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Le lecteur contraint : prédétermination de la lecture en contexte numérique dans Déprise, The Stanley Parable et Chronique(s) d'Abîme

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Le lecteur contraint : prédétermination de la lecture en

contexte numérique dans Déprise, The Stanley Parable

et Chronique(s) d'Abîme

Mémoire

Charles-Antoine Fugère

Maîtrise en études littéraires - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

(2)

Le lecteur contraint : prédétermination de la lecture en

contexte numérique dans Déprise, The Stanley Parable

et Chronique(s) d’Abîme

Mémoire

Charles-Antoine Fugère

Sous la direction de :

René Audet

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Résumé

L’avènement du numérique n’est pas sans effets sur nos pratiques littéraires : il vient transformer notre manière contemporaine de raconter, de créer, de concevoir, de diffuser et surtout de lire une œuvre. Ce mémoire s’intéresse tout particulièrement à ce dernier bouleversement : le rapport entre le lecteur et l’œuvre. S’il paraît aujourd’hui convenu d’affirmer que les modalités de gestion de la lecture sont complexifiées, voire renouvelées en contexte numérique notamment par le biais d’une interaction plus explicite avec le dispositif de lecture, cette appropriation manifeste du texte n’aboutit pas nécessairement sur un gain de liberté pour le lecteur. À l’inverse, ce mémoire fait le postulat que la notion de contrainte est pertinente pour aborder l’acte de lecture numérique, se répercutant de façon particulièrement intense à divers niveaux (support, mécanisme et texte) de la forme et du fonctionnement des œuvres, ce qui a pour effet de circonscrire le lecteur à des gestes restreints, contrôlés prédéterminés et peu opérants. L’objectif est d’étudier les manifestations de la contrainte de la lecture en procédant à l’analyse de trois fictions narratives numériques soit Déprise, The Stanley Parable et Chronique(s)

d’Abîme. Ces œuvres appartiennent à des pratiques génériques et médiatiques distinctes (fiction web, jeu vidéo,

fiction interactive sur appareils mobiles) qui recoupent plusieurs supports (ordinateur, tablette, téléphone intelligent). Elles paraissent ainsi représentatives de la diversité des productions narratives numériques, tout en partageant un même trait : la dimension contraignante de leur lecture.

Mots-clés : littérature numérique, contrainte, lecture en contexte numérique, interactivité, fictions narratives numériques, jeu vidéo, fiction web, fiction interactive sur appareils mobiles, agentivité, gestes de manipulation, discours, contrôle, liberté.

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Abstract

The reader constrains: predetermination of digital reading in Déprise, The Stanley Parable and Chronique(s) d’Abîme

The coming of the digital age is not without its effects on our literary practices: it transforms our way of telling a story, and of creating, conceiving, diffusing and especially reading a work. This master’s thesis is mostly interested in this last upheaval: the relation between the reader and the work. If it seems agreed today that the modalities of reading are complexified or even renewed when they take place in a digital context, in particular through a more explicit interaction with the reading device, this apparent appropriation of the text doesn’t necessarily lead to a gain of freedom for the reader. On the contrary, this thesis postulates that the notion of constraint is relevant to approach the act of digital reading, reverberating in a particularly intense manner on various levels (device, mechanics, and text) of the form and functioning of works, which circumscribe the reader to limited, controlled, predetermined and less effective gestures. The goal is to study the manifestations of the constraint of reading by analyzing digital narrative fictions: Déprise, The Stanley Parable and Chronique(s)

d’Abîme. These works belong to different practices (web fiction, video game, interactive fiction on mobile

devices) that cut across several media (computer, tablet, smartphone). They thus seem representative of the diversity of digital narrative productions, while sharing the same feature: the constraining dimension of their reading.

Key words: digital literature, constraint, reading in a digital context, interactivity, digital narrative fictions, video game, web fiction, interactive fiction on mobile devices, agency, manipulation gestures, discourse, control, freedom.

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Table des matières

Résumé ... ii

Abstract ... iii

Table des matières ... iv

Liste des abréviations, sigles, acronymes ... vii

Remerciements ... x

Introduction ... 1

Définir la contrainte... 4

Plan et méthodologie ... 6

Chapitre 1 La contrainte liée à la notion de manipulation ... 8

Introduction ... 8

Deux grandes catégories de supports littéraires aux vues de la contrainte ... 8

La contrainte de l’écriture liée aux supports ... 9

La contrainte de la lecture liée aux supports ... 9

La contrainte de l’écriture liée aux mécanismes ... 10

La contrainte de la lecture liée aux mécanismes ... 11

La contrainte de l’écriture liée aux textes ... 12

La contrainte de la lecture liée aux textes ... 12

Effet de standardisation : le livre imprimé comme support par excellence ... 13

Se distancier de diverses contraintes du livre imprimé ... 14

La surface de la page ... 14

La linéarité graphique du texte ... 15

Le continu du texte ... 16

Esthétique numérique : promesse de liberté? ... 17

La lecture interactive : entre libertés et contraintes ... 19

Analyse des gestes de manipulation de la fiction web Déprise ... 23

Déprise : mise en contexte ... 23

La manipulation contrainte en partie par le support ... 24

La manipulation contrainte par le mécanisme (mode de navigation) ... 25

La manipulation contrainte par le texte ... 30

La contrainte : unique clé de lecture ... 32

(6)

Chapitre 2 La contrainte liée à la notion d’agentivité ... 35

Introduction ... 35

Aborder le jeu vidéo... 36

L’interactivité : principale source de la narrativité du jeu vidéo ... 37

Les règles : caractéristique fondamentale de la narrativité du jeu vidéo ... 39

Une tendance : maximiser la liberté du joueur ... 41

La notion d’agentivité : caractéristique clé de la narrativité du jeu vidéo ... 41

Agentivité et contrainte ... 44

Analyse de la notion d’agentivité dans The Stanley Parable ... 45

Mise en contexte ... 45

Les conventions génériques ... 47

Le narrateur-dieu ... 48

La tension narrative ... 55

Le message politique et esthétique des créateurs ... 58

Conclusion ... 62

Chapitre 3 Le discours anti-contrainte et les limites des procédés de « libération » du lecteur ... 64

Introduction ... 64

Le discours ... 66

Définition de la notion ... 66

Application de la notion au contexte des fictions numériques ... 67

La fiction interactive sur appareils mobiles (FIAM) ... 71

Définition générale du genre ... 71

Typologie de la FIAM ... 72

Présentation des mécanismes utilisés dans la FIAM (et leurs limites) ... 76

Analyse de Chronique(s) d’Abîme ... 83

Présentation de l’application Via Fabula ... 83

Analyse des discours entourant l’œuvre ... 85

Contraintes des mécanismes ... 87

Conclusion de l’analyse ... 93

Conclusion ... 94

Conclusion ... 96

Le numérique et la littérature ... 96

(7)

La contrainte issue de l’agentivité ... 98

La contrainte issue du discours anti-contrainte et des procédés de « libération » du lecteur ... 99

L’importance de la contrainte dans l’étude des œuvres littéraires contemporaines ... 101

Annexe : Images ... 104

Bibliographie ... 112

Corpus primaire ... 112

Corpus secondaire ... 112

Réception critique des œuvres ... 115

(8)

Liste des abréviations, sigles, acronymes

FIAM : Fiction interactive sur appareils mobiles

FNN : Fiction narrative numérique RA : Réalité augmentée

(9)

À mon grand-père maternel, qui est

probablement fier de son petit-fils.

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L’art

est toujours le résultat d’une contrainte.

Croire qu’il s’élève d’autant plus haut qu’il

est plus libre c’est croire que ce qui retient le

cerf-volant de monter, c’est sa corde.

(André Gide, Nouveaux Prétextes, p. 13)

(11)

Remerciements

Puisque l’écriture de mon mémoire n’aurait pu être possible sans la participation et l’engagement de plusieurs individus, j’aimerais profiter de ces quelques lignes pour les remercier. D’abord, un immense merci à René Audet, mon directeur de recherche et mentor depuis le début de mes études aux cycles supérieurs. Nos nombreuses discussions, autant agréables qu’éclairantes, auront été d’une grande nécessité quant à l’aboutissement de mon parcours au 2e cycle. J’ai beaucoup appris de ton expertise lors de ce processus et je tiens à te remercier pour la complicité qui a marqué notre collaboration. Je voudrais également signifier ma reconnaissance envers mon épouse qui, par sa présence réconfortante, son sourire, ses encouragements, ses envolées intellectuelles inspirantes, m’a donné l’énergie dont j’avais besoin pour mener à terme mon mémoire. Merci de croire en moi et de m’épauler dans tout ce que j’entreprends. J’aimerais aussi souligner l’apport non négligeable de mes ami(e)s qui ont su m’offrir au courant de ma maîtrise plusieurs moments de détente et de gaité, m'autorisant à me changer les idées avant de revenir en force à la tâche. Un immense merci revient évidemment à mes parents, qui depuis le tout début de mon parcours scolaire, m’ont encouragé, supporté et autorisé à rêver à de grandes choses. Votre dévouement a été – et est toujours – chargé d’une valeur inestimable à mes yeux. Finalement, la rédaction de mon mémoire a su bénéficier de l’important support financier du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH). Ce soutien monétaire est primordial, voire essentiel au développement des jeunes chercheur.e.s provenant de partout au Canada. Enfin, à tous ceux et celles qui ont contribué de près ou de loin à la réussite de ce mémoire, j’aimerais réitérer ici mes plus sincères remerciements.

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Introduction

Depuis les dernières années se développe un volet encore marginal, mais en pleine croissance de la recherche en études littéraires : la littérature en contexte numérique. L’avènement du numérique, selon Milad Doueihi1, est un phénomène qui peut être envisagé comme une véritable révolution culturelle, en ce sens qu’il affecte toutes les sphères de la société actuelle et tout particulièrement les pratiques artistiques (le cinéma, le théâtre, les arts visuels et, bien sûr, la littérature). Le numérique modifierait la nature de ces objets culturels, leur sens, les valeurs que nous leur associons et les perceptions que nous en avons. Tout comme les autres secteurs artistiques qui voient leurs objets et leurs pratiques se transformer considérablement par la démocratisation des technologies (pensons à la popularité des plateformes de diffusion en continu telles que Netflix et Hulu dans le cas du secteur cinématographique), le domaine littéraire est aussi bouleversé par l’avènement du numérique et doit faire face à de nouvelles réalités. On peut relever au passage des changements en ce qui a trait à l’ontologie d’une œuvre littéraire, remise en question notamment par les nouveaux supports médiatiques (tablette, ordinateur, téléphone intelligent, liseuses, etc.) et par les nouvelles possibilités créatives qu’ils offrent (animations, vidéos, réalité virtuelle…). Cette révolution fait en sorte que nous sommes, depuis la fin des années 1980, dans une période d’expérimentations littéraires numériques. La littérature au contact du numérique se transforme et appelle de nouvelles recherches, de nouvelles théories pour faire l’analyse des œuvres. Au cours des dernières années, un nombre grandissant de chercheurs se sont risqués à investir ce chantier novateur de la pensée scientifique et universitaire qui fait coexister littérature et nouvelles technologies. On pense notamment à Serge Bouchardon, Sophie Marcotte, Bertrand Gervais, René Audet, Samuel Archibald, Jean Clément, Marcello Vitali-Rosati, Alexandra Saemmer et Philippe Bootz, pour ne nommer que ceux-là. Dans le cadre de ce mémoire, il paraît pertinent et original de participer à l’évolution des connaissances issues de cette branche d’études, surtout que le caractère mouvant de la technologie fait en sorte que les résultats des recherches menées peuvent rapidement devenir obsolètes, d’où la nécessité d’actualiser ces connaissances. Plusieurs des chercheurs évoqués précédemment (Bouchardon, Bootz, Marcotte et Archibald) ont tenté de circonscrire ce nouveau champ de création qu’est la littérature au contact du numérique dans un canon précis. De la sorte, bien qu’il paraisse ardu de bien catégoriser et baliser ces œuvres étant donné leur caractère récent, exploratoire et expérimental, des travaux de recherche importants du domaine ont entrepris cette lourde tâche, tels que L’imaginaire littéraire du numérique2 (la première partie de l’anthologie détaille à l’aide de mots-clés une conception de la littérature numérique constituée à partir des fictions hypertextuelles) et La valeur heuristique

1 Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, Paris, Éditions du Seuil, 2011, 192 p.

2 Sophie Marcotte et Samuel Archibald, L’imaginaire littéraire du numérique, Québec, Presses de l’Université du Québec,

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de la littérature numérique3. Ces ouvrages de Sophie Marcotte et Samuel Archibald, et de Serge Bouchardon proposent une présentation panoramique des œuvres littéraires numériques ou des premiers textes théorisant les liens entre littérature et numérique. Contrairement à la littérature « numérisée », la littérature numérique comprend des œuvres qui sont nées numériques et qui ne peuvent être transposées au format papier sans les dénaturer significativement. Ce sont les œuvres de cette catégorie dont ils ont cherché à définir les propriétés fondamentales, notamment l’interactivité. Bouchardon qualifie la littérature numérique comme un « laboratoire d’expérimentations littéraires4 » qui mène à des reconfigurations et des transformations sur des paramètres prétendus immuables de la littérature, notamment le rôle joué par la manipulation du support (qui n’est plus le livre). Leur catégorisation des objets littéraires au prisme de la technologie comporte toutefois certaines limites. Tout comme Philippe Bootz5, qui cherche aussi à fixer les bases de cette pratique littéraire, leur corpus se restreint aux fictions sur ordinateur fixe. En conséquence, les œuvres narratives sur des médiums mobiles comme la tablette et le téléphone intelligent ne sont pas abordées dans ces discours critiques. Si l’on peut constater que les œuvres étudiées par les chercheurs du domaine sont principalement créées et faites pour être lues sur ordinateur, nous proposons dans ce mémoire de repousser les frontières du territoire exploré, puisqu’il semble admis que la littérature existe et s’expérimente sur d’autres supports numériques et selon des modalités beaucoup plus variées que celles présentées jusqu’à maintenant dans les ouvrages théoriques. Le mémoire s’intéressera plus largement aux fictions narratives numériques (FNN)6, qui peuvent entre autres inclure le jeu vidéo et l’application sur appareils mobiles (tablette et téléphone intelligent). De ce fait, il ne cantonne pas les relations entre littérature et numérique à la simple fiction web (même si les premières hyperfictions n’étaient pas web, mais des documents lisibles par une application – Storyspace, par exemple). S’il paraît convenu que les pratiques littéraires se transforment depuis l’avènement du numérique, il est tout à fait pertinent, voire nécessaire d’en questionner les enjeux et les pratiques. C’est précisément l’un des objectifs de ce mémoire.

Le numérique induit des modifications aux processus de création et de réception des textes littéraires qui appellent des études plus approfondies. Si la littérature est bousculée par de nouveaux cadres de création, de nouveaux outils, de nouveaux modes de diffusion, c’est précisément la transformation de la lecture, à travers la manipulation (liée aux supports), qui nous paraît importante pour bien voir l’incidence des FNN sur la culture actuelle. Le mémoire se penchera davantage sur des enjeux de réception, c’est-à-dire sur le rapport entre le lecteur et l’œuvre, rapport qui se retrouve chamboulé à l’heure numérique. La complexification des modalités

3 Serge Bouchardon, La valeur heuristique de la littérature numérique, Paris, Hermann, 2014, 340 p. 4 Ibid., p. 8.

5 Philippe Bootz, Les basiques : la littérature numérique, [en ligne].

https://www.olats.org/livresetudes/basiques/litteraturenumerique/basiquesLN.php [Site consulté le 8 décembre 2016].

6 Ce choix a été établi en fonction d’une volonté de couvrir et d’établir un champ pluriel, mais relativement uniforme de

l’étude des œuvres narratives numériques. Cela exclut par exemple les projets documentaires ou relevant de la non-fiction.

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de gestion de la lecture, comme nous le verrons plus en détail dans le premier chapitre, convoque notamment les gestes de manipulation du support par le lecteur. La lecture s’effectue par des gestes de moins en moins intériorisés et spontanés, venant rompre avec la tradition du livre imprimé selon diverses modalités (par exemple, les supports exigent des actions qui ne sont plus forcément de l’ordre de tourner des pages). De plus, la relation entre le lecteur et l’œuvre numérique est perturbée par la transformation des conventions de lecture et d’écriture (génériques, discursives ou contextuelles) d’une œuvre littéraire, ce qui demande au lecteur d’ajuster son horizon d’attente. Finalement, la notion même de ce qu’est une œuvre littéraire change, le texte n’étant plus obligatoirement le principal élément de signification pour le lecteur. Lire se mue en un acte interactif, un « geste interfacé7 » sur un dispositif hypermédiatique (comprenant entre autres des images, du son, des animations, etc.). Bref, le bouleversement de l’acte de lecture au contact du numérique paraît un sujet foisonnant et fécond. Il n’est pas étonnant de voir que plusieurs chercheurs ont déjà abordé la question. Dans Cybertext:

Perspectives on Ergodic Literature 8, Espen J. Aarseth indique que la lecture numérique nécessite un effort non-trivial de la part du lecteur. Samuel Archibald9, quant à lui, consacre un chapitre entier de son ouvrage au rôle de la manipulation dans la lecture et fait la démonstration qu'un impact déterminant du passage d’un support papier à un support numérique a été de « remettre la manipulation du support à l’avant-plan10. » Alexandra Saemmer11 propose au lecteur des outils pour contrer les effets de perte de contrôle propres aux écrits numériques et Jean-Louis Weissberg souligne la dimension physique de l’acte de lecture en contexte numérique. Nous nous sommes posé la question suivante : Sous quel éclairage singulier pourrions-nous interroger et d’analyser de façon pertinente l’acte de lecture en contexte numérique? Dans le cadre du mémoire, nous postulons que la notion de contrainte constituerait une variable appropriée pour qualifier ce phénomène, en ce qu’elle caractérise une grande partie de la relation entre le lecteur et l’œuvre numérique. Le choix de cette perspective peut paraître a priori paradoxal, puisqu’à la notion même de numérique, on a souvent accolé une forme de promesse de liberté12. En contexte littéraire, l’appropriation manifeste de la matérialité du texte par des gestes interactifs de plus en plus variés peut donner l’impression que le lecteur profite d’une plus grande liberté dans sa lecture, qu’il a la possibilité d’influer et de modifier à sa guise le contenu même de l’œuvre. Or,

7 Jean-Louis Weissberg, « Figures de la lectature. Le document hypermédia comme acteur », dans Communication et

langages, vol. 130, no 1 (2001), p. 63.

8 Espen J. Aarseth, Cybertext: Perspectives on Ergodic Literature, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1997, 203

p.

9 Samuel Archibald, Le texte et la technique : la lecture à l’heure des médias numériques, Montréal, Le Quartanier, 2009,

310 p.

10 Ibid, p. 126.

11 Alexandra Saemmer, Rhétorique du texte numérique : figures de la lecture, anticipations de pratiques : essai,

Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2015, 276 p.

12 Voir Thierry Bardini, « Les promesses de la révolution virtuelle. Genèse de l’informatique personnelle, 1968-1973 »,

dans Les promesses du cyberespace. Médiations, pratiques et pouvoirs à l'heure de la communication électronique, vol. 32, no 2 (2000), p. 57-72. [En ligne]. https://www.erudit.org/fr/revues/socsoc/2000-v32-n2-socsoc72/001020ar.pdf [Site

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l’hypothèse qui sera soutenue tout au long de ce mémoire s’efforcera de relativiser ce présupposé en démontrant le rôle de l’architecture et du fonctionnement souvent rigides des fictions narratives numériques dans l’imposition au lecteur de sentiments de contrainte variés et particulièrement intenses dans sa traversée des œuvres.

Définir la contrainte

Selon l’idée générale que l’on se fait de la contrainte, cette dernière peut être définie comme suit : c’est le fait

de limiter une action dans son amplitude. Elle est donc souvent opposée à la notion de liberté, qu’elle

relativise, défie, limite. Dans leur quête d’une définition unique assurant de comprendre en profondeur ce qu’est la contrainte, Bernardo Schiavetta et Jan Baetens13 ont vite pris conscience du caractère irréaliste d’un tel objectif. Chris Andrews14 a tenté à son tour de définir la contrainte, cette fois par contraste, en la mettant en parallèle avec la « règle traditionnelle » ou la « convention ». Cependant, force est de constater que la frontière est mince et souvent ambiguë entre ces notions. Ainsi, encore aujourd’hui persiste un certain flou théorique en lien avec la notion de contrainte, d’où la nécessité de lui donner un cadrage plus précis.

La contrainte, thème principal du mémoire, n’est pas une question nouvelle en littérature. Elle agit de façon plus ou moins forte dans la création d'œuvres reliées à des genres spécifiques comme le sonnet et elle est définitoire du processus de création des ouvrages oulipiens. Effectivement, on a rapidement fait de penser aux textes d’écrivains rattachés à l’OULIPO qui ont donné à leur écriture un certain cadrage, une règle précise à respecter – qu’il s’agisse de rédiger un roman sans jamais utiliser la moindre lettre « e » (La disparition15), sans mobiliser de marqueur linguistique déterminant le genre des personnages (Sphinx16) ou sans avoir recours au même verbe, adjectif, nom ou adverbe plus d’une fois (Je ne le répéterai pas17). La contrainte, si elle est bien présente en littérature, a majoritairement été considérée du point de vue de l’écriture. C’est précisément l’objet de l’ouvrage de Christelle Reggiani, Rhétoriques de la contrainte. Georges Perec-Oulipo18, qui a pour premier mandat d’explorer l’écriture sous contrainte ; corollairement, il vise à « dépasser cette perspective de description et de modélisation pour poser, enfin, la question de la valeur des textes contraints19. » Or, plus rares ont été les travaux scientifiques sur la contrainte en littérature, mais cette fois envisagée sous l’angle du lecteur. Sans être abordée directement, la contrainte dans le cadre de la lecture est toutefois présente en filigrane dans certains

13 Jan Baetens et Bernardo Schiavetta (dir.), Le goût de la forme en littérature. Écritures et lectures à contraintes, actes

du colloque de Cerisy (2001), Paris, Noésis (Formules), 2004, 350 p.

14 Chris Andrews, « Constraint and Convention : The formalism of the Oulipo », dans

Neophilologus, vol. 87, 2003, p. 223–232.

15 Georges Perec, La disparition, Paris, Denoël, 1969, 319 p. 16 Anne F. Garréta, Sphinx, Paris, Grasset, 1986, 240 p.

17 Gino Levesque, Je ne le répéterai pas, Zus Publications, Saint-Aimé-des-Lacs, 2007, 101 p. 18 Christelle Reggiani, Rhétoriques de la contrainte. Georges Perec-Oulipo, St-Pierre-du-Mont, Éditions

InterUniversitaires, 1999, 535 p.

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travaux de théoriciens littéraires. En effet, Richard Saint-Gelais, dans son ouvrage Châteaux de pages. La fiction

au risque de sa lecture20, consacre un chapitre entier à ce qu’il nomme la « régulation de l’activité de lecture », laquelle implique un ensemble d’éléments qui orientent et gèrent l’activité de lecture. Par exemple, Saint-Gelais aborde la notion de texte comme un élément qui est en mesure de venir fixer ses lectures « en mettant en place des conditions d’exercice qui détermineront en partie leurs rentabilités respectives21. » La lecture serait en partie guidée par le texte qui, d’une certaine façon, la cadre, la contraint. Si Saint-Gelais nous renvoie implicitement à l’idée d’une contrainte dans l’acte de lecture, la récente thèse22 de Dominique Raymond constitue l’un des seuls travaux scientifiques abordant frontalement la question. Abordant les textes oulipiens comme le fait Reggiani, Raymond se distancie toutefois de son homologue par l’analyse qu’elle effectue des effets contraignants de ce corpus littéraire sur le lecteur.La contrainte n’est pas seulement envisagée comme un jeu lors de la production, mais également comme une variable influençant l’exercice même de la lecture. Dans ce mémoire, il s’agira d’adopter pareille perspective, d’une part, parce que la contrainte de la lecture a été à mon sens trop peu abordée par les théoriciens et, d’autre part, parce que l’arrivée de nouveaux supports numériques donne lieu à des fictions narratives qui redéfinissent le rôle joué par le lecteur. La vision de la contrainte que je propose ici s’éloigne de sa connotation violente, politique et polémique, pour revêtir uniquement sa dimension d’empêchement, d’entrave à la fluidité de la lecture.

Dans le champ de recherche sur les nouveaux médias et la littérature, la contrainte a été principalement abordée dans l’ouvrage de Yan Rucar, La littérature électronique : une traversée entre les signes23. Rucar affirme qu’elle est indissociable du texte littéraire puisque celui-ci prend forme dans la contrainte, ne serait-ce que par nécessité de respecter les exigences de son support traditionnel qu’est le livre. Rucar amène l’idée, que nous partageons, que la contrainte est plus prégnante à l’ère du numérique. Cependant, la contrainte, selon lui, serait surtout l’affaire de l’auteur qui se bute aux limites de son logiciel informatique et de ses algorithmes pour créer une œuvre. La contrainte de la lecture n’est jamais abordée : c’est plutôt la contrainte imposée par le dispositif qui est explorée. En ce sens, le mémoire poursuit l’objectif de jeter un certain éclairage sur un pan peu exploré de ces nouvelles pratiques littéraires.

En somme, il nous apparaît pertinent d’insérer notre étude dans une analyse des processus contraignants en littérature. Cette entreprise nécessite un recadrage de la notion. Nous ferons le postulat que la contrainte interviendrait à travers trois niveaux qui composent le dispositif (l’œuvre littéraire) : le support, le mécanisme

20 Richard Saint-Gelais, Châteaux de pages. La fiction au risque de sa lecture, LaSalle, Hurtubise HMH (Brèches), 1994,

299 p.

21 Ibid., p.75.

22 Dominique Raymond, « La lecture des textes à contrainte », thèse de doctorat en études littéraires, Québec, Université

Laval, 2014, 298 f.

23 Yan Rucar, La littérature électronique : une traversée entre les signes, Montréal, Presses de l’Université de Montréal,

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(ensemble de paramètres organisationnels qui structurent le texte) et le texte. Ces trois niveaux de manifestation de la contrainte, qui seront présentés en ouverture du premier chapitre, n’entreraient pas seulement en jeu lors de la création (de l’écriture) de l’œuvre, mais aussi, et c’est précisément ce qui retiendra notre attention, dans sa réception (lors de sa lecture). C’est donc dire que nous envisagerons la contrainte davantage comme un sentiment, un effet de limitation produit par le dispositif qui intervient pendant et après la lecture, et qui peut se manifester de diverses façons et à divers degrés/intensités chez le lecteur. De la sorte, la contrainte serait fortement rattachée aux attentes. Si ces dernières viennent baliser en amont la lecture qui sera faite, c’est bien lorsqu’elles sont bousculées et détournées, en aval, que le lecteur ressent les effets de la contrainte, en devant recadrer les a priori qui cadrent sa traversée de l’œuvre. Par conséquent, le mémoire entamera une réflexion sur la régulation des attentes de lecture en contexte numérique. Il montrera par le fait même comment la contrainte fait partie d’un mécanisme de réflexion sur la possibilité d’être des fictions.

Plan et méthodologie

Pour soutenir notre hypothèse, nous aurons recours aux travaux des théoriciens de la réception Umberto Eco24 et Wolfgang Iser25 qui, comme nous, envisagent le lecteur comme un élément central, nécessaire à la construction du sens d’une œuvre littéraire. L’approche narratologique de notre corpus rejoindra la conception de la narrativité de Raphaël Baroni26 qui considère qu’il ne saurait y avoir de récit sans qu’il n’y ait un effet du texte sur le lecteur. Notre analyse des effets contraignants des fictions narratives numériques sur le lecteur se déploiera en trois temps. Trois modalités distinctes de la contrainte seront abordées puis chacune exemplifiée par l’analyse d’une œuvre. D’abord, le premier chapitre sera consacré à la notion de manipulation. Nous verrons que même si la manipulation du support de lecture tend historiquement à se standardiser, l’arrivée d’œuvres numériques assure de remettre à l’avant-scène l’importance de la manipulation, comme leur processus de lecture repose sur l’interactivité. Cette nouvelle configuration du dispositif permet de se distancer des contraintes du livre imprimé, mais assure surtout l’instauration de nouvelles contraintes, plus incisives celles-là. En seconde partie de chapitre, nous ferons l’analyse de la fiction web Déprise27 en examinant des figures de manipulation ayant pour effet de conditionner la lecture. Le deuxième chapitre exposera quant à lui un autre visage de la contrainte par le biais de la notion d’agentivité telle que la problématise le domaine du jeu vidéo. Nous verrons comment l’agentivité est intimement liée à la contrainte. Nous nous servirons du cas de The Stanley Parable28

24 Umberto Eco, Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985, 324 p.

25 Wolfgang Iser, L’acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, Mardaga (Philosophie et langage), 1985, 405

p.

26 Raphaël Baroni, « Passion et narration », dans Protée, vol. 34, no 2-3 (2006), p. 163-175.

27 Serge Bouchardon, et Vincent Volckaert, Déprise, 2010, [en ligne]. http://deprise.fr/ [Site consulté le 8 décembre

2017].

28 William Pugh et Davey Wreden, The Stanley Parable, Galactic Cafe, Galactic Cafe, 2013 [jeu vidéo sur Microsoft

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pour illustrer les incarnations possibles de cette relation entre contrainte et agentivité. En bout de parcours, le troisième chapitre tentera de démontrer en quoi la coprésence des discours anti-contrainte accompagnant les fictions narratives numériques et les procédés de personnalisation/interaction intégrés dans ces fictions ne parvient pas à minimiser l’effet de la contrainte de lecture, mais vient plutôt l’augmenter. La tablette et le téléphone intelligent seront appréhendés comme des supports de fictions interactives tout spécialement enclins à être accompagnés de pareils discours. La fiction sur appareils mobiles Chronique(s) d’Abîme29 sera ensuite étudiée pour illustrer concrètement de quelle manière cette relation (discours anti-contrainte et procédés de personnalisation/interaction) engendre diverses formes de contraintes à la lecture. En somme, chaque chapitre du mémoire sera consacré à une notion (les gestes de manipulation, l’agentivité et le discours anti-contrainte) permettant de mettre en lumière différentes incarnations de la contrainte qui interviennent à divers niveaux (support, mécanisme et texte). Ces manifestations seront ensuite examinées par l’analyse d’une fiction narrative (fiction web, jeu vidéo ou fiction interactive sur appareils mobiles). Il s’agira là d’œuvres choisies d’abord pour le dialogue qu’elles offrent avec les enjeux au cœur de ce mémoire, n’étant pas tant représentatives de ces pratiques que révélatrices des procédés fréquemment mobilisés. Il sera ainsi possible de faire état de la diversité des formes/supports de la production littéraire numérique, en regard de ses modalités de gestion des attentes de lecture. Le parcours proposé assurera de passer d’un close reading, d’une analyse rapprochée de notre corpus, jusqu’à aboutir sur une étude plus large de la contrainte, comprise comme tension entre les procédés et les attentes lecturales, constituant un discours plus ou moins explicite sur l’économie des œuvres.

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Chapitre 1 La contrainte liée à la notion de

manipulation

Introduction

Ce chapitre aura pour premier objectif de préciser davantage notre vision, notre application de la notion de contrainte, qui se décline selon trois modalités de l’œuvre littéraire : le support, le mécanisme et le texte. Ces trois dimensions de la contrainte seront définies puis explicitées par l’entremise de deux grandes catégories des supports littéraires : l’oral et imprimé. Il sera question, d’une part, de montrer comment la contrainte peut être étudiée/comprise en littérature selon cette nouvelle perspective tridimensionnelle et, d’autre part, d’exprimer de quelle façon elle se manifeste du côté de la lecture (la contrainte de l’écriture sera explorée quant à elle brièvement, seulement afin de montrer qu’elle peut aussi s’y appliquer). Par la suite, nous partirons du phénomène de standardisation du livre imprimé, ayant eu pour effet de conventionnaliser nos pratiques de lecture (Archibald), pour mettre en évidence des contraintes possibles de la lecture papier. L’analyse d’un échantillon d’œuvres littéraires d’exception nous permettra de saisir comment elles se sont écartées de certaines de ces contraintes (augmentant du même coup la liberté potentielle du lecteur), soit la surface de la page, la linéarité graphique du texte et le continu du texte liées à la lecture du livre imprimé. Nous verrons que ces œuvres ont généralement été relues comme des précurseurs de l’esthétique numérique (Marcotte et Archibald) et relativiserons l’adéquation sous-entendue et annoncée entre numérique et liberté. La lecture, bien qu’elle soit devenue interactive (Weissberg, Archibald et Gervais) et rendue possible sur de nouveaux supports, mettrait tout de même le lecteur aux prises avec de nombreuses contraintes. Nous analyserons la fiction web

Déprise en fin de chapitre afin de justement d’observer comment s’instancie la contrainte (du support, du

mécanisme, du texte) par l’entremise de la notion de gestes de manipulation (Bouchardon). Avant toute chose, notre vision de la notion de contrainte mérite d’être plus concrète, plus opératoire, lorsqu’on aborde une œuvre littéraire selon ses deux supports historiquement priorisés.

Deux grandes catégories de supports littéraires aux vues de la

contrainte

Bien que le livre imprimé soit le support qui nous vient principalement en tête lorsqu’on parle d’une œuvre littéraire, il faut préciser d’entrée de jeu qu’il n’est pas la seule voie par laquelle la littérature s’est déployée au cours de l’Histoire. En effet, le cinquième art tire ses origines de la parole et non de l’écrit : « Pendant des millénaires, c’est oralement que conteurs, aèdes et troubadours ont fait leurs récitals devant des publics venus les écouter30 ». L’exemple le plus connu est certainement celui d’Homère, aède de la Grèce antique à l’origine

30 Christian Vandendorpe, Du papyrus à l'hypertexte : essai sur les mutations du texte et de la lecture, Montréal, Boréal,

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de l’une des épopées les plus marquantes, soit L’Odyssée. Puis, au fil du temps, on a cherché un moyen de fixer la pensée littéraire, une façon de pallier l’évanescence de la performance orale. Peu à peu, les supports de l’écriture, jouant ce rôle, sont apparus et se sont diversifiés pour aboutir au livre imprimé qui répondait à une volonté de fixité et de maniabilité. Afin de montrer comment notre vision de la contrainte peut s’appliquer en littérature, deux supports littéraires (livre imprimé et oralité31) seront considérés et comparés selon les trois niveaux d’intervention de la contrainte (le support, le mécanisme et le texte). Ces trois éléments, nous le verrons, sont liés hiérarchiquement : le support choisi amène son lot de contraintes – qui sont étroitement liées à des attentes – et vient à son tour contraindre le mécanisme qui, avec le support, viennent contraindre le texte. Pour cette entrée en matière, nous distinguerons la contrainte du point de vue de la création (abordée brièvement) et de la réception (explorée plus en profondeur).

La contrainte de l’écriture liée aux supports

Le support est le niveau le plus élémentaire dans lequel se situe la contrainte. Le créateur, qu’il soit un auteur ou un orateur, doit toujours composer avec les limites du véhicule de son œuvre. De ce fait, le livre imprimé lui permet d’intégrer du texte et des images/graphiques, mais lui impose aussi de respecter les limites des possibilités offertes par la production (par exemple, on peut difficilement créer un livre olfactif ou comprenant des animations). De la même manière, la prestation orale se limite généralement aux gestes et à la voix de l’orateur, ce dernier pouvant difficilement intégrer d’autres variables à sa performance. De façon générale, il importe de préciser que la possibilité d’expression (de sémantisation) d’un support est cadrée par ses caractéristiques. En conséquence, autant ces dernières offrent des possibilités en matière de production, autant elles en limitent d’autres.

La contrainte de la lecture liée aux supports

En ce qui concerne la contrainte du récepteur/lecteur liée aux supports, elle prend place pendant la réception/lecture. En effet, chaque acte de lecture/spectature requiert des actions spécifiques et limitées par le support de l’œuvre littéraire (livre papier ou oralité). Si le lecteur aborde un livre imprimé, il devra essentiellement manipuler (tourner) des pages et cette action devra se faire de façon continue (le texte se poursuit d’une surface (page) à l’autre. Ces types de gestes particuliers se sont standardisés au point de former dans la tête des lecteurs/spectateurs des attentes intervenant pendant l’expérience de l’œuvre. Les lecteurs/spectateurs, habitués aux limites du support, ne se sentent pas nécessairement contraints, mais sont plutôt conscients qu’ils se soumettent à un éventail précis de gestes lorsqu’ils parcourent une œuvre. Cependant, faisons l’hypothèse qu’un individu est confronté à une performance orale où l’orateur est physiquement absent ou du moins non

31 Le terme « support » est utilisé davantage comme un raccourci, pouvant référer à un mode de transmission ou de

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visible du point de vue des spectateurs ; nous pourrons postuler que ces derniers ressentiront un manque, une certaine restriction dans le fait de ne pouvoir voir l’orateur et d’être contraint à la simple écoute. De cette manière, lorsque les attentes des lecteurs/spectateurs liées au support (qui sont une intériorisation de contraintes déjà connues) ne sont pas comblées, elles peuvent devenir une (autre) source de contrainte plus manifeste. Le support, qu’il soit le livre imprimé ou l’oralité, donne lieu à des contraintes qui lui sont spécifiques autant pour le créateur que pour le récepteur. Ces dernières viennent orienter et même déterminer le prochain niveau de contrainte : le mécanisme.

La contrainte de l’écriture liée aux mécanismes

Le mécanisme, ou appareillage, correspond aux conventions d’écriture et de lecture d’une œuvre littéraire, qu’elles soient d’ordre générique, discursif et contextuel. Il a trait à l’ensemble des principes et des strates déterminantes qui structurent et organisent le texte32. On associe un genre/type discursif à un support; ce genre s’accompagne de ses normes d’écriture/création. Par exemple, le support oral exige la formation vocale d’une suite de phonèmes (code linguistique) qui forment des mots et des phrases qui, une fois aux oreilles des spectateurs (mode de transmission), doivent faire sens. Le livre imprimé, accueillant majoritairement du texte et parfois des images, implique quant à lui une certaine organisation de son contenu. Par conséquent, séparer le texte du livre en paragraphes, en chapitres et inclure des notes de bas de page, un avant-propos, un titre pour chaque chapitre et pour le livre en entier de même qu’une table des matières sont des moyens d’organiser le texte. Le livre imprimé comporte des procédés de structuration conventionnels dont le plus élémentaire est sûrement celui d’assembler des pages dans un objet maniable. Alors que le livre imprimé semble avoir une organisation discursive tout de même contraignante, il faut se souvenir que lors des premiers temps de l’évolution de la textualité, le texte original (avant d’être livre) était « without book or scene divisions, paragraphing, indices, punctuation, or even word division33 » et que ces éléments sont apparus plus tard dans l’évolution du livre et de la littérature.

Dans le cas des deux supports, les conventions communicationnelles incitent le lecteur à postuler que l’œuvre présentera un texte intelligible, organisera une structure reconnaissable pour le lecteur (une situation initiale, un enchaînement d’actions et une conclusion dans le cas d’un roman ou d’un conte oral). De même, l’auteur ou l’orateur est tenu de répondre à des exigences éthiques qui correspondent au contexte de l’époque dans lequel l’œuvre est créée et au public auquel il s’adresse.

32 Cet ensemble comprend entre autres les notions d’architextualité, de péritextualité, d’organisation narrative et de pacte

fictionnel.

33 Jay David Bolter, Writing Space : Computers, Hypertext, and the Remediation of Print, Mahwah, Lawrence Erlbaum

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De plus, l’écriture/création est soumise à des contraintes génériques et contextuelles. Si un auteur choisit d’écrire un roman policier, il devra présenter au cours de son texte des éléments-clés de ce genre littéraire, comme une enquête, un détective, un crime, des indices, des suspects, etc. Les genres littéraires, que ce soit le conte, l’épopée, la chanson de geste ou le poème, amènent avec eux un lot de contraintes – liées aux attentes du lecteur – avec lesquelles l’auteur doit jongler et qui agissent comme autant de cadres pour configurer l’histoire. Les genres sont bien entendu des variables instables, qui fluctuent selon l’époque et le contexte, et qui viennent poser des limitations particulières en fonction de ces facteurs. Ces exigences génériques ne sont pas uniquement des variables influençant le travail du créateur, mais viennent affecter l’instance de réception.

La contrainte de la lecture liée aux mécanismes

Comme le souligne Saint-Gelais, l’appartenance générique d’une œuvre vient influencer, orienter, réguler, voire contraindre la lecture puisque « les processus de lecture, loin de présenter un caractère homogène, sont génériquement différenciés, de sorte qu’on puisse parler de lecture poétique, de lecture dramatique, de lecture romanesque34… ». Selon le genre et le contexte auxquels l’œuvre littéraire semble appartenir, le lecteur se forme des attentes spécifiques avant même d’avoir commencé à lire, ce qui a pour effet d’orienter sa lecture. De cette manière, à la lecture d’un roman de science-fiction, il tiendra pour acquis que les extra-terrestres peuvent exister, à la différence de celle d’un roman réaliste. Cette idée fait écho à la notion de régulation de l’activité de lecture proposée par Saint-Gelais. Or, il peut arriver qu’en cours de lecture, les attentes génériques du lecteur soient contrariées lorsqu’une œuvre se distancie des lignes directrices du genre. Le sentiment de contrainte n’est pas ressenti au moment d’aborder l’œuvre (par les attentes qui lui seraient associées), mais lorsque le lecteur perçoit des formes d’empêchement, de barrière, qui l’obligent à bifurquer, à réajuster son horizon d’attente. Par exemple, si l’un des intérêts majeurs du roman policier est de multiplier les points de vue et hypothèses sur le possible meurtrier et qu’un récit donné fournit la clé de l’énigme au tout début de l’histoire, le lecteur sera contraint à embrasser ce point de vue unique. Se distancer du genre peut à l’inverse donner plus de liberté à la lecture, pensons à des récits à énigme qui proposent non pas une, mais plusieurs explications au mystère.

Par ailleurs, et de façon semblable, le lecteur se forme des attentes sur la manière dont le discours sera structuré. À la lecture d’un livre imprimé, il prévoit poser des actions spécifiques et limitées, qui sont entre autres celles de « tourner les pages et [de] suivre des yeux, de gauche à droite, de haut en bas, l’enchaînement des mots et des phrases, l’enfilement des paragraphes, la succession des chapitres35. » Le lecteur s’attend à ce que le livre imprimé soit structuré à l’aide de chapitres, d’un début et d’une fin, de tables des matières, de notes de

34 Richard Saint-Gelais, « Rudiments de lecture policière », dans Revue belge de Philologie et d'Histoire, vol. 75, no 3

(1997), p. 790.

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bas de page, etc. Ces attentes sont confinées à des structures standardisées qui contraignent le lecteur à une navigation conditionnée. Il ne peut pas changer l’ordre des chapitres et même s’il a la possibilité de lire de manière non linéaire ou en ignorant des passages, il reste que la lecture linéaire, phrase par phrase, chapitre par chapitre, est la modalité envisagée par les créateurs (auteur et éditeur) que le lecteur est conditionné à emprunter. Dans la même logique, l’orateur impose une structure à l’histoire qu’il raconte, ne serait-ce que par la présence d’une situation initiale et finale à son histoire.

C’est lorsque le récepteur sent que sa lecture peut s’affranchir de ces structures standardisées et intériorisées (qui le contraignent sans nécessairement qu’il le ressente) qu’il peut gagner une plus grande liberté. La contrainte du mécanisme, pour le lecteur, se situe au niveau de ses attentes, issues des conventions d’écriture, qu’il doit gérer pendant sa lecture. Si le choix du support contraint l’auteur et le lecteur à des conventions et des attentes d’écriture/lecture particulières (contraintes du mécanisme), le support et le mécanisme viennent à leur tour contraindre le texte.

La contrainte de l’écriture liée aux textes

Le texte correspond au niveau le plus élevé de la contrainte. Il faut entendre par texte le contenu de l’œuvre (l’ensemble des mots, images, etc. choisis par le créateur qui vont composer son œuvre). Dans le cas d’un livre imprimé, l’auteur, en plus de devoir se plier aux limites du support papier et aux conventions d’écriture qui cadrent son œuvre, doit faire face à des restrictions/limitations quant au contenu même de sa création. Le texte final qui est publié et lu par un lecteur n’est pas entièrement issu de la créativité de son auteur. Il résulte également des révisions et des modifications faites par l’éditeur pouvant changer éventuellement de manière importante le produit final. Par ailleurs, les écrivains rattachés à l’OULIPO ont eux-mêmes soumis leur écriture à toutes sortes de contraintes comme la contrainte de Pascal où le théorème de Pascal a pour effet de guider l’écriture des relations entre les personnages de l’histoire. De semblables contraintes contextuelles et compositionnelles peuvent également être appliquées en situation orale.

La contrainte de la lecture liée aux textes

Cela peut paraître assez simple, mais il faut préciser ici que l’instance de réception du texte littéraire est contrainte à composer avec un contenu – un texte d’une quelconque nature –, qu’il soit écrit dans un livre ou évoqué par les mots d’un orateur. Dans le cas du livre, le texte est définitif, immuable, du moins dans une édition donnée. Le lecteur ne peut rien changer au contenu et se fait même des attentes sur sa nature en fonction du type de support et du mécanisme. Ces derniers viennent structurer son horizon d’attente selon un canon précis. Suivant cette logique, si le lecteur lit une bande dessinée comique, il s’attendra à ce que le contenu soit composé de textes et d’images (contraintes du support) et de phylactères, cases, planches et éléments narratifs cocasses (contraintes du mécanisme), au terme de quoi il pourra se faire une idée du contenu (texte). Les attentes sont

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en partie déterminées avant et confirmées ou infirmées à la lecture. De même, le texte peut paraître contraignant en fonction du contexte de lecture. Par exemple, un lecteur peut se voir contraint à lire un texte didactique dans un contexte scolaire.

Comme l’ensemble des contraintes de la lecture (réception), la contrainte liée aux textes est issue d’attentes qui se manifestent pendant la lecture. Cependant, ce qui la rend unique, c’est qu’elle intervient majoritairement après la lecture. Chaque texte, aussi définitif soit-il, peut accueillir plusieurs interprétations. Le lecteur peut trouver une certaine liberté dans des textes au sens ambigu, présentant des fins ouvertes qui laissent planer plusieurs possibilités quant à leur interprétation, ou au contraire ce choix pourra paraître contraignant, car il force le lecteur à décider de la conclusion. Soulignons que même si le sens donné au texte peut être multiple, il n’en demeure pas moins que chaque interprétation est construite à partir du texte et doit ultimement dépendre de lui. Dès lors, les interprétations ne se valent pas toutes, puisque seulement certaines d’entre elles ont le mérite de fonctionner selon l’univers bâti par le texte. Tout de même, si les œuvres au sens ambigu peuvent permettre d’augmenter la liberté du lecteur, d’autres au sens plus explicite viennent limiter davantage les possibilités interprétatives et ce, peu importe le support.

Cette traversée des supports littéraires avait pour but à la fois de présenter notre définition de la contrainte – que nous limiterons à partir de maintenant à l’instance de réception – et de montrer comment elle peut s’appliquer différemment selon les supports et les niveaux de contrainte. Des deux catégories de supports étudiées, le livre imprimé mériterait qu’on s’y attarde davantage, car son implantation a vraisemblablement contraint notre lecture à des gestes précis.

Effet de standardisation : le livre imprimé comme support par

excellence

Depuis plusieurs siècles déjà, le livre imprimé s’est implanté dans nos habitudes de consommateur d’œuvres littéraires, au point de devenir le support littéraire par excellence. Ce phénomène a largement conditionné nos façons de lire. Tel que nous l’avons précédemment vu, la lecture d’un livre imprimé exige de notre part des gestes, des manipulations précises qui sont liés à la fois au support et au mécanisme (tourner les pages, lire dans un sens donné, etc.). Par conséquent, ces manipulations sont devenues banales, conventionnalisées, ce qui fait que nous ne ressentons pas nécessairement les contraintes associées au support et au mécanisme. En effet, qui n’a jamais été, au cours de sa lecture, suffisamment immergé dans l’histoire racontée pour en oublier l’objet qu’il tient et manipule de ses mains? Nous soutenons l’idée que le livre est une technique, par rapport à laquelle des usages se sont développés. Ces usages sont d’ordre matériel comme le fait de tourner des pages dans un sens donné. Elles sont même d’ordre cognitif, comme le fait d’ignorer certains bouts de texte dont les titres courants et les notes infrapaginales pour ne pas entraver la fluidité de la lecture. Dans ces conditions,

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lorsqu’un texte est construit selon « une suite réglée de mots et de phrases, de paragraphes et de chapitres36 » qui peuvent être parcourus de manière linéaire par des gestes automatiques, fonctionnels, nous procédons à une lecture dite conventionnelle. C’est précisément lorsque ces actions de maniement du livre imprimé sont « intégrée[s], spontanée[s], et inconsciente[s]37 » qu’on peut affirmer qu’une manipulation subordonnée38 s’effectue.

Si une grande partie des ouvrages éditoriaux, dont littéraires, permettentce type de lecture machinale, il existe tout de même plusieurs exemples qui viennent à l’encontre de cette spontanéité de la lecture. Nous ferons l’hypothèse que ces œuvres d’exception ont conduit le lecteur à se distancier de certains processus lecturaux habituels, contraints par des conventions associées au livre imprimé et d’explorer d’autres possibilités du support. En jouant avec la matérialité du texte, elles écartent la lecture d’opérations spontanées qu’elle induit généralement, en nécessitant plutôt une manipulation volontaire39. Cette dernière s’effectue lorsque le lecteur est confronté à une œuvre présentant une forme non conventionnelle qui lui impose des choix et des décisions qui ne sont pas intégrés à son activité sémiotique. Ce type de manipulation questionnerait sa manière de manipuler le livre et d’appréhender sa lecture. En d’autres mots, la manipulation du livre imprimé ne va plus de soi et devient plus explicite. Il s’agira désormais de présenter brièvement un échantillon de ces œuvres (romans, essais, recueils de poèmes) en montrant comment elles se distancient de certaines conventions de la lecture du livre imprimé, en relation soit avec la surface de la page, avec la linéarité graphique du texte ou avec le continu du texte.

Se distancier de diverses contraintes du livre imprimé

La surface de la page

Le livre de Raymond Queneau, Cent mille milliards de poèmes40, est composé de dix pages comportant dix sonnets de quatorze vers chacun. La spécificité du dispositif est que les poèmes peuvent être assemblés par le lecteur. Pour ce faire, le lecteur tient dans ses mains un livre dont chaque page a été découpée horizontalement de manière à former quatorze languettes de papier. Sur chacune de ces languettes se trouve un vers différent, ce qui offre la possibilité au lecteur de changer le sens du poème en sélectionnant l’un ou l’autre vers. Les gestes du lecteur ne se font pas inconsciemment, car il ne doit plus tourner des pages reliées selon un ordre prédéfini. Il doit dorénavant manipuler des languettes de papier. Son parcours à travers l’œuvre n’est pas plus déterminé à l’avance; s’offrent à lui de nombreuses possibilités de combinaisons. C’est aussi le cas de

36 Id. 37 Id. 38 Id.

39 Ibid., p. 132.

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Composition n°141, livre qui n’en est plus véritablement un puisqu’il est constitué de 148 pages volantes, non reliées, mais disposées aléatoirement dans une boîte. L’apparente organisation que nous promet le support livresque est absente. Il revient au lecteur de parcourir les 148 fragments narratifs dans l’ordre qu’il le désire. Les combinaisons qu’il formera vont inévitablement changer la chronologie des événements et le fil de l’intrigue qui s’apparente en partie à un récit policier. Le lecteur des deux œuvres présentées ne concentre plus sa lecture autour de gestes répétitifs comme le fait de tourner les pages dans un ordonnancement particulier. Sa liberté potentielle s’accroît considérablement. Cent mille milliards de poèmes et Composition n°1 échappent à des contraintes du support liées à la surface de la page (le lecteur ne doit plus tourner des pages liées matériellement entre elles, comme la convention matérielle du livre l’y contraint).

La linéarité graphique du texte

Une autre contrainte amenée par la standardisation de la lecture du livre papier est la linéarité graphique du texte (le lecteur parcourt principalement un bloc de texte avec, au passage, quelques allers-retours avec les notes en bas de page). Or, dans l’essai libre de Jacques Derrida, Glas42, cette linéarité est mise à mal. Le texte est séparé en deux colonnes qui portent sur des sujets différents : d’une part il y a les réflexions philosophiques de Hegel et, de l’autre, une réflexion sur le segment autobiographique de l’œuvre de Jean Genet. Ces deux blocs de texte viennent compromettre la fluidité et l’intelligibilité de l’œuvre, en plus d’être eux-mêmes « parasit[és] et interromp[us], souvent par l’irruption aléatoire de blocs de texte consacrés à des citations des auteurs (parfois très longues), de notes marginales et infrapaginales, de digressions de Derrida, d’entrées encyclopédiques, etc43. » Le lecteur doit adapter sa lecture à ce nouveau contexte et faire un choix quant à la méthode de lecture à retenir, puisque s’y trouve rejetée l’organisation rigide et linéaire du texte imprimé (contrainte du mécanisme).

Un cas similaire, mais plus récent est sans doute House of Leaves44 de Mark Z. Danielewski, dont la disposition typographique affecte tout autant notre lecture : certaines pages ne contiennent qu’un ou deux mots (parfois coupés), alors que d’autres sont surchargées d’interminables notes de bas de page. Les métatextes sont nombreux : « citations sous forme d’épigraphes, commentaires d’"éditeurs" intradiégétiques, listes, croquis, collages45, » etc. Ces discours présentent une différence de ton et de niveau narratif, demandant au lecteur de faire des choix (quoi lire et dans quel ordre, quoi ignorer) de même que des liens pour tenter de ne pas trop perdre de vue ce qui est prétendu être le récit principal. Par cette disposition tabulaire du texte, le lecteur se

41 Marc Saporta, Composition n°1, Paris, Seuil, 1963, 148 p.

42 Jacques Derrida, Glas, Paris, Galilée (La philosophie en effet), 1974, 291 p.

43 Sophie Marcotte et Samuel Archibald, L’imaginaire littéraire du numérique, op. cit., p.13. 44 Mark Z. Danielewski, House of Leaves, New York, Pantheon, 2000, 709 p.

45 Valerie Dupuy, « Le livre métamorphosé en volume : La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski », dans Voix

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distancie des contraintes de linéarité liées aux conventions d’écriture (mécanisme), celles-ci étant lourdement contestées. Qui plus est, la manipulation du support livresque ne reste pas banale, car le lecteur doit à certains moments le faire pivoter selon divers angles et doit même, à certaines occasions, lire de droite à gauche. De cette façon, « [t]out est fait pour que nos habitudes de lecteur apparaissent soudain comme des mécanismes étrangement limités, que nous serions invités à transgresser par une circulation soudain libérée des automatismes46 ». Derrida et Danielewski, par leur disposition tabulaire du texte de leurs œuvres, libèrent, ou du moins éloignent, le lecteur de la contrainte de la linéarité graphique du texte, élément faisant partie d’une lecture standardisée du livre imprimé.

Le continu du texte

Le livre imprimé a aussi amené la normalisation d’une certaine linéarité sémiotique du texte littéraire, où l’enchaînement des phrases produit un fil narratif suivi, cohérent et unique (contrainte du texte). Pourtant, des œuvres d’exception se sont dégagées de cette attente de limpidité du continu du texte, procédant à son effritement, voire à son éclatement. C’est le cas de Rayuela47 (Marelle en français), roman écrit en 1963 par Julio Cortázar. Contrairement aux normes narratives du roman, ce livre offre au lecteur deux possibilités de lecture : une lecture linéaire (du chapitre 1 au chapitre 56) ou une lecture non linéaire, suivant le mode d’emploi fourni en préambule, informant le lecteur qu’il peut suivre un autre ordre de lecture où les chapitres ne se suivent plus dans leur numérotation logique. Par cette structure non conventionnelle, Rayuela « attaque les conventions littéraires, ainsi que les habitudes paresseuses48 » des lecteurs habitués à une manipulation subordonnée du support livresque. Ici, la présence de deux parcours narratifs libère d’une certaine façon le lecteur des normes de linéarité et de clôture des œuvres littéraires ayant comme format le livre imprimé.

Les romans, recueils ou essais que nous avons retenus nous ont servis de modèles-étalons pour exemplifier le dépassement de contraintes liées au support, au mécanisme et au texte du livre papier. Ces œuvres instancient des procédés affectant notre lecture dite « traditionnelle » du livre imprimé, où nos gestes de manipulation ne peuvent plus être inconscients, mais doivent désormais reposer sur des manipulations délibérées, des décisions tout à fait conscientes. Samuel Archibald affirme que c’est donc « sur cette dimension de choix qu’il faut articuler la distinction entre manipulation subordonnée et manipulation volontaire49. ». En remettant à l’avant-plan la notion de manipulation dans l’activité de lecture, les œuvres littéraires explorées jusqu’ici font écho à des travaux de chercheurs tels qu’Harold Innis et Marshall McLuhan qui ont milité pour l’importance de la matérialité du

46 Ibid., p. 8.

47 JulioCortázar, Rayuela, Buenos Aires, Editorial Sudamericana, 1963, 576 p.

48 Amaryll Chanady, « Entre la quête et la métalittérature — Aquin et Cortázar comme représentants du postmoderne

excentrique », dans Voix et Images, vol. 12, no 1 (automne 1986), p. 42.

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support dans la portée signifiante d’une œuvre : « le vrai message, c’est le médium lui-même50 ». Selon leur point de vue, la technique associée à la lecture d’un livre papier n’est pas sans effets sur notre compréhension du texte littéraire. Néanmoins, à dire vrai, elle a souvent été perçue comme un facteur secondaire, peu significatif pour plusieurs théoriciens en études littéraires, qui se sont davantage concentrés sur d’autres aspects comme le rapport entre texte et lecteur (notamment chez Wolfgang Iser51 et Umberto Eco52), mais très peu en ce qui concerne le rapport avec le support pour analyser et comprendre un texte littéraire. En conséquence, on se souvient d’œuvres majeures comme Madame Bovary grâce à son texte, sauf que l’on oublie très vite ou accorde très peu d’importance à son support de parution original. Et pourtant, l’œuvre a d’abord paru en feuilleton! Les rééditions et nouvelles éditions augmentées de l’œuvre qui font varier sa représentation formelle illustrent cette propension à ne garder en souvenir que le contenu au détriment de la forme et du support. Or, les œuvres de Danielewski, Queneau, Saporta, Cortázar et Derrida ne peuvent être étudiées ni comprises si l’on n’aborde pas précisément le travail sur leur composition et leur manipulation matérielle qui devient prépondérante. Si nous les avons considérées globalement comme des œuvres d’exception, c’est surtout en prenant en compte leur époque de parution (années 60-7053). Depuis les dernières années, un nombre plus imposant de productions littéraires proposent de défier la matérialité, la linéarité associée à la lecture papier. René Audet lie ce phénomène contemporain à la notion de diffraction, « conçue comme un processus général d’écriture rassemblant diverses stratégies qui visent à contrer l’unicité et la continuité tant du texte que du récit et du sens54 ». Les pratiques exceptionnelles de Queneau, Derrida et Saporta deviendraient de plus en plus fréquentes dans la littérature actuelle. Les pratiques narratives contemporaines viendraient-elles nous annoncer que le support papier, tel qu’envisagé traditionnellement, est trop codifié, contraignant, voire peut-être insuffisant? Ce ne serait alors pas une coïncidence que cette tendance survienne à l’époque même où de nouvelles formes narratives et interactives naissent sur divers supports numériques. En raison de cette dimension médiatique, ces nouvelles formes bousculent les conventions et manifestent une conscience de leur propre matérialité, de leurs possibilités et conditions d’existence.

Esthétique numérique : promesse de liberté?

Plusieurs ouvrages, dont la récente anthologie intitulée L’imaginaire littéraire du numérique55, ont perçu dans les œuvres explorées précédemment des échos volontaires ou des correspondances fortuites avec l’esthétique

50 Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias : les prolongements technologiques de l'homme, Montréal, HMH,

1968, p. 23.

51 Wolfgang Iser, L’acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, op. cit., 405 p. 52 Umberto Eco, op. cit., 324 p.

53 Exception faite de House of Leaves, qui appartient à l’époque contemporaine.

54 René Audet, « Ne pas raconter que pour la forme : sur la diffraction dans les fictions narratives », dans Robert Dion et

Andrée Mercier (dir.), La construction du contemporain. Discours et pratiques du narratif au Québec et en France depuis

1980, Montréal, Presses de l'Université de Montréal (Espace littéraire), 2019, p. 203.

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