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Assurément, l’association presque automatique de la Nation et de l’Etat constitue un des traits caractéristiques de l’époque contemporaine. On peut même affirmer que l’idéal est la réalisation d’un Etat national. Idéal, puisqu’il est impossible dans la pratique de réunir sur le territoire où le pouvoir d’un Etat s’exerce l’ensemble des nationaux sans éléments extérieurs. Il n’y a guère que l’assimilation forcenée ou un génocide de grande ampleur qui permettrait d’y arriver. Cependant, l’espoir caressé par plus d’un peuple aspirant à son indépendance est demeuré vif, et ce même jusqu’à nos jours.

Les dernières décennies du XIXe siècle sont marquées par un essor irrésistible des mou- vements nationaux, en dépit de toute l’énergie déployée par les Empires centraux multi- nationaux, mais surtout antinationaux. Cette escalade les entraîne paradoxalement sur le chemin du nationalisme, puisque tous ces Etats développent une idéologie nationale et nationaliste particulièrement féroce et agressive. En 1914, avec le déclenchement de la première guerre mondiale, le point de rupture est atteint entre les différents Etats nationa- listes, compétiteurs dans une lutte pour l’hégémonie européenne, à travers deux gros blocs et alliances. L’armistice de 1918 contient déjà les germes des futurs traités : les faiseurs de paix se réclament souvent du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et rejettent – du moins en apparence – la diplomatie secrète. Ainsi, l’Europe du Congrès de Vienne, celle qui avait imposé un joug aux nationalités pendant près d’un siècle, est morte et enterrée. L’après-guerre est marqué par l’avènement, souvent contrarié, du droit à l’autodétermination des peuples. Mais c’est aussi l’apothéose des conflits de nationali- tés, tout particulièrement en Europe centrale, orientale et balkanique où les Empires mul- tiséculaires implosent ou explosent selon les cas. Le conflit est par ailleurs souvent pola- risé : d’un côté, l’empire, le multinational et l’oppressif ; de l’autre, l’Etat-Nation et la démocratie. L’expression de la volonté populaire provoque plus d’une contestation, dans un climat marqué par des tensions et des sensibilités inouïes. En effet, les meurtrissures de la guerre laissent partout des aigreurs, des envies de revanche et des frustrations de- vant des espoirs, longtemps caressés, mais imparfaitement et partiellement concrétisés.

Le thème que j’ai retenu pour ma thèse de doctorat, la position de la diplomatie belge

face à la question nationale en Europe centrale, orientale et balkanique de 1918 à 1924,

s’inscrit très précisément dans ce contexte. En effet, le sujet se trouve à la croisée de la

Nation – à travers la problématique envisagée – et de l’Etat – à travers le corps étudié. Or,

beaucoup de théoriciens de la politique étrangère octroient la primordialité à l’intérêt et

l’idée nationale dans l’action de l’Etat : ils constituent les catalyseurs suprêmes en politi-

que étrangère, quel que soit le type de nation ou la façon dont ils dominent. La diplomatie

peut s’étudier à travers les discours, les objectifs, les décisions et les réalisations de ses

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membres, pour en vérifier notamment les convergences et les divergences. En effet, am- bassadeurs, ministres et autres acteurs de la politique étrangère belge, en ce compris la presse (à défaut de pouvoir jauger l’état de l’opinion publique d’alors), ne peuvent faire abstraction de leur sensibilité à la question nationale. De surcroît, à cette époque, le na- tionalisme belge, certes bien tiède au regard de ses équivalents à l’étranger, atteint un paroxysme jamais égalé par la suite. Par ailleurs, à une époque où beaucoup veulent fu- sionner l’Etat et la Nation, il ne s’agit donc pas de choisir l’un ou l’autre, mais plutôt de réaliser une politique permettant de défendre simultanément les intérêts des deux 1 .

Devant les multiples acceptions que l’expression question nationale puisse prendre, il s’avère indispensable d’en définir le champ d’application. Tout d’abord, il s’agit de concevoir ce que le concept de nation et ses dérivés (national, nationalité,…) couvrent et, parallèlement, son application au cas centre-est européen. Ensuite, il faut envisager une étude circonstanciée de la reconnaissance et de l’établissement des relations avec les nouveaux régimes en place. Enfin, on ne peut se dispenser de l’examen des conflits de frontières et de minorités demeurés sans solution précise après la conclusion des traités.

Après la définition de l’objet, deux dimensions fondamentales de l’étude doivent encore être envisagées, délimitées et justifiées, à savoir les cadres chronologique et spatial. Dans un cas comme dans l’autre, le caractère paroxystique de la problématique nationale ne laisse aucune place au doute. L’époque, 1918-1924, constitue de surcroît une unité de temps intéressante, dans la mesure où elle inclut un armistice, des négociations aboutis- sant à des traités de paix ainsi que leurs premières applications. Parallèlement, il faut constater qu’après de longues décennies de répression, beaucoup de nationalités accèdent à l’indépendance dans la moitié orientale de l’Europe, dont la carte est complètement redessinée. Les sept pays retenus pour l’étude marquent une continuité géographique, entre les Empires allemand et russe : la Pologne, la Tchécoslovaquie, l’Autriche, la Hon- grie, le Royaume Serbe, Croate et Slovène, la Roumanie et la Bulgarie. Le plus souvent, on entend par Europe centrale et orientale l’espace occupé entre ces deux géants 2 . Ces Etats sont tous affectés de manière importante par les traités. Avant la guerre, ils apparte-

1

GUZZINI, Stefano, et RYNNING, Sten, "Réalisme et analyse de la politique étrangère", in CHARIL- LON, Frédéric (dir.), Politique étrangère. Nouveaux regards, Presses de Sciences Po, Paris, 2002, pp. 33- 63 ; MC LEOD, Alex, "L’approche constructiviste de la politique étrangère", in ibid., pp. 65-89 ; BATTIS- TELLA, Dario, "L’intérêt national. Une notion, trois discours", in ibid., pp. 139-166 ; PRIZEL, Ilya, Na- tional identity and Foreign Policy. Nationalism and Leadership in Poland, Russia and Ukraine, Cambridge UP, Cambridge, 1998, pp. 12-32 ; BLOOM, William, Personal identity, national identity and international relations, Cambridge UP, Cambridge – New York – Melbourne, 1990, pp. 1, 7, 13-23, 53, 76-80, 83, 89, 105-113, 118-119 et 128-141.

2

SUGAR, Peter F., "Introduction" in SUGAR, Peter F., Eastern European nationalism in the twentieth

century, American UP, Lanham – Washington – Londres, 1995, p. 1. Paul Garde offre une belle démonstra-

tion de la difficulté d’établir des limites nettes pour établir des sous-ensembles dans la région. GARDE,

Paul, Le discours balkanique. Des mots et des hommes, Fayard, Paris, 2004, pp. 17-35.

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naient tous, en tout ou en partie, à des Empires multinationaux, y compris la Bulgarie qui ne s’émancipe définitivement de la tutelle ottomane que dans l’avant-dernière décennie du XIXe siècle. Ils sont tous indépendants jusqu’à la fin de la période étudiée. Cependant, d’autres pays répondent également à ces critères. Premièrement, la Grèce est laissée de côté car le facteur méditerranéen prime sur les autres. On pourrait reprendre cet argument concernant l’Albanie, mais il faut surtout considérer l’absence d’intérêt marqué par la Belgique pour ce pays plongé dans l’anarchie. On se doit aussi d’ajouter que l’Italie y impose progressivement sa loi. Tous ces facteurs permettent d’établir une différenciation claire. Absorbée par la Pologne et par la Russie, l’Ukraine indépendante disparaît après quelques années d’existence, plutôt vivotante : aucune structure étatique ukrainienne, stable et durable, ne survit. Le Belarus connaît une existence encore plus éphémère. En- fin, les trois républiques baltes – Lituanie, Lettonie et Estonie – regardent surtout de l’autre côté de la Baltique, cherchant vainement une alliance scandinave, illusoire.

Enfin, avant d’approfondir quelques aspects et d’éclaircir le sujet par quelques défini- tions, je m’empresse de préciser que la thèse portera uniquement sur des questions d’ordre politique, et non économiques. Le champ aurait été trop vaste à couvrir.

Comme les lignes qui précèdent l’établissent clairement, la question nationale occupe un espace primordial autant dans le cas belge que dans ceux des pays retenus pour l’étude.

Anciens ennemis et alliés, leur sort n’indiffère pas la Belgique puisqu’ils renvoient à l’idée d’oppression, les premiers incarnant le rôle des bourreaux, les seconds celui des victimes. Cette primauté se traduit par des alliances qui heurtent les intérêts économiques de Bruxelles, car les politiques fort interventionnistes, protectionnistes et nationalistes des Etats étudiés contrarient fondamentalement les intérêts industriels et commerciaux de la Belgique. Or, ces considérations n’entrent pas en ligne de compte dans les négociations relatives à la sécurité face à une Allemagne revancharde et une Russie révolutionnaire.

On peut considérer que le comportement de ces deux pays explique très largement sa politique centre et est-européenne, et surtout la place première accordée à la Pologne. Sa situation géographique, sa taille (plus grand Etat de la moitié orientale de l’Europe) et son statut de martyr de 1914-1918, qui la rapproche de la Belgique, éclairent davantage en- core cette primauté. Cette primauté s’avère d’autant moins incontestable que la démission de Paul Hymans intervient à cause du transfert secret, mais approuvé par les états-majors français et belge, par le port d’Anvers d’armes destinées à Varsovie dans sa guerre anti- soviétique 3 . Fernand Van Langenhove résume très bien la situation :

3

WITTE, Els, et CRAEYBECKX, Jan, La Belgique politique de 1830 à nos jours : les tensions d’une dé-

mocratie bourgeoise, Labor, Bruxelles, c1987, pp. 170-172.

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"En son absence [de Paul Hymans] le Conseil des ministres avait pris la décision d’interdire le transit par la Belgique, d’un certain nombre de trains de munitions françai- ses devant être embarquées à destination de la Pologne à ce moment en guerre avec l’Union So[v]iétique. A son retour, Hymans combattit cette décision intervenue sous la pression des dockers d’Anvers. Sa proposition à donner satisfaction à la France et à la Po- logne ayant été repoussée par le Conseil, il avait donné sa démission le 24 août. Jaspar qui briguait sa succession s’était joint contre lui aux ministres socialistes."

4

L’intérêt, presque nul, porté jusqu’ici à cette question, fondamentale, contraste à la litté- rature nombreuse consacrée aux questions financières et économiques. L’objet de l’étude mérite donc d’autant plus d’attention qu’il a été à peine effleuré. Quatre axes sont succes- sivement empruntés. Réunissant les deux premiers, la première partie décrit la réception de l’apparition des nouveaux Etats ou de leurs agrandissements considérables, au détri- ment des Centraux ; leur reconnaissance et l’établissement de relations diplomatiques avec ceux-ci. La première partie est ainsi l’occasion de découvrir les traits de caractère associés aux différents peuples, vainqueurs ou vaincus, ainsi que le statut accordé à la nationalité et à ses dérivés. La sanction des vaincus est traitée dans le premier volet, la récompense des vainqueurs dans le second. Quant à la seconde partie, elle est consacrée aux conflits territoriaux qui opposent les anciens et les nouveaux acteurs politiques de la région (premier volet), soit les nouveaux entre eux (second volet), puisque le seul conflit opposant d’anciens acteurs, la lutte austro-hongroise pour le Burgenland, ne soulève pas un grand intérêt.

La grille de lecture à laquelle j’ai eu recours tente d’envisager le plus exhaustivement les facteurs qui pourraient intervenir : la politique intérieure et extérieure belge dans sa glo- balité, celles des pays étudiés, mais aussi les facteurs partisans, linguistiques, personnels et psychologiques ainsi qu’une approche chronologique.

La thèse qui est développée au fil des pages s’attache grandement à l’importance du fac- teur relationnel dans la détermination de la politique belge en Europe centrale, orientale et balkanique. Celle-ci s’avère assez indiscutable, au vu de l’implication – et parfois l’impact – du gouvernement belge et de son délégué à la SDN, Paul Hymans. Les deux premières des trois zones évoquées sont par ailleurs davantage concernées, probablement parce que la population comme les dirigeants éprouvent un grand mépris pour la pénin- sule-poudrière. La résonance de l’action belge aurait encore pu se révéler plus grande si le roi Albert avait donné suite aux sollicitations dont il fait l’objet à l’étranger. Mais l’opposition du Royaume-Uni ainsi que des motivations intérieures (il n’a que deux fils 5

4

VANLANGENHOVE, Fernand, L’élaboration de la politique étrangère de la Belgique entre les deux guerres mondiales, Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique. Classe des Lettres, Bruxelles, 1980, p. 21.

5

C’est du moins l’argument qui revient à plusieurs reprises, quoiqu’il puisse nous laisser sceptique.

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pour lui succéder, alors que la situation intérieure s’avère précaire) ont raison des diffé- rents projets qui sont soumis à son secrétariat ou à son cabinet.

Dans un premier temps, assez court, qui couvre la ratification des différents traités, l’union nationale qui prévaut en politique intérieure est parfaitement transposée sur cet aspect, à savoir le soutien enthousiaste, ou au moins l’acceptation, de la nouvelle donne internationale. On pourrait même constater un consensus particulièrement large. En effet, si Charles Woeste et ses quelques acolytes ultraconservateurs de l’Union Catholique se lamentent longuement sur la disparition de l’Autriche-Hongrie, ils reconnaissent que cette dernière porte une partie de la responsabilité de la guerre et de la révolte des Slaves de la Double-Monarchie. De même, s’ils considèrent que les traités de paix comportent des clauses dangereuses pour le futur, ils ne s’opposent pas à leur ratification. Déjà à l’époque, les libéraux montent au créneau pour ironiser sur leur incohérence et s’en pren- dre à leur compassion, voire leur empathie, pour l’ancien régime.

Dans un second temps, un peu plus long, l’atmosphère entre les trois partis, catholique, socialiste et libéral, devient lourde, et même à couteaux tirés entre le premier titulaire des Affaires Etrangères, le libéral Paul Hymans, et son rival et futur successeur – il convoitait sa place –, le catholique Henri Jaspar. Cette confrontation prend une dimension éminem- ment personnelle, puisque d’en dépit de blocs solidaires au sein du gouvernement – libé- raux contre socialistes et catholiques –, des réserves doivent être formulées quant à l’homogénéité interne à chacun des trois piliers. L’affaire des munitions pour la Pologne, décrite en long et en large au cours du quatrième chapitre, sert de révélateur aux différen- ces de conception et de stratégie des deux camps. Encore ministre des Affaires Economi- ques, Henri Jaspar réunit une coalition aussi hétéroclite qu’opportuniste, groupant le parti catholique – agglutinant toute la droite, y compris les réactionnaires de Charles Woeste, si mal à l’aise dans ce nouveau monde –, les socialistes – pacifistes et encore sympathi- ques à l’endroit des Bolcheviks – et une partie, mais pas la totalité, des flamingants. Le bloc adverse réunit un panel tout aussi varié d’acteurs, mais plus homogène puisqu’ils défendent tous un même régime politique sur la scène internationale – plutôt bourgeois et entendophile, contre les révolutionnaires bolcheviques et les monarchistes réactionnaires.

Ainsi, la troisième formation politique belge – en termes de voix – reçoit l’appui des mi-

lieux nationalistes belges, de la France (et même dans une certaine mesure, du Royaume-

Uni) et évidemment de la Pologne. Mais on ne peut terminer cette énumération sans évo-

quer le soutien explicite, catégorique et inéquivoque du primat de Belgique : suivi par des

journaux catholiques mais pas par les politiciens de cette obédience, le Cardinal Désiré

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Mercier appelle à aider la Pologne et fustige ceux qui entravent les gestes posés en ce sens. Il faut également mentionner l’osmose entre le ministre libéral et son administration – pas seulement son cabinet – , y compris les diplomates, dont un bon nombre avait été nommé au cours des trente ans de majorité absolue catholique. Son rival entretiendra des relations plus compliquées avec ses subordonnés et, surtout, ne parviendra pas, malgré ses tentatives, à imposer un changement radical dans les vues des fonctionnaires placés sous ses ordres.

Outre des contacts au vitriol entre les deux meneurs de cette guerre au sein du cabinet belge, leurs positionnements divergents découlent non seulement de leurs relations hou- leuses, mais aussi de la méfiance et de l’hostilité d’Henri Jaspar à l’égard de la France, de la Pologne et de la Petite Entente 6 , de la sympathie à l’égard de celles-ci, surtout de la Pologne, dans le chef de Paul Hymans. En dépit des nombreux appuis dont il dispose, ce dernier ne parvient pas à imposer ses vues au gouvernement, à savoir autoriser le passage des munitions à destination de la Pologne. Réalisant une coalition au sein du cabinet en- tre socialistes et catholiques – surprenante au regard de la formation d’un gouvernement libéral-catholique l’année suivante –, Henri Jaspar remporte une victoire à la Pyrrhus. En effet, plutôt francophobe, s’il parvient certes à nuire aux relations avec Paris, il échoue dans sa tentative de rééquilibrer les rapports de la Belgique en faveur de Londres. Très ironiquement, David Lloyd George n’accorde pas sa confiance au nouveau titulaire belge des Affaires Etrangères : il le suspecte d’être le cheval de Troie des Français dans les négociations interalliées. Cet échec nous amène à constater la relative plus grande effica- cité de la politique menée par son prédécesseur. En effet, après sa démission du gouver- nement, il demeure un acteur de la politique étrangère belge en tant que délégué de la SDN. Tandis qu’Henri Jaspar n’apparaît plus jamais pour prendre une décision impor- tante – il ne fait que confirmer ou se rallier aux positions défendues par son prédécesseur –, Paul Hymans participe, et mène parfois, des discussions déterminantes pour des ré- gions contestées de la moitié orientale de l’Europe.

Si on constate une fois de plus un truisme – la persistance de l’hostilité à la France de l’opinion et de la majorité des gouvernants belges –, on doit retenir plusieurs enseigne- ments de cette thèse : tout d’abord, deux périodes sont dégagées, celle fort marquée par le consensus dans la ratification des traités, et celle des divisions qui suivent ; ensuite, la place importante du facteur relationnel dans la détermination de cet aspect de la politique

6

Comme le chapitre IV en témoigne, l’hostilité à l’égard de ces deux dernières mentionnées découlerait de

la mauvaise impression que les délégués des quatre pays concernés laissent à Henri Jaspar.

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étrangère belge ; enfin, la plus grande réussite de la politique du francophile Paul Hymans par rapport à celle de son ancien collègue, rival et successeur, Henri Jaspar. Le roi reste à l’écart de cette mêlée où chacun d’eux fait intervenir ses alliés, convaincus ou opportu- nistes. Toutefois, par ses marques d’attachement au ministre libéral, le souverain veut peut-être éviter d’envenimer la situation et de compromettre sa position au-dessus des partis dans un contexte intérieur très tendu. Cela contribue à comprendre pourquoi les sollicitations dont Albert Ier est l’objet restent sans suite. Les éléments accréditant cette thèse sont présentés au fil des chapitres.

Si les deux tendances se disputent sur le cas polonais, ils convergent sur l’intérêt d’une sécurité collective, incarnée dans la SDN, offrant une base juridique internationale pour le maintien de l’indépendance belge, après la défaillance de la garantie couplée avec la neutralité obligatoire, imposée en 1839 par les grandes puissances de l’époque. Ce choix traduit le changement de cap, de l’ordre de la Restauration à celui du triomphe des Na- tions. Si divers critères sont retenus pour définir les nationalités, trois conclusions s’imposent. Primo, la volonté des populations prime sur les autres critères pour légitimer un mouvement d’aspiration à l’autonomie ou à l’indépendance. Secundo, les formes sou- haitées d’expression de cette volonté ne sont pas constantes, puisque la consultation di- recte, le plébiscite, est tantôt louée, tantôt fustigée. Mais, avant tout, le positionnement est largement conditionné par le comportement du peuple dans la guerre. Simplement, cette tendance n’est pas formulée explicitement. Les acteurs de la diplomatie belge opèrent peut-être même inconsciemment ce choix. Ainsi, très logiquement, les vaincus sont trai- tés avec plus de sévérité. Tertio, la dimension relationnelle – ou pourrait même la quali- fier d’affective – des ministres et des opinions publiques pour les pays concernés inter- vient également pour une bonne part. Le mépris pour les Balkaniques amène, par exem- ple, à préférer les Polonais et surtout les Tchécoslovaques, aux Roumains et aux Serbes.

Quant au titre, Guerres de cabinets, il cherche à traduire les multiples fractures qui sont apparues progressivement : ce sont les conflits au sein du gouvernement belge, les rivali- tés entre deux équipes ministérielles, dirigées respectivement par Henri Jaspar et Paul Hymans, et les tensions que le premier provoque avec le cabinet de Paris.

*

* *

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Ces constats nous conduisent, après des lectures très variées 7 , à une interprétation qui reprend non seulement les aspects déjà soulignés – les luttes personnelles, partisanes et interalliées – mais également l’imbroglio général, l’impréparation totale et presque inévi- table tant au niveau belge qu’au niveau international. En effet, comme les premiers para- graphes de l’introduction l’esquissaient déjà, on peut difficilement comparer les buts de guerre de 1914 et, en même temps, la donne bouleversée en 1918. Hormis quelques illu- minés ou quelques personnalités particulièrement perspicaces, personne au moment de la mobilisation n’imagine une guerre radicalement différente, quant à sa nature, ses objectifs et ses résultats. Or, progressivement, comme les points ultérieurs l’exposeront plus en détail, des cataclysmes – un véritable changement de civilisation – rompent la tranquillité d’un ordre que certains croyaient inébranlable. Une révolution socialiste – communiste plus précisément – balaie l’Empire tsariste, fait vaciller et altère fondamentalement la plupart des régimes bourgeois. Le régime social et économique sur lequel ces monarchies et républiques, conservatrices ou bourgeoises, reposaient, tout comme les savants équili- bres diplomatiques, doivent être revus. Parallèlement, les nations, si longtemps opprimées par les tenants de la Restauration, ces Metternich et autres Bismarck, s’invitent à la table des discussions.

Bien sûr, il serait impossible de construire une thèse en développant cette évidence : les diplomates belges sont affectés au plus profond d’eux-mêmes par ces deux périls pour la Belgique de grand-papa. La Nation, l’indépendance que l’on se refusait à voir menacée, l’ordre bourgeois défendu par une prospère classe d’industriels et d’hommes d’affaires richissimes apparaissent désormais bien fragiles… Mais confrontée à des défis d’une telle ampleur – restaurer et renforcer la Belgique – , l’élite belge réagit parfois de manière ina- déquate. Ce constat doit être dressé notamment pour sa politique des nationalités en Eu- rope centrale, orientale et balkanique. Si aucune solution durable ne pouvait être envisa- gée – le poids de la Belgique se révèle rapidement modeste, sinon médiocre – , la lecture du problème est mauvaise, tandis que les réponses qui sont données s’avèrent souvent contradictoires et inappropriées. En appui à la première affirmation, il suffit de se référer à la marginalisation de toutes les Puissances à Intérêts Limités (c’est-à-dire, tous les vainqueurs sauf les Etats-Unis, la France, l’Italie, le Royaume-Uni et le Japon) par les Cinq Grandes (celles-ci mentionnées ci-dessus). Par ailleurs, le peu de crédibilité et de soutien dont la SDN, la principale institution internationale, bénéficie, et où la Belgique se distingue de temps à autre par une activité un peu plus significative, est très vite perdu par son impuissance sur le terrain, la non-participation de plusieurs Etats majeurs, no- tamment le leader des vainqueurs, les Etats-Unis, et celui des vaincus, l’Allemagne.

7

La bibliographie est présentée en introduction (pp. 65-68).

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Certes, s’il existe un très large consensus – y compris parmi d’anciens internationalistes et d’anciens dirigeants flamingants très vindicatifs – sur les objectifs généraux relatifs au statut de la Belgique – la restauration de son indépendance, de son intégrité ainsi qu’un nouveau système apte à les assurer –, les recettes varient fortement pour y parvenir. Les divergences apparaissent donc directement après la seule étape consensuelle : la punition des bourreaux de la Belgique et de leurs associés. Mais l’attention du lecteur de cette re- cherche doit être amenée sur le fait que ces tensions reviennent dans le cas des pays de l’Europe centrale, orientale et balkanique, mais au centuple. Quoique fort impuissants quand il s’agit de régler des conflits opposant des nationalités de cette partie du Vieux Continent, les différentes forces politiques, mais aussi sociales, de la petite Belgique se disputent comme de vulgaires chiffonniers. Le plus cocasse, mais peut-être aussi le plus pathétique, réside dans les erreurs grossières d’appréciation lorsqu’il s’agit d’analyser une problématique nationale. En effet, si tous ou presque parlent, discourent et même s’emportent avec emphase et lyrisme sur la question, ils cernent rarement ce que le concept d’identité nationale couvre dans ces pays 8 . Et même lorsqu’ils parviennent par miracle à l’esquisser, ils n’en tiennent pas ou pas assez compte.

Par ailleurs, au-delà des vaines dénégations de certains hommes politiques, la diplomatie belge, tout comme ses homologues européennes en général, ne place évidemment pas les aspirations nationales au premier plan. De toute manière, ces dernières sont souvent contradictoires dans ces régions où les minorités en viennent parfois localement à repré- senter des majorités. La punition des vaincus, dans l’espoir d’évacuer la menace qu’ils incarnent, demeure la première préoccupation. Toutefois, au-delà de la récompense oc- troyée pour leur appui pendant toute ou une partie de la guerre, on ne peut nier que le droit à disposer d’un Etat ait été reconnu à diverses nations d’Europe centrale, orientale et balkanique. Evidemment, l’injustice de le reconnaître à certains et non pas à tous provo- que très rapidement des frustrations qui auront tôt fait de dégénérer. En plus, cynique- ment, plusieurs nations victorieuses convoitent parfois un même territoire, Or, celui-ci est souvent habité par des populations soit peu différenciées, soit vivant mêlées. Il est alors également impossible de tracer une ligne de démarcation, d’où des conflits latents ou potentiels, qui ne manqueront pas d’éclater. L’intérêt comme le désintérêt des Alliés oc- cidentaux aboutissent à des conflits brefs ou longs, immédiats ou plus tardifs. Parfois ils suscitent des rivalités interalliées, toujours ils laissent des rancœurs. Donc, ce nouveau paramètre – le désir des populations – dans les négociations internationales empêche iné-

8

On peut ajouter que l’incompréhension mutuelle entre pays quant à la définition de la nation demeure

grande jusqu’à aujourd’hui. Sur les grandes familles de ‘nations’, il faut s’en référer aux pages 54 et sqq.

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luctablement une solution définitive, sans permettre non plus un retour en arrière. Le re- fus de respecter cette volonté aboutira assez rapidement à un rejet, comme dans le cas de l’Anschluss en 1938. C’est aussi une nécessité démocratique, la nouvelle lubie de certains négociateurs à Versailles, ou du moins leur faire-valoir : si l’on veut respecter la volonté des gens, du peuple, des peuples, il faut accepter de prendre en compte leurs désidératas pour la formation des nouveaux Etats. Mais l’insatisfaction d’aspirations contradictoires – différentes nations revendiquant un même territoire, dont l’attribution devient alors pro- blématique – charrie d’abord la déception, ensuite la rancune, enfin la vengeance dès que possible. On se doit aussi d’ajouter que les familles politiques s’affrontent fortement sur la question de la gestion de la question nationale. Et pour cause : parmi les catholiques, on retrouve d’assez nombreux nostalgiques des anciennes monarchies ; parmi les socialis- tes, des nombreux pacifistes et internationalistes, qui n’ont pas toujours rompu les ponts avec les communistes, et les libéraux, méfiants à l’égard des revanchistes, tant réaction- naires que révolutionnaires. De surcroît, comme cela a été déjà évoqué, les égos person- nels – souvent surdimensionnés – de certains ministres s’invitent parfois…

Comme si la situation n’était pas suffisamment compliquée à analyser et à gérer quant à la thématique nationale, il faut rajouter que l’establishment avance sur des œufs parce qu’il est lui-même confronté à la gestion d’une relation complexe avec l’identité natio- nale. Comme la suite de l’introduction le révèle, la majorité des flamingants et des paci- fistes d’avant-guerre se rangent du côté des défenseurs de la restauration de l’indépendance belge. Mais quand il s’agit de décider du futur (les droits de chacun, l’organisation territoriale et administrative du pays) et le rythme des réformes, le désac- cord le plus parfait règne. Pour compliquer davantage les choses, la Belgique connaît presque simultanément l’apothéose de son sentiment national et les premiers doutes sé- rieux qui prennent le relais. Même les observateurs les plus perspicaces de l’époque doi- vent être particulièrement tiraillés quant aux remèdes qu’ils vont préconiser pour résoudre ce problème majeur. Une remarque s’impose parallèlement : l’évocation des mouvements indépendantistes reçoit des échos parfois très variés, selon que les intervenants soient flamands ou francophones. Les commentaires et autres interventions des leaders de ces sept nouveaux Etats viennent par ailleurs amplifier la dimension affective du combat pour la défense de la Nation, déjà si sensible. Moult solutions, qui aujourd’hui apparaîtraient comme évidentes ou incontournables, sont couvertes de l’opprobre, du sceau de la colla- boration avec l’ennemi. Ou tout simplement menacent-elles l’existence du pays. Du moins le croit-on. Des tabous puissants pèsent ainsi sur la discussion 9 .

9

Sur cet aspect, une grande partie du point 2 de l’introduction offre un éclairage plus détaillé.

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A côté de la crainte du Flamand, ou au moins du flamingant, il faut également mention- ner celle du Rouge. En effet, des décisions sont souvent prises sous l’empire de cette peur paralysante. Effectivement, à la sortie de la guerre, la gauche socialiste franchit un cap quantitatif (elle obtient des résultats comparables à l’ancien parti majoritaire, catholique, avec 35-40% des voix généralement) et qualitatif (à travers la participation gouvernemen- tale). La peur du communisme dans un contexte où socialisme et bolchevisme ne sont pas encore différenciés accroît cette angoisse existentielle pour une élite, bourgeoise, tant dans la sphère politique que dans le monde économique. Les révolutions, quoique sou- vent promises à des échecs, éclatent en 1919 et 1920. Partout, dans les Etats démocrati- ques, les formations socialistes, sociales-démocrates et communistes, réalisent des gains électoraux spectaculaires. Certaines idéologies qui leur sont associées, telles que le répu- blicanisme, suscitent un grand effroi dans une bonne partie de l’establishment. Certains s’imaginent déjà des brutes sanguinaires débarquer et venir les étriper au sens propre du terme. Ces mouvements d’idées n’ont pourtant pas toujours amené de révolution sociale : l’exemple de l’instauration de la IIIe République Française et de la fin de la Commune Parisienne apporte même un contre-témoignage. Mais un contexte de crainte exacerbée et au moins partiellement fondée – la révolution – conduit certains à concevoir que la stabi- lité sociale, économique et politique de la Belgique est indissociable du maintien de la royauté. Quoiqu’il en soit, ces idéologies sont également soumises à ce boycott, cette réprobation et, parfois même, s’avèrent taboues. Que ces attitudes soient conscientes ou non, elles traduisent de toute manière une dysphasie entre la réalité et certains groupes de revendicateurs d’une part, et une élite souvent dépassée par la situation d’autre part.

A côté de cela, il faut ajouter une troisième dimension : la place de l’imaginaire collectif belge. Ainsi, jusque dans les manuels scolaires de l’époque 10 , les auteurs distribuent les bons et les mauvais points de l’histoire mondiale, mais surtout européenne et belge. A titre d’exemple, les Autrichiens jouissent d’une image plutôt bonne. Or, nous sommes forcés de constater qu’ils bénéficient d’une très large indulgence par rapport à leurs aco- lytes allemands. A contrario, les Français continuent à pâtir d’une réputation exécrable.

Et, comme par hasard, la majorité gouvernementale – contre certaines composantes mino- ritaires 11 – , suivant de larges secteurs de l’opinion belge et des groupes de pression, au- delà des clivages partisans, adopte à plusieurs reprises des positions francophobes.

10

J’ai pu m’appesantir sur la question, puisque j’en ai lu plusieurs dizaines dans le cadre de mon mémoire de fin de licence.

11

Le chapitre IV consacré à la Pologne offre l’exemple le plus abouti, même s’il n’est pas l’unique.

(12)

Avec ce triple écueil– erreur de lecture, peur d’aborder le problème et difficulté sinon inaptitude à le résoudre – pour ces trois doubles questions – linguistique et nationale, so- ciale et révolutionnaire, mythologique nationale et identitaire – , on dispose de tous les éléments pour s’assurer un échec, patent, inévitable et irrécupérable. Ce cocktail pour le moins explosif vient s’ajouter à une situation internationale, où tous ces ingrédients se retrouvent, et une scène belge, également marquée par de multiples divisions, déjà ébau- chées. Cependant, pour noircir un tableau déjà si sombre, il faut encore ajouter l’inexactitude des informations dont les diplomates disposent. Or, ce sont les auteurs de nombreux rapports qui servent parfois au ministre pour se positionner. Par ailleurs, vu leur inexpérience des Belges dans la région ainsi que leur impossibilité de maîtriser suffi- samment la langue, la culture du lieu et l’état des questions politiques, notamment natio- nales, on peut supposer qu’ils auraient pu difficilement s’acquitter correctement de cette tâche colossale. L’information relative à ces sept pays est donc souvent embryonnaire, partielle, partiale, ridiculement caricaturale et baigne dans une empathie frôlant la niaise- rie. A côté du mépris et de l’incompréhension pathologique des Occidentaux vis-à-vis de la conception de la nationalité en Europe centrale, orientale et balkanique, on retrouve les stéréotypes nationaux – les peuples de la région sont généralement considérés comme de dangereux incapables – et autres – l’antisémitisme paranoïaque de l’essentiel du monde diplomatique. En outre, beaucoup de personnalités tergiversent à cause des tiraillements que suscitent leurs appartenances multiples (linguistiques et partisanes essentiellement).

Elles sont contraintes de se fixer des priorités. Par exemple, un catholique flamingant peut mettre en avant l’une ou l’autre de ses identités ; un pacifiste catholique virulem- ment anticommuniste peut hésiter longtemps entre son inclinaison religieuse et sa détesta- tion des entreprises belliqueuses dont la Pologne est parfois accusée, à tort ou à raison.

Cette absence de vision claire, stable et consensuelle amène finalement à une perte com-

plète de crédibilité, une marginalisation de l’action belge au niveau international. A la

suite de cela, il n’y a rien de surprenant à ce que l’on doive suivre la politique qui

s’impose pendant la période, la politique française. En effet, le désintérêt du Japon pour

les questions européennes, le retrait des Etats-Unis, l’échec de la SDN qui s’annonce

avant même sa mise sur pied, le travail de sape de l’Italie contre des traités qui ne la satis-

font pas, et la politique souvent germanophile du Royaume-Uni constituent autant

d’éléments qui incitent peu à l’optimisme. Parmi les puissances victorieuses, il ne reste

donc plus que Paris. Mais l’alliance passe difficilement auprès de l’opinion belge, et les

partis, leurs diverses composantes ainsi que leurs chefs, se profilent pour les scrutins. Une

autre source d’interférence de la politique intérieure sur la politique extérieure.

(13)

Voici maintenant la récapitulation des principales lignes défendues dans la thèse : l’histoire d’un échec, annoncé par certains, inéluctable par ailleurs, mais aggravé par une conjonction phénoménale de facteurs les plus divers, internes à la Belgique, mais pas seulement. Tout d’abord, il y a le manque d’information et d’expérience normale de la politique des nouveaux Etats et de la culture des nations majoritaires et minoritaires qu’ils abritent. Les erreurs d’appréciation que cela engendre sont amplifiées par une collection impressionnante de stéréotypes. Par ailleurs, en rapport évident avec la scène belge où les questions nationale et sociale se posent avec une acuité certaine, certaines propositions se révèlent taboues ou couvrent d’anathème ceux qui osent les évoquer. A cela, il faut ajou- ter que les différentes sensibilités linguistiques, partisanes et personnelles amènent les uns et les autres à des désaccords, parfois profonds, sur le remède à apporter. Ces derniers opposent donc des groupes, mais provoquent parallèlement des tiraillements intérieurs auprès de certains individus, dont les appartenances diverses conduisent à une nécessaire hiérarchisation des valeurs. Le déchirement intérieur peut se révéler violent. Divisées sur le diagnostic, les élites peuvent difficilement s’accorder sur le remède à porter, nouvelle source d’affrontement et de perte de crédibilité : la petite Belgique, au pouvoir si limité, marginalisée par les Grandes Puissances, se perd dans une cacophonie de politiques exté- rieures, jusqu’au sabordement entre ministres qui se vouent un désamour mutuel. Ici, au- delà des confrontations idéologiques et partisanes, interviennent les guéguerres person- nelles. Certes, parfois, on salue le labeur de l’un d’entre eux, mais on se garde bien de lui donner une mission qu’il puisse réussir. Par ailleurs, les Cinq Grands ne se manifestent pas par l’excellence de leur politique : les uns se retirent, d’autres sabordent tandis que la France, la dernière, tente de sauver les traités pour redessiner l’Europe à son goût. Les deux premières catégories ne peuvent plaire aux Belges : certes, ils dénoncent parfois virulemment les traités, mais ne veulent certainement pas menacer l’indépendance à peine recouvrée en jouant les apprentis-sorciers en diplomatie. Ainsi, même s’ils n’aiment guère les Français, ils se rallient à leur politique, faute de mieux. Mais, pour des raisons électoralistes évidentes, ils refoulent cette option : on ne peut l’admettre publi- quement…

Avant d’entrer dans le vif de l’introduction qui offre un cadre assez détaillé, il faut insis- ter sur la portée de ce travail. Il envisage non pas les relations internationales dans leur acception traditionnelle – à savoir les contacts entre plusieurs Etats – mais l’élaboration et le degré de réussite de la politique des nationalités d’un Etat en particulier, la Belgique.

Concrètement, il ne s’agit pas de prétendre cerner, par exemple, les relations austro-

belges, mais de déterminer quelle attitude Bruxelles adopte face à Vienne et quel succès

couronne ou non ses entreprises.

(14)

1. La situation internationale jusqu’en 1914

L’objectif poursuivi à travers ce premier point spécifique de contextualisation du sujet étudié consiste à esquisser rapidement, mais sans négliger aucun aspect essentiel, les cir- constances européennes 12 . En effet, puisque les différents acteurs de la diplomatie d’après-guerre et les problèmes liés à la nouvelle donne internationale n’apparaissant pas ex nihilo, il s’avère indispensable de prendre plusieurs décennies de recul. L’année 1870 est retenue dans la mesure où elle répond à deux exigences : elle marque d’une part le début de la décennie d’entrée en fonctions des diplomates et des hommes politiques les plus âgés parmi ceux étudiés, d’autre part le début de l’escalade qui mènera à la confla- gration en 1914. Or, les nombreux bouleversements colossaux qui affectent le monde après 1918 n’auraient probablement pas pu se produire aussi vite sans cette guerre trau- matique.

Dans un premier temps, entre 1870 et 1890, Otto von Bismarck crée son Europe. Simul- tanément, il défend le leadership prussien à la tête de l’Empire allemand ainsi que le maintien d’une France défaite, humiliée, isolée et impuissante sur la scène internationale.

A travers la Triple Alliance conclue avec l’Autriche-Hongrie et la Russie (1882), il cher- che également à assurer la pérennité de la domination des puissances conservatrices contre les menaces révolutionnaires et nationalistes. Cette solidarité des ‘anciens’ régimes n’empêche pas des rivalités : chacun lutte pour étendre son influence dans les Balkans mais le vieux chancelier impose ses arbitrages 13 .

Cependant, cette primauté germanique va être contestée : la retraite forcée par le nouvel Empereur, Guillaume II, de l’admirable et fin diplomate qu’était Otto von Bismarck porte un grave préjudice à Berlin. Ce souverain parvient à se brouiller avec plusieurs alliés ou puissances qui entretenaient de bons rapports avec son ancien chancelier. Parallèlement, Paris brise son isolement : l’alliance avec Saint-Pétersbourg constitue le premier succès du Quai d’Orsay (1893). L’Entente Cordiale (1905) avec Londres vient compléter de dé- senclavement. L’œuvre principale est terminée par l’alliance manquante, entre la Russie et le Royaume-Uni (1907) : la Triple Entente est née. Logiquement, deux blocs se for- ment autour des adversaires de la guerre de 1870 : ils sont rejoints par d’autres Etats.

Toutes ces alliances complémentaires ne se révéleront cependant pas fiables 14 .

12

Pour l’essentiel, puisque les Etats-Unis ne sont pas encore impliqués dans la politique du Vieux Conti- nent tandis que le reste du monde évolue à la marge (l’Amérique du Sud et quelques autres Etats) ou dans le giron des puissances colonisatrices (les dominions, les colonies ou les Etats plus ou moins fantoches).

13

BERSTEIN, Serge, et MILZA, Pierre (dir.), Histoire du XXe siècle. 1900-1945. Tome I. La fin du

« monde européen », Hatier, Paris, 1996, pp. 62-63.

14

Ibid., pp. 62 et 64-65.

(15)

Or, dans un contexte de tensions croissantes, il importe de disposer du nombre maximal d’alliés sûrs et forts. Les sujets de friction, économiques, politiques ou stratégiques, et les champs de rivalité se multiplient. A plusieurs reprises, la guerre menace de se déclencher.

En Afrique du Nord, mais surtout dans les Balkans, la situation se tend. Dans cette pénin- sule, les puissances européennes, anciennes ou nouvelles, mais surtout l’Autriche- Hongrie et la Russie, luttent pour renforcer leurs positions, visant jusqu’à l’hégémonie.

Les peuples qui habitent cette zone si instable opèrent des alliances explicites, mais fragi- les et parfois renversées, lorsqu’ils possèdent déjà un Etat, même embryonnaire. Sinon, pour affaiblir sa rivale, une puissance se fait championne de la cause des droits d’une nationalité encore sous un joug impérial. Mais en 1912, la première guerre balkanique éclate : la Serbie, la Grèce, le Monténégro et la Bulgarie se liguent pour évincer les Ot- tomans en Europe. Vainqueurs militairement, ils échouent doublement sur le plan diplo- matique : d’abord, Vienne impose à la Serbie que l’Albanie devienne une principauté indépendante et non un territoire serbe ; ensuite, les anciens alliés ne parviennent pas à s’accorder sur le partage des conquêtes. Ainsi naît le second conflit : Sofia est vaincue par les autres puissances balkaniques, perd des territoires et en conçoit une rancœur te- nace et déterminante à la veille du déclenchement de la guerre mondiale 15 .

Avant 1914, Albert Ier de Belgique et son gouvernement, tout comme leurs prédéces- seurs, sont tenus à une neutralité stricte, contrepartie de la reconnaissance de l’indépendance, garantie par les cinq Grandes Puissances du XIXe siècle, contractantes de la conférence de Londres de 1830 : Grande-Bretagne, France, Prusse, Autriche et Rus- sie. Petit Etat, la Belgique est issue de la seule révolution libérale et nationale réussie pendant plusieurs longues décennies, entourée par des puissances, sinon prédatrices, au moins conservatrices et, à ce titre, hostiles. C’est pourquoi les diplomates belges se contentent généralement de défendre d’une part les intérêts commerciaux et personnels des sujets belges à l’étranger, d’autre part l’expansion coloniale. Certains considèrent que ce corps n’a donc aucune utilité. Mais, avec le développement économique concomitant de la Belgique et du reste de l’Europe, ce splendide isolement ne préserve pas le pays des remous internationaux : la concurrence économique contribue à l’escalade qui mènera à la première guerre mondiale. Après la guerre de 1870, la Belgique se croit libérée de la menace française grâce à la victoire de l’Allemagne. Si Léopold II et l’état-major, isolés, ressentent la nécessité de renforcer la défense nationale face aux tensions internationales

15

BERSTEIN, Serge, et MILZA, Pierre (dir.), op. cit., pp. 65-68. Par exemple, à peine sortie du Risorgi-

mento, l’Italie connaît l’émergence de mouvements irrédentistes convoitant la côte dalmate. Parallèlement,

des peuples sans Etats ou d’autres bien loin d’avoir atteint leurs ambitions territoriales, contestent égale-

ment la situation politique des Balkans.

(16)

et aux périls révolutionnaires, tant les catholiques que les libéraux tardent et rechignent à augmenter les effectifs de l’armée. Il faut y voir des motivations religieuses, plus généra- lement morales (à cause de la présence de casernes), financières ou de politique intérieure (peur de renforcer l’opposition et notamment les socialistes, pacifistes). Outre la neutrali- té obligatoire, les sympathies contradictoires des uns et des autres empêchent de trancher pour un des deux anciens belligérants : Paris séduit les libéraux pour son anticléricalisme, qui horripile les catholiques, qui misent sur Berlin pour la défense du statu quo interna- tional. Même lorsqu’après avoir conclu la Cordiale Entente, Londres finit par alerter le cabinet de Bruxelles du danger prussien, la diplomatie belge persiste dans l’idée que le péril réside dans la France. Ainsi, à la veille de la guerre, l’aveuglement reste majoritaire même si l’armée francophile et le roi relancent un temps (1911-1912) le débat sur la neu- tralité. Parmi ceux qui défendent son abandon, il y a certes des germanophiles et des par- tisans d’une alliance avec le Royaume-Uni et les Pays-Bas, mais on retrouve également beaucoup de socialistes et de libéraux ouvertement francophiles. La solution adoptée consiste finalement à maintenir la neutralité et à développer les forces militaires belges.

Pourtant, peu envisagent sérieusement l’attaque du pays. Or, en 1914, le pays se trouve pris dans l’engrenage. L’Allemagne envahit la Belgique : surprise, cette dernière s’associe à la France et au Royaume-Uni. Conscient du péril que ces conflits font peser sur les dynasties régnantes, Albert Ier opte pour une position néanmoins réservée, sans décisions irréversibles. Sans évoquer ses visées territoriales et ses grandes ambitions, le nouveau souverain défend en accord avec le cabinet la libération de tout le pays, la res- tauration de l’indépendance et le dédommagement intégral des dégâts causés. Avec l’union nationale, les trois grandes familles politiques poursuivent les mêmes buts. Paral- lèlement, un mouvement expansionniste prend de l’ampleur. Mais, progressivement, au cours du conflit, des divergences de plus en plus profondes naissent et la neutralité, chère au roi et aux milieux économiques, est de plus en plus contestée. La situation est renver- sée : les vérités que l’on croyait éternelles s’écroulent. L’ordre diplomatique est cham- boulé : la neutralité est inenvisageable car elle n’offre plus une garantie suffisante pour l’indépendance belge. Or les élites bruxelloises sont contestées de l’intérieur comme de l’extérieur par des mouvements parfois révolutionnaires, socialistes ou nationalistes 16 .

16

VILAIN XIIII, Jean-François, Introduction à l’histoire de la représentation diplomatique étrangère en Belgique et belge à l’étranger, UCL, Sciences Politiques, Louvain-la-Neuve, 1986, pp. 93 et 189-190.

ROOSENS, Claude, Agents diplomatiques et consulaires belges. Conditions de recrutement (1831-1980),

UCL, Histoire Contemporaine, Louvain-la-Neuve, 1983, pp. 11-13 ; COOLSAET, Rik, België en zijn bui-

tenlandse politieke. 1830-1990, Van Halewyck, Louvain, 1998, pp. 162-221 et 224 ; HOFFMANN, Stan-

ley, "Deux obsessions pour un siècle", in Commentaires, printemps 2004, n°105, pp. 87-89.

(17)

2. La Belgique, nouvel acteur dans un concert des nations européennes chamboulé 17

Longtemps cadenassée par des Grandes Puissances soucieuses de maintenir leur hégémo- nie et l’équilibre entre elles, la scène diplomatique est profondément altérée par la pre- mière guerre mondiale. Parties presque joyeusement en guerre dans un climat d’exaltation nationaliste, pour la victoire totale, les nations européennes et leurs gouver- nements déchantent rapidement : troupes exaspérées, privations, destructions, morts, hos- tilité et lassitude croissantes et bientôt générales des populations, désertions, développe- ment du pacifisme et d’idéologies alternatives au nationalisme,… Face à la situation alarmante dans laquelle tous les belligérants se retrouvent plongés, les dirigeants optent pour la manière forte : méthodes militaires quand l’état-major n’assume pas directement le pouvoir comme en Allemagne ; libéralisme politique et économique bien malmenés,…

En bref, ils mènent leurs pays avec une poigne de fer. Avec l’apport décisif des Améri- cains en 1917, l’Entente parvient à l’emporter malgré la défection de Saint-Pétersbourg : il faut ajouter que l’Autriche-Hongrie et la Bulgarie connaissent la débâcle dans les Bal- kans 18 . Mais le retrait russe représente une menace bien plus large que la seule disparition d’un grand allié : ses nouveaux dirigeants, les Bolcheviks, opèrent des choix périlleux pour les Alliés. Primo, ils libèrent les Allemands et leurs acolytes du front oriental. Se- cundo, ils cèdent à ces derniers une grande partie de leur territoire, des pays baltes jus- qu’à l’Ukraine, renforçant la position stratégique des Centraux et leur offrant des oppor- tunités économiques. Tertio, quoique confrontés à des difficultés et à des opposants irré- ductibles, les dirigeants de Moscou lancent une révolution mondiale. Attisés par la lassi- tude de la guerre et les difficultés qui persistent ou s’amplifient après le conflit, les mou- vements révolutionnaires éclatent un peu partout, surtout en Allemagne et en Hongrie.

Dans ces deux pays, les rancœurs de la défaite et du prix payé pour celle-ci viennent s’y ajouter. Certes, ils échouent. Une des premières tâches des faiseurs de traités consiste donc à évacuer simultanément le risque de revanche et celui de contagion communiste. Si les Soviets n’abandonnent pas la partie, les révolutionnaires occidentaux sont battus dès 1920. Comme les Alliés, la Belgique hésite : initialement pour l’intervention, elle finit

17

Les documents annexés, surtout la carte 1 (p. 465), illustrent la nouvelle donne européenne.

18

BECKER, Jean-Jacques, Le traité de Versailles, PUF, Paris, pp. 3-20 et RENOUVIN, Pierre, Le traité de

Versailles, Flammarion, Paris, 1969, pp. 12 et 25-27 ; ELCOCK, Howard James, Portrait of a decision :

the Council of Four and the Treaty of Versailles, Eyre Methuen, Londres, 1972, pp. 217-230 et 300 ;

MORDAL, Jacques, Versailles ou la paix impossible, Presses de la Cité, Paris, 1970, pp. 11 et 31-33 ;

HOBSBAWN, Eric J., L’Age des extrêmes. Histoire du Court XXe Siècle, Editions Complexe – Le Monde

diplomatique, Bruxelles, 1999, pp. 54-55, 72-81 et 124-155.

(18)

par négocier après moult hésitations face à un régime qui ne présente aucune assurance.

Parallèlement, la barrière établie de la Finlande à la Roumanie pour se protéger de l’ex- pansion du communisme, mieux connu sous le nom de cordon sanitaire, est maintenue 19 . Cependant, l’écartement du péril rouge ne résout pas l’ensemble de la question. La paix ne se conclut pas facilement et la plupart des pays éprouvent une insatisfaction prononcée à l’égard des décisions qu’ils ratifient toutefois. Les vaincus jugent évidemment la paix trop sévère. Mais les Grands Alliés, le Japon, mais surtout les Etats-Unis, l’Italie, le Royaume-Uni et la France, divergent fondamentalement sur la mise en application des traités et les éventuelles modifications à leur apporter. Rome ne dissimule pas ses visées irrédentistes. Ainsi, amers devant des promesses non tenues, certains vainqueurs mena- cent le nouvel ordre européen autant que les vaincus. Ajoutées à ces désaccords entre ces puissances, les dissensions dans l’opinion et dans la classe politique quant aux conditions de la paix européenne, augurent de difficultés majeures et, même, d’un conflit très proba- ble. De plus, les démocraties libérales, apparemment triomphantes, souffrent de nom- breuses faiblesses. Elles sont notamment contestées par les mouvements d’extrême-droite liés souvent, directement ou non, à l’Eglise. Cette dernière abhorre tout ce qui découle des Lumières, le libéralisme, le socialisme ou, pis encore, le communisme athée 20 .

Face à ces convulsions, les règles qui régissent la scène diplomatique appellent de pro- fondes révisions pour assurer la paix et la sécurité. Sans consulter ses partenaires, le pré- sident américain impose des modifications radicales, notamment par la création d’une Ligue des Nations qui défendrait un nouvel ordre juridique international. Il ne sera que partiellement entendu dans son rejet si catégorique de la diplomatie secrète. De manière plus générale, il faut toutefois constater les changements radicaux induits tout d’abord par la prise en compte, même incomplète, de l’avis des citoyens, ensuite par les progrès dans les communications et enfin par une diplomatie renouvelée, technique, liée aux nouvelles institutions internationales. Mais aussi, avec le droit des peuples à disposer d’eux- mêmes, Thomas Woodrow Wilson permet à de nombreuses revendications d’indépendance, de droit à l’autodétermination et de plébiscites de voir le jour. Par

19

BERSTEIN, Serge, et MILZA, Pierre (dir.), op. cit., pp. 81-98, et BECKER, Jean-Jacques, op. cit., pp. 4, 7, 9, 15-16, 18-21 et 79-96 ; BOEMEKE, Manfred F., FELDMAN, Gerard D., et GLASER, Elisabeth (éd.), The Treaty at Versailles : reassessment after 75 years, German Historical Institute, Washington D.C., 1998, pp. 452-465 et 493 ; COOLSAET, Rik, op. cit., pp. 231-232 ; HOBSBAWN, Eric J., op. cit., pp. 56-57 et 87-90 ; HOFFMANN, Stanley, op. cit., p. 90 ; ROOSENS, Claude, Les relations internationales de 1815 à nos jours. Tome I : du Congrès de Vienne à la seconde guerre mondiale (1815-1939), Bruylant, Louvain- la-Neuve, 1997, pp. 240, 249 et 253.

20

BERSTEIN, Serge, et MILZA, Pierre (dir.), op. cit., p. 99 ; BECKER, Jean-Jacques, op. cit., p. 16 ;

MORDAL, Jacques, op. cit., pp. 75-89 ; HOBSBAWN, Eric J., op. cit., pp. 56-57, 60-61 et 155-193 ;

HOFFMANN, Stanley, op. cit., pp. 90-91 ; ROOSENS, Claude, Les relations (…), pp. 240, 249 et 253.

(19)

conséquent, il soulève aussi la question des minorités, puisqu’il est impossible de réunir tous les membres d’une nation, et seulement les siens, dans les frontières d’un Etat. Par ailleurs, ce droit est souvent contrarié, puisque les négociateurs finissent parfois par né- gliger la volonté exprimée par les populations au profit d’intérêts stratégiques ou écono- miques, ou bien encore de considérations linguistiques ou historiques, dont certaines sont plus que discutables. Les Allemands sont évidemment concernés au premier chef 21 .

Dans une Europe déjà confrontée à une situation si difficile, les puissances continentales entrent de surcroît dans un désaccord plus ou moins marqué : Paris et Rome opposent le droit des vainqueurs au moralisme wilsonien. Même si Washington l’emporte plutôt sur le plan des traités, chacun campe sur ses positions. Le droit des peuples, invoqué par les Etats-Unis et le Royaume-Uni, se heurte, lui aussi, au droit à la sécurité. En 1919-1920, des compromis sont élaborés, laissant globalement satisfaits les associés de l’Entente Cordiale, tandis qu’autant l’Italie que l’Allemagne militeront désormais sans cesse pour leur révision. Toutefois, Paris et Londres ne tardent pas à se chamailler à nouveau. En bref, même si les vaincus (Allemagne, Autriche, Hongrie et Bulgarie) sont exclus des négociations contrairement aux habitudes, les Alliés se déchirent souvent sur la méthode et les décisions à adopter. Alors que Moscou est laissée sur le côté, Berlin n’accepte que contrainte le traité de Versailles (28 juin 1919). En effet, il lui impose des cessions terri- toriales énormes : outre le Danemark qui obtient le Schleswig du Nord après un plébis- cite, l’Allemagne doit restituer l’Alsace-Lorraine à la France et les cantons d’Eupen et de Malmédy à la Belgique ainsi qu’abandonner à la Pologne ressuscitée la Posnanie et une partie de la Prusse occidentale. Le nouvel Etat dispose ainsi d’un couloir vers la Baltique, et donc d’un accès à la mer. Dantzig et Memel, sans être des territoires polonais, en cons- tituent deux autres. Après un plébiscite, Varsovie obtient une partie de la Haute-Silésie.

La paix peut difficilement réussir sur de telles bases, surtout avec la non-participation des

21

BERSTEIN, Serge, et MILZA, Pierre (dir.), op. cit., p. 99 ; VILAIN XIIII, Jean-François, op. cit., p. 94.

BECKER, Jean-Jacques, op. cit., principalement p. 57 et sqq. ; RENOUVIN, Pierre, op. cit., pp. 18-19 ; ELCOCK, Howard James, op. cit., pp. 305-311 ; COOLSAET, Rik, op. cit., pp. 226-227 ; NINKOVICH, Frank, The Wilsonian Century. US foreign policy since 1900, The University of Chigaco Press, Chicago – Londres, 1999, pp. 60-81 ; EGERTON, George, "The League of Nations : An Outline History 1920-1946", in The League of Nations. 1920-1946. Organization and accomplishments. A retrospective of the First Organization for the Establishment of World Peace, Librairie de l’ONU et Archives de la SDN, Genève – New-York, 1996, p. 24 ; ROOSENS, Claude, Les relations (…), pp. 235, 240 et 249-252 ; BOEMEKE, Manfred F., FELDMAN, Gerard D., et GLASER, Elisabeth, op. cit., pp. 469-517. Il est possible de chica- ner sur l’usage du terme ‘minorités’, mais la plupart des auteurs ne voient pas de problème à parler de mi- norités nationales. Son cantonnement à la scène politique démocratique pour désigner les vaincus d’un jour (lors d’élections) s’avère donc excessif. Il n’est donc pas nécessaire de suivre Jean-François Gossiaux.

GOSSIAUX, Jean-François, Pouvoirs ethniques dans les Balkans, PUF, Paris, 2002, pp. 1-2 ; BOGDAN,

Henry, Le problème des minorités nationales dans les ‘états-successeurs’ de l’Autriche-Hongrie, Institut de

recherches de l’Europe centrale, Louvain, 1976, pp. 11-19.

(20)

Etats-Unis aux institutions censées garantir le nouvel ordre européen. Pourtant Versailles sert de modèle aux autres traités 22 .

Ainsi, ceux de Saint-Germain-en-Laye (10 septembre 1919) et de Trianon (4 juin 1920) consacrent respectivement la disparition de l’empire autrichien et du royaume de Hongrie plus qu’ils ne l’organisent : les Etats qui subsistent et en gardent le nom ne sont que des ersatz, des petits pays sans le moindre accès à la mer. Le premier objectif consiste à écar- ter la menace représentée par ces pays sans renforcer l’Allemagne en refusant l’Anschluss. Parallèlement, ils reconnaissent une Pologne, ressuscitée de ses cendres après 125 ans, et la Tchécoslovaquie, à peine née. Le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes résulte de l’union des provinces sud-slaves anciennement hongroises au petit royaume serbe qui vivotait depuis quelques décennies. Enfin, si l’Italie gagne quelques- uns des territoires qu’elle convoitait, la Roumanie fait plus que doubler sa superficie.

Mais malgré le traité de Versailles, beaucoup de litiges ne sont pas tranchés. Pis encore, il autorise beaucoup d’aménagements et d’interprétations inconciliables. Cela explique ulté- rieurement l’éclosion de conflits pour attribuer des territoires ou mieux assurer les droits de certaines minorités 23 .

Si l’Europe, surtout dans sa moitié orientale, sort traumatisée et déboussolée de cette première conflagration mondiale, la Belgique, saignée, n’y échappe pas pour autant. Si les communistes ne disposent pas de la force nécessaire pour faire vaciller la couronne ni pour mettre à bas le régime constitutionnel libéral, les autorités – au premier rang des- quelles le roi – prennent conscience de la nécessité de changements substantiels dans le système pour assurer leur survie. Etat constitutionnel libéral, le petit royaume devient vite plus démocratique au lendemain de l’armistice avec des mesures telles que le suffrage universel et des lois sociales. Si elle n’est pas complètement reléguée au placard, la ques- tion linguistique est l’objet de réalisations modestes, puisque le mouvement flamand a été

22

Erreur de Pierre Milza et Serge Berstein. L’Allemagne n’a jamais reçu la Haute-Silésie, en tout cas pas son entièreté. BERSTEIN, Serge, et MILZA, Pierre (dir.), op. cit., pp. 99-104 et 106-107 et WITTE, Els, et CRAEYBECKX, Jan, op. cit., pp. 169-170. BECKER, Jean-Jacques, op. cit., pp. 10-13, 23-35, 47-54 et 58- 64 ; BOEMEKE, Manfred F., FELDMAN, Gerard D., et GLASER, Elisabeth (éd.), op. cit., pp. 249-274, 313-335 et 491-492, RENOUVIN, Pierre, op. cit., pp. 12-14, 19-23, 55, 59-60 et 89-90, ELCOCK, Ho- ward, James, op. cit., pp. 97-99, 102-104, 151-160, 167-171, 188-198, 261-266, 270-286, 298-300 et 311 ; HOBSBAWN, Eric J., op. cit., p. 57 ; SHARP, Alan, et JEFFERY, Keith, "‘Après la Guerre finit, Soldat anglais partit…’ : Anglo-French relations 1918-25’, in GOLDSTEIN, Erik, et Mc KERCHER, B.J.C., Di- plomacy and Statecraft, Frank Cass, Londres, juin 2003, vol. 14, n°2, pp. 119-138 ; HOFFMANN, Stanley, op. cit., p. 90 ; ROOSENS, Claude, Les relations (…), pp. 234-236 et 249-254.

23

BERSTEIN, Serge, et MILZA, Pierre(dir.), op. cit., pp. 104-105; BECKER, Jean-Jacques, op. cit., pp.15-

16 et 52-54 ; BOEMEKE, Manfred F., FELDMAN, Gerard D., et GLASER, Elisabeth (éd.), op. cit., pp

249-274, 313-335, 492 et 497 ; RENOUVIN, Pierre, op. cit., pp. 23 et 64-66 ; ELCOCK, Howard James,

op. cit., pp. 99-101, 115-120, 266-269 et 287-288 ; MORDAL, Jacques, op. cit., pp. 35-109 ; HOBS-

BAWN, Eric J., op. cit., pp. 58-59 ; HOFFMANN, Stanley, op. cit., p. 90 ; ROOSENS, Claude, Les rela-

tions(…), pp. 236-238 et 254; BOGDAN, Henry, Le problème des minorités nationales (op. cit.), pp. 11-19.

(21)

calomnié pour la collaboration de quelques individus isolés avec l’occupant allemand. Au fil des chapitres, l’état d’esprit de l’opinion flamande à l’époque sera néanmoins envisa- gé. Cela permet de constater combien les positions sont variées en son sein, et absolu- ment pas réductibles à une posture monolithique. En effet, les clivages partisans s’avèrent bien plus opérants à la lecture des journaux du nord du pays qu’une grille de lecture qui voudrait privilégier une unité de discours flamande en cette matière. Quant aux élites, tout particulièrement celles issues du monde diplomatique ou évoluant dans ce milieu, elles sont pour la plupart francophones. Les ministres des affaires étrangères tout comme les principaux représentants de la Belgique à l’étranger appartiennent au même groupe linguistique. Lorsqu’ils sont (d’anciens) élus, ils se présentent dans des circonscriptions (majoritairement) francophones, de telle sorte qu’ils sont probablement plus sensibilisés aux intérêts et aux préférences de ceux-ci. De toute manière, comme les pages qui suivent le démontrent, tout comme la presse, les députés et sénateurs flamands s’inscrivent da- vantage dans un clivage partisan, ce qui nous amène à nuancer plus d’une étude tendant à affirmer une homogénéité des vues en Flandre, en tout cas en ce qui concerne la question nationale dans cette partie de l’Europe.

Les premiers changements – les traités qui redessinent complètement l’Europe, consa- crant la fin des empires et l’avènement ou l’agrandissement d’Etats-Nations ou d’Etats se prétendant tels – sont l’objet d’un large compromis, qui réunit la majorité des catholiques, des libéraux et des socialistes. Les trois formations collaborent, vaille que vaille, au sein de gouvernements pendant plus de trois ans avant de céder la place à une coalition bipar- tite réunissant les deux premiers dans les tout derniers jours de 1921. Albert Ier dissimule à peine sa préférence pour cette coalition, qui défend des intérêts économiques qui lui sont chers, à la participation des ouvriéristes, qu’il n’apprécie guère. Deux facteurs au moins expliquent l’union nationale pendant près de quarante mois : le court temps d’ivresse nationale ainsi que les effets conjugués de la proportionnelle et du suffrage uni- versel masculin, qui rend impossible la constitution de cabinets homogènes. Des crises éclatent de manière récurrente, mais les (f)acteurs linguistiques, socio-économiques ou politiques à leur origine sont contenus. La question fondamentale qu’il convient d’envisager ici peut se résumer ainsi : si ces réformes se font rapidement, sans à-coup majeur au niveau de la politique intérieure, qu’en est-il en matière de politique étrangère, lorsqu’il faut répondre aux exigences des uns et des autres ? 24

24

MABILLE, Xavier, Histoire politique de la Belgique. Facteurs et acteurs de changement, CRISP,

Bruxelles, 2000, pp. 223-236 (pour la formule de l’ivresse, p. 223). WITTE, Els, et CRAEYBECKX, Jan,

op. cit., pp. 151-166 et 174-213 ; COOLSAET, Rik, op. cit., p. 221.

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