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Stiegler, Bernard (dir.) (2020), Bifurquer, Paris, Les Liens qui Libèrent, 416 p.

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(1)

Stiegler,
Bernard
(dir.)
(2020),
Bifurquer,


Paris,
Les
Liens
qui
Libèrent,
416
p.


Marc‐Antoine
Bonneau

Quelques mois avant sa mort, Bernard Stiegler et son collectif

Internation faisaient paraître Bifurquer, parachevant ainsi l’effort d’une

vie consacrée à pe/anser le devenir-technique de l’humanité. Cet ouvrage collaboratif vise à l’ouverture d’un espace de réflexion interdisciplinaire autour d’un cadre théorique commun. Les enjeux de l’Anthropocène y sont analysés à partir de deux principes : la constitution exosomatique et l’avenir néguentropique de l’humain. Exo-somatique : les organes de l’humain sont aussi extra-corporels ; ce sont les outils technologiques qu’il développe et qui le déterminent en retour. Néguentropique : le vivant possède seul la possibilité de différer temporairement et localement sa condition entropique1.

Le postulat est simple : l’impuissance politique face à l’Anthropocène est d’abord épistémologique. Il faut, à l’intérieur d’un cadre interdisciplinaire, repenser à nouveaux frais les concepts et l’action sur la base des principes susmentionnés. L’ouvrage élabore « un diagnostic », « une formalisation théorique » et « une méthode d’expérimentation sociale2 » orientés sur l’idée de contribution. Il

comporte dix chapitres.

Le premier chapitre met en question le paradigme newtonien qui domine, selon les auteur.e.s, le modèle économique actuel. Inspiré des travaux de Nicholas Georgescu-Roegen, il aborde l'Anthropocène à partir de l’entropie qui, grossièrement, « consiste à passer d’états macroscopiques moins probables à des états macroscopiques plus

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L’auteur est étudiant au baccalauréat en philosophie (Université du Québec

à Montréal).

1 Stiegler, B. (dir.) (2020), Bifurquer, Les liens qui libèrent, cf. p. 39. 2 Ibid., cf. p. 23-4.

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probables3 ». Graphiée anthropie lorsqu’appliquée aux activités

humaines, elle représente la liquidation des singularités (le moins probable), c’est-à-dire de ce qui échappe à la raison calculante. La néguanthropie, c’est donc ce qui fait advenir un monde humain ; tout savoir singulier qui par sa singularité ajoute quelque chose au monde et participe de son avènement constant. L’anthropie liquide les conditions de possibilité de ces ajouts puisqu’elle réduit le champ des possibles à de l’information calculée et déterminée d’avance. C’est ce que font les réseaux sociaux dont les algorithmes massifient structurellement les comportements, niant par là les singularités plutôt que de servir l’intelligence collective. La lutte contre l’anthropie prendra la forme d’une valorisation des savoirs et des localités, d’une déprolétarisation et d’une économie contributive.

Les chapitres deux et trois proposent l’économie contributive comme contrepied de la prolétarisation et de la smart city algorithmique selon laquelle les problèmes de la ville seraient mieux gérés par les algorithmes. L’usage actuel des algorithmes réduit le plus souvent les savoirs locaux à des patterns4, ce qui suppose que le

comportement humain est prévisible et programmable. La prolétarisation numérique moderne soumet donc les savoir-faire et les savoir-vivre à une logique bien précise et provoque une perte d’agentivité : l’habitant, dépossédé du pouvoir de comprendre et d’agir sur son territoire, est soumis « à des logiques extraterritoriales court-circuitant les autorités politiques locales et les pratiques5 ». Une

véritable « urbanité numérique » doit donc « surmonter ce processus de standardisation6 ». Soyons clair : il n’est pas question pour les

auteur.e.s de s’opposer en bloc au calcul et à l’automatisation, mais à travers eux de libérer du labeur (ponos) pour permettre le travail (ergon) qui constitue un savoir véritablement capacitant. Tant que l’ergon demeurera négligé par l’économisme et la data economy, l’on confondra la véritable croissance avec ce que Stiegler nomme mécroissance. Il est donc moins question de décroître, que de cesser de mécroître. Une condition de la vraie smart city serait ainsi la souveraineté technologique, où le fonctionnement des algorithmes, entre autres,

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3 Ibid., p. 61. 4 Ibid., cf. p. 88. 5 Ibid., p. 96. 6 Ibid., p. 88.

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est choisi et institué par des « chantiers de capacitation7 », c’est-à-dire

une organisation du travail comme mise en réseau de volontés et de savoirs collectifs. Il devrait en résulter un revenu contributif où l’étalon d’une contribution est moins un indice pécuniaire qu’un potentiel néguanthropique.

Le chapitre quatre passe de l’économie à la recherche contributive. Il souligne le décalage qui résulte de la vitesse du développement technologique par rapport aux savoirs sociaux, « laissant en conséquence les individus et les groupes dénués de savoirs, c’est-à-dire de

liens8 ». Cette disruption fait obstacle à la mitigation du versant

toxique du pharmakon — remède et poison — qu’est tout organe exosomatique. La recherche contributive doit ainsi mener l’objectif de souveraineté technologique entre autres par i. l’intégration au niveau local d’acteurs non spécialisés dans la recherche ; ii. l’étude de la transformation des rapports sociaux due aux dispositifs techniques ; iii. la réitération des causes finales contre le primat de l’efficience9.

Les chapitres cinq et six répondent à l’introduction qui faisait état de l’impotence des nations à produire de la néguanthropie. « Au nom de l’efficacité, lit-on, les plateformes prétendent combler ce malaise institutionnel par le calcul10 ». Or, non seulement la calculabilité est

mésadaptée au mode d’être des problèmes anthropiques, mais une cause finale (ici, la néguanthropie) n’est jamais réductible à l’efficience. Les auteur.e.s esquissent donc les conditions d’une institution supranationale – l’internation – qui préserverait la singularité des nations contre l’isolement identitaire et qui demeurerait ouverte aux réquisits de l’agir néguanthropique, improbables par définition. La dichotomie mondialisation/localité est donc un faux problème si l’on conçoit l’internation comme la gestion d’un ensemble de localités ouvertes. Sa force est la reconnaissance et la préservation de la noodiversité – du grec noos : intelligence. Rappelons que la néguanthropie advenant toujours localement, subsumer la localité sous la globalité rend aveugle au potentiel noétique propre aux territoires. Les localités de l’internation se présentent ainsi comme

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7 Ibid., p. 141. 8 Ibid., p. 168. 9 Ibid., cf. p. 160.

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les « bouleteriou du XXIe siècle11 », espaces de délibération où les

citoyens déterminent pour eux-mêmes le domaine humain de l’incalculable.

Le chapitre sept, plus court, présente le versant toxique (anthropique) et curatif (néganthropique) du numérique ainsi que des outils de capacitation. L’enjeu algorithmique concerne le tissu social par la « standardisation des pratiques et des profils12 » et le langage par

le biais des services de prédictibilité et de correction automatique « éliminant les formes idiomatiques les moins calculables qui sont au principe de l’évolution diachronique des langues13 ». Cette

désidiomatisation peut s’endiguer par l’élaboration de plateformes contributives permettant l’individuation, p. ex. le logiciel libre, Wikipédia, Hypothes.is, autant d’espaces de délibération répondant au désir susmentionné d’un bouleutérion moderne.

Les chapitres huit et neuf abordent la souveraineté algorithmique du point de vue éthique et toxicologique. En tant qu’elles se prennent à partir du passé, les décisions des algorithmes sociaux tendent à maintenir le statu quo14. L’herméticité de leur fonctionnement retient

les acteurs qui en souffrent de les remettre en question. La recapacitation passe donc par la démocratisation des data. L’angle toxicologique, lui, pose que les technologies sont le plus souvent dopaminergiquement orientées, c’est-à-dire qu’elles visent la captation de l’attention par la sécrétion de dopamine et conséquemment le contrôle de la pulsion au détriment du désir. Ainsi, « au cœur même de la catastrophe écologique se trouve une crise systémique et chronique de nos habitats psychologiques et sociaux15 ». La perte

d’agentivité s’opère donc non seulement à l’échelle du groupe (smart

city), mais plus décisivement à l’échelle nerveuse. Le schisme

culture/technique provoqué par l’accélération technologique désoriente l’individu qui consomme davantage pour compenser son mal-être. La surcharge dopaminergique détruit l’attention et empêche en retour d’agir efficacement sur la toxicité du développement technique. Comment briser ce cercle ? Par une approche thérapeutique, la

______________ 11 Ibid., p. 236. 12 Ibid., p. 250. 13 Ibid., p. 251. 14 Ibid., cf. p. 280. 15 Ibid., p. 305.

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clinique contributive, où il s’agit moins d’abstinence – où tout dépendrait de la volonté individuelle –, que de transmuter, à partir de communautés, une manière d’être par une autre : valoriser l’émergence de savoirs communs porteurs de singularités, plutôt que l’application d’une méthode rigide à un état de fait.

Enfin, le dernier chapitre discute « l’aporie de la soutenabilité » – la contradiction d’un écologisme capitaliste – à partir de la distinction entre technologies carbones (fossiles) et silicium (numériques). L’attention est portée sur la destruction (moins connue) de la noodiversité qui sous-tend la destruction (bien connue) de la biosphère, toutes deux étant rendues possibles par la prolétarisation généralisée, présentée dans les chapitres précédents comme dépossession des individus de leurs savoirs (et des conditions de transmission de ceux-ci) par une

reductio ad computatum.

Cet ouvrage impressionne par la diversité des intervenant.e.s (mathématiciens, biologistes, philosophes, sociologues, architectes, juristes) et propose des outils conceptuels extrêmement féconds pour penser et agir sur nous et nos milieux. La postface d’Alain Supiot montre bien comment une déterritorialisation des lois est engagée qui octroie aux géants du numérique une « souveraineté fonctionnelle16 »

toxique pour le vivant, rendant vitale l’entreprise menée par le collectif Internation. Regrettons cependant la tendance des auteur.e.s à utiliser un langage péremptoire, où les thèses sont présentées comme seules voies pour renverser l’Anthropocène17. Bifurquer n’en

demeure pas moins un testament philosophique à la hauteur des autres projets et travaux de Bernard Stiegler, si attentif aux mutations technologiques de son temps, qui est encore le nôtre.

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