’absence de toute perception humaine pour être avérée. En d’autres mots, ce n’est pas parce que l’humain perçoit de façon subjective une certaine réalité extérieure à lui, que cette réalité est alors nécessairement l’une de ses créations et qu’elle est ontologiquement dépendante de son esprit.

Un exemple classique à ce sujet est celui des couleurs, ou plus généralement, de ce que les philosophes depuis Locke appellent les qualités secondes (Locke reprenait lui-même ce concept de Robert Boyle50).

Les qualités premières d’un objet sont des propriétés que l’objet possède indépendamment de nous – des qualités telles qu’occuper un espace, être en mouvement ou au repos, avoir une solidité et une texture. Les qualités secondes sont des dispositions des objets qui ont pour effet de produire des idées en nous comme les couleurs, les goûts, les odeurs et les autres sensations qui sont causées par l’interaction de notre système perceptif particulier avec les qualités premières de ces objets. Nos idées des qualités premières ressemblent aux qualités dans les objets, alors que nos idées des qualités secondes ne ressemblent pas aux capacités qui produisent ces qualités51.

Bref, tout objet – qu’il soit ontologiquement indépendant de nous ou non – possède des qualités premières. Certaines de ces qualités premières produisent des effets particuliers sur nous – des effets comme les couleurs, par exemple – et ces effets sont ce que nous appelons les qualités secondes. Ces effets – les qualités secondes – découlent de l’interaction entre notre système perceptif et certaines qualités premières d’un objet. Ainsi, s’il n’y a pas de sujet pouvant percevoir, il ne peut y avoir de qualités secondes. Mais si la perception d’une qualité seconde dépend de l’existence d’un sujet (et de son système perceptif), l’existence des qualités premières, elle, ne dépend pas de l’individu. La

perception d’une qualité seconde est donc ontologiquement dépendante de nous, mais pas les qualités premières qui permettent les qualités secondes. Les qualités premières existent

indépendamment de nous, et ce, malgré le fait qu’elles peuvent entraîner la perception de certaines qualités secondes nécessitant l’existence d’un sujet.

50 Uzgalis, 2012, Section 2.2. Je traduis de l’anglais. 51 Idem.

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Dans cette optique, il est possible de concevoir que l’expérience de la moralité nous vient de la perception de certaines qualités secondes qui découlent de l’existence de certaines qualités premières spécifiques, des qualités premières que nous pourrions appeler des propriétés morales. Ainsi, les propriétés morales seraient ontologiquement indépendantes de nous, bien que les qualités secondes qu’elles produisent – l’expérience morale propre à chaque sujet – seraient ontologiquement dépendantes de nous. Et même si les propriétés morales ont comme seule et unique fonction de produire des qualités secondes ayant un effet précis sur les êtres humains – celui de percevoir le bien et le mal –, et que sans êtres humains, il n’y aurait personne pour percevoir l’effet de ces propriétés, il n’en demeure pas moins que ces propriétés en tant que telles demeurent ontologiquement indépendantes de l’être humain.

Ce point est important, car plusieurs réalistes traditionnels considèrent qu’un tel fonctionnement des propriétés morales est ce qui rend les faits moraux dépendants de l’esprit humain – par exemple, « les conceptions dispositionalistes de John McDowell et de David Wiggins [ou] le réalisme associé aux "concepts dépendant de réactions humaines" de Mark Johnston et de Philip Pettit52 ». Mais, comme nous venons de le voir, bien que la

perception des effets d’une propriété morale soit nécessairement dépendante de notre

esprit, cela n’entraîne pas pour autant que la propriété morale en tant que telle est dépendante de notre esprit.

La question de l’indépendance ontologique étant clarifiée, il faut maintenant préciser ce que l’on entend par « indépendance épistémique ».

L’indépendance épistémique

Si la question de l’indépendance ontologique porte sur ce qui fait qu’un objet existe ou non (existe-t-il indépendamment de nous, ou existe-t-il parce que nous en sommes la cause volontaire ou involontaire ?), la question de l’indépendance épistémique porte sur les fondements de la connaissance que nous pouvons avoir à propos d’un objet. Plus précisément, la question est la suivante : pour un objet donné, est-ce que ce sont les

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décisions des êtres humains qui permettent d’établir en quoi une connaissance sur cet objet est vraie ou fausse, ou est-ce que cela ne dépend pas de nous ? Pour mieux comprendre ce que cela veut dire, je ferai appel à un exemple : celui de l’athéisme.

Pour un athée, nous ne pouvons pas avoir une connaissance épistémologiquement indépendante de Dieu (ou des dieux), car pour lui, Dieu n’existe pas indépendamment de ce que nous avons créé à ce sujet. Pour lui, la seule connaissance vraie à propos de Dieu est qu’il s’agit d’une fiction créée par l’être humain, et que toutes les constructions de la pensée et du langage à propos de Dieu sont fausses ; elles ne réfèrent à rien qui existe autre que ce que nous avons inventé à cet égard. Ces constructions relèvent plutôt de fictions qui dépendent directement des doctrines inventées par les différentes religions. Ainsi, pour l’athée, la connaissance de Dieu est épistémiquement dépendante de notre esprit, car nous sommes les créateurs de Dieu et de tout ce qui entoure cette idée (peu importe les doctrines à ce sujet). Ce faisant, les doctrines que nous avons inventées à ce sujet sont les fondements qui nous permettent de dire si une croyance au sujet de Dieu est vraie ou fausse. La valeur de vérité d’une croyance, par exemple « le Père, le Fils et le Saint-Esprit, égaux, participant d’une même essence (la Sainte-Trinité) », peut changer en fonction de la doctrine à laquelle nous la confrontons.

Toutefois, malgré sa croyance en l’inexistence de Dieu, l’athée doit admettre qu’il est possible d’avoir une connaissance épistémiquement indépendante à l’égard des croyances religieuses, en tant que phénomène sociologique ou historique53, et ce, peu importe le

bien-fondé de l’objet sur lequel portent les croyances religieuses (l’existence de Dieu et ce qui en découle). En effet, il s’agit là d’un fait sociologique que nous ne pouvons pas nier : plusieurs êtres humains ont cru et croient toujours en l’existence d’un Dieu. Que Dieu existe ou non, l’athée ne peut nier que les croyances à son sujet ont eu un effet majeur sur la vie de nombreux êtres humains. Conséquemment, nous pouvons étudier ce phénomène et essayer de le comprendre tel qu’il s’est manifesté jusqu’à ce jour. Dans ce dernier cas, pour un athée, bien que nous puissions juger que la connaissance de Dieu est épistémiquement

53 C’est une idée que l’on retrouve sous une forme similaire dans Prinz, 2007, pp. 140-141. Le principe

général étant que dès lors où une action (physique ou mentale) est accomplie par un individu, le fait que celle-ci ait existé d’une façon particulière dans le temps est un fait objectif qui ne dépend pas de ce que nous croyons.

(29)

dépendante de nous (puisque nous aurions créé cette idée de toutes pièces), cela n’empêche

pas que ces croyances ont mené à un phénomène ontologiquement dépendant de nous – l’existence des religions à titre de fait sociologique – qui admet tout de même une connaissance épistémiquement indépendante de nous (la bonne connaissance du fait sociologique tel qu’il s’est manifesté à travers l’histoire).

Bien sûr, si nous pouvons avoir une connaissance épistémiquement indépendante d’un phénomène ontologiquement dépendant de nous – comme un fait sociologique ou le fonctionnement de notre psychologie, par exemple –, il est par ailleurs aussi nécessaire que nous puissions avoir une connaissance épistémiquement indépendante d’une réalité qui est ontologiquement indépendante de nous. Cela est en fait inévitable : si un objet existe indépendamment de l’être humain, son fonctionnement n’est pas déterminé par nous. En d’autres mots, un objet ontologiquement indépendant de nous ne peut pas admettre une connaissance épistémiquement dépendante de nous. Par exemple, si nous jugeons que le système solaire existe physiquement et que cette existence est ontologiquement indépendante de nous, il est alors nécessaire d’admettre que son fonctionnement n’est pas déterminé par nous et qu’il existe une connaissance épistémiquement indépendante à ce sujet.

Néanmoins, qu’une telle connaissance soit possible n’entraîne pas que nous y sommes parvenus et que nous y parviendrons un jour. Il s’agit tout simplement d’un horizon vers lequel nous pouvons tendre. La précision est importante. Il faut bien comprendre que l’indépendance ou la dépendance épistémique ne concerne pas la connaissance que nous avons développée jusqu’à ce jour ou la connaissance que nous développerons dans le futur à propos d’un objet donné (une connaissance qui évoluera et changera inévitablement avec le temps). La question de l’indépendance ou de la dépendance épistémique concerne plutôt ce vers quoi doit objectivement tendre une connaissance vraie à l’égard d’un objet. Et plus précisément, elle concerne ce qui fonde cette connaissance vraie : des faits indépendants des êtres humains54 ou des décisions humaines pouvant changer avec le temps.

54 L’étude de l’histoire humaine repose sur des faits indépendants des êtres humains puisque nous ne pouvons

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Ceci étant dit, il est manifeste que pour certains objets ou phénomènes, tous ne s’entendent pas à savoir si ces derniers admettent une connaissance épistémiquement indépendante de nous. Par exemple, pour l’athée, nous pouvons seulement avoir une connaissance de Dieu épistémiquement dépendante de nous, puisque Dieu relève d’une pure création humaine. Alors que pour le croyant, Dieu est ontologiquement et épistémiquement indépendant de nous, même si la connaissance humaine qu’il est possible d’en avoir sera toujours imparfaite. Ainsi, dans les cas controversés, la distinction entre dépendance et indépendance épistémique ne permet pas d’établir les critères précis à partir desquels déterminer si un objet admet ou non une connaissance épistémiquement indépendante55. Elle indique seulement qu’il existe deux types de fondements possibles quant à la connaissance objective d’un objet et des vérités sur celui-ci. Dans le cas de la connaissance épistémiquement dépendante de nous, l’être humain est celui qui construit « un objet de connaissance », qui établit quelle connaissance nous pouvons en avoir, puis ce qui est vrai et faux à ce sujet. Dans le cas de la connaissance épistémiquement indépendante de nous, les fondements de cette connaissance – ce qui détermine les critères permettant de dire si une croyance sur un objet est vraie ou fausse – sont, le mot le dit, indépendants de nous.

Finalement, il faut comprendre que les objets impliquant une connaissance épistémiquement dépendante de nous ne sont pas nécessairement moins importants pour nous que ceux qui admettent une connaissance épistémiquement indépendante de nous. Il serait absurde de croire que toutes les connaissances épistémiquement dépendantes de nous sont inutiles et qu’elles doivent être abandonnées. Au contraire, à moins d’adhérer à une forme extrême de platonisme, nous devons reconnaître que de nombreuses créations humaines relèvent uniquement de ce que nous avons voulu en faire, et non pas d’une vérité objective épistémiquement indépendante de nous. Le fait que ces créations soient des

actuelles, mais de décisions humaines telles qu’elles furent prises dans le passé et du déroulement des choses.

55Certains penseurs jugent que ce qui relève du domaine de la science est garant d’objets admettant une

connaissance épistémiquement indépendante de nous. Ainsi, la méthode scientifique permettrait de parvenir à une connaissance objective et indépendante de notre compréhension, par opposition aux théories métaphysiques qui ne porteraient que sur des objets qui sont épistémiquement dépendants de nous. Pour une critique d’une telle idée, voir Sayre-McCord, 1999 qui explique en quoi le réalisme scientifique et le réalisme moral reposent ultimement sur les mêmes présupposés en ce qui concerne les critères de justification.

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inventions humaines épistémiquement dépendantes de nous ne leur enlève pas nécessairement de valeur ou d’utilité. Comme le fait très bien remarquer Jesse Prinz :

Les gens qui se sentent inconfortables avec l’idée que la moralité découle de nous, devraient considérer d’autres choses qui découlent de nous, telles que la médecine, la politique, et les arts. Le fait que l’art est une construction sociale ne lui enlève en rien sa valeur. Nous ne nous attendons pas à ce que les institutions d’art s’effondrent du moment où nous découvrons que l’art est un produit inventé par l’être humain56.

Les notions d’indépendance ontologique et épistémique étant maintenant mieux comprises, voyons quelles sont les implications d’une telle distinction pour le réalisme moral.

Trois familles de théories métaéthiques

C’est au sujet de l’indépendance de l’esprit que s’opposent les théories réalistes et les théories antiréalistes. Et en raison des deux différents sens que peut prendre l’idée « d’indépendance de l’esprit » – soit indépendance ontologique et épistémique –, nous devrions maintenant comprendre l’intérêt de rejeter la dichotomie réalisme/antiréalisme moral. En effet, si les termes de « réalisme » et « d’antiréalisme » visent principalement à distinguer les théories métaéthiques qui affirment l’indépendance des faits moraux à l’égard de l’esprit de celles qui refusent une telle indépendance, alors cette simple opposition dualiste ne permet pas de savoir à quel des deux sens l’on fait référence. Pour tenir compte des deux formes d’indépendance de l’esprit présentées, il faut proposer une tripartition57 qui permet de bien distinguer la position de chacune des théories métaéthiques quant à ces deux formes d’indépendance.

Il ne s’agit pas de proposer de nouvelles catégories qui regrouperaient des positions très précises et qui s’inscriraient en parallèle à d’autres familles de thèses existantes. Le domaine de la métaéthique est déjà suffisamment chargé en théories de toutes sortes se distinguant sur des points souvent très spécifiques. L’objectif de notre proposition est plutôt

56 Prinz, 2007, p. 8. Je traduis de l’anglais.

57 À partir des deux sens de « indépendance de l’esprit » identifiés, il est en théorie possible de former quatre

combinaisons différentes. Toutefois, la combinaison « indépendance ontologique » et « dépendance épistémique » étant conceptuellement impossible, il reste trois combinaisons possibles. Ce sont ces trois combinaisons qui forment la tripartition proposée.

(32)

de clarifier le domaine de la métaéthique en distinguant et en explicitant trois formes d’approches métaéthiques générales, ayant des visées et des conséquences fort différentes. Voici ces trois approches :

(1) Le réalisme moral substantiel58 : Les faits moraux sont ontologiquement indépendants de l’esprit humain et, par le fait même, nous pouvons en avoir une connaissance qui est épistémiquement indépendante de nous. À cet égard, la moralité et les propriétés qu’elle suppose relèvent d’une réalité substantielle indépendante de nous qui nous précède (comme les lois de la physique nous précèdent).

(2) Le réalisme moral phénoménologique : Les faits moraux dépendent de l’existence de l’esprit humain (ils sont ontologiquement dépendants de nous), mais il existe néanmoins une expérience morale partagée et non illusoire dont la connaissance est épistémiquement indépendante de notre esprit. Ainsi, il existe une connaissance morale objective qui n’est pas déterminée par l’être humain, mais celle-ci porte sur la manière dont nous faisons l’expérience de ce que nous appelons la moralité, et non pas sur des propriétés morales ontologiquement indépendantes de nous.

(3) Le nihilisme moral métaéthique59 : Les faits moraux n’ont aucun fondement

ontologique indépendant de nous, et s’il existe une connaissance morale, celle-ci est épistémiquement dépendante de nous. Dans ce dernier cas, l’ensemble de ce que nous appelons la moralité est une construction humaine illusoire qui peut varier d’un individu à un autre, ou d’un groupe d’individus à un autre.

58Je m’inspire ici de Korsgaard, 1996, p. 35 où cette dernière fait la distinction entre un réalisme moral substantiel et un réalisme moral procédural. Néanmoins, si je maintiens l’idée de ce qu’elle appelle le

réalisme substantiel, j’oppose plutôt cette forme de réalisme au réalisme moral phénoménologique, une famille de théories à l’intérieur de laquelle on pourrait retrouver l’idée de réalisme moral procédural.

59Je précise « métaéthique » puisqu’une telle conception n’implique pas nécessairement que l’on défende le

nihilisme moral du point de vue de l’éthique normative. Je fais la distinction entre un nihilisme moral métaéthique, qui porte sur les fondements ontologiques et épistémiques de la moralité, et un nihilisme moral normatif, qui soutiendrait que nous n’avons pas à nous soumettre à aucun système moral.

(33)

Cette division étant proposée, voyons un peu plus en détail ce que chacune de ces familles implique.

Le réalisme substantiel regroupe les théories réalistes traditionnelles (naturalistes et non-naturalistes). L’objectif des théories métaéthiques adhérant à cette famille est d’expliquer en quoi consistent les propriétés morales, puis comment il nous est possible de les connaître et de les percevoir. Par ailleurs, il importe de souligner que les propriétés morales demeurent ontologiquement indépendantes de nous-mêmes si seul l’être humain est apte à percevoir ces propriétés, et que la seule fonction de ces propriétés consiste à nous permettre de distinguer le bien du mal. En effet, tel qu’expliqué précédemment60, c’est notre perception de ces propriétés morales qui est ontologiquement dépendante de notre existence, et non pas les propriétés morales en elles-mêmes.

De son côté, puisqu’il affirme l’existence d’une expérience morale commune à tous et épistémiquement indépendante de nous, le réalisme phénoménologique doit décrire en quoi consiste exactement cette expérience, et comment celle-ci mène à des jugements moraux communs ou non. En effet, le réalisme phénoménologique peut autant nous mener à ces deux conclusions contraires. Les théories constructivistes « kantiennes » sont des exemples de théories métaéthiques qui affirment que la véritable expérience morale est celle qui nous mène à la compréhension de vérités morales universelles et objectives (les impératifs catégoriques de Kant). D’un autre côté, les théories non cognitivistes (l’émotivisme, l’expressivisme, etc.), les théories de la sensibilité et les théories constructivistes humiennes sont toutes des théories métaéthiques décrivant l’expérience morale comme une chose unique et commune – du point de vue du type d’expérience –, bien que cette expérience ne mène pas nécessairement aux mêmes jugements moraux d’un individu à l’autre.

Finalement, l’objectif des théories métaéthiques adhérant au nihilisme moral métaéthique – soit l’approche à laquelle adhèrent les théoriciens de l’erreur – est d’expliquer pourquoi nous sommes dans l’erreur lorsque nous affirmons que la moralité relève d’une expérience commune ou d’une réalité morale indépendante de nous. En

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