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Se Fuir soi-même : paralysie et submersion

L’instabilité dans la configuration de l’espace et l’inconstance dans le traitement du temps, symptomatiques d’une forme de brouillage délibéré, ardemment désiré, ont tout à voir avec l’indécidabilité de la source énonciative. Le narrateur homodiégétique à la première person- ne du singulier dans Fuir est plongé dans une forme de confusion qui semble sans issue. Dans bien des passages, il apparaît exagérément torturé, en proie au doute. Si sa présence à Pékin pour y accomplir une mission spéciale ‒ et criminelle, même s’« il n’a pas envie d’entrer dans les dé- tails » (FUIR, p. 11) quant à sa nature ‒ laissait présager un caractère téméraire, avide de risques, le narrateur fait rapidement état de son indécision, entretenue tout au long du roman, à l’excep- tion certes du chapitre à l’île d’Elbe, sorte d’enclave idyllique. C’est peut-être ce paradoxe ‒ cette confrontation entre l’individu et sa situation ‒ qui fournit le cadre propice à la mise en place du brouillage. C'est d’ailleurs une question qui, dès la première ligne, pose les jalons d’une histoire tout en incertitude : « Serait-ce jamais fini avec Marie? » (FUIR, p. 11). De telles phrases inter- rogatives pullulent dans le récit, le narrateur, plus par véritable hésitation que par désir d’établir un contact d’ordre phatique, multipliant les « n’est-ce pas? ». La récurrence des verbes (« sem- bler », « paraître »), d’adverbes ou de locutions adverbiales (« presque », « apparemment », « sans doute », « peut-être », « vraisemblablement ») et de pronoms et d’adjectifs indéfinis ex- prime l’approximation et l’impossibilité dans laquelle le narrateur se trouve de certifier ses dires.

Aussi, celui-ci commente-t-il abondamment son état de « trouble […] croissant » (FUIR, p. 29) et son « esprit assailli d’images contradictoires, de soleil et de nuit, d’éblouissements et de ténèbres » (FUIR, p. 52), considérations révélatrices de ses aller-retour cognitifs perpétuels. Oscillant souvent entre deux idées, « dans un brutal chaud-froid » (FUIR, p. 156), le narrateur « indécis, paralysé » (FUIR, p. 98) accueille par le fait même la contradiction, réfutant ses pro- pres dires à mesure qu’il les énonce. D’ailleurs, au salon de quilles, il joue un moment « avec une concentration intense qui [l]’avait fait abstraire du monde pour en créer un à [s]a mesure dans le réconfort des lignes et la quiétude des angles » (FUIR, p. 105), puis l’instant d’après, il se rétracte : « c’en était fini » (FUIR, p. 106). Le rythme de sa narration, étudié plus tôt, qui alterne entre lenteur et vitesse, ses nombreux commentaires tant à propos de la lumière que de l’ombre et ses descriptions parfois ekphrasistiques, parfois éminemment abstraites corroborent l’idée d’un nar- rateur antithétique, à la personnalité double.

Divaguant ainsi, le personnage de Jean-Philippe Toussaint se crée une existence à la fron- tière de la réalité et du rêve : « toujours je restais à la surface du sommeil, juste en deçà de l’in- visible flottaison qui sépare le sommeil de la veille » (FUIR, p. 132). Cet état de veille (ou som- nambulisme), observable dans le traitement de la spatialité (opacifiée) mais également dans celui de la temporalité (approximative), se perpétue tout au long du roman. Tout se déroule comme si le narrateur, dont la vue est « brouillé[e], et dans un brouillard aqueux, liquide, tremblé et faible- ment lumineux » (FUIR, p. 58), n’était pas outillé pour percevoir le réel. Personnage décalé, à la pensée lacunaire, il s’imagine que les passants de Pékin « se déplac[ent] davantage dans les brumes ouatées de son imagination que dans les rues réelles » (FUIR, p. 68) de la capitale, ré- flexion qui dévoile le flou complet qui ankylose son esprit :

Je percevais le monde comme si j’étais en décalage horaire permanent, avec une légère distorsion dans l’ordre du réel, un écart, une entorse, une minuscule adéqua- tion fondamentale entre le monde pourtant familier qu’on a sous les yeux et la façon lointaine, vaporeuse et distanciée, dont on le perçoit. (FUIR, p. 68)

Pour un tel narrateur, les moments sont toujours quelconques, puisqu’ils sont baignés dans l’incertitude et l’inconsistance : ainsi garde-t-il en souvenir du baiser avec Li Qi sa « douceur irréelle, distante et vaporeuse » (FUIR, p. 63)… De façon générale, le personnage de Toussaint, incapable d’affronter le réel, privilégie l’abstraction à la concrétisation : il fait partie « d’un monde, un monde abstrait, intérieur et mental, où les arêtes du monde extérieur semblaient émoussées » (FUIR, p. 99). Des éléments prosaïques se dotent d’une dimension beaucoup plus abstraite, notamment l’impressionnante manipulation de baguettes chinoises de Li Qi et Zhang Xiangzhi qui, sous le regard du narrateur, devient une « nouvelle figure dans l’espace, qui n’était en vérité porteuse d’aucun changement réel, mais n’était qu’une facette différente d’une même réalité » (FUIR, p. 75).

Plongé dans l’abstrait, flottant à la limite du rêve, le narrateur intradiégétique de Toussaint s’inscrit mollement dans le réel, avec peu de conviction. Son identité, d’abord, est extrêmement floue, peut-être plus encore que celle des personnages de Christian Oster : nul détail à propos de son nom, son enfance, son âge, sa carrière… Il ne semble pas faire davantage d’effet à ceux qui l’entourent, demeurant le plus souvent invisible à leurs yeux. Lors de la fameuse course à moto à Pékin, le narrateur s’étonne « qu’on ne s’occup[e] pas d’[eux] » (FUIR, p. 120) et que « personne ne sembl[e] vouloir [les] rattraper ou les poursuivre » (FUIR, p. 120). Il se décrit même en un passage comme « un homme sans visage » (FUIR, p. 162) que « personne n’a vu » (FUIR, p. 162) : il passe absolument inaperçu, défi de taille quand on est, comme lui, amené à faire le tour du monde. Il est, au sens de Nicolas Xanthos, « insignifiant » parce qu’il concrétise « un re-

fus […] de tout ce qui par lui-même serait digne de mention ou d’éloge » et « une mise à l’écart de ce qui arrive avec quelque aspect singulier, frappant ». Même en mouvement, le personnage 73

de Jean-Philippe Toussaint est, paradoxalement, passif, condamné à jouer un rôle de seconde zone dans son propre récit, à s’asseoir et demeurer « sur la banquette arrière » (FUIR, p. 62). En effet, il ne s’autorise pas le moindre commentaire, la moindre objection, malgré les événements absurdes qui lui arrivent : « Je fus alors sur le point de dire enfin quelque chose ‒ qu’il fallait que je rentre en Europe ‒ mais je ne dis rien… » (FUIR, p. 66). Plus le périple en Asie avance, plus le rôle du narrateur s’amenuise, Li Qi et Zhang Xiangzhi « ne [lui] traduis[ant] presque plus rien » (FUIR, p. 73) vers la fin de ce chapitre. Il se fait pour ainsi dire expulser de son récit. Plu- sieurs expressions révèlent son absence de mainmise sur cette histoire qui est pourtant la sienne, comme lorsqu'il se fait entraîner dans une spirale d’événements « que nous le voulions ou non » (FUIR, p. 106). Si les récits de la quadrilogie de Toussaint chantent la gloire des femmes, surtout celle de Marie, mais aussi celle de Li Qi, « détendue, souriante, les gestes sûrs » (FUIR, p. 73) ‒ bref tout ce qui manque au protagoniste ‒, force est d’admettre que le narrateur ne joue qu’un rôle de soutien. Toujours dupé, même dans son propre récit, ce dernier ne comprend rien à rien, ce qui engendre chez lui une forme de paranoïa : « j’avais le sentiment d’être surveillé en permanence depuis que j’étais en Chine » (FUIR, p. 36). Devant compter sur « l’anglais […] ru- dimentaire [de Zhang et Li], souvent inspiré de la structure monosyllabique du chinois, l’accent difficile à comprendre » (FUIR, p. 35) pour tenter de planifier un peu son séjour, le narrateur est condamné à l’incompréhension, à « des quiproquo[s] complet[s] » (FUIR, p. 17). Dans un pas- sage, il ne « sa[it] pas ce qui [va] se passer » (FUIR, p. 62), plus loin, il « [n’a] aucune

Nicolas Xanthos, « Le souci de l’effacement. Insignifiance et poétique narrative chez Jean-Philippe Toussaint »,

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idée » (FUIR, p. 88) de la nature d’un document entrevu, puis « ne compren[d] pas ce qu’[on] lui [veut] » (FUIR, p. 108). Le narrateur, « tergivers[ant] » (FUIR, p. 73), « submergé » (FUIR, p. 51), ne sait rien, mais ne cherche pas non plus à savoir, se complaisant dans son état d’igno- rance. Jamais en terrain sûr, bien davantage connecté à son intériorité qu’au monde ambiant, il est la proie constante, comme le narrateur d’Oster, d’« étranges malaises » (FUIR, p. 71). Préoccupé par des banalités, le personnage de Toussaint demeure toutefois indifférent (« son inintérêt […] n’avait d’égal que [s]on indifférence » (FUIR, p. 80)) et « impassible » devant les grands en74 -

jeux, un peu à la manière de Zhang, le « guide » chinois, « nullement affecté par la violence » (FUIR, p. 36). La personnalité éminemment dépouillée du narrateur de Fuir contraste nettement avec l’inflexibilité, la détermination et la force requises pour sa mission, dont lui- même ignore la teneur.

Pour Gérard Genette, il y a une « exigence selon laquelle le romancier est fidèle à quelque parti, et respecte le principe qu’il a adopté », mais le théoricien s’interroge : « pourquoi ce parti ne serait-il pas la liberté absolue et l’inconséquence? » C’est cette liberté qui prévaut quand le 75

récit de Toussaint ménage diverses entorses à la narration, qui se présentent sous les traits de changements de focalisation inattendus. En effet, dans certains passages, le narrateur homodiégé- tique à la première personne du singulier devient doté d’une omniscience qui contraste nettement avec son ignorance habituelle. Ainsi, il parvient parfois à voir ce qui se produit à un endroit où il n’est pas, ou du moins c’est ce qu’il laisse croire. Quand il se trouve dans la toilette du train avec Li Qi, le narrateur reçoit un appel téléphonique et, à partir de ce moment, il croit voir lucidement Jean-Pierre Salgas, « On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve », La Quinzaine littéraire [en ligne]

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<http://www.quinzaine-litteraire.net/couvertures.php?num=532&view=sum> [page consultée le 21 mars 2016]. L’expression de Jérôme Lindon désigne les personnages qui ne « trahi[ssent] pas [leurs] émotions ».

G. Genette, Figures III, ouvr. cité, p. 211.

ce qui se trame de l’autre côté de la porte. S’il comprend quelques pages plus loin que l’appel provenait en fait de Marie, le narrateur est d’emblée persuadé que c’est Zhang Xiangzhi, ayant deviné sa proximité d’avec Li Qi, qui l’appelle depuis le couloir du train. Le passage en (fausse) omniscience montre que le narrateur croit infiltrer les pensées de Zhang : « Xiangzhi était là der- rière la porte. Il n’était pas parvenu à me faire ouvrir de mon plein gré, et il avait imaginé ce stra- tagème pour m’obliger à sortir… » (FUIR, p. 45). Ailleurs, le narrateur de Fuir parvient, avec succès cette fois, à deviner ce qui se déroule à l’autre bout du monde, comme lors de l’appel de Marie pour lui annoncer la mort de son père. Pendant qu’ils discutent, le narrateur, qui se trouve en Asie, décrit les faits et gestes de Marie avec une précision remarquable digne de l’hypotypose : « […] elle quittait le Louvre, elle traversait les salles en direction de la sortie, silhouette va- cillante, chancelante, ses doigts tremblaient et la lumière du soleil lui brûlait les yeux… » (FUIR, p. 48). Cette toute-puissance de la source énonciative est balayée sèchement quelques pages plus loin par le retour à une connaissance limitée à sa seule personne quand Marie « commenc[e] à [lui] décrire d’une voix douce et déchirante le plafond » (FUIR, p. 50) du musée parisien. Plus loin, le narrateur infiltre les pensées de Marie, paniquée, au moment où elle l’attend à l’île d’Elbe pour assister aux funérailles de son père. S’il n’est pas encore arrivé, il vit néanmoins l’affole- ment de Marie comme s’il s’y trouvait :

[…] cette inquiétude diffuse, lourde, prégnante, qui croissait à mesure que le temps passait, jusqu’à se demander, dans un dérèglement complet de ses sens, si elle m’a- vait bien vu dans l’église […] ou si, n’ayant vu que ce qu’elle avait voulu voir, elle n’avait pas eu une hallucination, et que, en réalité, j’étais toujours en Chine, ou sur le chemin du retour, et seulement en pensées à l’île d’Elbe. (FUIR, p. 157)

Le narrateur, habité par Marie et ses réflexions, perd contact avec son propre corps. Entièrement projeté en elle, il finit par se demander où il se trouve : « Mais où étais-je? » (FUIR, p. 162) Le

changement de focalisation, qui perdure pendant quelques pages, est tel que le narrateur s’ex- prime du point de vue de Marie ; il devient Marie : « il arrive à se substituer à Marie ». 76

L’ambiguïté narrative est à son comble quand il confirme cette projection complète en elle : « […] pressant le pas dans les galeries souterraines du Carrousel du Louvre, je – ou elle ‒, je ne sais plus… » (FUIR, p. 54). Ces infractions délibérées contribuent à la fragilisation de la source énonciative, dont l’identité est déjà quelconque et l’existence, inconsistante, en plus de conduire au brouillage par l’hétérogénéité narrative qu’elles supposent.

A. Cherry, « Espaces. Transports, croisements, traversées dans Fuir de Jean-Philippe Toussaint », art. cité,

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Effacement et « écartèlement » dans Nue

Le narrateur homodiégétique de Nue de Jean-Philippe Toussaint, le même que dans Fuir, s’exprime à la première personne du singulier, sauf dans le premier chapitre, sorte d’achronie, avec des spécificités spatiales déjà abordées, et qui constitue, nous le verrons sous peu, une in- fraction au code narratologique. La voix narrative de Fuir est de retour dans toute sa passivité ‒ même si sa situation souvent précaire exigerait la mise en œuvre de toutes ses ressources ‒ et ses aptitudes sociales limitées, conformément à « l’affaiblissement narratif » qu’évoque Marie- 77

Andrée Caron pour définir le statut de certains narrateurs contemporains. D’abord, l’impassibilité du narrateur hétérodiégétique du premier chapitre préfigure les comportements douteux, éloignés de ce qui est communément admis, du narrateur homodiégétique dans le reste du récit. Dans l’épisode initial, l’absence de réaction devant la mort de la mannequin, piquée à mort par un « essaim d’abeilles » (NUE, p. 21), témoigne d’une narration d’une froideur manifeste. Le décès absolument tragique est ainsi décrit comme un « miracle » (NUE, p. 21).Ce rejet catégorique du pathos, de l’épanchement, est typique des « écritures blanches » dont parlent Dominique Viart 78

et Dominique Rabaté et qui font légion dans le roman contemporain. La source énonciative du premier chapitre, déjà distante en raison de sa position extérieure au récit, semble transmettre au narrateur homodiégétique qui lui succède son apparente imperméabilité. À la fin du roman, lorsque le personnage-narrateur de Toussaint se rend au cimetière pour la mort de Maurizio, il émet une réflexion clairvoyante, mais dure. La répétition produit ici l’effet d’un martèlement :

Marie-Andrée Caron, Affaiblissements narratifs : personnage, agir et récit chez Jean-Philippe Toussaint, Patrick

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Nicol et Régis Jauffret, mémoire de maîtrise, Chicoutimi, Université du Québec à Chicoutimi, 2015.

Dominique Viart et Dominique Rabaté, Écritures blanches, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-

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La vraie nature de toute visite dans un cimetière, c’est que, quand on va voir quelqu'un dans un cimetière, il est naturel qu’on ne le voie pas, il est normal qu’on ne le trouve pas, car on ne peut pas le trouver, jamais, c’est à son absence qu’on est con- frontés, à son absence irrémédiable. (NUE, p. 151)

Justement, le narrateur de Nue semble le plus souvent absent du monde qui l’entoure : incapable d’y faire face, il s’en efface peu à peu. Et à force de vouloir fuir, il finit par se perdre lui-même. Systématiquement mal à l’aise dans son milieu, il peine à verbaliser ce qu’il ressent : « je n’ai pas été capable d’exprimer les sentiments que j’éprouvais […] ‒ mais en ai-je jamais été capable? » (NUE, p. 29). Il est « perdu dans ses pensées » (NUE, p. 46) et se refuse à les extério- riser : il s’agit d’un narrateur bien plus parleur que faiseur, plus passif qu’actif… Privilégiant « l’effacement de soi », il passe le plus souvent inaperçu, notamment quand il surplombe le toit 79

vitré du musée et que personne ne le voit. À son arrivée au Contemporary Art Space, avant d’ac- céder au toit, le narrateur affirme « ne connaî[tre] personne et […] personne ne sembl[e] s’inté- resser à lui » (NUE, p. 48). Lui-même ne comprend pas ce qui se trame autour de lui, ne parvenant à capter que quelques « fragments incohérents, propos décousus […] télescopés, incompréhensibles » (NUE, p. 48). En écart profond avec son environnement, il est régulièrement dupé de la sorte, ce qu’il reconnaît d’ailleurs au moment d’apprendre la grossesse de Marie et sa paternité, implicite : « Tant de choses qui m’avaient paru étranges s’éclaircissaient soudain, tan- dis que d’autres s’obstinaient à me demeurer obscures » (NUE, p. 144). Même Marie, seul per- sonnage qui entretient un lien étroit avec le narrateur (qui semble n’avoir ni enfants, ni parents), le maintient à l’écart. Souvent trompé lorsqu’il est confronté aux autres, le protagoniste se com- plaît dans la solitude, allant même jusqu’à prendre « une chambre sans prévenir personne dans un

N. Xanthos, « Le souci de l’effacement. Insignifiance et poétique narrative chez Jean-Philippe Toussaint », art.

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petit hôtel de la chaine Toibu » (NUE, p. 44) lors d’« un bref passage » à Kyoto (NUE, p. 44). Terré dans sa chambre, le personnage est dans l’attente d’une vie meilleure :

L’état d’esprit dans lequel je me trouvais à ce moment-là, pendant ces heures inter- minables, où je demeurais étendu sans rien faire dans cette chambre (…), à méditer cette vérité amère qui s’affirmait à moi chaque jour avec davantage d’acuité, que les journées sont toujours affreusement longues et la vie dramatiquement courte. (NUE, p. 153).

Le brouillage réside en ce surplace du narrateur dans un environnement qui le veut mobile. « Attend[ant] » (NUE, p. 32) et « espér[ant] » (NUE, p. 32) du début à la fin, il se fabrique une existence latente, à mi-chemin entre la réalité et le rêve. En certains endroits, le rêve semble prendre le pas sur le réel et le narrateur s’imagine « sentir […] la présence [pourtant] invisible de Marie à quelques mètres de [lui], très forte, puissante et attractive » (NUE, p. 52). Envahi par ses fantasmes, « s’[en] approch[ant] […] mentalement », (NUE, p. 40), il ne perçoit du réel que des « masse[s] indistincte[s] » (NUE, p. 56). Paradoxalement, les rêves, plus intéressants, plus stimu- lants, sont décrits chez lui avec beaucoup d’acuité : on retrouve ici un « intérêt [marqué] pour l’exercice de la pensée […] sur le mode fluide et évanescent de la rêverie ». Contrairement au 80

réel, qui s’impose au narrateur anonyme sans qu’il ne puisse en choisir les paramètres, l’état de rêve est associé à une plus grande liberté :

J’avais déjà éprouvé ce sentiment d’écartèlement pendant un rêve, ou une lecture, de me trouver à la fois ici physiquement, et là-bas en pensées, […] dans un ailleurs ima- giné, non pas vécu et reconstitué, mais simplement inventé, dans un monde idéal, façonné à ma main » (NUE, p. 59).

Dans ce qu’il nomme « une dispersion de soi » (NUE, p. 59), le narrateur de Jean-Philippe Toussaint mène une existence précaire, s’approchant continuellement du rêve.

N. Xanthos, « Le souci de l’effacement. Insignifiance et poétique narrative chez Jean-Philippe Toussaint », art.

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Profondément dissocié du monde qui l’entoure, monde dont il cherche à s’emparer en se construisant une existence fabulée, le narrateur de Nue doute de tout, tout le temps. Guère outillé pour faire face à tout ce qui se présente à lui, il truffe son récit de phrases interrogatives. Il est en proie à l’hésitation, mais aussi à sa forme la plus troublante, à savoir la peur (et parfois même à la paranoïa), « craign[ant] [toujours] de surprendre soudain quelque révélation bouleversante, un secret » (NUE, p. 82). Cette insécurité souvent irrationnelle fait du narrateur un individu porteur d’antithèses et de paradoxes, figures rhétoriques qui traversent tout le roman. Ainsi, il craint si- multanément, dans un passage, d’« apercevoir » (NUE, p. 50) Marie et de la « trouver » (NUE, p. 50). Victime de plusieurs « instant[s] de doute » (NUE, p. 90), le narrateur homodiégétique, qui a pourtant de sérieuses raisons de croire à la culpabilité de Giuseppe dans l’incendie de l’usine de chocolat ‒ élément qui, de toute façon, n’importe pas, c’est le récit qui se charge de nous en con- vaincre ‒, en vient à remettre en question ses propres raisonnements : « Peut-être qu’en raison de l’obstacle de la langue, nous ne comprenions pas toutes les finesses de son discours, peut-être dramatisions-nous des paroles anodines, peut-être surinterprétions-nous ce qu’il n’avait pas dit, ou à peine, dans son italien allusif et vénéneux » (NUE, p. 116).

L’identité de la voix narrative est si instable qu’un narrateur hétérodiégétique sarcastique lui subtilise en quelques endroits la parole. Le brouillage s’opère alors par des infractions rares, mais significatives, au code narratif qui régit l’ensemble du roman. Le premier chapitre et le pas- sage de Jean-Christophe de G. ‒ où l’on arrête de s’intéresser au narrateur pour suivre ce person-

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