• Aucun résultat trouvé

Intériorité et extériorité à l'âge classique : histoire d'un partage

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Intériorité et extériorité à l'âge classique : histoire d'un partage"

Copied!
369
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: tel-03200727

https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-03200727

Submitted on 16 Apr 2021

HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.

Intériorité et extériorité à l’âge classique : histoire d’un

partage

Raphaël Pierres

To cite this version:

Raphaël Pierres. Intériorité et extériorité à l’âge classique : histoire d’un partage. Philosophie. Uni-versité Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2019. Français. �NNT : 2019PA01H220�. �tel-03200727�

(2)

U

niversité Paris 1 Panthéon-Sorbonne

École Doctorale de Philosophie (ED 280)

Thèse pour l’obtention du grade de Docteur en Philosophie de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Présentée et soutenue publiquement le 12 décembre 2019

Intériorité et extériorité à l’âge classique

Histoire d’un partage

Raphaël Pierrès

Sous la direction de M. André Charrak

___________

Composition du jury

M.

A

ndré

C

harrak,

Professeur des Universités, Université Paris 1.

M

me

P

ascale

G

illot

,

Maîtresse de Conférences, habilitée à diriger des recherches, Université François Rabelais, Tours.

M.

D

enis

K

ambouchner

,

Professeur des Universités émérite, Université Paris 1.

M.

É

ric

M

arquer,

Professeur des Universités, Université Paris 1.

M.

P

ierre-François

M

oreau,

Professeur des Universités émérite, École Normale Supérieure, Lyon.

M

me

A

nne-

L

ise

R

ey,

(3)

Remerciements

2

À l’Université Paris 1 et aux diverses institutions qui m’ont accueilli, en particulier à la Bodleian Library d’Oxford, et à la Bibliothèque Inter-universitaire de la Sorbonne.

À mon directeur de recherche, André Charrak, qui m’a suivi au long de ces années.

À tous ceux dont les conseils m’ont éclairé, Denis Kambouchner, Luc Foisneau, Philippe Hamou et le groupe d’étude de Nanterre, Élodie Cassan, Éric Marquer, tant d’autres encore. À mes étudiants et élèves dont les remarques et les questions m’ont souvent permis de préciser certaines explications.

Aux amis qui ont su m’aider pour les relectures, ou m’épauler dans cette aventure, à Marine, Antoine, Maxime, Josselin, Pierre, Louis, Ilane, Yann, Adrien, Alexandra, Elsa, Fernando, Colin, Vladimir, Nathalie, Annie, Riccardo, Niki, Donatien, Ayrton, Aurélien, Mehdi, Morgan, Iris, Mathieu, Laure, Florian, Hugo, Côme, Marie, Farid, Taraneh, Sarah, Paul, Naima, Agnès. À ma famille, et tout particulièrement à ma mère, pour son soutien constant.

(4)

Table des abréviations

AT : édition de référence des œuvres de Descartes par Charles Adam et Paul Tannery, Paris, Vrin, 1996 (selon l’usage, les chiffres romaines indiquent le volume, les chiffres arabes la page ).

DM : Descartes, Discours de la méthode, AT VI.

EHU, EEH : Locke, Essay Concerning Human Understanding, Londres, Penguin, 1997 ;

Essai philosophique concernant l’entendement humain, trad. fr. Coste (texte établi par

Philippe Hamou), Livre de Poche, 2009.

EnHu, EnEH : Hume, An Enquiry Concerning Human Understandin, Georg Olms Verlag, 1986; Enquête sur l’entendement humain, trad. fr. André Leroy, Paris, Flammarion, 1983. EL : Hobbes, The Elements of Law Natural and Politic, Oxford, Oxford University Press, 1994 (trad. fr. Weber, Paris, Livre de Poche, 2003).

EOCH : Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines, Paris, Vrin, 2018.

KRV, CRP : Kant, Kritik der Reinen Vernunft, Wissenschaftliche Buchgesellschaft Darmstadt, 1981, vol. 3 (selon l’usage A suivi d’un nombre pour la pagination de la première édition, B pour la seconde ; puis édition de Darmstadt) ; Critique de la raison pure, trad. fr. Treymesagues-Pacaud (T-P), Paris, PUF, 1984 (trad. fr. Delamarre et Marty (D-M) Paris, Gallimard, Pléiade, 1980).

MM : Méditations Métaphysiques, AT IX-1 ; Meditationes de Prima Philosophia, AT VII. NE : Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain, Paris, GF, 1990.

PA : Descartes, Passions de l’âme, AT XI.

TDHP : Berkeley, Three Dialogues between Hylas and Philonous, Oxford, Oxford University Press, 1986 ; Trois Dialogues entre Hylas et Philonous, trad. fr. Brykman-Dégremont, Paris, Flammarion, 1998.

(5)

Sommaire

Introduction générale...5

I. CONTRIBUTION À UNE APPROCHE EXTERNALISTE DE L’INTÉRIORITÉ...20

II. MÉDITATIONS MÉTAPHYSIQUES ET ÉLÉMENTS DE LOI : ENTRE INTÉRIORITÉ ET « SUJET »...85

III. DES PASSIONS DE L’ÂME AU LEVIATHAN : LE DISPOSITIF À L’ ŒUVRE...145

IV. D’UN CONTEXTE À L’AUTRE...179

V. ESSAY ET NOUVEAUX ESSAIS : INTÉRIORITÉ, CONSCIENCE ET RÉFLEXION....200

VI. JALONS POUR UNE ÉTUDE DES RÉCEPTIONS...301

Index par auteurs...354

Index par notions...356

(6)

Introduction générale

De l’intériorité, est-il possible de faire l’Histoire ? Secret des consciences, structure absolue, ou simple mythe, elle semble toujours échapper à la chronique des faits objectifs. Du domaine privé, elle ne se manifesterait pas comme événement. Invariant anthropologique, elle serait trans-historique. Non seulement les bornes et les contours de l’étude sont délicats à définir, mais, plus grave peut-être, l’intériorité est devenue, dans le champ philosophique contemporain, une figure éminemment suspecte. En ce sens, le lieu depuis lequel s’écrit cette histoire apparaît comme le pôle opposé du large consensus classique : si le motif de l’intériorité traversait l’opposition entre rationalisme et empirisme, les critiques actuelles s’expriment aussi bien sur un mode phénoménologique qu’analytique1. La question de savoir

pourquoi et comment un renversement si profond a pu avoir lieu excède les bornes de la présente enquête ; en revanche, se faire une première idée de ces lignes argumentatives permet de porter un regard neuf sur le moment classique, en le considérant d’emblée comme problématique. L’emblème de ces critiques est sans doute l’image du scarabée dans la boîte, qui apparaît au § 293 des Recherches philosophiques de Wittgenstein :

« Supposons que chacun possède une boîte contenant ce que nous appelons un « scarabée ». Personne ne pourrait jamais regarder dans la boîte des autres ; et chacun dirait qu’il ne sait ce qu’est un scarabée que parce qu’il a regardé le sien. – En ce cas, il se pourrait bien que nous ayons chacun dans notre boîte, une chose différente. On pourrait même imaginer que la chose en question changerait sans cesse. – Mais qu’en serait-il si le mot « scarabée » avait néanmoins un usage chez ces gens-là ? – Cet usage ne consisterait pas à désigner une chose. La chose dans la boîte ne fait absolument pas partie du jeu de langage, pas même comme un quelque chose, car la boîte pourrait aussi bien être vide. »2

1 À tout le moins, nous trouvons de telles critiques aussi bien sous la plume de Descombes que de Levinas, de Wittgenstein ou de Heidegger. En effet, si les représentants de la tradition analytique visent volontiers la phénoménologie comme philosophie de l’intériorité, nous rencontrons au sein-même du courant phénoménologique un déplacement d’accent dans la compréhension de l’intentionnalité, en tant qu’elle est d’emblée traversée par l’extériorité (à titre d’exemples, Martin Heidegger, Être et temps, Paris, Gallimard, 1986 ; Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1976 ; Emmanuel Levinas, Totalité et infini, Paris, Livre de Poche, 1990 ; ainsi que Renaud Barbaras,« Subjectivité et intériorité », in Rue Descartes, vol. 43, 2004, pp. 49-57).

(7)

À travers cette allégorie, Wittgenstein vise explicitement la conception traditionnelle qui renvoie la signification des mots à des idées dans l’intériorité de celui qui parle, c’est-à-dire que le sens d’un propos devrait être cherché dans des images ou représentations privées3. En

effet, l’image commune selon laquelle les idées sont dans l’esprit impliquent qu’elles soient à la fois invisibles au regard des autres, et accessibles par l’introspection : personne ne peut regarder dans la boîte des autres. Par contraste, Wittgenstein suggère d’abord que notre usage de la langue ne se joue pas ainsi : nul besoin d’aller voir le scarabée dans la boîte d’autrui pour comprendre ce qu’il veut dire par « scarabée », ni de savoir ce que ça lui fait de percevoir du rouge pour utiliser le mot « rouge ». Dans cette perspective, la signification ne s’explique pas tant par une référence intérieure, que par son inscription dans des usages communs, des pratiques publiques et des jeux de langage. Il suffit que nous nous entendions sur le nom que nous donnons à la couleur du panneau de sens interdit, ou de la cerise. Il est particulièrement remarquable pour nous que ces considérations interviennent dans le cadre d’une réflexion sur le statut de la douleur4, et que la réécriture de ce modèle réputé classique

suppose sa traduction en problème de grammaire, id est la mise au rebut de la question de la représentation. La difficulté interprétative soulevée par ce passage consiste ainsi à savoir si la portée de l’argument est seulement sémantique5 – la dimension privée ne pouvant intervenir

au plan de l’usage public des signes – ou bien s’il a des conséquences en philosophie de l’esprit – la notion-même d’objet intérieur ou d’expérience intérieure serait alors vide de sens : « car la boîte pourrait aussi bien être vide. ». À suivre cette seconde ligne critique, il faudrait nous efforcer de faire disparaître de nos théories le modèle réputé archaïque de l’intériorité, qui ne renverrait qu’à « une conception mythique du mode de fonctionnement du langage psychologique »6, et en retour soutenir désormais que « l’esprit doit être placé

dehors, dans les échanges entre les personnes, plutôt que dedans, dans un flux interne de

3 Si notre objet était ici la théorie du langage du Wittgenstein, il faudrait inscrire cette argumentation dans son lien à la critique plus générale de la conception augustinienne de la référence qui ouvre les Recherches, §1-12, ibid., pp. 27-33. Pour ce qui nous occupe plus spécifiquement ici, le point décisif consiste en la critique du langage privé à partir du § 243 (pp. 135-136 – voir en particulier le § 258 sur l’argument du journal privé, pp. 140-141, et le § 268 sur le don à soi-même).

4 Voir p. 136 sqq. les §244, 253, 257, 271, 286, 288, 289 ainsi que Lire les Recherches Philosophiques, éd. S. Laugier, C. Chauviré, Paris, Vrin, 2006, pp. 158-159 « le cas de la douleur montre qu’il faut renoncer à penser les mots sur le modèle des noms d’objets comme une table ou une chaise. Comment ce qui n’est pas un objet matériel aux contours nets, comment une sensation de brûlure ou d’élancement etc, peut-elle être proprement nommée ? (…) Le problème de savoir si et comment on peut nommer des « entités » jugées privées comme la douleur en cache un autre, plus lourd de sens : y a-t-il un sens à dire que les sensations sont privées, problème que Wittgenstein déporte de la métaphysique à la grammaire. » et p. 163 « Le prétendu scarabée symbolise, non la douleur réelle, mais la douleur conçue philosophiquement comme un objet privé (douleur ou sensation de rouge) dont on dit ne savoir ce que son nom signifie qu’à partir de son propre cas ».

5 Voir en particulier J. et M. Hintikka, Investigations sur Wittgenstein, Liège, Mardaga, 1991. 6 Jacques Bouveresse, Le mythe de l’intériorité, Paris, éditions de Minuit, 1987, p. 57.

(8)

représentations »7. Selon certaines de ces approches, l’esprit est extérieur, au sens où il doit

d’abord être cherché dans des pratiques socialisées plutôt que dans l’intériorité : ainsi, nous apprenons à lire à voix haute avant de lire dans notre tête, tout comme, avant d’être capable faire un calcul mental, il faut bien que quelqu’un nous ait appris à le faire sur le papier. Le mental ne devrait donc pas être compris comme intérieur, mais comme pratique et social.

Il y a dans ce renversement de perspective quelque chose qui vise juste, quelque chose qui nous est d’abord apparu comme vivement stimulant et a constitué, indéniablement, une première source d’inspiration et d’interrogations. Cependant, il nous a semblé percevoir encore quelque chose qui restait obscur, ou résistait, et avait à voir avec le rapport à l’Histoire de Wittgenstein8, plus spécifiquement, avec le caractère flottant de l’assignation de ses cibles

théoriques. Cela ne nous a pas conduit à chercher à défendre coûte que coûte le modèle classique de l’intériorité, mais, avant de prétendre le dépasser au plan théorique, à chercher à comprendre pourquoi et comment ce paradigme avait eu une telle effectivité, un tel ancrage, pourquoi ce dispositif a eu prise sur du réel, et a permis de l’organiser, c’est-à-dire non seulement de le décrire mais surtout de l’ordonner. S’est ainsi ouverte la perspective non pas tant d’une tentative de réduction ou d’élimination de l’intériorité, que d’une étude de sa constitution sociale et historique. Ce faisant, il ne s’agit pas de soutenir que ces diverses critiques contemporaines n’atteignent pas leur cible, mais de montrer qu’elles la visent sous un angle qui n’éclaire pas les raisons de son édification. Ainsi, la résistance de l’intériorité ne renvoie pas à une vérité éternelle de la nature humaine mais porte bien la dimension d’une histoire. En d’autres termes, si l’on veut tirer toutes les leçons de la thèse externaliste selon laquelle l’esprit est social, il s’agit de comprendre le modèle de l’intériorité lui-même dans une perspective historique. Il devient possible de faire l’Histoire de l’intériorité à condition de la saisir comme opération de découpe de l’extériorité. Ce partage étant conceptuel, il se donne à lire de manière prioritaire dans des textes philosophiques ; toutefois dans la mesure où il ne se réduit pas au conceptuel mais implique toujours des horizons pratiques, il doit encore être interrogé dans la manière dont ces textes classiques articulent et mettent en ordre un ensemble d’exigences et d’influences qui leur viennent du dehors.

7 Vincent Descombes, La denrée mentale, Paris, éditions de Minuit, 1995, p. 10.

8 Nous trouvons en particulier chez Bouveresse à la fois des déclarations marquant le peu d’intérêt de Wittgenstein pour l’Histoire de la philosophie (ainsi ibid. p. 29 (XI) « Si l’auteur des Recherches

Philosophiques avait été intéressé par l’histoire de la philosophie... » ou dès la page 10 de la préface de

1987) et une désignation des résistances la référant à une profondeur historique : « Il serait, bien entendu, tout à fait naïf de s’imaginer que des considérations comme celles de Wittgenstein peuvent suffire à régler une fois pour toutes le problème philosophique du dualisme psychophysique. La réapparition périodique de protestations et d’affirmations de type dualiste dans la philosophie n’est, en fait, qu’une redécouverte de la force des raisons qui ont amené Descartes à adopter une conception comme la sienne. » (p. 14 de cette même préface).

(9)

Partant, ce travail de recherche a pour objectif de déplacer l’angle d’approche des études portant sur la subjectivité ou le « moi » pour effectuer une analyse des différentes manières dont le partage entre intériorité et extériorité structure souterrainement ou délibérément la pensée et le discours d’auteurs majeurs de l’âge classique. Il s’efforce ainsi de se placer au point de croisement entre des critiques de l’intériorité qui ont largement défaits leur rapport à l’Histoire de la philosophie classique, et une tradition historiographique dont le principal horizon est la généalogie du sujet entendu comme concept-clé de notre modernité. Certes, nous sentons bien le poids des enjeux qu’il y aurait à chercher à reconstruire « l’Histoire de notre identité moderne », mais il nous a semblé que des étapes manquaient, jusque dans les moments qui semblaient les plus éclairés, peut-être en raison-même de l’angle sous lequel ils étaient abordés. Il faut ajouter que nous ne revendiquons pas le caractère sans précédent de ce point de rencontre entre histoires et critiques de la métaphysique, ses axes de méthode croisent parfois les lignes ou les résultats de ce qui a pu être désigné comme ontologie, ou épistémologie, historique : sans partager toutes leurs conclusions, a fortiori sur des objets qui sont éloignés des nôtres, nous retrouvons dans notre travail certaines de leurs orientations, disons en première approche, une manière d’historiciser les cadres du savoir, non pour les relativiser mais pour les problématiser9.

Dans cette perspective, il doit apparaître désormais plus nettement que le point focal de cette étude ne porte pas plus sur l’intériorité que sur ses noms (le moi, le sujet, l’individu), mais bien sur le problème suscité par le partage entre intériorité et extériorité. En effet, nous suivrons moins ici les linéaments de la formation d’un concept10, qu’une série de problèmes

engendrés par cette distribution. Non qu’il n’y ait rien à apprendre des Histoires au long cours interrogeant la constitution de l’identité moderne, ou des tentatives de repérage d’un moment d’invention du moi11 ; mais il est particulièrement remarquable dans notre perspective que les

critiques de l’intériorité comme faux-problème et les Histoires qui en font un emblème de la modernité soient exposées à une même pente à la réduction du social au moral, et du

9 Cette appellation d’ontologie historique doit ici être entendue en un sens assez large, le premier chapitre du livre de Ian Hacking, Historical Ontology donne une vue de cette ligne de recherche qu’il fait remonter à Foucault (Historical Ontology, Harvard University Press, Harvard, 2004, p. 2 (non traduit à ce jour) ; sur ce point, voir aussi la préface à l’édition française de L’émergence de la probabilité, Paris, Seuil, 2002, p. 18 – quant à Foucault, Hacking renvoie à Qu’est-ce que les lumières ? (mais l’on pourra aussi songer à des textes plus connus comme Les mots et les choses, et l’Archéologie du savoir) et plus loin, au titre plus large d’épistémologie historique, en direction de Kuhn, et Canguilhem (p. 5) tout en ménageant une place particulière à Rorty (p.9). Voir aussi Anastasios Brenner, Quelle épistémologie historique ? – Kuhn,

Feyerabend, Hacking et l'école bachelardienne, in Revue de métaphysique et de morale 2006/1 (n° 49), pp.

113-125.

10 La contribution la plus décisive à cette forme d’Histoire des idées se trouve sans doute dans l’enquête monumentale d’Alain de Libera, Archéologie du sujet (3 vol. à ce jour), Paris, Vrin, 2007, 2008, 2014. 11 Citons par exemple Charles Taylor, Les sources du moi, Paris, Seuil, 1998 ; Vincent Carraud, L’invention du

(10)

théorique au discursif (l’accent mis par ces dernières sur la notion de sujet n’y est sans doute pas pour rien). L’analyse d’un partage doit ainsi contribuer à éclairer le rapport de la philosophie à des extériorités qui ne sont pas purement verbales, et tout spécialement aux pratiques scientifiques et politiques. Dans cette perspective, tenir le partage entre intériorité et extériorité pour un marqueur fort du moment classique ne conduit pas à un déni de l’inscription contemporaine mais à une manière de la poser autrement. S’il y a une généalogie à entreprendre, ce n’est pas tant de notre modernité que de sa crise. À la confluence des leçons critiques et historiques que nous avons évoquées, l’enjeu est de décrire les opérations qui ont taillé ce dont nous vivons l’effondrement : relire le tracé d’une image omniprésente, depuis un moment historique où, le seuil franchi, elle fait désormais l’objet d’un large rejet.

Il s’agit de décrire les motifs du partage entre ce qui est « en moi » – intérieur – et ce qui est « hors de moi » – extérieur. Partage qui n’est ni donné, ni tracé dans le vide : distribution effective de phénomènes réels au prix ou au terme de conflits frontaliers. En première approche, l’intériorité peut être présentée comme un modèle de l’activité mentale impliquant que la pensée puisse et doive être analysée comme manipulation de contenus privés. C’est la délimitation de cet espace privé au plan épistémologique qui constitue le point focal de notre interrogation. Face à la tentation de la vaste fresque, ce problème de frontière s’avère à la fois le plus précis et le plus contraignant qui soit : il a le mérite d’indiquer des cibles, historiquement et thématiquement. En effet, les auteurs de l'âge classique manipulent facilement et fréquemment ces catégories ; pourtant en se penchant sur le détail des textes, des contradictions particulières, difficultés et désaccords locaux apparaissent, en particulier quant au statut de la perception, des sentiments, du corps. C’est en ces points que la définition générale gagnera à être affinée et pluralisée. Le partage entre intériorité et extériorité – opération-clé dans le cadre de ce dont on a pu chercher à faire l’histoire dans les termes généraux de l'émergence de la subjectivité moderne – est pourtant largement impensé en tant que tel, placé à l’arrière-plan, mobile, et partant, pour nous, vivement problématique. En outre, la question du partage entre intériorité et extériorité se trouve souvent recouverte par deux types de questionnements qui la méconnaissent tout autant qu’ils la présupposent : d’abord les théories classiques de la représentation comme accès au monde, mais aussi bien, les histoires auto-relatives de l’invention du « moi ». Certaines apories propres à ces deux approches pourront ainsi être levées par une attention renouvelée aux modalités du partage entre intériorité et extériorité, qu’elles ont tendance à considérer comme acquis.

(11)

Du besoin d’une généalogie au repérage d’une séquence historique

Ce partage, nous observons à notre tour qu’il devient crucial à un moment historique singulier, aux XVIIème et XVIIIème siècles, dans cette séquence qu’une chronologie admise en histoire de la philosophie désigne comme « l’âge classique », selon l’extension resserrée du terme, qui prend pour points de repère Descartes et Kant. En effet, si la présentation de la philosophie européenne de ces siècles est couramment structurée par un conflit entre empirisme et rationalisme, ces débats engagent plus profondément une opération commune qui traverse les textes, un certain partage entre intériorité et extériorité. Nous aurons l’occasion de revenir plus en détail sur ces bornes temporelles, mais nous devons lever dès ici un possible malentendu : cela ne signifie pas qu’il n’était pas question d’intériorité avant Descartes12, ni qu’il n’en sera plus question après Kant. Ce repérage chronologique liminaire

vise à indiquer que le problème du partage devient déterminant à cette période. Nous aurons l’occasion de suggérer que la fonction principale de l’intériorité, et son vis-à-vis, se transforment : elle était tournée vers la transcendance, elle doit toujours plus permettre d’interroger la relation à l’extériorité. En outre, une série de faits textuels vient confirmer, non sans poser problème, le choix de cette chronologie. Les discussions contemporaines visent en effet cette période comme un moment-clé : il est tout à fait clair que le repérage effectif d’un tel partage à la lecture des textes classiques à partir de points de vue contemporains a joué de manière décisive dans le découpage de notre corpus et l’identification de ces bornes, mais il faudra chemin faisant préciser la fonction de ces coupes, leurs attendus et leur statut. Pour l’heure, il suffit de suggérer que ce fond partagé ne présente pas l’homogénéité d’une

épistémè13 : c’est justement dans la mesure où il offre de multiples visages et facettes qu’il est

au centre de virulents conflits de définition et constitue un point-clé de l’histoire de la philosophie classique.

En effet, cette période est riche en débats, en controverses, en basculements : prima

facie, c’est une période de crise économique, sociale, religieuse et intellectuelle. Les dix-sept

et dix-huitièmes siècles semblent creusés par une lame de fond qui travaille les structures instituées de l’expérience commune, et déferlent soudain en révolutions scientifiques et politiques. La difficulté tiendra ici à l’articulation du repérage des seuils et des transitions. Si

12 Voir la mise au point décisive de Denis Kambouchner dans Les Méditations Métaphysiques de Descartes, Paris, PUF, 2005, pp. 13-39 ; ainsi que Gwenaëlle Aubry, Frédérique Ildefonse (dir.), Le moi et l’intériorité, Paris, Vrin, 2009 et Manuel Guay, Marie-Pascale Halary, Patrick Moran (dir.), Intus et foris, Une catégorie

de la pensée médiévale ?, Paris, PUPS, 2013.

13 Voir sur ce point l’introduction classique de Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 13 ; et André Charrak, Empirisme et théorie de la connaissance, Paris, Vrin, 2009, pp. 105-106 .

(12)

le centre – la Terre, Dieu, le Roi – se dérobe ou se dissémine, les théories dominantes de l’âge classique vont s’inscrire dans un double mouvement de décentrement et de recentrement : à l’ordre ancien, il va s’agir de substituer un nouveau partage. Une hypothèse décisive pour cette étude est qu’en deçà même d’une formalisation conceptuelle tardivement référée au sujet, ce processus de constitution de l’intériorité doit être compris dans sa relation à la redéfinition de l’extériorité : nouvelle conception de l’objectivité, et de l’État14 qui redistribue

des places et positions respectives. On ne peut rendre compte des « procès de subjectivation » sans faire à la fois l’histoire à la fois de processus d’objectivation15. Ainsi, l’émergence du

sujet de Droit ne se comprend pas sans un rapport à la propriété privée, pas plus que celle de l’observateur moderne sans la constitution de ses instruments et de ses objets : la compréhension des modalités du partage apparaît nécessaire, tant pour sortir des ornières des histoires auto-référentielles, que pour retrouver le point d’articulation réel de ces différents plans. C’est donc de cette interrogation qu’il nous a fallu repartir : quelle est la relation entre les processus de constitution de l’intériorité en paradigme philosophique et les redéfinitions politiques et scientifiques de l’extériorité ?

Pour étudier les articulations de ce mouvement d’ensemble, nous emprunterons un itinéraire que l’on peut organiser en deux grandes étapes, qui ont pour but de faire apparaître le développement concomitant de ces mutations dans les différents domaines. L’approche ici proposée relève en effet d’une démarche comparative et contextuelle, qui se préoccupe non seulement des débats philosophiques, mais aussi de leurs applications ou implications. Plutôt que de répéter les histoires de la philosophie qui tendent à diffuser l’idée que l’émergence du « sujet moderne » ou du « moi » serait exclusivement, principalement, ou prioritairement une invention philosophique, nous commencerons par explorer la voie d’une histoire externaliste de l’intériorité afin d’en mesurer apports et apories. Externaliste doit ainsi s'entendre en deux sens : il désigne non seulement une position philosophique qui cherche à remettre en question le modèle classique de l'intériorité, mais avant tout une méthode historique qui s'efforce de comprendre le sens des œuvres non de manière interne comme des systèmes autonomes, mais

14 Voir Histoire de la vie privée, sous la direction de Philippe Ariès et Georges Duby, tome 3, De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 1986, p. 22 “les limites mobiles de la sphère du privé – qu'elle recouvre la quasi-totalité de la vie sociale ou, au contraire qu'elle soit rétrécie au seul for intime, domestique ou familial – dépendent avant tout de la manière dont est constituée, en doctrine et en puissance, l'autorité publique, et au premier chef, celle revendiquée et exercée par l'État. C'est donc la progressive construction de l'État moderne, pas toujours absolutiste mais partout administratif et bureaucratique, qui apparaît comme une condition nécessaire pour que puisse être défini, pensé comme tel ou seulement vécu en acte, un privé désormais distinct d'un public devenu clairement identifiable.” (Voir aussi le texte d’Ariès qui ouvre ce volume : « Pour une histoire de la vie privée », p. 9).

15 C’est aussi la conclusion rencontrée depuis le point de départ opposé et selon un choix de périodisation différent par Lorraine Daston et Peter Galison, voir Objectivité, Paris, Les presses du réel, 2012.

(13)

dans la façon dont elles se répondent entre elles, et dont elles mettent en ordre un cahier des charges qui leur vient du dehors16. Cette démarche s’ancre dans la conviction qu’une position

philosophique doit être saisie non seulement pour elle-même, dans sa cohérence et sa justesse propres, mais encore dans sa relation à d’autres discours qui en éclairent le sens et la portée.

À un premier niveau, la portée des contributions des figures majeures, les plus souvent visées par les externalistes – Descartes et le cogito, Locke et la réflexion ou la conscience, voire Kant et le sujet – ne peut être pleinement saisie qu’au sein des dialogues et débats dans lesquels ils sont inscrits historiquement : en particulier avec Hobbes, Leibniz et Hume. Cette mise en relation d’auteurs singuliers s’organisera plus particulièrement ici autour de deux couples-repères : Hobbes et Descartes d’une part ; Locke et Leibniz de l’autre. Nous pourrons en effet constater qu’ils bornent un espace de positions possibles sur le statut du partage entre intériorité et extériorité, et surtout que leur opposition fait apparaître une double problématisation du partage. Interroger d’emblée des couples vise à produire un effet de décentrement vis-à-vis de l’histoire de la philosophie organisée autour de la monographie d’auteurs : c’est dire que la visée porte moins ici sur une invention conceptuelle que sur les réceptions d’un problème. Contre l’univocité des processus historiques, cela rend saillant le fait que ce qui se transmet ce sont avant tout des oppositions17. Il y a bien sûr une part qui

relève de l’intervention singulière, mais elle est largement illisible si on ne saisit pas sa dimension de positionnement vis-à-vis d’interlocuteurs déterminés, dans un vocabulaire qui n’appartient à aucun en propre, mais circule entre les textes. Étudier des débats permet ainsi de comparer des cahiers des charges, et de rendre lisible des choix théoriques. En ce sens, problématiser en historien de la philosophie ne consiste pas pour nous à appliquer un problème contemporain à une situation passée (bien que cela puisse parfois produire des effets inattendus) mais plutôt à remonter aux conditions d’émergence et d’intelligibilité de ces problèmes, à leur ancrage dans des formes historiques de dialogue et de savoir.

À un second niveau, il s’agira de faire jouer ces deux couples-charnières dans un contexte historique plus large, qui fasse droit à des figures moins influentes, sans toutefois les traiter en même part. Autour de Descartes et de Hobbes, en amont, nous rappellerons quelques prérequis généraux pour situer le geste cartésien, le positionner et le démarquer (en particulier

16 Cet axe s’est probablement imposé à nous en travaillant sur Hobbes où ce type d’axes de méthode ont été particulièrement débattus. Voir en particulier Skinner, Hobbes et la conception républicaine de la liberté, Paris, Albin Michel, 2009 ; Marquer, Léviathan et la loi des marchands, Paris, Garnier, 2012 ; Moreau,

Hobbes, Philosophie, science et religion, Paris, PUF, 1989 ; Shappin, Schaffer, Leviathan et la pompe à air,

Paris, La découverte, 1993.

17 Sur ce point, voir André Charrak, Empirisme et théorie de la connaissance, Paris, Vrin, 2009, en particulier à propos de Locke et Leibniz.

(14)

vis-à-vis de doctrines et pratiques religieuses associées aux jésuites ou à l’augustinisme, mais aussi à la théologie médiévale) ainsi que des éléments d’Histoire des sciences dans laquelle prend son sens le problème de l’émergence de l’empirisme et du matérialisme (Galilée et la nouvelle physique, les progrès de l’optique), mais aussi en aval des formes d’influences et de réception (ainsi Cureau, Régis, Lanion). En revanche, il doit être posé clairement d’emblée que, notre corpus étant déjà assez vaste, nous ne donnons pas donner une place égale à toutes les figures importantes de l’âge classique, afin que les lignes d’ensemble soient plus lisibles. Tout spécialement préoccupés par le problème historique lié la catégorie d’empirisme, nous avons ainsi accordé des développements moindres à Malebranche, Pascal ou Spinoza, qui occupent, à des titres divers, des positions ambiguës et instables vis-à-vis du problème de l’intériorité sur lequel se concentre notre attention.

Selon les mêmes options générales de choix de sources, autour de Locke et Leibniz, une place est d’abord faite à l’interrogation d’un contexte (religieux d’abord dans la relation à la réforme, à Richard Hooker et Henry More, mais aussi socio-politique en un sens plus large), à l’étude des relations à certains de leurs contemporains (témoins en particulier de résurgences de formes platoniciennes, ou plotiniennes, de l’intériorité, tout particulièrement en contexte anglais, Cudworh et Cherbury) comme à l’analyse de quelques réceptions exemplaires (Berkeley et Hume bien sûr, mais aussi en contexte français Condillac qui déplace déjà le cadre et les catégories en donnant une fonction nouvelle au langage) dans la perspective de discuter le statut de la catégorie d’empirisme vis-à-vis d’un partage qui remet en mouvement ces grandes catégories historiographiques. Mais ici encore, nous assumons une hiérarchie de plans, entre les figures essentielles à la problématisation historique que nous mettons en place, et les points de repères donnés quant à leur insertion dans un paysage intellectuel plus vaste.

Enfin, il nous est apparu que la contribution de Kant, et tout spécialement le texte crucial de la Réfutation de l’idéalisme, se situait à l’extrême limite du moment classique : c’est à ce titre que nous lui avons conféré un statut à part en lui consacrant notre chapitre conclusif qui se tient ici à suggérer quelques unes des conséquences qui pourraient être établies à propos de la Critique de la raison pure, à partir d’une analyse suivie du problème de l’intériorité chez Descartes et Hobbes d’une part, Locke et Leibniz de l’autre. Il nous semble ainsi que c’est seulement à condition de prêter toute l’attention qu’elles requièrent à ces médiations et ces débats que des conclusions pourront être tirées quant au modèle de l’intériorité, et à sa signification historique.

(15)

Éléments de méthode : lecture suivie, comparaison textuelle et étude lexicographique

En effet, la constitution du paradigme de l’intériorité ne se donne pas tant à lire dans des œuvres singulières, dont on pourrait détacher des extraits ou reformuler des thèses isolées, que dans un réseau de renvois et de positions relatives, dans un espace de discours qui tend à se morceler, ou à se démultiplier. Ce constat appelle une méthode particulière qui mobilise l’étude lexicographique, la comparaison textuelle et la lecture suivie.

Afin que l’attention transversale à un problème ne conduise pas à une dissolution des objets ou à la manipulation de fragments prédécoupés, mais prenne en compte dans toute sa profondeur la singularité des discours, et se confronte à la résistance concrète de textes charpentés et articulés, nous avons été très attentifs à proposer d’abord un commentaire approfondi des œuvres appuyé sur la lecture suivie des sources primaires. Malgré tout, c’est probablement ici que ce travail s’ancre le plus nettement dans une tradition historiographique continentale. À tout le moins, ce qui est clair pour nous, c’est que la reconstruction argumentative a sans doute ses vertus, mais elle ne doit en aucun cas conduire à un survol des textes, qui perde de vue l’articulation des thèses entre elles, leur lien à des problèmes et des positions discutées. Ces choix méthodologiques ont orienté la recherche vers un important travail sur les sources primaires : ce corpus étant conséquent, il nous a fallu reconnaître que la présente étude ne saurait avoir pour fonction de proposer une somme exhaustive des différents débats d’interprétation, en particulier sur la doctrine d’auteurs majeurs, abondamment commentés. Sans ignorer leur apport, ils interviendront dans la mesure où ils peuvent servir la compréhension du problème spécifique qui nous occupe ici : les modalités du partage entre intériorité et extériorité à l’âge classique. En retour, nous espérons que l’angle particulier de ce travail pourra apporter un éclairage latéral sur certains aspects décisifs de la doctrine de Descartes et de Locke.

L’un des outils qui permet de constituer cet apport est la comparaison textuelle : elle vise à établir terme à terme les points de passage et les décalages, de manière rigoureuse et ciblée, pour résister aussi à la tentation d’attribuer à tel auteur qu’on étudie des inventions qui ne lui appartiennent pas exclusivement. Elle a ses objets privilégiés, les correspondances, réponses et critiques. En outre, une part souterraine de notre travail, qui le structure même si elle apparaît relativement peu dans le résultat final, a consisté en l’exploration d’archives, manuscrits et journaux qui fournissent autant d’indications sur les lectures des auteurs les uns par les autres. En ce sens, les rapprochements choisis ne sont pas arbitraires : il y a une matérialité des échanges et des diffusions qui peut être attestée, et est plus ramifiée, plus

(16)

complexe, que ces pièces les mieux connues pourraient le laisser penser. En outre, cette attention à l’intertextualité est toujours à la fois une manière de ressaisir un contexte, de lire entre les lignes des polémiques théoriques le réel qui les détermine, et les pratiques qu’elles engagent. Il en va d’abord là d’une défense de l’Histoire de la philosophie au sens fort du terme, contre les approches internalistes qui, postulant l’irréductibilité du discours philosophique à toute dimension sociale, tendent finalement à renvoyer l’image de pensées intemporelles qui échappent à l’historicité. Ce choix pourra impliquer le cas échéant de transgresser les frontières canoniques de la discipline, en particulier en mobilisant les thèses ou les outils de sociologues18 ou d’historiens19, mais toujours pour revenir aux textes

philosophiques classiques, pour les lire et les interroger dans leur détail.

Enfin, ces comparaisons textuelles appellent elles-mêmes l’étude lexicographique, car l’âge classique est une période-clé où le recul du latin comme langue savante exclusive s’accompagne du développement des vocabulaires vernaculaires, en particulier en ce qui touche aux notions associées à l’intériorité dans les différents lexiques : la philologie nous aidera ici à suivre la constitution progressive de ces champs notionnels et à montrer que le problème existe, bien qu’il se dise dans différentes langues. Il y a ici un patient travail de relecture des œuvres dans leur langue originale mais aussi de critique philologique des traductions d’époque qui furent les vecteurs de leur diffusion.Une part importante de l’étude préparatoire a ainsi consisté à repérer un réseau d’usages divers, une constellation d’images récurrentes, dont il a fallu dans un deuxième temps identifier et stabiliser la teneur conceptuelle autour de thèmes et de problèmes ciblés. C’est aussi dans cette perspective que l’étude de débats entre auteurs de langues différentes nous est apparue comme un point stratégique : s’y donnent à lire exemplairement des opérations de traduction, des malentendus, des tentatives de définition. Il serait trop facile de s’en tenir au constat que les réseaux sémantiques ne se recoupent pas exactement : nous intéressent précisément ces décalages entre les grilles de lecture du réel, et ce qui se donne à lire dans leur intervalle.

Une dimension cruciale de la prise de distance avec la tradition scolastique porte sur la notion, trop chargée ou trop ambiguë, d’âme (anima, soul) : elle fait l’objet, de part et d’autre

18 En particulier Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Pocket, 1991 ; Elias, La

civilisation des mœurs, Paris, Pocket, 2003 et La société des individus, Paris, Pocket, 1998 ; Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1973 ; Bourdieu, Raisons pratiques, Paris, Point, 2014 ;

Dumont, Essais sur l’individualisme, Paris, Seuil, 1983.

19 Par exemple Le Goff, La naissance du purgatoire, Paris, Gallimard, 1981 ; Baschet, Corps et âme, une

Histoire de la personne au Moyen-Âge, Paris, Flammarion, 2016 ; Hutton, The Restoration, a Political and Religious History of England and Wales, Oxford, 1985 ; Speck, Reluctant Revolutionnaries : Enlightment and the Revolution of 1688, Oxford, 1989 ; Ariès (dir.), Histoire de la vie privée, Paris, Seuil, 1986 ; Denis, Une histoire de l’identité, Champ Vallon, 2008 ; Noiriel (dir.), L’identification, Paris, Belin, 2007.

(17)

de la Manche, de diverses tentatives de contournements, parmi lesquelles le vocabulaire et la symbolique de l’intériorité en viennent à occuper une fonction décisive. En outre, si une ligne conduit du mens latin au mind anglais, elle n’a pas trouvé la même voie en français, où la notion d’esprit demande à être spécifiée afin de la distinguer de sa compréhension naïve comme souffle20. En ce sens, le vocabulaire de l’intériorité n’a pas seulement valeur de

périphrase mais bien fonction de définition et d’explicitation. Cette entreprise de redéfinition tend à déplacer l’usage du vocabulaire de l’intériorité depuis le champ théologique vers le champ épistémologique où elle est aussitôt mise en relation aux « choses hors de moi », aux « things without us » ou aux « external objects ». Dans cette perspective, nous aurons à mesurer les inflexions de l’interior latin à l’intime, l’interne et l’intérieur français, ou encore à l’internal et à l’inner anglais, et au passage délicat du registre de l’inwardness à celui de l’interiority. Loin que cette diversité linguistique fasse écran, elle permet de ne pas prendre le mot pour le concept, et de se doter d’une riche gamme de catégories. Ce faisant, le problème ne se réduit pas à l’hypostase de l’intérieur (le passage au substantif, à « mon intérieur » ou à la « chose intérieure ») mais engage une série d’inflexions qui vont de pair avec la constitution de langues philosophiques particulières, dont il s’agira de retrouver la richesse. Il y a ici un réseau sémantique et symbolique dont les nuances et les tensions nous ont paru trop souvent rabotées.

Axes de questionnement : expérience, langage et sentiment

Il s’agit plus spécifiquement de montrer que le double problème de la relation du sujet aux objets, et du sujet à lui-même, se pose d’abord au niveau des modalités du partage entre intériorité et extériorité : difficultés qui sont traditionnellement envisagées dans les termes de la définition du phénomène d’une part, et à la relation entre l’âme et le corps d’autre part. C’est ici que le déplacement effectué par les critiques de l’intériorité nous a paru particulièrement opérant pour sortir des apories de l’interaction psychophysique ou de la querelle des qualia. Cela ne signifie aucunement pour nous que ces problèmes se réduiraient à des faux-problèmes, mais plutôt qu’ils présupposent un partage, et qu’ils constituent des exemples cruciaux de sa mise en œuvre. L’expérience, le langage, et les sentiments sont ainsi trois lieux problématiques privilégiés, où il est possible d’observer les diverses tentatives de

20 Nous reviendrons sur ce point plus en détail. Signalons toutefois dès ici les contributions principales à l’intelligence de ce problème en langue française : Pascale Gillot, L’esprit, figures classiques et

contemporaines, Paris, CNRS Éditions, 2007 et Philippe Hamou. Dans la chambre obscure de l’esprit, John Locke et l’invention du Mind, Paris, Ithaque, 2018.

(18)

construire ou redéfinir ce partage entre intériorité et extériorité à l’âge classique. D’une part, intériorité et extériorité doivent-elles être rigoureusement distinguées au prix de compliquer l’explication du mouvement volontaire, de la perception ou des passions, ou au contraire, être plus étroitement articulées, au prix de sacrifier quelque chose de la clarté et de la portée métaphysique du dispositif conceptuel ? D’autre part, l’intériorité est-elle constituée par l’extériorité, ou bien est-elle ce qui en détermine la perception et la représentation ?

Si ces formulations introductives ne doivent pas être complètement prises au pied de la lettre, et seront transformées par l’enquête, il demeure que les modalités du partage entre intériorité et extériorité ont d’abord un impact décisif sur la forme du problème de l’expérience du monde à l’âge classique. La relation entre expérience et intériorité fait signe vers la question des choses extérieures, de leur perception et de leur représentation, tout autant que vers le problème du statut de l’expérience intérieure, qu’il soit conçu d’un point de vue empiriste ou rationaliste. Non seulement la question de la représentation, comme accès au monde extérieur, et redoublement du monde en moi, présuppose un partage entre extériorité et intériorité, mais elle engage déjà la nouvelle représentation de l’univers physique, de l’espace extérieur : c’est-à-dire les modalités de la constitution de l’objectivité scientifique comme espace sans qualités. Cet axe engage donc à la fois le statut de la matière et la possibilité pour un esprit de s’y rapporter afin de la connaître. Plus précisément, les tentatives de délimitation d’un statut de phénomène font bouger la question des qualia, et l’assignation des qualités sensibles au registre de l’extériorité ou à celui de l’intériorité. La disqualification contemporaine du problème de l’accès à la connaissance du monde extérieur à partir de contenus intérieurs ne dit pas tout du rapport entre intériorité et connaissance. Ou pour mieux dire, la question du rapport entre intériorité et réalité, et du dépassement des épistémologies de la représentation, ne peut faire l’économie d’une certaine intelligence de son histoire. Nous aurons l’occasion de montrer que le partage résulte de décisions sur le statut et l’analyse de l’expérience sensible, et d’en suggérer quelques conséquences.

Le deuxième axe de questionnement porte ainsi sur la relation entre langage et intériorité. Il intervient pour une part en complémentarité avec le premier axe, dans la visée d’une étude du problème de la connaissance à l’âge classique, sous l’angle du rapport entre intériorité, expérience et raison. En effet, la critique du partage entre intériorité et extériorité permet de dégager une nouvelle question générale, celle de la relation entre langage et expérience. Ainsi les critiques externalistes visent-elles souvent en Locke, et par rebond en Descartes, une conception qui fait du langage le signe des idées (et problématise parallèlement la capacité des idées à valoir comme signes de l’expérience). Pour une autre

(19)

part, il porte toutefois plus spécifiquement sur la constitution de l’intériorité au sein-même du langage, et la relation entre discours extérieur et discours intérieur dans les grammaires et les théories de la signification classiques. La possibilité de nommer le singulier, ou d’atteindre le personnel au travers du commun, y est constamment et profondément interrogée. C’est dire qu’un axe important des critiques contemporaines n’est pas ignoré par les classiques, quoiqu’ils l’abordent sous un angle différent : l’usage public des signes est bien mis en tension avec la constitution de l’intériorité, mais nous aurons l’occasion de montrer, que même pour les auteurs qui inclinent à considérer le partage comme acquis, la question demeure ouverte de déterminer si c’est le langage ou la perception qui joue le rôle le plus déterminant dans sa constitution. Ici encore, rouvrir ce dossier n’est pas sans effets quant aux apories contemporaines autour du motif récurrent de l’intersubjectivité : il y a quelque chose à saisir des formes et des raisons d’une certaine mise en ordre historique des rapports entre intériorité et altérité, avant de pouvoir envisager son dépassement.

Un de ses nœuds est la notion classique de sentiment, en tant qu’elle rassemble sous un même concept percepts et affects, sensations et passions. Sans doute quelque chose s’est il perdu des motifs, bénéfices et inconvénients de cette distribution théorique. La relation entre intériorité et extériorité est largement recouverte par l’Histoire de la subjectivité qu’elle prépare, et écrasée par le mind-body problem qui, à certains égards, n’en est qu’une déclinaison ou une conséquence. À tout le moins, il y a ici un lieu théorique depuis lequel interroger autrement la relation âme-corps à l’âge classique21 : nous aurons l’occasion de

montrer qu’historiquement, le statut de ce couplage est d’abord solidaire de décisions sur le statut de la perception. En ce sens, il y aura bien une forme de bouclage avec le premier de nos axes d’interrogation autour du statut de la perception intérieure, qui peut être rendu lisible dans la manière dont les auteurs majeurs de l’âge classique sur lesquels porte cette étude prennent explicitement en charge une explication concrète des passions22. À la croisée de leurs

œuvres, s’ouvre la perspective d'une science expérimentale de l’intériorité : en ce sens, elles méritent pleinement d’être inscrites au registre des généalogies de la psychologie, fût-ce au titre de matrice problématique. Non qu’il y ait grand sens à débattre sur le caractère scientifique des Passions de l’âme ou de la théorie hobbesienne des passions, mais plutôt au sens où ces débats classiques découpent déjà des positions possibles quant à la matérialité de l’esprit ou à la causalité mentale. Ce faisant, si l’intériorité tient le rôle de carrefour des

21 Pour une compréhension renouvelée de ces problèmes classiques, voir en particulier Sandrine Roux,

L’empreinte cartésienne, Paris, Classiques Garnier, 2018.

22 Voir en particulier Denis Kambouchner, L’homme des passions, Paris, Albin Michel, 1995 ; ainsi que Lucie Desjardins, Daniel Dumouchel (dir.) Penser les passions à l’âge classique, Paris, Hermann, 2012 ; Pierre-François Moreau (dir.), Les passions à l’âge classique, Paris, PUF, 2006.

(20)

problèmes classiques de la représentation, du discours et du sentiment, il s’agira d’interroger la manière dont l’intérieur et le social communiquent et se modèlent mutuellement, dans un jeu complexe d’opérations d’union et de séparation. C’est dire que c’est peut-être aller trop vite que de tenir de manière univoque et rétrospective le sentiment pour subjectif : il semble au contraire que le sentiment, en tant qu’il est situé dans un espace intérieur, pourra devenir le lieu et l’enjeu de la constitution sociale des singularités, en laissant résonner un moment toute l’ambivalence de cette formule initiale.

(21)

CHAPITRE I

CONTRIBUTION À UNE APPROCHE

EXTERNALISTE DE L’INTÉRIORITÉ

(22)

A/ Le contexte d’une rupture (le rapport de Hobbes et Descartes à l’ École)

Descartes ouvre cette histoire du partage entre intériorité et extériorité, non à la manière d’une origine absolue, mais plutôt d’un point de départ relatif.

D’un côté, si son œuvre marque un seuil et un certain nombre de ruptures, elle reprend et mobilise en même temps un outillage conceptuel qui ne lui appartient pas totalement, qu’elle ne peut créer ex nihilo : dès lors, il doit d’emblée être clair que le partage dont nous entreprenons ici l’histoire ne prend jamais la figure d’une « invention » ou d’une pure décision inaugurale (qui découperait artificiellement l’unité originaire et naturelle de l’intériorité avec l’extériorité23).

D’un autre côté, l’œuvre de Descartes est mêlée pour nous de débats et de commentaires qui la positionnent et la colorent : c’est surtout cette postérité polémique qui fera l’objet de cette étude. D’abord, la critique des thèses cartésiennes par Hobbes, en particulier le débat qu’ouvrent les Objections et réponses, leurs diverses applications ou plutôt mises en jeu. Mais encore la manière dont ce débat se creuse et se prolonge entre Locke et Leibniz, Hume et Kant, et au-delà dans les relectures et commentaires contemporains24.

En ce sens, il doit être souligné que la constitution du paradigme classique de l’intériorité – comme les problématiques qui lui sont associées – ne peut être attribuée au seul Descartes : ce serait bien mal lire ce travail que de comprendre ainsi son choix de périodisation. En revanche, ce découpage s’avère très efficace dès lors que l’on saisit que l’Histoire du partage entre intériorité et extériorité à l’âge classique qui nous occupe ici a fort à voir avec une Histoire des diverses réceptions de Descartes. Cette approche n’interdit nullement de comprendre d’une part que ces réceptions se font à la lumière d’influences antérieures (platoniciennes et augustiniennes en particulier), et d’autre part, qu’elles ne sont jamais passives mais prennent la forme de reconstructions du cartésianisme (dans un souci de formalisation ou de critique). C’est d’abord en ce sens que le type d’Histoire dans lequel nous

23 « À vouloir écrire l’histoire de la décision, du partage, de la différence, on court le risque de constituer la division en événement ou en structure survenant à l’unité d’une présence originaire ; et de confirmer ainsi la métaphysique dans son opération fondamentale. » Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Seuil, Paris, 1967, p. 65.

24 Le débat entre Foucault et Derrida qui sera étudié plus loin en est un exemple. Deux points cependant : 1) Si le corpus primaire est déjà large, notre objectif n’est en aucune manière d’effectuer une somme exhaustive des débats entre commentateurs, nous les mobiliserons afin de servir la compréhension du problème spécifique qui nous occupe ici (pour une vue plus large, se référer en particulier Armogathe et Caron,

Bibliographie cartésienne). 2) Au-delà, si le problème du partage entre intériorité et extériorité structure le

conflit classique entre courant empiriste et courant rationaliste, nous aimerions suggérer par cette remarque marginale que la crise-même de ce modèle est également un facteur explicatif fort de l’opposition entre philosophie analytique et phénoménologie.

(23)

nous inscrivons est externaliste : il s’agit de comprendre les positions dans leurs relations mutuelles plutôt que dans les intentions, explicites ou dissimulées, d’un auteur. Que peut, en ce sens, une Histoire externaliste ? Il faut pointer ici une résistance particulière à cette approche qui relève proprement de la philosophie et de l’image qu’elle se fait d’elle-même : c’est précisément en tant qu’elle relèverait d’un travail intérieur que la philosophie échapperait aux déterminations extérieures. L’intériorité, en ce sens, fonctionne non seulement comme image de l’esprit, mais aussitôt comme image de la pratique philosophique-même : on risquerait ainsi de manquer la spécificité de la pratique philosophique en l’abordant de manière externaliste. Cela ne fait que rendre plus saillant un double écueil : à l’incapacité à rendre compte de l’inscription du texte dans son contexte, y compris donc de sa capacité à y produire des effets, semble répondre une réduction du texte au contexte, qui en perd la modalité spécifique, pour le résumer à une résultante d’influences qui ne le déterminent pourtant jamais complètement. Dès lors, l’enjeu pour nous est clair, il s’agit de déterminer une stratégie qui permette d’atteindre des textes de manière précise, sans perdre de vue leur contexte, en particulier social et institutionnel. À ce titre, nous pouvons indiquer d’emblée deux directions : d’une part, comme nous l’avons suggéré, l’étude des réceptions constitue manifestement un point-clé ; d’autre part, les textes comportant une dimension d’autobiographie intellectuelle que nous ont légués Descartes et Hobbes apparaissent comme de précieux points d’entrée pour spécifier le problème de l’intériorité.

Ainsi, la dimension généalogique de ce travail ne repose-t-elle pas sur l’idée qu’il faudrait rechercher la signification d’un concept à son origine, mais bien plutôt sur un effort pour comprendre les dynamiques et les tendances qui se dégagent de l’évolution conflictuelle des dispositifs et des modèles philosophiques. Dire que l’origine a toujours déjà eu lieu peut passer pour une trahison de l’œuvre de Descartes, à moins qu’elle ne soit, en un autre sens, plus profondément fidèle à son esprit – en tant qu’entreprise de recommencement, telle que l’énonce le Discours de la méthode. La tâche est donc double : il faut certes se demander avec quel contexte rompt Descartes, et, en un autre sens Hobbes, mais dans le même temps quel contexte a permis ces ruptures. En effet, pour qu’un texte philosophique marque son époque, tout se passe comme s’il fallait à la fois qu’il s’inscrive pleinement dans son temps et qu’il s’en démarque : mais comment une philosophie peut-elle à la fois fournir l’expression de sa situation, et s’en distinguer ? Cette question demande ici à être spécifiée sous horizon d’une histoire de la constitution de l’intériorité. Au plan de leur contenu, le Discours de la méthode et les Vies semblent déjà conduire vers des problématiques plus générales comme la libération d’un espace pour la singularité alors que je suis façonné par les habitudes venues de mon

(24)

expérience et mon éducation, voire la simple possibilité de dire « je » dans un univers gouverné par des lois mécaniques et sociales : à un premier niveau, il serait ainsi possible de questionner le Discours de la méthode et les Vies en tant que pièces d’une Histoire des formes d’écriture en première personne, et ce à double titre, comme récit de soi, et comme théorie du soi25. Toutefois, à un second niveau, tout le travail consiste pour nous à décentrer la question

de la formation d’individus singuliers, qui n’émerge pas encore en tant que telle comme un problème proprement cartésien ou hobbesien, pour interroger son articulation à des conditions et des vis-à-vis institutionnels et théoriques ; ainsi, l’historien de la philosophie qui s’intéresse à leurs œuvres est constamment confronté à la question, très proche mais différente, de comprendre comment un discours nouveau et singulier peut apparaître et être reconnu dans son contexte. En somme, il s’agit de subsumer le biographique sous l’horizon d’une histoire intellectuelle, retrouvant ainsi d’un autre point de vue un motif central du Discours et des

Vies. De fait, contextualiser ne vise pas pour nous à réduire la philosophie à l’expression

d’une situation ou de tendances qui la dépassent, mais à la comprendre comme une intervention dans un champ déterminé, au croisement d’applications et d’exigences politiques, religieuses, scientifiques ou institutionnelles. Contextualiser n’implique donc pas de faire passer le texte au second plan : c’est dans cette perspective que le double rapport du modèle de l’intériorité à la scolastique et à la théologie peut être rendu lisible à partir de l’analyse du

Discours de la méthode (mais aussi, dans une moindre mesure de par sa brièveté, de la Vie en vers de Hobbes). Il s’agit donc ici, plutôt que de pures inventions, de repérer des décalages

quant au statut et à la découpe de l’intériorité ; et d’indiquer d’emblée une perspective : ces inflexions nous conduiront à analyser le partage dans ses résonances et implications politiques, religieuses, et scientifiques.

Si les Méditations Métaphysiques passent pour le moment le plus pur du partage entre intériorité et extériorité, le Discours de la méthode fait figure de laboratoire, ou de coulisse. Trop souvent délaissé, car considéré comme un texte plus « facile », il offre pourtant un matériau particulièrement riche pour commencer à élaborer une compréhension du contexte qui ne soit pas un aplatissement ou un oubli du texte. De même, la période de la vie et de l’œuvre de Hobbes antérieure aux Elements of Law, au mieux, semble parfois considérée comme ne relevant pas de l’Histoire de la philosophie26, alors qu’elle est à bien des égards

25 Voir Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975 et Paul Ricoeur, Soi-même comme un

autre, Paris, Seuil, 1990. Il y a dans notre perspective un aspect piégeux à jouer une lecture à la Alquié

contre une lecture à la Guéroult tant ils représentent les deux faces d’une même médaille : l’internalisme de l’auteur contre l’internalisme du système. Voir ci-dessous nos analyses de la Méditation Seconde.

26 À tout le moins, se tient-on le plus souvent à rappeler sa traduction de Thucydide et d’Aristote sans se pencher réellement sur le statut de cette période de formation. À titre d’exemple récent, la bonne

(25)

déterminante pour la formation des problèmes des Elements. Par contraste, nous avons choisi de partir de quelques remarques à partir des Vies, du Discours de la méthode, et des trois essais de cette méthode, en particulier de la Dioptrique, lue et discutée par Hobbes (à nouveau, on ne lit le plus souvent que des extraits du Discours, on saute des passages, on en détache d’autres, et surtout on coupe la méthode de ses applications, jugées obsolètes, et on l’isole de ses enjeux et de son contexte intellectuel).Cette mise en situation nous permettra de ne pas mener hors sol l’analyse des Méditations Métaphysiques dans leur relation au texte contemporain des Elements of Law, ainsi que de poser les conditions de la compréhension de la mise en œuvre de ce dispositif, à la fois au plan psychologique et au plan politique.

Dans la perspective du problème de la formalisation du partage entre intériorité et extériorité, l’analyse croisée de la première partie du Discours de la méthode et des Vies permet de mieux comprendre la relation ambivalente de Descartes et Hobbes à l’École. La proximité de leurs attaques contre les institutions peut surprendre tant leurs positions sont souvent présentées comme antagonistes. Hobbes et Descartes naissent quand finit le seizième siècle, siècle d’Henri VIII et d’Henri IV27 : le père de Hobbes est alors vicaire de Charlton,

celui de Descartes conseiller au Parlement de Bretagne. Ces positions sociales favorisent leur accès à une éducation élitiste à laquelle ils ont toutefois un rapport distancié et critique, en particulier vis-à-vis de la philosophie scolastique englobant alors logique, physique et métaphysique28. Faire ici la part de ce qui relève de l’héritage et de ce qui relève de la rupture

est cependant malaisé, car revoilà le vieux problème historien de la continuité et de la discontinuité. Pour ce qui nous occupe ici, nous ne nous aventurerons donc pas à plaider pour la « révolution cartésienne »29 ou pour le « tournant suarézien »30, nous nous en tiendrons à

présentation de Benoît Spinosa règle en une page la question de cette « première phase » désignée comme une « période humaniste » (voir Hobbes, Paris, Les Belles Lettres, 2014, p. 31).

27 Hobbes naît en 1588, un an après l’exécution de Marie Stuart, alors que la vincible Armada approche des côtes anglaises (cf le passage fameux « Ut pareret geminos, Meque Metumque simul » in Hobbes, Vies d’un

philosophe, Jean Terrel, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 134) et Descartes, comme on le sait, huit

ans plus tard, en 1596, deux ans avant l’édit de Nantes donc.

28 Tandis que Descartes étudie à la Flèche, Hobbes étudie à Oxford (à Magdalen Hall, ainsi que le précise la vie

en vers « Et decimo quarto mittor ad Oxonium. / Huc Magdalenae veniens admittor in Aulam / Inque ima Logicae classe locatus eram. », voir Hobbes, Vies d’un philosophe, Jean Terrel, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 134). Le caractère élitiste des collèges jésuites a pu être nuancé, voir François de Dainville, L’éducation

des jésuites, Paris, Minuit, 1978 (en particulier le premier chapitre sur ce point). Sur l’organisation des études au

collège de la Flèche, voir en outre Geneviève Rodis-Lewis, Descartes, CNRS Éditions, Paris, 2010, p. 26 ; dans le même ordre d’idées, s’il est louable de préciser que « les douze à quatorze cents élèves [du collège de la Flèche] étaient de toutes conditions, y compris des fils de commerçants ou de paysans » (p. 29), il ne s’agit évidemment pas de comprendre que ces « conditions » étaient également représentées, ni d’ailleurs que cela atténue le caractère élitiste de cette institution réservée aux garçons.

29 Sur ce point et cette expression, voir Etienne Gilson, Etudes sur le rôle de la pensée médiévale dans la

formation du système cartésien, Paris, Vrin, 2000 ainsi que Josiane Boulad-Ayoub, Paule-Monique Vernes, La révolution cartésienne, Québec, Presses de l’Université Laval, 2006.

30 Voir Jean-François Courtine, Suarez et le système de la métaphysique, Paris, PUF, 1990, mais aussi Jean-Paul Coujou, Suarez et la refondation de la métaphysique comme ontologie, Paris, Éditions Peeters, 1999.

Références

Documents relatifs

L’élaboration de la gêne provoquée par cette phrase me conduit à son propos à parler de « captation de la dette » : dans la mesure où rien, ni dans l’attitude de Mathieu,

Utilisant le prisme du genre pour saisir la manière dont la production et la réception des textes et la conception de l’histoire littéraire (notamment l’institution de

Les ýravaux que nous avons exposé dans ceýýe ýhèse ainsi que les conclusions doný ils oný permis l'élaboraýion oný pour objeý l'éýude de l'efficaciýé du ýhéorème

transitions radiatives entre deux niveaux d’énergie peut donner lieu à des transitions à plusieurs quanta si, en plus, l’un au moins des deux niveaux

La séquence type dans le roman commence par un psycho-récit, décrivant généralement assez brièvement un sentiment, une sensation ou un état d’esprit du

en jeu l’interaction des deux niveaux avec le champ de radiofréquence sans tenir compte de l’existence des autres niveaux, la théorie complète prévoit toute une

Interestingly, p300 has been shown to suppress myogenic differentiation genes; thus Rb proteins block cell cycle progression and differentiation of MuSCs (Carnac et

Si cette avancée est notable pour la fréquentation de l’école maternelle, on remarque également une modification de la préscolarisation en milieu rural où il n’est plus rare