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Tempo précipité et dégringolade dans Fuir

La temporalité de Fuir porte le fardeau du décloisonnement euphorique de l’espace. Il semble en effet que ce soit sa mobilité excessive qui inspire à la source énonciative sa narration mouvementée, chahutée. Les accélérations narratives, alternant avec les ralentissements, dans une forme d’éternel aller-retour, aboutissent à une temporalité tiraillée. Ces oppositions sont habile- ment cristallisées, dans le roman de Toussaint, par la juxtaposition de Pékin, métropole animée, effervescente, et de l’île d’Elbe, lieu idyllique à l’abri de toute urgence. Commentant, thématisant la vitesse (ou son absence), le narrateur spécifie en de nombreux passages le rythme de sa cavale, lui qui est tantôt « absorbé par l’urgence de la fuite » (FUIR, p. 114), tantôt « brutalement freiné » (FUIR, p. 118). Les aller-retour perpétuels entre vitesse et lenteur prennent les traits d’un jeu anti- thétique, Zhang et le narrateur « fuyant […] dans cet instant immobile » (FUIR, p. 115) ou « dé- val[ant] une dune de sable gris, lentement » (FUIR, 119). Les épisodes de vitesse ininterrompue semblent tenir, paradoxalement, tout autant de l’immobilité et de la stagnation : n’y a-t-il pas en effet quelque chose de durable, de permanent, de pérenne dans cette recherche de vitesse qui couvre l’ensemble du roman? Après de longues dégringolades ‒ « Nous débouchâmes là sans transition, encore en mouvement, encore agités… » (FUIR, p. 121) ‒, le narrateur peut reprendre son souffle : « Nous ne roulions plus, à l’arrêt maintenant » (FUIR, p 121). La phrase de Tous- saint, longue, digne de celle de Proust, participe du rythme effréné, presque hypnotisant, du

personnage, empêtré dans une course contre la montre absolument ahurissante. Ces phrases éti- rées ‒ Olivier Bessard-Banquy parle d’« amplification narrative » ‒ accueillent allègrement 56

l’énumération et la gradation, agencements syntaxiques qui donnent l’effet d’un rebondissement. Ainsi, la négociation des tickets de train est « en train de virer à l’incident, à la rixe, au pugilat » (FUIR, p. 27) ; l’échange de ces mêmes tickets, quant à lui, est « rapide, grossier, brutal » (FUIR, p. 27). La narration s’enthousiasme alors et le récit dégringole rapidement. Il est vrai que les longues phrases, qui peuvent couvrir plusieurs pages, farcies de superlatifs et de su- bordonnées, peuvent provoquer l’effet inverse. Autorisant les répétitions, parfois immédiates (« Ce fut là mon premier contact avec la ville (c’était la première fois que je me rendais à Pékin) » (FUIR, p. 61)), admettant les contradictions, la narration dans Fuir semble « faire du surplace […], comme figé[e], pétrifié[e], statufié[e], arrêté[e] là dans cette recherche de vitesse » (FUIR, p. 113). L’alternance entre vitesse et lenteur prend également les traits d’une dis- torsion de l’ordre de la durée temporelle, qui fait s’alterner ellipses, comme le voyage de retour vers Paris, complètement écarté, et pauses narratives, le plus souvent sous forme de digressions à saveur empirique (à propos de la lumière aveuglante ou de l’odeur de chocolat, entre autres). Pri- sonnier de cette éternelle oscillation entre accélérations et décélérations, le récit, même s’il met en mots la vitesse, semble curieusement paralysé, produisant, à plusieurs égards, une illusion de mouvement.

Le décalage systématique de l’événement (par divers leurres ou fausses amorces ) parti57 -

cipe très nettement de cette tendance du récit à stagner. Le narrateur de Fuir, lançant plusieurs

O. Bessard-Banquy, Le roman ludique : Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint, Éric Chevillard, ouvr. cité, p. 34.

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G. Genette, Figures III, ouvr. cité, p. 112.

pistes qui, si elles aboutissent, ne le font que plus tard, s’amuse à suspendre le sens. Parodiant, ou plutôt subvertissant, le genre policier et ses effets de suspense, comme c’est souvent le cas chez Toussaint et les écrivains qui publient chez Minuit, parmi lesquels Echenoz et ses Grandes Blondes (1995) ou son Envoyée spéciale (2016), le récit explore différentes avenues sans les conduire à leur terme, occasionnant par le fait même une forme de brouillage par la non- coïncidence entre les attentes et le déroulement réel. Ce faisant, il met sur pied « un système complexe d’attentes frustrées, de soupçons déçus ». Très tôt, un passage presque glauque, qui 58

relate un (potentiel) incident tragique, décrit minutieusement les traces de sang séché et les efforts déployés pour tout camoufler : si le narrateur affirme « s’arrête[r] un instant devant cette tache de sang mystérieuse » (FUIR, p. 31), il n’y revient toutefois jamais. Lui-même reconnaît, à ce mo- ment, la vaine tentative d’en savoir plus : « Il n’y avait aucun vestige d’une éventuelle bagarre ou de quelque accident… » (FUIR, p. 31). Pourquoi, alors, décrire minutieusement cette possible scène de crime? Un tel arrêt sur image ne peut que trahir une volonté délibérée de brouiller les pistes par la déception des attentes du lecteur qui, intrigué, intéressé, présume nécessairement qu’il apprendra, d’ici la fin du roman, la cause des éclats de verre qui jonchent le parquet. La re- lation entre Li Qi et le narrateur, hantant le récit en filigrane, constitue un autre exemple de ces entames privées de dénouement. L’ambiguïté des rapports entre les deux personnages (« ce […] contact secret » entre eux (FUIR, p. 32)) est entretenue jusqu’à ce que Li Qi soit catapultée en dehors du récit. Continuellement « différée » (FUIR, p. 32), jamais plus qu’une « ébauche » (FUIR, p. 32), une « rapide esquisse » (FUIR, p. 32), la relation amoureuse avorte sans cesse : « Mais ce qui manquait encore, et manquerait peut-être toujours, c’était l’occasion, le

G. Genette, Figures III, ouvr. cité, p. 114.

moment venu, la faveur ou la saison » (FUIR, p. 38). Si le lecteur voyait dans le flirt réciproque la promesse d’un amour à venir, surtout après la liaison charnelle, mais nébuleuse des deux per- sonnages, il apprend à ses dépens que c’est la discontinuité qui triomphe ici : « ce fut comme s’il ne s’était rien passé » (FUIR, p. 105). Tous les individus rencontrés par le narrateur, à l’exception de Marie, ne sont en fait que des existences de papier, condamnées à quitter le cadre romanesque aussi rapidement qu’elles y font irruption. Le passage où ladite Marie annonce la mort de son père au narrateur, par l’entremise d’un coup de fil, est également conçu de manière à susciter un effet de suspense, une forme de crescendo caractéristique du roman policier, procédé rapidement désamorcé par une annonce crachée au visage du lecteur. En effet, le narrateur, s’évertuant pen- dant un long paragraphe à faire fonctionner le damné appareil téléphonique, ne fait que retarder l’inévitable nouvelle : « C’était Marie qui appelait de Paris, son père était mort » (FUIR, p. 46). L’annonce est si rapidement évacuée que le lecteur, près d’une centaine de pages plus loin, s’étonne de voir le personnage « arriver à l’île d’Elbe pour les obsèques du père de Marie » (FUIR, p. 131), ayant presque déjà oublié ce décès. Au-delà des déceptions ponctuelles que doit encaisser le lecteur (déjà incapable de mettre le doigt sur le mandat confié au narrateur par Marie), une information bien davantage déterminante persiste à lui échapper : que contient l’enveloppe remise, avec tant de précautions, à Li Qi par Zhang Xiangzhi? Le doute semé par cet échange secret persiste jusqu’à la toute fin du chapitre asiatique et donne lieu à plusieurs hypo- thèses formulées par le narrateur, qui ont pour effet de suspendre le récit, comme ici : « Il pou- vait, certes, avoir retiré l’argent [les 25 000 dollars] et y avoir mis d’autres documents destinés à Li Qi. Sinon, pourquoi aurait-il remis cet argent à Li Qi et à quoi était-il destiné? » (FUIR, p. 71)

Autant d’interrogations qui tardent à obtenir des réponses et perpétuent l’état d’attente du prota- goniste de Fuir, souvent maintenu à l’écart de sa propre histoire.

Son inaction est d’ailleurs matérialisée par des distorsions, qui participent très nettement de la mise à l’épreuve de la temporalité. C’est la présence récurrente de prolepses, témoignant d’un ordre chamboulé, mais aussi d’une forme d’anticipation, qui est la plus symptomatique d’une volonté de tout emmêler. Reprenons le mystère entourant l’enveloppe échangée par Li Qi et Zhang Xiangzhi, dont le contenu est révélé par l’entremise d’un jeu proleptique symptoma- tique d’un bris de la linéarité et d’une narration dilatée au maximum. À la page 110, comme frap- pé d’une révélation, le narrateur devine (ou anticipe)

[…] qu’il y avait là pour vingt-cinq mille dollars en liquide d’héroïne pure ou de cocaïne, de stupéfiant ou de matière toxique, quelque chose de blanc et d’ultra con- centré […] je ne l’aperçus que plus tard, et seulement un instant. Ce que je vis alors ‒ plus tard, ce que je vis de mes yeux, fugitivement - c’est un petit paquet… (FUIR, p. 110)

La fugacité de la vision suffit à semer le doute sur le contenu véritable de l’enveloppe ; toutefois, la prolepse se concrétise une quinzaine de pages plus loin, le narrateur captant « l’espace d’un instant, d’un seul instant » (FUIR, p. 124) l’image du « petit paquet compact de matière » (FUIR, p. 124). Tellement préoccupé par une recherche de vélocité, il tente de prendre son récit de vi- tesse, court-circuitant dès lors son développement temporel linéaire. L’usage de prolepses pro- voque l’impatience du lecteur : véritables pieds de nez, les distorsions temporelles en disent assez pour piquer la curiosité, mais pas trop pour ainsi perpétrer le brouillage. Pensons à l’annonce de la mort du père de Marie, à propos de laquelle le narrateur fournit un indice deux pages plus tôt, avant même de savoir qui tente de l’appeler : « jamais, avant cette nuit, je n’allais avoir l’aussi implacable confirmation qu’il y a bien une alchimie secrète qui unit le téléphone et la

mort » (FUIR, p. 44). Ce cynisme à l’égard du téléphone portable, nécessairement lié à une cri- tique de la société contemporaine et de ses communications rompues, donne lieu à une autre pro- lepse : lorsque le téléphone de Zhang se met à sonner, le narrateur se retourne, « le coeur battant, déjà conscient que cette nouvelle sonnerie de téléphone était porteuse de drames et de désastres » (FUIR, p. 108), considération annonciatrice de la reprise de la fuite (à un rythme plus effréné que jamais). Ces infractions de l’ordre temporel témoignent de l’« incapacité foncière du héros à percevoir la continuité » de son récit, comme celle de sa vie : le personnage ne « sai[t] 59

jamais combien de temps » (FUIR, p. 67) il fait ceci, ou cela… Justement, le récit comporte son lot d’indications temporelles, mais celles-ci ne fournissent pas d’informations susceptibles d’aider le lecteur dans sa reconstitution de la ligne du temps. Trop aléatoires, jamais systéma- tiques, les indices perdent alors tout intérêt et ne jouent qu’une fonction stylistique. Ces rensei- gnements mettent aussi en scène des moments trop rapprochés dans le temps pour fournir une clé de lecture valable dans le grand contexte du roman : « une dizaine de minutes s’écoula encore » (FUIR, p. 38), « à peine quelques secondes plus tard » (FUIR, p. 44))… Dans certains cas, les mentions précises liées au temps sont rapidement désamorcées par le déclenchement d’une incertitude, comme quand Marie se questionne : « il était maintenant cinq heures à Paris, cinq heures et demie, elle ne savait pas, je ne sais pas, je n’en sais rien, dit-elle, il fait jour, me dit-elle, il fait terriblement jour » (FUIR, p. 47). D’une heure précise, on passe à une indication floue, éminemment vague. Même constat lorsque l’on annonce que « le train arriva à Pékin un peu avant neuf heures du matin », indice bienvenu, mais immédiatement ébranlé par le narrateur, qui avoue en fait « ne se souv[enir] de rien » (FUIR, p. 61). Les indices vains sont à l’image de la

G. Genette, Figures III, ouvr. cité, p. 169.

temporalité brouillée de Fuir, qui ménage des effets de rythme, divers procédés de décalage et de multiples infractions au code narratologique conventionnel, faisant des tentatives de reconstitu- tion linéaire de retentissants échecs.

Nue : projections dans le futur antérieur

La valorisation de l’évanescent, déjà repérée dans le traitement de l’espace, s’en prend à la temporalité par force de contagion : Nue, peut-être plus encore que Fuir, met en scène et re- vendique l’imprévu, le hasard, l’aléatoire. Qu’on le veuille ou non, le temps nous échappe tou- jours (voilà ce que dit le roman) : mieux vaut l’admettre, avec toutes ses modulations, ses imper- fections, ses incohérences… ce que le personnage fait à l'excès, répondant à toutes les embûches semées par un grand imagier à la fois inspiré et joueur. Le premier chapitre, véritablement à part du reste de Nue, prend les traits, au-delà de ceux d’un délicieux exemple, d’une forme de mani- feste théorique en faveur d’une vie qui se complaît dans l’éphémère. Jusqu’aux toutes dernières pages, le déroulement du chapitre est pourtant linéaire (bien davantage que le reste du récit), pré- sentant chronologiquement les différentes rencontres de Marie avec des apiculteurs de tous les coins du globe et culminant avec le défilé. Les indications temporelles y sont également abon- dantes. C’est la suite étrangement inquiétante qui se charge de confirmer l’infraction aux codes de la temporalité : « dans ce quart de seconde, dans cette infime hésitation, tout se brisa, s’écrou- la, le charme se rompit et elle trébucha sur le podium » (NUE, p. 22) avant d’être piquée à mort par l’essaim d’abeilles. S’ensuit une sorte de réflexion théorique, artistique et philosophique sur la nécessité des imprévus, des déviations, sur l’importance d’accueillir ces brefs moments qui dé- terminent le cours de l’existence :

Car la perfection ennuie, alors que l’imprévu vivifie. La conclusion inattendue du défilé du Spiral lui fit alors prendre conscience que, dans cette dualité inhérente à la création ‒ ce qu’on contrôle, ce qui échappe ‒ il est également possible d’agir sur ce qui échappe, et qu’il y a place, dans la création artistique, pour accueillir le hasard, l’involontaire, l’inconscient, le fatal et le fortuit. (NUE, p. 25)

Si le lecteur se doute bien qu’en choisissant un roman des Éditions de Minuit, il sera confronté à une forme de discontinuité, il est ici pris de court par son caractère affiché, revendiqué. Le cha- pitre initial pose les jalons d’un récit tout en précarité, dont la temporalité refuse de se figer sous peine de s’homogénéiser, de se polir (choses absolument inconcevables pour Jean-Philippe Tous- saint et ses confrères de chez Minuit). Cet événement, qui n’est d’ailleurs jamais évoqué dans le reste du roman, se démarque par sa posture narrative, son apparente absence d’espace-temps, son caractère horrifique, mais il prépare aussi adéquatement le récit à venir. Forme d’avertissement lancé au lecteur, il lui rappelle que tout peut arriver, la ligne du temps n’étant pas tracée à l’avance. Le récit suit d’ailleurs cette logique (cette absence de logique?), virevoltant dans tous les sens et multipliant les changements de cap. Marie, en fonction de qui le récit est entièrement constitué (même si elle n’y apparaît que de manière ponctuelle), est celle qui illustre le mieux l’intérêt marqué pour le fortuit : « Marie, qui toujours réussissait à me surprendre et à me désar- çonner, Marie, imprévisible, qui quelques semaines plus tôt avait volé un abricot… » (NUE, p. 41). Au-delà du propos qui suggère littéralement une valorisation de l’imprévu (à tout le moins par le narrateur), ce vol d’abricot, inattendu, complètement saugrenu, en est l’exemplification. Le récit est d’ailleurs farci de telles considérations déroutantes, parce qu’en profond écart avec la supposée trame narrative (« les associations d’idées tiennent parfois à peu de choses » (NUE, p. 153)). En proie au changement continuel, les existences de papier de Nue apparaissent alors fragiles, comme autant de châteaux de cartes qui menacent de s’écrouler. Le récit fait notamment intervenir Jean-Christophe de G., personnage présent ailleurs dans la quadrilogie de Toussaint, pour mieux l’en expulser et ainsi illustrer son propos :

Il cherchait un prétexte pour laisser tout le monde en plan du musée, ou même, si cela avait été possible, disparaître tout à fait de ce récit, retourner au néant, dont il

semblait n’avoir été extrait qu’un instant pour faire éclore à ses dépens un ruban de vie éphémère, aérien, torsadé, vain et momentané. (NUE, p. 78)

Ainsi construit, le récit élabore une temporalité qui défie les pronostics. On ne peut guère compter sur les indices temporels, qui la plupart du temps sont relatifs et accompagnés de mar- queurs de modalité qui expriment le doute. « Pendant une minute, deux peut-être » (NUE, p. 78) devient « une éternité » (NUE, p. 78) ; « un seul instant » (NUE, p. 78) devient « dix secondes, vingt secondes peut-être » (NUE, p. 78)… Les anisochronies participent également de la précarité temporelle : empreint de soubresauts, d’accélérations puis de décélérations, le récit est continuellement reprogrammé et réorganisé. Le parcours du personnage, toujours dans l’entre- deux, est responsable de l’alternance entre ellipses et pauses narratives : tantôt il « accélèr[e] » (NUE, p. 118), progresse « au plus vite » (NUE, p. 118), tantôt il « évolu[e] lente- ment » (NUE, p. 54) et « laisse s’écouler […] quelques instants » (NUE, p. 54). Bien entendu, la narration s’en ressent, évacuant complètement le vol d’avion en provenance de Tokyo par le biais d’une ellipse, mais dédiant plusieurs pages au vagabondage nocturne sur le toit du musée ‒ le personnage y progresse presque centimètre par centimètre ‒, entre autres exemples. Rythmée par l’imprévu (garant de mouvement), mais aussi par le prévisible (garant de surplace), la temporalité dans le récit de Jean-Philippe Toussaint, nuancée, est sous l’emprise d’un mélange chronique.

Il y a bel et bien vitesse, mouvement, mais ne serait-ce pas là qu’une illusion monumen- tale? Le récit en lui-même est continuellement interrompu et l’événement est systématiquement décalé. Il faut dire que le contexte de la quadrilogie annonçait déjà une forme d’étirement du temps ; l’analyse confirme derechef cette temporalité dilatée à l’extrême, dans laquelle tout est mis en œuvre pour repousser des dénouements somme toute banals. Pensons à la lente progres- sion du narrateur, désireux d’entrevoir Marie, mais qui ne veut surtout pas qu’elle le voit, sur le

toit vitré du Contemporary Art Space de Tokyo. S’il cherche longtemps Marie, ce n’est que bien plus tard que cette « inquiétude qui le tenaill[e] depuis plusieurs jours » (NUE, p. 81) « dispar[aît] instantanément » (NUE, p. 81) et qu’elle « s’impos[e] [à lui] avec un effet de réel saisissant » (NUE, p. 79). La nouvelle de la grossesse de Marie, qui est en quelque sorte le clou de l’intrigue, tarde également à venir. Le narrateur, conscient qu’il s’agit là d’une manière de dé- nouement, en repousse continuellement l’avènement, jusqu’au brutal « […] mais tu ne le vois pas ce que j’ai? Mais je suis enceinte… » (NUE, p. 143). Tellement de ressources mobilisées pour une nouvelle évacuée aussi crûment! Décevant constamment les attentes (qu’il a pourtant lui- même créées), le narrateur fait de l’enterrement de Maurizio, autre événement que l'on croit im- portant dans le grand contexte du roman, un épisode indigne d’intérêt : « Je regardais la route, et j’étais en train de penser que nous étions venus […] spécialement de Paris pour ses obsèques, et que cela avait été ça, l’enterrement de Maurizio, rien de plus, deux ou trois minutes furtives au bord de la route… » (NUE, p. 150). Plusieurs événements tardent à venir, d’autres se passent car- rément de dénouement. Ainsi, l’incendie de l’usine Monte Capanne, souvent traité sous un angle journalistique, voire policier (« Giuseppe […] entretenait des liens équivoques avec la police, d’information peut-être » (NUE, p. 164)), n’est jamais expliqué, et ce, même si l’on prend la peine de spécifier que des bidons d’essence ont été découverts dans le pick-up du très probléma- tique Giuseppe. Les indices sont semés, mais l’enquête policière qui se profile n’est jamais parachevée… Le récit de Jean-Philippe Toussaint multiplie ces formes de leurres, qui consistent à faire miroiter la possibilité d’un événement destiné à ne pas se produire, comme lorsque le narra- teur croit avoir trouvé Marie (alors qu’il est sur le toit du musée) : « je croyais apercevoir Marie dans la foule, […] de dos, parmi un groupe d’invités, mais, quand elle se retournait, je devais me

rendre à l’évidence en découvrant son visage, ce n’était pas Marie, c’était une inconnue, un leurre qui m’avait un instant abusé » (NUE, p. 57). Le même manège se reproduit quelques pages plus tard, mais c’est Jean-Christophe de G. qui est, en simultané avec le lecteur, dupé, lui qui « ignore […] que la jeune femme avec qui il vient de trinquer […] n’[est] pas Marie (mais tout le monde peut se tromper) » (NUE, p. 67). Les répétitions de ce type participent bien entendu du ralentis- sement de la diégèse, qui se met alors à tourner en rond. Produisant une forme de suspense, les répétitions (qu’il s’agisse de passage consécutifs ou éloignés) précèdent le plus souvent une conclusion triviale : « mais la seule phrase que je pus lire ce soir-là sur ses lèvres, la seule phrase complète et intelligible que je surpris […], l’unique phrase en somme […] : “Moi quand je suis

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