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Plaisir du brouillage dans le récit contemporain français (2005-2015)

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Plaisir du brouillage dans le récit français contemporain (2005-2015)

Julien ALARIE

Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

avril 2017

Mémoire soumis à l’Université McGill en vue de l’obtention du grade de Maîtrise en Langue et littérature françaises

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Résumé

Ce mémoire de maîtrise se consacre à l’étude des formes de brouillage dans la littérature française de l’extrême-contemporain de 2005 à 2015. Par brouillage, nous entendons les divers moyens mis en œuvre pour faire éclore, entretenir et perpétuer la confusion. C’est aux Éditions de Minuit que cette propension au mélange délibéré se déploie le plus radicalement : la prestigieuse maison d’édition, associée aux Nouveaux Romanciers, rapatrie le récit que ces derniers avaient conspué, mais se refuse à le laisser intact. À une remise en cause du roman traditionnel, les écri-vains contemporains de chez Minuit, alimentant le flou, font se succéder une nouvelle remise en cause du roman traditionnel, qui s’attaque, cette fois, aux composantes narratives de la diégèse. Jean-Philippe Toussaint, Christian Oster et Éric Chevillard sont parmi les auteurs les plus emblé-matiques de cette résurrection partielle. Les récits choisis pour les besoins de l’exercice, à raison de deux par auteur, sont Fuir (2005) et Nue (2013) de Jean-Philippe Toussaint, L’Imprévu (2005) et Dans la cathédrale (2010) de Christian Oster ainsi qu’Oreille rouge (2005) et L’Auteur et moi (2012) d’Éric Chevillard. Ces œuvres s’en prennent directement et systématiquement à trois composantes diégétiques que nous nous proposons d’étudier en succession, à savoir la construc-tion de l’espace, du temps et du personnage-narrateur. Nous verrons comment ces trois dimen-sions se révèlent, dans ces récits, sous l’emprise d’entités joueuses, décidées à tout brouiller. Le présent mémoire propose, en prenant appui sur les théories de la narratologie, une lecture en close-reading des récits de Toussaint, Oster et Chevillard : ce sont les mécanismes internes de ces œuvres qui subissent les contrecoups de ce qu’il convient d’appeler une manie du cryptage.

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Abstract

This master’s thesis proposes to examine different forms of blurring in French contempo-rary literature between 2005 and 2015. The specific concept of blurring refers to the successive and deliberate processes put into place to hatch, maintain and perpetrate disorder and bewil-derment in works of fiction. In our opinion, the natural inclination towards interference is mostly and more severely carried by writers from Les Éditions de Minuit. Associated to the Nouveau Roman, which harshly rejected the story in itself, considered artificial, the prestigious publishing house is also largely responsible for its reintroduction, though this return does not happen without hindrance and confusion. In other words, the questioning of traditional structures that motivated the Nouveau Roman was replaced with a new questioning of traditional structures, the « nouveau Nouveau Roman », which reintegrates the story to better displace it. Jean-Philippe Toussaint, Christian Oster and Éric Chevillard are amongst the most illustrious representatives of this partial return and its inherent ideology of dislocation. For the purpose of this thesis, six novels from these three emblematic figures were chosen : Fuir (2005) and Nue (2013) by Jean-Philippe Tous-saint, L’Imprévu (2005) and Dans la cathédrale (2010) by Christian Oster as well as Oreille rouge (2005) and L’Auteur et moi (2012) by Éric Chevillard. We expose the many ways in which these six contemporary novels blur three distinct story components, namely space, time and the character-narrator, all placed under the influence of playful entities. Building on the theories of narratology, which analyzes the internal mechanisms of the stories, the present dissertation sug-gests an immanent apprehension of the novels, using the methodology of close-reading.

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Remerciements

Je tiens à remercier tous ceux qui m’ont aidé, de près ou de loin, dans la réalisation de ce mé-moire.

En premier lieu, je remercie ma directrice de thèse, Mme Diane Desrosiers, pour sa grande disponibilité et son soutien indéfectible. Je lui exprime ma reconnaissance pour ses révisions, ses conseils judicieux, ses recommandations précieuses et pour les heures passées à discuter.

Je désire, sur une note plus personnelle, remercier mes amis, pour leur soutien et leur patience, ainsi que mes parents et ma sœur, pour leur confiance, leur bienveillance et leur aide incondition-nelles.

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Table des matières

Résumé ...ii

Abstract ...iii

Remerciements ...iv

Table des matières ...v

Introduction ...1

Chapitre 1. L’espace ...10

Fuir de Paris à l’île d’Elbe en passant par Pékin ...11

Nue ici et là ...17

L’Imprévu valorisé mais pas concrétisé ...24

Aller-retour Dans la cathédrale ...32

Géographie fabulée et lieux communs dans Oreille rouge ...39

L’Auteur et moi et la préséance du (pré)texte sur le (con)texte ...47

Chapitre 2. Le temps ...55

Tempo précipité et dégringolade dans Fuir ...56

Nue : projections dans le futur antérieur ...63

Dans l’attente de L’Imprévu ...70

Le passé (dé)composé de Dans la cathédrale ...77

Oreille rouge et les « diapositives à l’envers » ...83

(6)

Chapitre 3. Le personnage-narrateur ...98

Se Fuir soi-même : paralysie et submersion ...99

Effacement et « écartèlement » dans Nue ...106

Le narrateur incompris (et qui ne comprend pas) de L’Imprévu ...112

Amnésie et « conscience retardataire » Dans la cathédrale ...120

Hybridité et ambiguïté narratives dans Oreille rouge ...126

Ambivalence des sources énonciatives dans L’Auteur et moi ...134

Conclusion ...141

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Peut-être le brouillard est-il le contexte normal d’une existence humaine, de la pensée du moins, ou de la conscience, floue, imprécise, tâtonnante, ennemie des conceptions nettes où elle se déchire et des idées bien arrêtées qui la figent elle aussi, comme si soudain le cerveau tournait en gelée dans le crâne. […] Son atten-tion doit rester flottante, sa prise molle et lâche, le vague est son élément, la rêvasserie son mode de connaissance et d’appréhension . 1

Après une période marquée par le « soupçon », qui a été abondamment commentée, le 2

retour du Sujet, du réel et du récit garantissait, à l’aube des années 1980, la réapparition d’une forme de certitude. Les Nouveaux Romanciers, ne croyant plus en rien, ou plutôt remettant tout en question, rejetaient en bloc « le personnage balzacien et la profondeur psychologique » et 3

voyaient en la linéarité et la cohérence « d’artificielles conventions ». Ils ont du même coup dé4

-pouillé, ou libéré, c’est selon, l’œuvre littéraire de sa clarté supposée, la plongeant tête première dans l’opacité. Le retour tripartite observé par la critique à partir du Méridien de Greenwich (1979) de Jean Echenoz, prétendument gage de clarté et de cohésion, ré-aboutit, a contrario, à une confusion tout aussi grande. C’est donc dire qu’à une remise en cause du roman traditionnel ‒ le Nouveau Roman ‒ succède une nouvelle remise en cause du roman traditionnel ‒ le « nouveau Nouveau Roman » ‒, qui s’en prend directement, cette fois, à la diégèse. 5

Éric Chevillard, L’Auteur et moi, Paris, Éditions de Minuit, 2012, p. 111-112. Désormais, les renvois à ce roman

1

seront indiqués par les lettres AEM, suivies du numéro de page et entre parenthèses. Nathalie Sarraute, L’ère du soupçon : essais sur le roman, Paris, Gallimard, 1987.

2

Sophie Bertho, « Jean-Philippe Toussaint et la métaphysique », Jeunes auteurs de Minuit, Amsterdam, Rodopi,

3

1994 auteurs de Minuit, p. 15.

S. Bertho, « Jean-Philippe Toussaint et la métaphysique », art. cité, p. 15.

4

Armand Singer, « Reviews. Christian Oster et Cie. Retour du romanesque », French Studies : A Quarterly Review,

5

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Héritiers de Samuel Beckett, de qui plusieurs d’entre eux se réclament, les écrivains contemporains des Éditions de Minuit produisent, dans la foulée d’Echenoz, autant de récits « déconcertants ». Il s’agit là d’histoires qui « échapp[ent] au préconçu et dont l’enjeu est de dé-ranger les consciences d’être au monde ». Armés de leur plume « assassine », Jean-Philippe 6 7

Toussaint, Christian Oster et Éric Chevillard, tous trois maintes fois récompensés, acclamés par la critique, s’érigent au rang des plus illustres ambassadeurs de cette idéologie du déplacement. Les œuvres récentes de ces auteurs, souvent cités comme représentants d’une esthétique minuitarde, déjà révélée par les travaux d’Anne Simonin pour la période de 1942-1955 et de Michel Ber8

-trand, Karine Germoni et Annick Jauer pour la deuxième moitié du XXe siècle , déjouent les in9

-terprétations. Les longs récits choisis pour les fins de ce mémoire de maîtrise, à raison de deux par auteur, ont été publiés entre 2005 et 2015 : Fuir (2005) et Nue (2013) de Jean-Philippe Tous-saint, L’Imprévu (2005) et Dans la cathédrale (2010) de Christian Oster de même qu’Oreille rouge (2005) et L’Auteur et moi (2012) d’Éric Chevillard . 10 11

Ces six œuvres, malgré des lignes de divergence, se révèlent sous le joug d’entités joueuses et surconscientes (instances auctoriales et éditoriales, narrateurs et personnages) qui res-serrent leur contrôle et procèdent à un brouillage généralisé. Nous retenons, pour les besoins de

Dominique Viart et Bruno Vercier, La littérature française au présent : héritage, modernité, mutations, Paris, Bor

6

-das, 2008, p. 58.

Nathalie Dupont, « L’œuvre assassine d’Éric Chevillard », French Forum, vol. XXXIX, nos 2-3, printemps-automne 7

2014, p. 171.

Anne Simonin, Les Éditions de Minuit, 1942-1955. Le devoir d’insoumission, Paris, Éditions IMEC, coll. « L’édi

8

-tion contemporaine », 2008.

Michel Bertrand, Karine Germoni et Anick Jauer, Existe-t-il un style Minuit?, Marseille, Presses Universitaires de

9

Provence, 2014.

Les références complètes de ces textes sont répertoriées dans la bibliographie finale.

10

Vous trouverez, au tout début des premières sections et en note, un bref résumé de chacun des récits.

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l’exercice, la définition formulée par Vanessa Guignery à l’occasion de son étude de la fiction de Julian Barnes, selon laquelle le brouillage est considéré, non pas dans le « sens neutre de mélange », mais dans le « sens plus actif de confusion délibérée ». La critique s’est très souvent 12

intéressée au résultat des déplacements diégétiques, notamment Jean-Louis Hippolyte, qui relève la « fuzziness » caractéristique du récit contemporain. Quant à Bruno Blanckeman, il désigne 13

comme « récits indécidables » ces œuvres qui « à toute position fixe, […] préfèr[ent] volontiers les positions mouvantes et paradoxales ». Il sera question ici du procédé volontaire, savamment 14

entretenu, à l’origine de cette fuzziness ou de cette indécidabilité, qui précipite les récits de Tous-saint, Oster et Chevillard dans une forme de confusion ardemment désirée. C’est l’ensemble des mécanismes orientés vers le multiple et le confus, affichés chez ses auteurs, qui sera ici sous notre radar. Derrière le récit, donc, des entités moqueuses, qui emmêlent, confondent, « débrouill[ent] le fil de l’illisibilité ». L’outrance et l’exagération sont les modes privilégiés de l’intervention 15

malicieuse et narquoise de ces instances que l'on s’imagine se bidonnant dans un coin. Cette pro-pension à « l’ironie », au « ludisme », au « loufoque » a souvent été repérée chez les auteurs 16 17 18

contemporains de chez Minuit. Et ces formes de jeu servent, dans les récits qui nous intéressent, Vanessa Guignery, Postmodernisme et effets de brouillage dans la fiction de Julian Barnes, Lille, Presses universi

12

-taires du Septentrion, 2002, p. 25.

Jean-Louis Hippolyte, Fuzzy Fiction, Lincoln, Presses de l’Université du Nebraska, 2006.

13

Bruno Blanckeman, Les récits indécidables : Jean Echenoz, Hervé Guilbert, Pascal Quignard, Paris, Septentrion,

14

coll. « Perspectives », 2008, p. 222.

Éric Chevillard, « Je déteste la littérature qui ne sublime rien », Entretien avec M. Giroux, Ragemag, 3 février

15

2013, http://bit.ly/2lDxUx2, page consultée le 15 octobre 2016.

Jia Zhao, « L’ironie dans le roman français depuis 1980 : Echenoz, Chevillard, Toussaint, Gailly », Intercâmbio,

16

vol. VI, no 2, 2013, p. 158.

Olivier Bessard-Banquy, Le roman ludique. Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint, Éric Chevillard, Paris, Presses

17

Universitaires du Septentrion, 2003.

Servanne Monjour, « L’esthétique loufoque chez Éric Chevillard (incongru, topoï, série) », Analyses, vol. VI, no 2, 18

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le propos du brouillage par la valorisation et la revendication d’une forme d’éclatement de la diégèse, qui finit par s’écrouler sous le poids de cette action continuelle, acharnée et amusée. Si les effets de brouillage sont habilement travaillés, ils sont également attendus, voire espérés : le lecteur qui s’empare de l’un de ces romans marqués du liséré bleu et de l’étoile se pose d’ores et déjà en complice. Le systématisme et la récurrence de tels mécanismes se chargent néanmoins de les rendre percutants, saisissants.

Dans les « fictions singulières » de nos trois auteurs emblématiques, l’espace, la tempo19

-ralité et le personnage-narrateur sont les composantes de la diégèse qui subissent le plus les contrecoups de ce qu’il conviendra d’appeler le plaisir du brouillage. L’analyse de ces compo-santes dans les six récits de Toussaint, Oster et Chevillard qui forment le corpus permet de relever divers moyens mis en œuvre pour entretenir l’opacité et rendre vaine toute tentative de produire du sens.

L’espace, d’abord, est une donnée qu’Élisabeth Nardout-Lafarge a associée, dans la pro-duction romanesque contemporaine, à une profonde « instabilité ». Aux fins de cette analyse, 20

nous considérerons l’espace du point de vue de Michel de Certeau, qui y voit une catégorie en-globant « des vecteurs de direction, des quantités de vitesse et la variable de temps ». Dans les 21

récits sélectionnés, le mouvement‒ ou son absence ‒ constitue chaque fois un enjeu majeur. le personnage de Toussaint quitte sa ville pour Pékin dans Fuir, puis pour Tokyo dans Nue ; dans La cathédrale d’Oster, Jean se rend à Chartres, Serge dans L’Imprévu à l’île de Braz ; l’Albert

Bruno Blanckeman, Les fictions singulières : étude sur le roman français contemporain, Paris, Prétexte, 2002,

19

p. 27.

Élisabeth Nardout-Lafarge, « Instabilité du lieu dans la fiction narrative contemporaine », Temps Zéro, no 6, avril 20

2013, p. 1.

Michel de Certeau, L’invention du quotidien I. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1994, p. 173.

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Moindre de Chevillard s’envole, en pensées, pour le Mali dans Oreille rouge et l’auteur miniaturisé dans L’Auteur et moi prend la voie de l’arrière-pays. Dans tous les cas, la représenta-tion spatiale qui en résulte est éminemment confuse, complètement sous l'effet d’un brouillage délibéré. L’espace ne contraint en aucun cas les personnages sans ancrage et sans attache de ces fictions contemporaines, qui se meuvent le plus souvent pour répondre à un besoin viscéral et pour échapper à la vacuité post-moderne. Se déplaçant, en somme, pour le simple fait de se dé-placer, les protagonistes immédiatement contemporains, incapables de s’enraciner, encore moins de se projeter, participent de la création de récits absolument exempts de telos. Ces personnages se meuvent, là n’est pas la question ; mais pourquoi le font-ils? Véritables déambulateurs, qui ne savent ni où ils se trouvent, ni où ils se rendront ultérieurement (ou ultimement), ils ne semblent en aucun cas s’acheminer vers un dénouement logique, s’embourbant plutôt dans des trajets cir-culaires, où le progrès est moins présent qu’il n’y paraît, et façonnant dès lors une illusion de mouvement. Ces personnages n’ont également aucun intérêt pour la géographie réelle, qui est tour à tour désacralisée, réactualisée ou carrément ignorée au profit d’une exploration personnelle et intérieure des lieux. Impossible, donc, de prétendre à cartographier leur cheminement spatial, entièrement immergé dans le brouillage.

Au-delà de cette confusion spatiale, les récits des trois auteurs de Minuit perturbent sys-tématiquement le cours du temps. La diégèse relate les péripéties de l’histoire, mais en modifie l’ordre, en ajoute ou omet des fragments (les indications temporelles sont rares et vaines), en al-tère la vitesse… Les jeux de rythme font partie des stratégies privilégiées par les entités joueuses des fictions contemporaines pour provoquer le brouillage. Les récits se révèlent alors prisonniers d’une alternance entre vitesse et lenteur, dichotomie matérialisée par des infractions temporelles,

(13)

comme les ellipses ou les pauses (omniprésentes chez Oster), entre autres cas. Ces effets de rythme, plus ou moins accentués selon l’auteur, négocient une temporalité brouillée, qui subit di-vers soubresauts. Aussi, les œuvres contemporaines de Toussaint, Oster et Chevillard, si elles comportent leur part d’accélération, participent très nettement d’une forme de décalage de l’évé-nement. Elles proposent toutes, à un moment ou à un autre et à des niveaux distincts, une narrati-visation de l’attente, doublée d’une thématisation. Ce sont là des récits qui repoussent intention-nellement, ou même annulent carrément l’événement, se refusant à toute espèce de solution ou d’aboutissement. Les béances ménagées par cet étirement de la temporalité sont comblées par l’érection du coq-à-l’âne au rang de principe d’écriture. Multipliant les digressions, mais aussi les répétitions et les contradictions, ces récits contemporains malmènent la temporalité, condamnée à faire du surplace, à tourner en rond. Les voix narratives à l’origine de cette représentation de la temporalité perçoivent mal la continuité du temps, parfois parce que l’écoulement du temps est trop pénible, parfois en raison d’une mémoire défaillante. Cette difficulté à reconstituer les évé-nements explique la récurrence de procédés d’analepses et de prolepses, stratégies qui par-viennent à désarticuler la représentation du temps.

Les récits de Toussaint, Oster et Chevillard cèdent aussi la parole à des personnages- narrateurs ambigus, faibles et fuyants, qui sont les porte-parole du brouillage généralisé. S’ils sont dotés de sources énonciatives distinctes (Toussaint et Oster optent pour une voix homodiégé-tique, Chevillard pour une voix hétérodiégétique), ils sont paralysés par une narration incertaine et mouvante. Ils montrent le quotidien banal d’anti-héros déplumés et marqués du sceau de l’in-stabilité : leur prédisposition au doute envahissant, à l’indécidabilité et à la confusion provoque l’émergence du brouillage. Chez Toussaint et Oster, particulièrement, les narrateurs sont

(14)

quelconques, à la manière des lieux et des instants, c’est-à-dire absolument dénués de traits carac-téristiques. Leur existence est fantomatique, flirtant le plus souvent avec le rêve et baignant dans l’abstraction. S’inscrivant dans le réel sans grande conviction, les narrateurs de Toussaint et Oster sont fragiles, craintifs et passifs, en plus d’être en profond décalage avec leur environnement. En effet, ils sont condamnés à l’intériorité, à la submersion, et à jouer un rôle de deuxième zone dans leur propre récit. Ces personnages font face à une double incapacité, à savoir celle de comprendre et d’être compris. Si les récits de Jean-Philippe Toussaint et Christian Oster affaiblissent la narra-tion par quelques infracnarra-tions aux codes narratologiques, de telles distorsions font légion dans les œuvres extrêmement contemporaines d’Éric Chevillard, lui qui repousse aisément les codes de la Littérature pour aboutir à des équations narratives presque irrésolubles. Par opposition à ceux de Toussaint et d’Oster, les narrateurs, tout comme les niveaux diégétiques, sont multiples, difficiles à distinguer et intègrent le lecteur : toutes ces instances qui s’entremêlent et s’entrecoupent pro-duisent une narration éminemment complexe.

Le brouillage auquel participent l’espace, le temps et la construction du personnage- narrateur chez Jean-Philippe Toussaint, Christian Oster et Éric Chevillard s’appréhende de façon immanente. Il s’agit de traverser de « l’autre côté de brouillard » et de s’intéresser aux récits 22

eux-mêmes et à leurs composantes. Chez les trois auteurs à l’étude, la narrativisation favorise des intrigues minimales, ce qui a pour effet de mettre l’accent sur les rouages qui leur sont intrin-sèques. Et c’est précisément à ces rouages que s’en prennent les entités joueuses des récits contemporains de notre trio emblématique. Les intrigues importent peu ; c’est plutôt la façon dont elles sont mises en scène qui fait la particularité des trois auteurs minuitards. Les théories de la

Lakis Proguidis, De l’autre côté du brouillard : essai sur le roman français contemporain, Montréal, Nota Bene,

22

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narratologie de Gérard Genette, qui ont justement pour objet l’« acte de narrer pris en lui- même », s’intéressent à la triade formée par l’histoire, le récit et la narration. À notre avis, dans 23

les œuvres formant le corpus, c’est l’incompatibilité, ou l’impossible arrimage, entre ces éléments qui devient source de brouillage. Si Gérard Genette voit en La Recherche du Temps perdu un es-pace où foisonnent les « distorsions », force est d’admettre que les récits d’Oster, de Toussaint 24

et de Chevillard, traversés par de telles anomalies, qu’elles soient spatiales, temporelles ou narra-tives, les poussent à leur paroxysme. Les analyses de Genette, qui multiplient les considérations à propos de la temporalité et de la narration, écartent toutefois la question de l’espace. Cependant, ses commentaires peuvent aisément se transposer à cette notion d’espace, qu’Élisabeth Nardout-Lafarge juge inhérente à celle du temps : pour elle, l’espace est une « notion abstraite, constituée dans la narration en rapport avec le temps ». Au même titre que le temps et la voix, qui sont 25

protéiformes et rebondissent continuellement, l’espace dans les œuvres à l’étude est instable, ad-mettant allègrement les distorsions en tous genres.

Dans une littérature contemporaine qui rapatrie le récit, sévèrement malmené par les te-nants du Nouveau Roman, il est particulièrement intéressant, à notre avis, de s’attarder à ses composantes intrinsèques et plus spécialement à ses « mécanismes internes » comme le fait Ge26

-nette. Le récit réapparaît, réintègre le cadre de la Littérature, mais quels sont les procédés convo-qués pour le déployer et, dans le cas qui nous intéresse, procéder à son brouillage?

Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1972, p. 71.

23

G. Genette, Figures III, ouvr. cité, p. 180.

24

É. Nardout-Lafarge, « Instabilité du lieu dans la fiction narrative contemporaine », art. cité, p. 1.

25

G. Genette, Figures III, ouvr. cité, p. 32.

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Fuir de Paris à l’île d’Elbe en passant par Pékin

Le traitement spatial dans Fuir , de Jean-Philippe Toussaint, subit un mélange absolu27

-ment délibéré. Sur le plan stricte-ment littéral, d’abord, le personnage a accès à un environne-ment indéfini : sa perception des lieux qu’il visite, notablement Pékin, où il se rend pour accomplir une obscure mission, est systématiquement entravée. Se heurtant continuellement à des espaces aux contours flous qu’il peine lui-même à discerner ‒ « quel agencement de la réalité nous [est] pro-posé? » ‒, le narrateur de Toussaint n’a d’autre choix que de les décrire conformément à cette 28

vision partielle et lacunaire, entretenant dès lors l’impression d’un espace équivoque. Il ne faut pas chercher en Fuir une représentation fidèle de la vue qu’offre la ville de Pékin ; le roman, dé-peignant une spatialité entièrement baignée dans l’abstraction et qui glisse entre les doigts, d’abord du personnage, puis, par un effet de ricochet, du lecteur, complètement dépendant de ce narrateur homodiégétique en focalisation interne, n’en fournit guère de panorama. En lieu et place de cette hypotypose urbaine que l’on était en droit d’espérer ‒ mais dont le liséré bleu et blanc de la page couverture garantissait le détournement ‒, on trouve une description continuelle des jeux de lumière qui empêchent la contemplation de Pékin. Continuellement aveuglé ‒

Fuir est le récit d’un narrateur anonyme, qui se rend en Chine pour accomplir une obscure mission confiée par sa 27

flamme de toujours, Marie. Suivant Li Qi et Zhang Xiangzhi, ses guides aux actions que l’on présume illicites, au doigt et à l’oeil, il doit rapidement quitter le continent asiatique pour rejoindre Marie, dont le père est mort, à l’île d’Elbe.

Jean-Philippe Toussaint, Fuir, Paris, Éditions de Minuit, 2005, p. 76. Désormais, les renvois à ce roman seront

28

(18)

« c’était seulement les lumières » (FUIR, p. 113) ‒, ébloui « par le soleil, [par] le bruit, par la ville » (FUIR, p. 62) ou assourdi par « les sirènes parais[sant] se multiplier dans l’espace et pro-venir de partout à la fois » (FUIR, p. 117), le narrateur n’évoque pas clairement son environnement, non pas parce qu’il ironise, mais bien parce que ledit environnement se dérobe à sa vue. Si la luminosité est ainsi thématisée, il en va de même de la pénombre ‒ pensons, entre autres, à cette rue « peuplée d’ombres » (FUIR, p. 117) : dans les deux cas, la vision du person-nage est altérée par un agent perturbateur. La capitale chinoise est parfois recouverte « d’une lé-gère nappe de brouillard rose » (FUIR, p. 92), doublée de « brumes de pollution noirâtres » (FUIR, p. 92). Impénétrable, elle ne se donne à voir qu’à travers une épaisse brume, pour sa part abondamment décrite. L’atmosphère qui s’en dégage est quasi surréelle, les jeux de lumière, d’ombre et le brouillard chronique négociant une expérience de l’espace aux confins du fantastique : que dire de cette « rue […] à la fois animée et fantomatique, comme peuplée de chimères » (FUIR, p. 117) et de ce « monde flou de ténèbres, de dénivelés et de gouffres » (FUIR, p. 183) auxquels se heurte le protagoniste de Toussaint? Si l’arrivée de ce der-nier dans une chambre surélevée d’un hôtel en construction laisse présager un point de vue saisis-sant sur Pékin, métropole exotique qui pique la curiosité du lecteur occidental, un détail des plus prosaïques se charge de couper court à toute aspiration : « Je me dirigeai vers la fenêtre, les car-reaux étaient sales, barbouillés de poussière et de crasse » (FUIR, p. 68). L’impossibilité absolue de se représenter quelque élément propre à la ville (dans une forme de convention anti-réaliste), si ce n’est cette irréelle « voûte céleste qui enrobait l’autoroute » (FUIR, p. 113), ne peut résulter que d’une confusion délibérée digne de ces « fictions joueuses » : la ville chinoise, sous tout ce 29

B. Blanckeman, Les fictions singulières. Étude sur le roman contemporain, ouvr. cité, p. 59.

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brouillage, est évoquée pour mieux s’effacer, s’éclipser. Pourquoi, dans un tel contexte, catapulter le personnage à Pékin, ville située à plus de 8 000 kilomètres de sa résidence parisienne, spécifi-quement?

Il semble en effet que l’intrigue « minimaliste » de Jean-Philippe Toussaint aurait pu se 30

dérouler dans telle autre ville, ou telle autre, sans pour autant contrevenir à son déroulement. Conséquence de l’incapacité du narrateur à entrevoir plus que de minces fragments de ce qui l’entoure, les espaces sont dénués de traits caractéristiques, sont nommés, certes, mais très peu spécifiés. Les villes chinoises ne sont en somme qu’une succession de grilles, de bâtiments, de blocs de béton, de lampadaires à la lumière blafarde… Juste avant de partir pour Pékin, le narra-teur se trouve d’ailleurs « devant la gare de Shanghai, autant dire en Chine » (FUIR, p. 24), le deuxième syntagme ayant pour effet de discréditer le premier. Si le lecteur se réjouit de pouvoir situer l’action, on le ramène vite à l’ordre par la dévaluation de la précision topographique, alors vaine, condamnée à l’inutilité. La ville chinoise apparaît quelconque, indigne de mention, ce que confirme l’intuition du personnage : « On aurait pu être n’importe où dans le monde » (FUIR, p. 120). Il est vrai que quelques lieux pékinois sont nommés, mais ils se révèlent catapultés dans le roman, puis évacués en une seule phrase : « au voisinage du métro Yonghegong, dans un péri-mètre extrêmement réduit […], borné au sud par Dongzhimennei Dajie et au nord par Anding-mendong Dajie » (FUIR, p. 78). Aux yeux du lecteur, leur prononciation est aussi obscure que leur emplacement. Évidemment, la connaissance « des plus sommaires » (FUIR, p. 93) que le narrateur a de « la géographie de Pékin » explique l’absence de caractérisation des lieux. En manque de repères, le personnage de Toussaint n’a, le plus souvent, « aucune idée de

Fieke Schoots, Passer en douce à la douane. L’écriture minimaliste de Minuit : Deville, Echenoz, Redonnet et

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l’endroit » (FUIR, p. 34) où il se trouve et ne sait guère davantage « où il va » (FUIR, p. 62). Son sens de l’orientation défaillant au moment de « [s]on premier contact avec la ville » (FUIR, p. 61) se double de son profond manque de curiosité. En effet, lors de son « périple touristique » (FUIR, p. 80) avez Zhang Xiangzhi aux quatre coins de la ville, périple expédié en une seule longue phrase (c’est dire l’importance de la géographie!), le narrateur remarque que son hôte « ne s’intéress[e] en rien » (FUIR, p. 80) à ce qu’ils visitent, ce à quoi il conclut que « son inintérêt […] n’[a] d’égal que [sa propre] indifférence » (FUIR, p. 80). Tout à fait détaché, il donne à voir un espace flou, imprécis, dont il se fiche et qui ne permet en aucun cas au lecteur de goûter aux délices de Pékin. Il semble même trouver son compte dans des « lieux transitoires » (FUIR, p. 133), sans pérennité, comme un « hôtel en construction » (FUIR, p. 66) ou un salon de quilles, « seul endroit du monde […] qui compt[e] » (FUIR, p. 100) pour lui. Alors que la capitale chinoise ne se laisse deviner que par des fragments épars, imprécis et inféconds, l’île d’Elbe, sorte d’idylle (dans le sens où l’entend Kundera ) où le personnage se réfugie au31

-près de Marie, bénéficie de descriptions plus précises. Lieu ex-centré, l’île qui abrite la ville de Portoferraio est l’occasion pour le narrateur de faire valoir ses connaissances géographiques. Sont évoqués tour à tour les villages de « Piombino », « Civitavecchia », « Savino », « Livourne », « Cavo », « les plages de Nisporto et de Nisportino » (FUIR, p. 130)… Chez Toussaint, un tel dénouement à l’île d’Elbe, espace insulaire idyllique et historique, est récurrent. Le narrateur y retrouve tous les repères dont Pékin l’avait dépouillé. Cette inconstance dans le traitement de la géographie, détaillé pour ce lieu de passage qu’est l’île d’Elbe (où les personnages ne séjournent

Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, Paris, Gallimard, 2009, p. 31.

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jamais plus que quelques jours) et tout à fait allusif pour Pékin (alors que le narrateur doit y rem-plir un important mandat), contribue à l’instabilité spatiale.

De plus, la vitesse affolante à laquelle les déplacements du personnage se déroulent à Pé-kin, en plus d’engendrer divers effets de rythme, ou « anisochronies », rend vaine toute tenta32

-tive du narrateur d’appréhender la ville. Pour Alina Cherry, même, « l’une des conséquences de la vitesse est synonyme […] d’une impression d’annihilation de l’espace ». Le titre du roman de 33

Jean-Philippe Toussaint, Fuir, rendant compte du contexte de la cavale, inaugure toute une série de mouvements furtifs, rapides, qui brouillent jusqu’à rendre nul le trajet du protagoniste. En plus de la course effrénée qui le mène du salon de quilles à son hôtel en plein cœur de Pékin, ce der-nier monte dans un train (de Shanghai à Pékin), embarque dans un avion (de Pékin à Paris), « somnol[e] dans des taxis, des minibus » (FUIR, p. 132), puis monte à bord d’un bateau (de la côte italienne à Portoferraio). Dans ce que l’on présume être une exploration touristique de Pékin, hypothèse réfutée aussi rapidement que se déplace sa motocyclette, le personnage résume ainsi son trajet quasi elliptique : « (ainsi en fut-il de ma visite de la Cité interdite : j’eus à peine le temps de la reconnaître que nous l’avions déjà dépassée) » (FUIR, p. 92). Non seulement plu-sieurs moyens de transport sont empruntés pour faire « progresser » (FUIR, p. 133) le protago-niste vers sa destination (qui lui offre un cadre plus reposant, moins dynamique), mais de nom-breuses occurrences de verbes de mouvement tels que « marcher » (FUIR, p. 176), « traverser » (FUIR, p. 140), « gravir » (FUIR, p. 140), entre plusieurs autres, ponctuent son tra-jet. La vitesse vertigineuse du « voyage ininterrompu » (FUIR, p. 132) de Fuir semble

G. Genette, Figures III, ouvr. cité, p. 122. Il sera ultérieurement question de ces « anisochronies ».

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Alina Cherry, « Espaces : transports, croisements, traversées dans Fuir de Jean-Philippe Toussaint », French Fo

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condamner le narrateur à percevoir son parcours comme non linéaire : il ne parvient pas à distin-guer clairement les points de départ et d’arrivée de ses trajectoires, parce qu’il est constamment dans « cet entre-deux provisoire du voyage » (FUIR, p. 133). Voué à demeurer dans un « état in-termédiaire » (FUIR, p. 133), « de suspension » (FUIR, 133), son esprit est « tout à la fois, encore en pensées dans le lieu qu’il vient de quitter et déjà en pensées dans le lieu vers lequel il se dirige » (FUIR, p. 133). Cette incapacité à percevoir la continuité de son parcours, déjà contami-né par nombre d’événements soudains et inattendus, explique l’absence de telos qui caractérise l’itinéraire du narrateur de Fuir. Ce dernier semble devoir sa mobilité accrue et aléatoire à sa « disposition océanique », concept développé par Toussaint dans Nue, mais que nous reprenons 34

ici au profit de notre lecture. C’est cette disposition qui permet au personnage, dont les « pas sont aimantés par le fleuve » (FUIR, p. 19), de coller à son environnement et de se laisser aller au mouvement sans exiger, ni espérer, un motif, une intention : « Zhang Xiangzhi ne m’avait rien dit, ne m’avait rien expliqué et je me laissais encore une fois porter par les événements sans rien dire » (FUIR, p. 93). Cette inclination à se laisser guider, à « se promener […] au hasard » (FUIR, p. 19), qui n’est pas étrangère à la passivité narrative, dont nous reparlerons, contribue au dé-ploiement d’une spatialité exempte de finalité. Aléatoire, prise de vitesse par l’agencement tem-porel et rythmique, la configuration spatiale dans Fuir de Jean-Philippe Toussaint est nettement instable, faisant écho aux observations formulées par Élisabeth Nardout- Lafarge au sujet de la fiction contemporaine.

Jean-Philippe Toussaint, Nue, Paris, Éditions de Minuit, 2013, p. 146. Désormais, les renvois à ce roman seront

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Nue ici et là

Nue (2012) , dernier35 maillon de la quadrilogie de Jean-Philippe Toussaint , possède une 36

configuration spatiale atypique, altérée d’emblée par une vision continuellement entravée. En effet, c’est d’abord par la description de la lumière et de l’ombre que le narrateur anonyme décrit son espace, lui qui n’outrepasse jamais (ou presque) les considérations superficielles au profit d’une exploration plus avant de son environnement. Les villes de Tokyo et de Kyoto subissent le même genre de traitement réservé à Pékin dans Fuir : cadres exotiques, promesses de points de vue pittoresques, les métropoles japonaises sont réduites à quelque éclat de lumière, ou quelque zone d’ombre. Le brouillage de l’espace est complet : prisonnières des jeux de lumière, les ré-gions urbaines dans Nue échappent à la visualisation et rendent vaine toute tentative de représen-tation significative. Même l’île d’Elbe, que l’on retrouve aussi dans ce roman , n’est pas systé37

-matiquement désignée, malgré sa condition de lieu idyllique, au-delà de ces observations impré-cises au sujet de la clarté. L’île qui abrite Portoferraio n’est pas à l’abri du brouillage météorologique : « L’atmosphère était brouillée de pluie, on distinguait à peine les contours des rivages boisés qui se perdaient dans un brouillard humide » (NUE, p. 103). Les contrastes de lu-mière, qui sont tout de même plus aveuglants à Tokyo, se révèlent particulièrement bien représen-tés dans ce passage : « J’apercevais les lumières de Tokyo de toutes parts autour de moi, tandis

C’est sur une incroyable scène de défilé de mode mettant en vedette un mannequin vêtu d’une robe en miel que

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s’amorce Nue. Après ce fragment autonome, le récit est celui d’un narrateur anonyme (le même que dans le roman

Fuir), qui se trouve à Tokyo, où il suit Marie dans un événement artistique et mondain sans que celle-ci ne le sache.

Il doit par la suite se rendre à l’île d’Elbe pour les obsèques de Maurizio, le gardien de la maison familiale de Marie ; c’est à ce moment qu’il apprend la grossesse de cette dernière.

La quadrilogie retrace quatre saisons de la vie de Marie Madeleine Marguerite de Montalte, une artiste multidisci

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-plinaire : Faire l’amour (2002) (hiver), Fuir (2005) (été), La Vérité sur Marie (2009) (automne-hiver) et Nue (2012) (printemps-été).

L’île d’Elbe est un cas spécial dont il sera ultérieurement question.

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que le parc, en contrebas, semblait s’étendre dans un ilot de végétation aveugle qu’aucune lu-mière artificielle ne venait troubler » (NUE, p 56). Une telle alternance entre lulu-mière et pénombre a pour effet de brouiller la vue du narrateur, qui dans toutes ces modulations, ne perçoit plus la géographie qui l’entoure, aussi digne d’intérêt puisse-t-elle être. Faisant fi des espoirs de descrip-tion spectaculaire axée sur l’originalité de Tokyo ou Kyoto, le personnage s’intéresse para-doxalement ‒ et significativement ‒ aux espaces naturels qui entourent ces régions urbaines. Les étendues d’eau retiennent son attention ; il s’y attarde abondamment, ici comme souvent dans les descriptions qu’il fait de Marie, nageuse de grand talent. « Mobile, tourbillonnante » (NUE, p. 97), l’eau symbolise habilement le concept de brouillage : embrouillant, réfléchissant et réfrac-tant, elle produit une vision altérée de la réalité. Ce magnétisme qu'exercent les vagues et autres fluctuations aquatiques s’explique également par la disposition typiquement « océanique » des personnages, qui démontrent leur intérêt pour les espaces fluides. Si le lecteur est en droit de s’at-tendre à une description concrète, au moins partielle, de Tokyo et de ses gratte-ciel, il sera déçu, comme dans Fuir, devant se contenter d’évocations de lumières aveuglantes, de cours d’eau mouvementés ou même d’odeurs envahissantes. L’île d’Elbe elle-même est surtout saisie à tra-vers sa très forte odeur de chocolat, qui « satur[e] l’espace, omniprésente » (NUE, p. 110). Comme l’eau, l’effluve persistante de chocolat comporte un important potentiel métaphorique : leurs constantes évocations tiennent bien davantage de l’abstrait que du concret. Ainsi paraît-t-il, en un passage « flotter dans l’atmosphère, partout dans le ciel grisâtre de Portoferraio, im-matérielle, onctueuse, laiteuse et vanillée, une envoûtante odeur de chocolat » (NUE, p. 133). Extrêmement littéraires, précises, les descriptions strictement météorologiques ou empiriques demeurent néanmoins inefficaces pour rendre compte de la singularité de Tokyo, Kyoto et même

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de l’île d’Elbe, pourtant réduites à ces seuls aspects. Somme toute, l’espace, urbain ou non, que parcourt le narrateur de Nue est défini de son point de vue éminemment subjectif : la place est donnée au lieu tel qu’il est expérimenté par ce narrateur tout en intériorité bien davantage que soucieux de la géographie réelle.

Il faut dire que la rapidité avec laquelle le personnage se déplace ne lui donne pas le loisir de contempler ou de flâner. Comme dans Fuir, tous les moyens de transport sont convoqués pour le conduire de Tokyo à Kyoto, en repassant par Tokyo, Paris, puis Portoferraio : il prend ainsi le train, « qui se [met] presque immédiatement en route » (NUE, p. 100), « ne s’attard[e] pas à l’aé-roport » (NUE, p. 100) et « achèt[e] des tickets de passage pour la traversée, avant d’aller prendre le bateau » (NUE, p. 102)… Le narrateur, admiratif devant Marie, semble tenter de mettre en œuvre la « disposition océanique », notion philosophique théorisée ici, qu’il a repérée en elle. Cette capacité à « s’harmoniser intimement avec le monde » (NUE, p. 36), à se laisser « porter par une vague […] consistante, intemporelle » (NUE, p. 36), est concrétisée à l’excès par le nar-rateur. Ce dernier, valorisant cette « faculté miraculeuse » (NUE, p. 36), cette « exaltation particu-lière » (NUE, p. 36) de Marie, se laisse aller à un parcours exempt de telos, « dans une dissolution absolue de sa propre conscience » (NUE, p. 36). S’évertuant à ne faire qu’un avec le monde, le narrateur, n’ayant plus assez de recul, est condamné à une vision toujours partielle de son envi-ronnement. Les lieux défilant à toute vitesse ‒ le personnage s’attarde « un instant » (NUE, p. 133), demeure « un instant » (NUE, p. 114), regarde « un instant » (NUE, p. 115) ‒, il a beau-coup de mal à les distinguer. Désorienté, systématiquement perdu dans ses pensées, il est voué à un trajet circulaire : « Je ne sais combien de temps je tournai ainsi dans le quartier » (NUE, p. 46),

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et incertain : « Où étais-je alors? Où ‒ si ce n’est dans les limbes de ma propre conscience, af-franchi des contingences de l’espace… » (NUE, p. 61).

Ce faisant, le narrateur façonne une représentation du lieu comme espace quelconque, in-terchangeable, dénué de marques saillantes et reconnaissables parmi d’autres. Tokyo/Kyoto et Paris sont du pareil au même, absolument symétriques, comme en témoigne ce passage dans un café de la capitale française : « La scène avait quelque chose si ce n’est d’hallucinogène, de très peu parisien (ou je ne m’y connais pas), et semblait plutôt se dérouler dans une grande métropole asiatique, dans une lumière de néons et des éblouissements de fer à souder » (NUE, p. 43). Ici encore, l’évocation des villes asiatiques se fait par le truchement d’une insistance sur les jeux de lumière. N’importe quel cadre spatial aurait convenu au déploiement de l’intrigue minimaliste de Jean-Philippe Toussaint. Dans un roman comme Nue qui fait du voyage l’un de ses thèmes privilégiés, l’interchangeabilité de lieux dépouillés de marques distinctives ne peut que provenir d’une volonté délibérée de tout brouiller.

Dans Fuir, la mobilité exacerbée ne permettait jamais au protagoniste de s’arrêter en un lieu, si ce n’est au salon de quilles ou à l’hôtel, traversés en coup de vent. Nue présente deux lieux de forte référentialité productifs pour l’intrigue : le bâtiment Spiral de Tokyo, où se déroule le défilé de mode de Marie sur lequel s’ouvre le roman ‒ passage en focalisation zéro ‒, et le Contemporary Art Space de Shinagawa, où a lieu l’exposition de cette même Marie, artiste véri-tablement multidisciplinaire. Il s’agit là de deux espaces qui se distinguent par leur architecture, trait marquant qui ne sera pourtant qu’effleuré par les narrateurs, celui, extradiégétique, du pre-mier chapitre et celui, intradiégétique, du récit prepre-mier. Le Spiral, d’abord, est un chef-d’œuvre

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d’architecture contemporaine , ce que l’obtention de prix prestigieux et convoités a confirmé. Le 38

déroulement d’un défilé de mode au Spiral, peut-être plus encore d’un défilé où une robe entiè-rement conçue de miel sera portée par un mannequin, laissait présager de grandioses descriptions architecturales. Pourtant, le narrateur, déterminé à tout brouiller, n’évoque pas le moindre détail d’ordre structural ou esthétique : l’édifice est dénué de sa charge symbolique potentielle. Le Spi-ral ne devient ni plus ni moins qu’un lieu banal accueillant un défilé de mode, et qui comporte « des coulisses » (NUE, p. 25), « un podium » (NUE, p. 25), entre autres éléments des plus com-muns. La distance entre le sublime du lieu et le prosaïsme des descriptions (et le grotesque de ce qui s’y produit) est un terreau propice à l’éclosion du brouillage. Le choix du Spiral ne semble pas pour autant vain : le design de l’édifice, composé d’une « variety of partial forms or shapes […] arranged in a collage style », a souvent été rapproché du désordre, du chaos, éléments si39

-gnificatifs dans l’analyse d’un récit indécidable. En plus de ce bâtiment digne d’intérêt, mais qui ne suscite pas un tel intérêt, le Contemporary Art Space de Shinagawa subit un traitement simi-laire. Plus vieux musée japonais, l’une des premières constructions dites modernes, le Art Space est doté d’une forte charge symbolique à Tokyo. Ici, le lieu est littéralement piétiné par le person-nage, qui tente d’entrevoir, par l’entremise du toit en verre, Marie dans la salle d’exposition : voi-là d’abord un bien drôle de point de vue pour admirer un tel chef-d’œuvre. La riche histoire de ce lieu mythique, pas plus que son architecture caractéristique, ne font l’objet d’une mention de la part du narrateur, qui semble tout ignorer (ou se moquer complètement) des lieux pourtant

Le centre culturel Spiral de Tokyo fut construit en 1985 par le célèbre architecte Fumihiko Maki.

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« About Architecture », Spiral [en ligne], < http://www.spiral.co.jp/en/about/architecture/> [page consultée le 15

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grandioses qu’il a l’occasion de visiter. Il mentionne, dans un passage aux confins de l’absurde, s’être introduit par effraction dans le musée :

Ce n’était pas la première fois que je voyais cette salle d’exposition, je l’avais déjà connue dans le noir quelques jours plus tôt, inquiétante, ombrée, fantomatique, quand je m’étais introduit de nuit dans le musée à mon retour de Kyoto et que j’avais tra-versé l’exposition de Marie en coup de vent, un flacon d’acide chlorhydrique à la main. (NUE, p. 58)

Désacralisant les espaces symboliques qu’il parcourt, le récit se refuse à la mimésis : pourquoi, dans une telle optique, opter pour ces bâtiments significatifs? La stratégie à l’œuvre est celle d’un brouillage délibéré.

Mentionnons finalement le cas spécial de l’île d’Elbe, lieu idyllique à l’abri du monde dont le traitement spatial est différent des passages en Asie et à Paris. L’île où se réfugient Marie et le narrateur a pour effet de débrouiller les fils du récit, par la réactivation du pathos des per-sonnages. Les événements qui se produisent à Portoferraio ne sont pas forcément heureux : ainsi Marie et le narrateur s’y rendent pour assister aux obsèques du père de celle-ci dans Fuir et aux funérailles du gardien de la propriété familiale (Maurizio) dans Nue. Pourtant, l’île d’Elbe appa-raît comme un lieu privilégié par les personnages pour se re-centrer ‒ par voie d’ex-centrement ‒ et mieux rejoindre l’expérience humaine (et ce qu’elle suppose de charge émotive). La poursuite de l’idylle qui caractérise chacun des romans du cycle ayant pour personnage central Marie Ma-deleine Marguerite de Montalte fournit en ce sens un précieux commentaire sur la société actuelle et tout ce qu’elle comporte d’instable et d’oppressant. Les lieux sont d’ailleurs nommés systéma-tiquement à l’île d’Elbe, engendrant une forme de frénésie du toponyme. On sent que le protago-niste s’y reconnaît et y est davantage à son aise qu’à Tokyo ou Paris, métropoles étouffantes, épi-centres d’une société en perte de repères. Si ces villes sont synonymes de bouleversements, l’île

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d’Elbe est au contraire associée à l’apaisement, voire à l’immobilisme : « Nous [l’]avions quitté[e] en feu à la fin de l’été et nous la retrouvions en feu deux mois plus tard » (NUE, p. 104). Vers la fin du récit, deux moments distincts vécus par le narrateur se superposent, matérialisant l’opposition entre Paris (où se déroule une « scène virtuelle aux allures de photo numérique » (NUE, p. 155)) et l’île d’Elbe (où se déroule une « scène réelle qui s’inscrit dans une tradition picturale plus ancienne » (NUE, p. 155)). Cette dernière apparaît comme un rempart contre la modernité, un territoire qui en est isolé, comme en témoigne l’usine : « Le chocolat était encore fabriqué à l’ancienne dans cette entreprise familiale de l’île d’Elbe » (NUE, p. 109). L’île au large de la Toscane possède une valeur sentimentale importante pour Marie, d’abord, qui y a passé toute son enfance, puis pour le narrateur, par extension, puisqu’il l’y a souvent rejointe : « Marie devait […] avoir des souvenirs de Maurizio […] qui se mêlaient nécessairement, inextri-cablement, aux souvenirs de son père dans ces lieux » (NUE, p. 124). Si l’île d’Elbe semble un moyen d’échapper au brouillage des temps modernes, il importe de spécifier que ses magnifiques côtes et son architecture méditerranéenne ne font pas l’objet de commentaires, comme quoi même les lieux symboliques, statiques, comportent leur part d’inaccessible. Dans Nue, l’inter-changeabilité des lieux, la convocation d’espaces architecturaux désacralisés et le clarté de l’île d’Elbe, qui par contraste plonge tout le reste dans l’opacité, contribuent à la confusion spatiale.

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L’Imprévu valorisé mais pas concrétisé

Le traitement spatial dans L’Imprévu et, plus largement, dans les romans de Christian 40

Oster, est aux antipodes de celui qu’on trouve chez Jean-Philippe Toussaint. Là où l’écrivain belge faisait appel à des destinations exotiques, des lieux de l’autre bout du monde, son comparse français des Éditions de Minuit met en scène des déplacements plus restreints. Pourquoi catapul-ter ses personnages à Pékin ou à Tokyo si les espaces sont de toute façon brouillés, indéfinis? Os-ter substitue à ce type de brouillage spatial ‒ orienté vers l’inOs-ternational ‒ un mélange délibéré, tourné vers le régional. S’y retrouve une préoccupation analogue, mais à une échelle différente : le mouvement (ou son absence). Intimement lié à la notion de brouillage, le mouvement traverse, presque autant que son absence, le récit de Christian Oster. L’Imprévu est le récit de Serge, qui doit se rendre d’une ville française quelconque à l’île bretonne de Braz, où il est attendu (mais peut-être pas tant que cela) par Philippe, un ami de sa conjointe, éternelle enrhumée qui l’aban-donne à mi-parcours. Le mouvement y est lent, progressif, mais constitue néanmoins l’essentiel de l’intrigue. Comme chez Jean-Philippe Toussaint, différents modes de transport sont mention-nés, notamment la voiture et le « bateau-taxi », indissociable du motif récurrent de l’île. Le 41

mouvement, bien que réduit (pensons à la décision de quitter l’hôtel de Serge, qui opte finalement pour la chambre d’hôtel voisine…), est valorisé et semble résulter d’un besoin viscéral. En effet, pour combattre la « vive sensation » (IMP, p. 68) de régression qui l’assaille, le narrateur « ne voit qu’une chose, au demeurant assez logique, et qui de surcroît se présent[e] dans le même

L’Imprévu met en scène Serge, qui doit se rendre à Braz, île où sa conjointe Laure et lui sont attendus pour célé

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-brer l’anniversaire de Philippe. Toutefois, les rhumatismes systématiques de Laure la forcent à s’arrêter en chemin, mais Serge poursuit sa route. Avant de se rendre à Braz (avec beaucoup de retard), où il trouve le cadavre de Phi-lippe, Serge fait la connaissance de Gilles et Hélène Traversière, chez qui il s’installe un moment, puis de Florence.

Christian Oster, L’Imprévu, Paris, Éditions de Minuit, 2005, p. 227. Désormais, les renvois à ce roman seront indi

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temps à [lui] : avancer » (IMP, p. 68). Si, chez Toussaint, le protagoniste tente d’échapper à lui-même, il semble que, dans L’Imprévu, ce soit tout le contraire. C’est par le mouvement, mais un mouvement volontaire, désiré, recherché ‒ là où chez l’auteur de La Salle de bain, il est subi ‒ que le narrateur de Christian Oster cherche à se retrouver : « la route [était] dégagée, je courais un peu après l’impression de conduire ma vie » (IMP, p. 11). L’évocation de la route est le plus souvent positive. Serge y voit une promesse d’une reconquête de soi, d’un ordre rétabli. Ainsi, il considère, à la veille de son départ avec Laure pour l’île de Braz, que « tout reprend », que « ça s’arrange » (IMP, p. 44). Voilà pourquoi c’est déjà « la troisième fois en un an » (IMP, p. 11) que Laure et Serge rejoignent la route ; en dehors de ces kilomètres parcourus, leur relation n’est que peu de choses. En effet, cherchant à se rappeler des moments heureux avec Laure, le narrateur se rend à l’évidence : « Aucune image ne me revenait. Des lieux, sans doute, mais nulle scène, nulle situation, nul geste » (IMP, p. 38). Seuls les espaces traversés retiennent son attention. Les per-sonnes rencontrées en cours de route « disparaissent » (IMP, p. 230) ou « s’effacent » (IMP, p. 226) aussi vite qu’elles font irruption : ce sont là des parenthèses, des existences de papier pré-caires, typiques dans une littérature de l’extrême-contemporain qui s’attache aux existences fuyantes. L’importance accordée aux lieux outrepasse nettement celle consacrée aux personnes, Laure y compris. Envisageant un retour à l’hôtel‒ même si l’idée de rebrousser chemin lui est insupportable ‒, le protagoniste s’attend à « voir donc. Mais peut-être pas [Laure], non. L’hôte-lier, à la rigueur. Ou plutôt non. Personne. Juste l’hôtel » (IMP, p. 108). L’étude géocritique de L’Imprévu est particulièrement adaptée : c’est par les lieux, c'est-à-dire le chemin parcouru, que Serge appréhende sa vie, autrement toujours plongée dans une forme d’« inquiétante étrangeté » 42

Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté (Das Unheilmliche) : et autres essais, Paris, Gallimard, 1933.

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qui fait du familier une source d’angoisse, et qu’il reprend contact avec ses souvenirs. La géocri-tique évalue justement ce type de « rapports entretenus par les individus avec les espaces dans lesquels ils évoluent ». Les lieux sont essentiels en ce qu’ils constituent une forme de point 43

d’ancrage pour le personnage, mais aussi une preuve tacite de son avancement. La métaphore de la route, interpellant (supposément) le narrateur, l’attirant plus que tout (parce qu’elle lui permet d’éviter l’enlisement, mal vu), est toutefois continuellement désamorcée dans L’Imprévu. Braz, en raison de ses qualités insulaires, fournit un cadre idyllique auquel aspire Serge : « c’est là que je vais savoir, et maintenant je sais que je sens, je sens que je ne coulerai pas, à l’évidence, parce que c’est sur l’île que ça se passera » (IMP, p. 232). S’il veut se déplacer, s’il espère le faire (pour que « ça se passe »), il avoue néanmoins avoir « un problème d’élan » (IMP, p. 64). Le contraste très net entre sa revendication du mouvement et sa difficulté à s’en prévaloir est porteur de brouillage : il y a là une non-coïncidence, « la mobilité [étant] décrite au travers d’un paradoxal ralentissement ». En effet, on retrouve une annonce de mouvement, une thématisation du mou44

-vement, mais très peu de mouvement véritable. Le désir de se déplacer, « d’avancer. Spatiale-ment. [S]e retourner le moins possible » (IMP, p. 68), est neutralisé par une absence complète de spontanéité : les déplacements sont mûrement réfléchis. Le mouvement est bien davantage évo-qué, anticipé, que déployé. Par exemple, si, à la page 46, Serge a encore « trois cents kilomètres » à parcourir avant de rejoindre Quiberon, il lui en reste toujours « deux cents » à la page 220, alors que le récit touche à sa fin : ses déplacements sont pénibles, laborieux. Ce surplace s’explique par sa dépendance à l’endroit des gens qui l’entourent, qui ne seront toutefois pas épargnés par son

Khalid Zekri, « Bertrand Westphal, La Géocritique, Réel, fiction, espace », Itinéraires, no 3, 2012, p. 169. 43

Anne Barrère et Danilo Martuccelli, « La modernité et l’imaginaire de la mobilité : l’inflexion contemporaine »,

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« travail d’effacement » (IMP, p. 225). Pensons à Florence, sans qui Serge se refuse à « bouger, [se] lever et partir » (IMP, p. 192), ou à ceux qui le récupèrent aux abords de la nationale, « le pouce en l’air » (IMP, p. 68) : « ce dont [le narrateur] ne peut se passer, c’est d’un point d’appui » (IMP, p. 208). C’est un incident en apparence inoffensif , mais qui rend Serge infirme et néces45

-site l’achat d’une canne ‒ « configuration nouvelle » qui prend les traits d’une « jouissance » (IMP, p. 217) ‒, qui désamorce complètement l’idée d’une mobilité accrue. Le protagoniste devient pour ainsi dire immobile, allant même jusqu’à considérer le fait de se lever comme « une performance à laquelle [il] ne s’étai[t] pas préparé » (IMP, p. 206).

À côté de ce brouillage occasionné par le contraste entre la valorisation du mouvement (le rejet de l’enlisement) et la disposition réelle pour l’immobilité (l’adhésion à une forme d’enlise-ment), on trouve l’inadéquation de Serge avec son milieu. Le territoire parcouru par ce dernier lui est inconnu : le brouillage s’intensifie au moyen de tels agencements antithétiques. En théorie, le narrateur valorise le voyage et les grands départs ; en pratique, il s’adapte difficilement à un changement d’environnement. Homme aux « origines urbaines » (IMP, p. 30), Serge entrevoit son voyage hors de la ville comme une chance unique de se mettre au défi, « d’avoir à [s]e battre » (IMP, p. 20). Ainsi, il déplore la trop grande bienveillance des habitants de la campagne, qui offre, à son grand désarroi, un milieu qu’il considère comme n’étant pas suffisamment hostile : « dans cette région, tout le monde est trop prévenant, mais personne ne m’aide en définitive […] je me demande si je ne préférerais pas un milieu hostile, franchement hostile… » (IMP, p. 20). Le discours est alors celui du grand voyageur, avide de danger et dési-reux de vivre en autarcie. Pourtant, aussitôt qu’il est confronté à la vie rurale véritable, Serge

Avant de quitter la demeure des Traversière, Serge se prend « les pieds dans un kilim » (IMP, p. 172) et s’effondre.

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regrette son environnement initial et « ses établissements ouverts, éclairés, habités, avec à l’inté-rieur des rayons qui témoigneraient d’une organisation sociale, d’un mouvement de vie autour d’un noyau ferme » (IMP, p. 30). S’il soutient vouloir se mettre en danger à tout prix, il est ex-trêmement frileux et se désiste à la première occasion : cette contradiction est à la source d’un brouillage bipolaire, ambivalent. Même s’il croit d’abord tout le contraire, le narrateur est dépaysé parmi tous les « autochtone[s] » (IMP, p. 30) qu’il croise dans l’arrière-pays français. Ce n’est pas avec les yeux d’un touriste curieux et émerveillé qu’il parcourt la campagne ; bien au contraire, il déplore le « bourg laidement ramassé » (IMP, p. 202) de Plessis-Saint-Georges, entre autres critiques qu’il formule. Loin de se fondre à son nouvel environnement, le protagoniste « s’égare » (IMP, p. 80) continuellement. En effet, ses déplacements ne s’effectuent jamais selon un trajet linéaire et comportent leur lot d’embûches. Même un simple aller-retour à la boulange-rie, mandat que lui confient Gilles et Hélène, prend les traits d’une véritable escapade : le narra-teur admet qu’il s’agit là d’un trajet « accessible mentalement » (IMP, p. 102), mais que « géo-graphiquement, [c’est] une autre affaire » (IMP, p. 102). Sur le chemin du retour, même constat : Serge avoue s’égarer, « mais pas trop, ce fut l’affaire de cinq ou six kilomètres dans la mauvaise direction » (IMP, p. 108). L’ignorance exagérée du narrateur (absolument incapable de se rappe-ler du trajet qu’il vient tout juste de mener à bien) trahit la dimension délibérée du brouillage spa-tial à l’œuvre. Serge, désireux de se retrouver (se re-centrer) à la campagne ou sur l’île de Braz, ne parvient en fait qu’à se perdre (se dé-centrer), littéralement.

Désorienté, le personnage principal de L’Imprévu tourne constamment en rond. Ses dé-placements se font sans égard à un but bien défini, dans la plus complète « dévaluation des lieux

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de destination » : l’anniversaire de Philippe à l’île de Braz est bel et bien la fin envisagée, mais 46

il s’agit là d’un objectif fragile, précaire, appelé à être remplacé à tout moment. Les allées et ve-nues de Serge ne s’orientent pas en fonction de cet anniversaire : il éprouve lui-même des diffi-cultés à percevoir sa trajectoire dans l’espace. Dès les premières pages, Laure, sa conjointe en-rhumée, le prie (sans grande explication) de l’abandonner dans un hôtel et de poursuivre le che-min seul. Obéissant dès lors à un itinéraire décidé par quelqu’un d’autre que lui-même (c’est-à-dire par Laure : « j’avais avancé sur le chemin que Laure m’avait tracé » (IMP, p. 225)), le narra-teur ne ressent pas le besoin, ni l’envie, de s’y tenir, d’autant plus qu’il ne connaît Philippe que très peu. À la toute fin, il avoue finalement « l’incongruité de sa visite » (IMP, p. 143). Ce qui restait de l’illusion téléologique du récit vole aussitôt en éclats : le narrateur fait face à une forme de vide et le traitement de l’espace s’en trouve automatiquement brouillé. Si Serge finit par se rendre à l’île de Braz (avec plusieurs jours de retard), ce n’est pas parce qu’il y tient particulièrement. Il soulève même, devant les demandes répétées d’Hélène pour qu’il « appelle pour l’horaire des trains » (IMP, p. 79), « l’importance que ça prend pour les autres. De devoir y aller. Alors qu’en fait » (IMP, p. 79). Difficile d’imaginer un récit plus dénué de motivation, de destination. Après quelque temps chez les Traversière, le narrateur réaffirme son intention de se rendre à Braz, décision prise à défaut de trouver mieux (et qui n’est pas plus convaincante pour autant) : « Ce [se rendre à Braz] serait mon but, maintenant. Arriver après un anniversaire, dans une île. Seul. J’étais content de l’avoir, ce but. Un peu bricolé, soit » (IMP, p. 115). Malgré cette illusion de direction, qui n’ordonne en aucun cas les péripéties, le mouvement n’est pas dirigé et les déplacements se révèlent complètement aléatoires : Serge se déplace pour se déplacer, « pour

A. Barrère et D. Martuccelli, « La modernité et l’imaginaire de la mobilité : l’inflexion contemporaine », art. cité,

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aller quelque part » (IMP, p. 96), n’importe où, pourvu qu’il bouge. On lui confie diverses tâches, notamment celle d’aller récupérer un gâteau à la boulangerie, mais elles ne constituent en rien des étapes préalables à une forme d’aboutissement. Il s’agit d'autant de détours inutiles, sans finalité diégétique et qui ne peuvent provenir que d’une volonté exacerbée de tout brouiller. Quand Serge se blesse ‒ événement malheureux qui n’a pour effet que de retarder l’atteinte de sa destination ‒, il avoue que « chaque pas l’[amène] moins au terme de [s]on trajet, dans l’immédiat, qu’au bord du cri » (IMP, p. 196). Au rythme de ces tours et détours, dont il n’a pas, finalement, le contrôle, le narrateur se fabrique un but bien à lui : poursuivre « ce mouvement d’éloignement » (IMP, p. 107) qui est le sien depuis la veille et par conséquent éviter quelque manœuvre qui le « prendr[ait] dans l’évidence d’un rebroussement » (IMP, p. 107). Pourtant, ce faisant, il fait exactement le contraire et se retrouve presque toujours au bord de la nationale (« il eût fallu […] s’écarter de la nationale ») (IMP, p. 200)), condamné à tourner en rond. Ne sachant guère où il s’en va et d’où il vient, Serge est souvent « soucieux de faire le point, notamment sur les raisons pour lesquelles [il en] étai[t] arrivé là, seul, au bord de cette route, à tripoter [sa] carte de télé-phone » (IMP, p. 72). Cependant, de telles mises au point ne clarifient en rien sa situation hasar-deuse, lui qui fait « mal les liens, en fait » et qui doit souvent conclure par ces mots : « En tout cas, j’y étais » (IMP, p. 72). L’ordre des déplacements n’est pas logique ou fluide : le narrateur se sent obligé, à un moment, de « préciser que les phases de [s]on entreprise ne [s]’enchaînent pas distinctement » (IMP, p. 189). D’une façon ou d’une autre, malgré un trajet sinueux, Serge par-vient à rejoindre Braz, lieu idyllique où « les rues n’ont pas de nom, il n’y a que les gens qui ont le leur » (IMP, p. 237) et où « toutes les maisons sont blanches » (IMP, p. 238) L’absence de telos est soulevée une dernière fois par la révélation finale du narrateur, qui avoue avoir « fait tout ce

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chemin pour attendre » (IMP, p. 239), annulant du même coup la fin envisagée jusqu’ici (célébrer l’anniversaire de Philippe), puisque c'est son cadavre qu’il découvre finalement. S’il valorise, voire revendique le mouvement, le voyage, Serge a un sérieux « problème d’élan » (IMP, p. 64), « de sens » (IMP, p. 64) et « de direction » (IMP, p. 64). En effet, l’espace dans L’Imprévu est brouillé par ses contradictions (il rend compte d’un mouvement illusoire, anticipé plus que véri-table), par les nombreux détours spatiaux (Serge n’est pas maître de ses déplacements) et par le désamorçage systématique des buts poursuivis, qui suggère que, chez Christian Oster, « [it has] more to do with the journey than the destination ». 47

Jean-Louis Hippolyte, « Christian Oster : From Courtly Love to Modern Malaise », SubStance, vol. XXXV, no 3, 47

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