• Aucun résultat trouvé

Au-deçà de la Cité de Dieu

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Au-deçà de la Cité de Dieu"

Copied!
195
0
0

Texte intégral

(1)

Au-deçà de la Cité de Dieu

Mémoire

Charles Gariépy

Maîtrise en études anciennes

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

(2)

Au-deçà de la Cité de Dieu

Mémoire

Charles Gariépy

Sous la direction de :

(3)

RÉSUMÉ

La Cité de Dieu a été rédigée dans une perspective polémique vis-à-vis les païens. La prise de Rome, en 410, a entraîné en Afrique du Nord la venue d’une élite cultivée, revivaliste et admirative du vieux polythéisme. Contre cette mouvance nostalgique, tributaire des anciens majoritairement sur le plan intellectuel et livresque, Augustin s’en prend à la bibliothèque des nouveaux arrivants. La Cité de Dieu peut, le cas échéant, être lue par la négative, c’est-à-dire par le biais de la critique qu’élabore Augustin de trois auteurs choisis, Varron, Cicéron et Salluste, qui résument et représentent conjointement l’essence de la culture classique. Tant chez les païens que chez l’évêque d’Hippone – leur détracteur –, Varron incarne la fine pointe de la théologie romano-hellénistique, Salluste est celui qui a mené à sa perfection la discipline de l’histoire, Cicéron a écrit le parachèvement des œuvres sur la République, et chacun préconise sa structure idéologique propre, les trois domaines formant pourtant un ensemble systémique. Tout en louant ses illustres prédécesseurs, Augustin leur porte une critique générale et c’est à cette critique que seront consacrées nos analyses.

(4)

ABSTRACT

The City of God was written from a polemical perspective in opposition to the pagans. In 410 DC, the Fall of Rome led to the rise of a cultured elite in North Africa who were revivalist and admired the ancient polytheism. Against this nostalgic movement, which was mainly dependent on the Ancients, intellectually and in terms of the literature, Augustine attacked the newcomers’ literary basis. The City of God can be read in the negative, that is, in terms of the criticism Augustine develops of three chosen authors, Varro, Cicero and Sallust, who summarize and jointly represent the essence of classical culture. To both the pagans and the bishop of Hippo – their detractor –, Varro embodies the cutting edge of Roman-Hellenistic theology, while Sallust led the discipline of history to its perfection, and Cicero wrote the definitive works on the Republic – each promoting his own ideological structure, yet with the three areas forming a systemic whole. While praising his illustrious predecessors, Augustine levels a general criticism against them and it is on this criticism that our analyses will focus.

(5)

TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ...iii

ABSTRACT...iv

TABLE DES MATIÈRES...v

INTRODUCTION GÉNÉRALE ... 1

VARRON OU LE REVIVALISME POLYTHÉISTE ...21

INTRODUCTION ...21

DE L’INUTILITE DES LIVRES DE VARRON ...25

DU DOUBLE DISCOURS EN MATIERE DE RELIGION ...31

NOTES SUR LA NOBLE SUPERCHERIE ...39

LA QUESTION DES POETES DANS LA CITE : UNE ESCROQUERIE ...43

DE DEUX THEOLOGIES L’UNE ...49

L’ECHEC DE LA THEOLOGIE NATURELLE...54

CONCLUSION ...66

SALLUSTE OU L’HISTORIEN PESSIMISTE DE LA ROMANITÉ...70

INTRODUCTION ...70

LA CORRUPTION DES MŒURS ...74

LA PEUR ...85

L’APPETIT DE DOMINATION ...93

CONCLUSION ...107

CICÉRON OU LES INFORTUNES DE LA VERTU PAÏENNE ...114

INTRODUCTION ...114

LA QUESTION DES POETES DANS LA CITE : UNE HYPERBOLE ...118

LA REPUBLIQUE, UNE TOILE MATE, INFORME ET CRAQUELEE ...123

LA QUESTION DU LIBRE ARBITRE : EN REVENIR AU PROBLEME ...127

SPLENDEURS ET MISERES D’UNE MERITOCRATIE ...136

LA REPUBLIQUE N’A JAMAIS EXISTE...147

CONCLUSION ...164

CONCLUSION GÉNÉRALE ...175

(6)
(7)

« Nous sommes des dormants pleins des images à demi effacées de l’Éden perdu, des mendiants aveugles au seuil d’un palais sublime dont la porte est close. »

Léon Bloy « Et mieux eût valu attacher mon amour à ce soleil, vrai du moins pour les yeux, qu’à ces mensonges, qui, par les yeux, trompent l’esprit. »

(8)

INTRODUCTION GÉNÉRALE

Concevoir l’Au-deçà de la Cité de Dieu d’Augustin implique de regarder d’abord ce qui réside sous l’écrit répondant à cette appellation, puis d’examiner la réalité qui sous-tend l’idée même de ville sainte. Premièrement, d’autres textes sont sous le texte ; deuxièmement, une autre cité se trouve sous la cité. L’Au-deçà correspond également à ce qui est plus près de nous comparativement à ce qui est plus éloigné de notre point de vue. Plus près de nous se trouve évidemment la cité des hommes, dans laquelle s’inscrit déjà la cité de Dieu ; celle-ci s’élève ensuite par gradation vers l’Au-delà. Au-deçà de la Cité de Dieu se présente dès lors comme un jeu de tension entre l’Au-deçà et l’Au-delà, entre le « ceci » et le « cela ». Augustin aurait pu appréhender la vie civile comme une existence menée par des mineurs au fond d’une cave dont l’entrée se serait effondrée, une ville à ciel fermé. Se trouve au fond de cette mine ce qu’on appelle un lobby, une maison d’approvisionnement, construite en bois rond, et affichant ses fanaux phosphorescents. Les mineurs la quittent et y reviennent sans cesse par l’entremise de tunnels souterrains équivalents aux Holzwege heideggériens, des chemins qui ne mènent nulle part et qui tournent et retournent en abîme. C’est aux scintillements des lanternes de cette cité terrestre, lueurs fluorescentes conçues comme idéaux, que s’attaquera notamment Augustin dans son célèbre ouvrage. Ces lumières païennes, on les retrouve surtout chez trois auteurs, Varron, Salluste et Cicéron, qui encadrent, pour ainsi dire, le foyer d’habitation des mineurs, l’un théologiquement, l’autre historiquement et le dernier politiquement. Sont visibles de surcroît, dans la Cité de Dieu, de véritables galeries littéraires consacrées respectivement aux trois penseurs. On peut creuser dans le texte pour découvrir le sous-sol du récit, la trame et le filon. Appréhendée en définitive comme un roman, la Cité de Dieu ouvre sur de nouvelles perspectives, de nouveaux spectres, de nouvelles brises.

Varron, Salluste et Cicéron sont les personnages principaux du récit de la cité terrestre conté par Augustin1. Le premier est un cosmologue, quelqu’un qui veut fonder ou refonder

une religion en s’appuyant sur un plancher qui s’enfonce toujours davantage au fur et à

1 H. HAGENDAHL, Augustine and the Latin Classics, Göteborg, Elanders Boktryckeri Aktiebolag, 1967,

(9)

mesure qu’il pèse dessus comme le puits sans fond d’Oak Island en Nouvelle-Écosse. Le second, un historien, cherche l’âge d’or à travers la succession des siècles, mais constate, en affinant son travail, que celui-ci est constamment fuyant. Cicéron, en dernière instance, est l’homme du salut par la politique terrestre, ce vers quoi toute la pensée théologique, puis historique païenne pointe. On l’aura compris, c’est à la critique des différentes sphères du savoir gréco-romain incarnées par ces trois éminences que sera consacrée notre analyse. Cette enquête sera littéraire avant tout.

Nous entendons par « littérature » un mode d’écriture qui ne fait pas un avec le monde. Beaucoup d’auteurs produisent de la littérature, mais dans la mesure où ils ne se distancient pas par l’acte d’écrire du flux séculaire, ils n’écrivent pas. Le lieu littéraire est un espace mental, une dimension de l’esprit où le discours s’autonomise et se singularise dans une irréductibilité. Il s’agit d’un non-lieu pouvant avoir partie liée avec la théologie et dans lequel prévalent des formes non classiques de sens, le sens classique allant toujours de pair avec l’économisation de la psyché. N’y apparaît pas une rationalité traditionnelle, mais une rationalité truquée – l’angle mort du rationnel. L’acte littéraire ne peut pas être récupéré à d’autres fins. Il ne peut pas être subordonné à la psychologie ou à la politique. Il se suffit à lui-même en tant qu’esthétisation. À cet égard, la première partie de la Cité de Dieu peut être considérée comme littéraire. L’œuvre ne participe pas dans son ensemble du non-lieu littéraire, mais nous voulons mettre l’accent sur les éléments proprement esthétiques de l’ouvrage d’Augustin. À titre de preuve, l’évêque d’Hippone mentionne, dans ses Retractationes : « Mais pour qu’on ne nous accuse pas d’avoir seulement combattu les doctrines des autres sans avoir exposé les nôtres, c’est cet exposé que contient la seconde partie de cet ouvrage, qui est renfermée en douze livres2. » Augustin ne pensait assurément

pas qu’il n’avait fait que combattre les doctrines des autres dans les dix premiers livres. Mais cette première partie de la Cité de Dieu prêtait flanc apparemment à une telle critique. Pour notre part, il s’agira de montrer comment la critique qu’Augustin porte aux auteurs païens ne se résume pas à une « négativité », mais est transcendée en esthétisme. Les contradictions dénoncées chez les adversaires deviennent prétextes d’Art et sont

2 AUGUSTIN, Les révisions, introduction, traduction et notes par G. Bardy, Paris, Desclée de Brouwer, II, 43,

(10)

transformées en objets de contemplation pour esprits libres. Il conviendra tout autant de montrer qu’Augustin emploie les bases théoriques déficientes des auteurs latins, celles qu’il critique, pour ensuite asseoir dessus ses propres concepts. Et les théories qu’Augustin asseoit sur ces bases n’ont plus la même vocation positive que celle que l’on retrouve chez les polythéistes, mais participe d’une rationalité autre, d’un esthétisme ou d’une négativité systémique. Il en est ainsi notament pour la théorie de la peur présente chez Salluste, et pour la définition de l’État que propose Cicéron.

S’il n’avait été qu’esthétique, s’il n’avait fait que critiquer les païens par l’entremise de procédés littéraires comme l’ironie ou le paradoxe, on se demande quels individus auraient pu suivre Augustin dans cette voie. Probablement peu de personnes. Or l’évêque cherchait à rallier et souder une communauté. Cette seconde partie de l’ouvrage, dans son ensemble, si l’on en exclut quelques passages minimes, expose des thèses affirmatives ou positives. Ces thèses prêtent le flanc à toutes sortes de récupérations. Elles ne nous intéresserons pas pour notre étude. Notre analyse, par rapport à cette seconde partie, s’écartèle entre deux pôles. D’une part, il faut comprendre qu’Augustin a été détourné, particulièrement à partir de la Réforme. Ce sont les doctrines affichées notamment dans cette seconde partie de la Cité de Dieu qui donnent prise à de telles récupérations. L’appropriation d’auteurs pour servir des desseins politiques apparaît au moment ou le terme politique se trouve de plus en plus galvaudé et surutilisé. L’usage massif d’une expression témoigne de la disparition de la réalité sous-jacente à un concept, quand celui-ci se perd dans l’abstraction. Mentionnons quelqu’un comme Bossuet, qui, dans son Discours sur l’histoire universelle3,

instrumentalise une conception linéaire de l’histoire présente dans les douze derniers livres de la Cité de Dieu en vue de servir la politique du Dauphin. Évoquons surtout les protestants – calvinistes, huguenots, luthériens, jansénistes, gallicans ou autres –, qui reprennent des doctrines augustiniennes pour justifier leur schisme bourgeois. À cet égard, la bulle pontificale Unigenitus4 est intéressante si on la lit comme un faire-valoir de toute la

tourbe anabaptiste, la prolifération du Multiple. Si tant est que le protestantisme – les Lumières allemandes – ait été à l’origine de la montée du rationalisme au XVIIIème siècle,

3 BOSSUET, Discours sur l’histoire universelle, Paris, Garnier-Flammarion, 1966.

4 Le contexte de cet édit est examiné dans l’ouvrage de L. CEYSSENS et J. A. G. TANS : Autour de l’Unigenitus, Leuven, Leuven University Press, 1987.

(11)

une part de cette influence peut donc être attribuée à l’augustinisme, le corpus doctrinaire présent entre autres dans la seconde partie de la Cité de Dieu. Mais faire des généalogies d’idées, des filiations d’influences ne nous mènera à rien, sinon à engendrer une sorte de fausse causalité dissimulant la singularité d’un auteur, l’irréductibilité d’une œuvre. L’historiographe des idées devient donc rapidement complice des récupérations, des détournements et des instrumentalisations eu égard aux écrivains et aux œuvres. Conséquemment, le deuxième point est sans doute plus intéressant et concerne l’attaque générale contre le monothéisme et la transcendance faite par les bourgeois. Les douze derniers livres de la Cité de Dieu méritent éloges, considérant l’unanimité du discours ambiant tenu contre l’archaïcité catholique. Face aux immondices du Nouvel Âge, face à la société technique de masse et face au règne unilatéral des marchands, scientifiques, médias, juristes, sportifs, la seconde partie de la Cité de Dieu témoigne d’une noblesse aristocratique et d’une culture théologique – la meilleure qui soit.

Il ne s’agira pas d’évaluer comment Augustin déforme la pensée de ses prédécesseurs latins, mais comment il la récupère pour tisser son propre tableau. Si, d’aventure, il devient difficile de discerner la pensée d’Augustin de celle de l’auteur même de cette recherche, cette ambiguïté devra être mise sur le compte de la non-dichotomie persistant entre le sujet pensant et l’objet pensé. En effet, Augustin pense le chercheur à l’origine de cette étude autant que ce dernier tend à réfléchir sur Augustin. La Cité de Dieu étudie son lecteur. La séparation impliquant un sujet qui examinerait librement son objet d’étude est un leurre. Le chercheur utilise donc, plus ou moins consciemment, son objet d’étude comme un prétexte pour faire émerger à la lumière sa propre pensée. À partir de là, ce n’est plus une question d’objectivité, ni même de subjectivité, mais de maturité. Il pourra arriver que nous essayions de penser comme Augustin, de développer des idées en suivant une logique ou une structure augustinienne, voire d’aller plus loin que lui dans une ligne de pensée lui appartenant. Il ne s’agit ni d’une projection d’idées personnelles sur l’évêque, ni d’une déformation de la pensée d’Augustin.

(12)

Nous nous intéresserons à la critique faite uniquement sur des bases philosophiques et rationnelles par Augustin5. Cette rationalité apparaît d’entrée de jeu comme truquée,

composée de jeux de tensions, de réversibilités et d’hyperboles. Il ne faudra pas s’étonner de voir certaines citations de l’auteur de la Cité de Dieu tronquées dans le but de mettre l’accent sur l’argumentation rationnelle nonobstant le contexte religieux propre à la révélation chrétienne.

Le choix des trois auteurs-clés que nous faisons et que fait Augustin ne relève pas du hasard, puisque Varron, Salluste et Cicéron représentent à la fois pour l’évêque et pour les païens auxquels il s’adresse l’épitomé et l’apogée des différents savoirs susmentionnés. En d’autres mots, Rome apparaît à leurs yeux comme le point culminant de l’Antiquité ; dans Rome, c’est la République qui constitue le pinacle et c’est dans cette période phare que sont choisis les trois théoriciens qui concentrent leur domaine respectif. Ces idéologues font partie au demeurant de la Tradition grammaticale, enseignement scolaire de base des païens à l’époque d’Augustin, dans laquelle on peut compter aussi Virgile et Térence, mais ces deux écrivains-ci ne sont pas des penseurs à système. Une dernière raison pour laquelle nous choisissons ces trois noms est que ces auteurs sont les plus présents dans l’ouvrage d’Augustin en termes de nombre d’occurrences.

Notre travail, en plus d’être uniquement littéraire et d’appréhender la critique seulement sur une base argumentative, ne concernera rien d’autres que des auteurs conceptuels. Au lieu d’inscrire la Cité de Dieu dans une filiation historique d’ouvrages à saveurs politiques ou théologiques, nous la placerons, pour varier l’angle d’approche, dans une chronologie d’œuvres littéraires, de peintures sociales, de « romans » comprenant, par exemple, les Satires et le Satyricon, l’Apocoloquintose, Contre les hérésies d’Irénée de Lyon, ce dernier

5 E. L. FORTIN, « Saint Augustin 354-430 », in Histoire de la philosophie politique (L. Strauss éd.), Paris,

Presses Universitaires de France, 1994, p. 193 : « C’est seulement grâce à la philosophie que le chrétien peut rendre sa position intelligible aux autres hommes, et s’il en est besoin, combattre avec leurs propres armes les objections qu’ils élèvent contre elle. » ; p. 197 : « Il est important de remarquer que la critique de la philosophie politique ne vient pas de la révélation […]. Sa force vient entièrement du fait qu’elle fait directement appel à un principe propre à la pensée des adversaires d’Augustin et qu’ils seraient contraints d’accepter même s’ils contestaient la conclusion qu’il déclarait en tirer. ».

(13)

livre racontant, sous forme comique, la geste des gnostiques6. Augustin peut être vu, en ce

qui a trait à la Cité de Dieu, comme un hérésiologue tournant en dérision diverses sectes. L’hérésiologie est axée sur la dénonciation de courants chrétiens déviants d’une droite ligne cannonique. Si la Cité de Dieu s’adressait uniquement aux païens, elle ne pourrait pas être considérée comme une œuvre hérésiologique, mais plutôt apologétique, toutefois, il se pourrait bien que la grande murale littéraire d’Augustin ait pour motifs d’exorciser certains chrétiens paganisants, et de ce point de vue, elle est bien une œuvre hérésiologique. Nous nous sommes demandé par la suite si d’autres auteurs plus importants en termes de notoriété ou de quantité d’occurrences que Varron, Salluste et Cicéron, étaient cités pour représenter la théologie, l’histoire et la politique dans la Cité de Dieu, mais force est de répondre que non. Par ailleurs, Varron, Salluste et Cicéron débordent souvent de leur domaine respectif, mais leur utilisation, celle qu’en fait Augustin, concerne majoritairement ces trois sphères.

Nous travaillerons à partir de la quatrième édition de la Cité de Dieu due à Dombart et Kalb (19597) qui contient le texte latin et une traduction française. Cette traduction, hormis

quelques ajustements mis entre crochets, nous servira durant toute cette étude. Notons également que les « v » ont été changés par nous pour des « u ». On verra parfois des caractères italiques à l’intérieur des citations traduites données par nous en bas de pages ; il s’agira des mots repris par Augustin d’un de ses auteurs de référence. Les parenthèses nous serviront pour leur part, à l’intérieur des citations, à mettre en lumière quelques faits. Plusieurs chercheurs ont déjà touché de près ou de loin aux éléments qui seront présentés dans cette étude, mais jamais selon l’angle précis sous lequel nous les aborderons. Cet angle, c’est le décalage fécond et générateur de sens opéré entre l’appréhension uniquement littéraire d’auteurs conceptuels et ces mêmes auteurs dans la Cité de Dieu. À titre d’exemple, nous pourrions considérer historiquement parlant Karl Marx comme un mauvais poète, et les poètes maudits – Baudelaire, Rimbaud, Verlaine – comme de bons théoriciens politiques. Ou encore jouer Eckhart contre Descartes, quand le non-moi

6 Il faut considérer à cet égard l’article de J. T. HORTON : « The De Civitate Dei as a religious satire », The Classical Journal, 60, 1965, p. 193-203.

7 AUGUSTIN, La cité de Dieu, édition publiée sous la direction de B. Dombart et A. Kalb avec la

(14)

triomphe du cogito, en sachant justement que les deux n’écrivent pas sur le même plan sémantique, ne se situent pas dans le même champ référentiel.

Notons qu’aucun chercheur n’a mis en parallèle ou en relation les critiques des trois pensées si ce n’est Hagendhal, mais très indirectement. Il arrive quelques fois, dans les différentes études employées pour faire ce travail, que Salluste et Cicéron se rejoignent sur une idée, Cicéron et Varron sur une autre ; jamais cependant les trois ne sont réunis. À propos de Varron, un savant comme Pépin (19568) se consacre principalement à retrouver

sa pensée authentique à travers les déformations augustiniennes. En d’autres mots, il fait de l’historico-critique, de l’analyse diachronique, ce qui ne sera pas notre cas. Nous considérerons la Cité de Dieu comme une œuvre autoportante – qui vaut par elle-même –, un tout cohérent et articulé, une unité de sens. Pour notre part, c’est surtout Fortin (1994 – œuvre originale datant de 19639 –) qui alimentera notre recherche quant à Varron, mais

également ensuite pour Cicéron. Dans le cadre d’une vaste entreprise initiée par Leo Strauss visant à faire l’histoire de la philosophie politique, Fortin se voit assigné à Augustin. Le chercheur découvre ainsi qu’il ne semble pas y avoir de philosophie politique dans la Cité de Dieu si ce n’est par la négative, c’est-à-dire qu’on aurait affaire ici à une philosophie politique se manifestant surtout voire uniquement par la critique de la pensée politique païenne. Nous ne chercherons jamais, quant à nous, à dégager une pensée positive d’Augustin comme le fait par exemple Thonnard (1953-195410) ; nous commencerons

d’emblée nos recherches par cet esprit justement négatif qu’on retrouve dans la Cité de Dieu (œuvre autrement et peut-être plus pertinemment intitulée par rapport à notre approche Contre les païens). D’ailleurs, quelques-uns se sont plaints qu’il n’y ait pas, à proprement parler, de politique augustinienne étant donné que la vraie politique, selon l’évêque, commence dans l’au-delà… Hagendahl (196711) est l’une de nos sources

principales parce que, parallèlement à un immense travail de recension de toutes les

8 J. PÉPIN, « La théologie tripartite de Varron. Essai de reconstitution et critique des sources. », Revue des études augustinienne, 2, 1956, p. 265-294.

9 E. L. FORTIN, « Saint Augustin 354-430 », in Histoire de la philosophie politique (L. Strauss éd.), Paris,

Presses Universitaires de France, 1994, p. 191-222.

10 F.-J. THONNARD, « La philosophie augustinienne », L’année théologique augustinienne, 13, 1953,

p. 280-326. Voir aussi : « Ontologie augustinienne », L’année théologique augustinienne, 14, 1954, p. 39-53.

(15)

occurrences latines dans l’ensemble d’Augustin, il commente, dans la deuxième partie de son livre, les écrivains cités à la fois sur le fond et sur la forme. Son index permet de retrouver toutes les allusions, les fragments, les citations directes et indirectes de Varron, mais aussi celles de Salluste et de Cicéron, dans la Cité de Dieu. Lehmann (199712), à

l’instar de Pépin, cherche à travers les différents fragments et citations que l’on retrouve dans la Cité de Dieu la vraie pensée de Varron. Neschke (199913) s’est concentré sur les

idées du Réatin en couvrant également Cicéron. Burns (200114) est définitivement proche

de notre sujet. Enfin, Chapot (200815) permet de faire la différence entre l’utilisation de

Varron faite par Augustin pour critiquer le paganisme, et l’utilisation de Varron faite par Augustin dans le but de critiquer Varron lui-même. C’est ce dernier point qui nous concernera, donc l’ouvrage de Chapot ne peut nous être utile qu’en partie. Pour les Antiquités de Varron, nous nous servirons des fragments identifiés par Agahd et Merkel tandis que pour le Logistoricon, il s’agira de ceux de Cardauns. Nous utiliserons de surcroît les fragments non originels, mais repris par Hagendahl. Notons qu’Augustin est à la fois celui qui sauvegarde une œuvre perdue comme les Antiquités et celui qui en fait la critique.

Pour ce qui est de Salluste, notons l’ouvrage de Brown (197116) qui apporte toutes les

informations nécessaires sur le contexte historique et biographique entourant la rédaction de la Cité de Dieu. Swift (198717) et Johnson (199518) écrivent sur la vertu païenne, cette

vertu qui, on le verra, est incarnée différemment chez l’historien romain ainsi que chez Augustin par Caton le Jeune et Jules César. Wood (199519) paraît indispensable dans la

mesure où il écrit sur le théorème historique de la peur chez Salluste, schéma repris par

12 Y. LEHMANN, Varron théologien et philosophe romain, Bruxelles, Latomus, 1997.

13 A. NESCHKE, « La cité n’est pas à nous. ‘‘Res publica’’ et ‘‘civitas’’ dans le XIXème livre du

‘‘De Civitate Dei’’ d’Augustin d’Hippone », in La ‘‘Repubblica’’ di Platone nella tradizione antica (M. Vegetti et M. Abatte éd.), Naples, Saggi Bibliopolis, 1999, p. 219-244.

14 P. C. BURNS, « Augustine’s Use of Varro’s ‘‘Antiquitates Rerum Divinarum’’ in his ‘‘De Civitate Dei’’ », Augustinian Studies, 32, 2001, p. 37-64.

15 F. CHAPOT, « Étiologie et critique du paganisme. L’utilisation des ‘‘indigitamenta’’ chez les auteurs latins

chrétiens », in L’étiologie dans la pensée antique (M. Chassignet éd.), Turnhout, Brepols, 2008, p. 331-345.

16 P. BROWN, La vie de saint Augustin, Paris, Éditions du Seuil, 1971.

17 L. J. SWIFT, « Pagan and Christian Heroes in Augustine’s ‘‘City of God’’ », Augustinianum, 27, 1987,

p. 509-522.

18 P. D. JOHNSON, « Virtus : Transition from Classical Latin to the De Civitate Dei », in The City of God : A Collection of Critical Essays (D. F. Donnelly éd.), New York, P. Lang, 1995, p. 233-240.

19 N. WOOD, « Sallust’s Theorem : A Comment on ‘‘Fear’’ in Western Political Thought, History of Political Thought, 16, 1995, p. 174-189.

(16)

Augustin. Inglebert (199620) est l’une de nos principales sources concernant Augustin et

Salluste, puisqu’il est question dans son ouvrage des rapports qu’entretiennent les chrétiens et les Romains au sujet de l’histoire de Rome. Herman (199721) est un auteur qui a travaillé

sur l’idée de déclin dans le monde occidental. Burns (199922), à nouveau, traite cette fois-ci

de Salluste, mais avec un accent particulier mis sur la Tradition grammaticale. Quant aux Histoires de Salluste, œuvre perdue, nous utiliserons les fragments compilés par Maurenbrecher et relayés par Hagendahl. Fait important encore, Augustin est celui qui à la fois préserve un pan des Histoires, à la fois nous présente l’analyse de cette œuvre.

Pour Cicéron, Testard (195823) a produit une étude qui affiche tous les liens entre

Augustin et Cicéron dépassant largement le cadre de la Cité de Dieu qui est le nôtre, mais qui nous sera utile. Donnelly (197724) traite des liens entre la République conçue par

Cicéron et la cité envisagée par Augustin. Pour ce qui est de Reta (198125), puis de Hendley

(198726), c’est plutôt de discussions littéraires établies entre Augustin et Cicéron sur le libre

arbitre dont ils traitent dans leur ouvrage respectif. Enfin, Treloar (198827) et Burnell

(199228) parlent des rapports sur le plan de la pensée politique entre Cicéron et Augustin.

Avant la redécouverte matérielle de la République de Cicéron en 1819, Augustin, en citant textuellement de longs passages de cet ouvrage, était l’un des principaux mémorialistes de cette œuvre. La mise au jour du texte a permis de confirmer, une fois de plus, l’authenticité des fragments relayés par Augustin, qui citait non de mémoire, mais

20 H. INGLEBERT, Les Romains chrétiens face à l’histoire de Rome : histoire, christianisme et romanité en Occident dans l’Antiquité tardive, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1996.

21 A. HERMAN, The Idea of Decline in Western History, New York, Free Press, 1997.

22 P. C. BURNS, « Augustine’s Use of Sallust in the ‘‘City of God’’ : The Role of the Grammatical

Tradition », Augustinian Studies, 30, 1999, p. 105-114.

23 M. TESTARD, Saint Augustin et Cicéron, I ; II : Cicéron dans la formation et dans l’œuvre de saint Augustin : Répertoires de textes, Paris, Études Augustiniennes, 1958.

24 D. F. DONNELLY, « The ‘‘City of God’’ and Utopia. A Revaluation », Augustinian Studies, 8, 1977,

p. 111-124.

25 J. O. RETA, « Une polémique augustinienne contre Cicéron : Du fatalisme à la préscience divine », Augustinian Studies, 12, 1981, p. 19-41.

26 B. HENDLEY, « Saint Augustine and Cicero’s Dilemma », in Plato, Time and Education. Essays in Honor of R. Brumbaugh (B. Hendley éd.), Albany, State University of New York Press, 1987, p. 195-204.

27 J. L. TRELOAR, « Cicero and Augustine : The Ideal Society », Augustinianum, 28, 1988, p. 65-590. 28 P. J. BURNELL, « The Status of Politics in Augustine ‘‘City of God’’ », History of Political Thought, 13,

(17)

avec les livres même des auteurs sur sa table. Néanmoins, le texte de la République déniché reste déficient, et Augustin demeure toujours l’un de ceux qui nous transmettent des informations sur les parties incomplètes du traité. Nous nous fierons pour notre part aux occurrences et aux attestations reconnues par Müller et transmises par Hagendahl dans son maître ouvrage Augustine and the Latin Classics.

L’une des tendances générales que l’on retrouve chez les différents chercheurs est de vouloir définir positivement une théologie augustinienne à partir de la Cité de Dieu, de circonscrire la philosophie de l’histoire d’Augustin, de concevoir la pensée politique de l’évêque, or l’un de nos postulats de base est de montrer que les conceptions d’Augustin se dessinent beaucoup par la négative, c’est-à-dire par la critique des idéologies païennes, dans les dix premiers livres. En montrant les contradictions inhérentes à la pensée païenne, Augustin produit une sorte d’effet d’impossibilité existentielle, où les polythéistes se retrouvent à scier la branche sur laquelle ils sont assis. Quand nous employons le terme « négativé », trois choses peuvent être signifiées. Le premier type de négativité est une négativité esthétique. Si l’on considère par exemple un appareil photo analogique, chaque photo comporte son négatif. Ce revers peut contenir une dimension artistique, et n’a rien à voir avec la morale. Le deuxième type est la négativité morale inversée, au sens où c’est le monde qui associe la négativité au mal, cherchant de cette façon à l’enrayer. Le troisième type correspond à la négativité verbale. Il s’agit d’un « non », c’est-à-dire de la négation critique d’une pensée. Le terme positivité n’est pas à mettre en lien, pour sa part, dans le contexte de notre étude, avec un quelconque bien. Cette expression peut signifier un « oui », donc l’affirmation d’une proposition, ou peut revêtir le sens d’un positivisme, donc d’une croyance à la science, au progrès, à la raison ; un optimisme un peu niais. La positivité peut enfin être jointe à l’idée d’une exaltation esthétique, une réalité qui concerne la jouissance et le corps, donc tout l’Art.

L’intérêt de notre mémoire réside en trois aspects. Il s’agit d’abord de considérer Augustin comme un écrivain et sa Cité de Dieu comme une peinture du siècle où il a vécu,

(18)

une fresque sociologique29. On a coutume de regarder l’évêque comme un théologien ou un

philosophe issu de la culture du monde occidental. Il s’inscrirait dans l’histoire des idées, il aurait une responsabilité historique pour l’avènement religieux du Moyen Âge, il consisterait en une contribution pour les développements ultérieurs de la philosophie. Deux tendances peuvent être dégagées quant à l’appréhension de cet écrivain. On peut voir ce qu’il y a de philosophique en Augustin, son discours émanant de la Raison pour contrer paradoxalement les prétentions des tenants de la Révélation et de la théologie. Il semble que ce soit la perspective des straussiens30, qui appliquent tout autant cette méthode à

Thomas d’Aquin, Maïmonide ou Al-Fârâbî31. Ce ne sera pas notre approche. On peut

également considérer le Père tardo-antique comme un penseur issu de la Révélation et de la théologie pour contrer l’approche rationnelle et philosophique positive. Ce sera notre optique, pas dans un cadre théologique, toutefois, mais littéraire, où Augustin emploie une rationalité truquée, réversibiliste, et une philosophie du paradoxe. En émettant l’hypothèse qu’Augustin pourrait être un romancier – dépeignant la nature humaine toutes époques confondues –, on déplace le champ catégoriel vers de nouveaux schèmes d’analyse. Nous voulons pour notre part exploiter le contraste existant entre le fait que la Cité de Dieu soit une œuvre philosophique, un essai de pensée, et le fait d’appréhender ce même livre avec des paramètres uniquement littéraires. Les ondes de choc ainsi produites pourront faire émerger de nouvelles formes, non classiques, de sens. Nous reviendrons aux questions également, ainsi qu’aux problèmes, sans nous occuper des réponses ou des solutions envisagées par Augustin. Nous privilégierons les ouvertures aporétiques chez Augustin, quand ce dernier repose les grands problèmes, redéfinit les grandes questions. Nous chercherons à comprendre Augustin comme ce dernier s’est compris lui-même. Il conviendra d’étudier la critique de l’évêque pour ce qu’elle vaut en elle-même, indépendamment de la façon dont Augustin l’utilise à d’autres fins. Considérant que même les dix premiers livres de la Cité de Dieu ont une visée apologétique, malgré leur aspect littéraire marqué, c’est sur cet aspect que nous voulons nous concentrer pour, au pire,

29 P. Brown mentionne, dans son livre sur la vie d’Augustin à la page 398 : « La Cité de Dieu est un

monument de la culture littéraire du Bas-Empire tout aussi caractéristique à sa manière que les Saturnales de Macrobe. »

30 Tels que décrits dans L. STRAUSS, La renaissance du rationalisme politique classique, Paris, Gallimard,

2009.

31 Ceci dit, les aspects bruts, purement révélationnels, des grands théologiens, penseurs, philosophes du

(19)

mettre en lumière tout un pan de l’esthétique augustinienne négligé par les commentateurs, au mieux, révéler une partie considérable du travail d’Augustin. Non content de voir en Augustin un sympathisant du monde de la littérature, nous voulons isoler en lui, parmi ses multiples facettes, l’écrivain de la négativité. Nous allons aborder la Cité de Dieu uniquement par ce qu’elle n’est pas, de la même façon qu’Augustin cherchait à convaincre les païens par l’absurde et la négative, c’est-à-dire en montrant les contradictions inhérentes au paganisme32. Ce que n’est pas la Cité de Dieu, c’est avant tout la Cité cosmique des

dieux multiples chère à Varron ; l’histoire de la Rome terrestre n’est pas celle que Salluste raconte ; la politique de la République idéale n’est pas, en définitive, celle que Cicéron prétend être.

Le troisième point qui définit la pertinence de notre étude mérite plus amples détails. Il ne s’agit pas d’actualiser Augustin, de montrer que sa pensée est moderne et qu’il est en avance sur son temps. Il ne s’agit pas, au surplus, d’appliquer à la Cité de Dieu des conceptions toutes contemporaines et qui seraient anachroniques, mais d’établir qu’en la prenant comme elle est, cette œuvre peut faire émerger de nouveaux signifiants pour peu qu’on modifie son point de vue. Nous allons démontrer qu’en l’abordant sous certains angles aigus, la Cité de Dieu peut témoigner d’une pensée extrême et oscillatoire. C’est donc cette vision des choses, cette façon non classique d’aborder la réalité qui revêt un intérêt pour nous aujourd’hui. Prenons un païen matérialiste, Augustin l’obligera par la pensée à se rendre jusqu’aux limites de son matérialisme, là où la contradiction pure, le flou quantique, règne. Et prenons un idéaliste, Augustin démontrera que derrière cet idéalisme se trouve en fait un matérialisme caché. Qu’est-ce que notre époque pense d’Augustin ? de la Cité de Dieu ? Il semble d’une part que les Confessions soient toujours davantage étudiées, une œuvre « étonnament moderne », « grandement en avance sur son temps », pour des raisons psychanalytiques notamment, et que, d’autre part, Augustin soit perçu comme un moyenâgeux, le personnage-type de la Grande Noirceur. On pourrait aller jusqu’à dire qu’il en est ainsi depuis cinq cents ans, depuis la Renaissance qui correspond au rejet du présumé obscurantisme. Les diverses récupérations politiques ou schismatiques

32 P. BROWN, op. cit., p. 354 : « On ne pouvait pas l’ignorer, il fallait réfuter ouvertement le paganisme, et,

parvenu à sa maturité, Augustin va s’attaquer finalement à cette tâche dans le grand ouvrage qu’est la Cité de

(20)

opérées par les théoriciens de la Réforme constituent une autre façon de rejeter l’œuvre et son orfèvre. Une société médiévale, organiquement augustinienne ou chrétienne, s’effritait sous l’influence de critiques italiens comme Lorenzo Valla. Augustin subit donc le même sort que la médiévité toute entière ; il est d’une part aboli, et d’autre part reconstruit artificiellement selon un autre mode. Quelque chose est perdue, ou bien l’organicité d’une civilisation, le réel, ou bien le rapport symbolique qu’entretiennent les différentes catégories d’êtres. Quelque chose est remplacée. Il peut s’agir de la mise en place d’une nouvelle structure de signes, d’une artificialisation d’un genre particulier et inédit, ou encore d’une réelisation du monde par la Technique et la Rationalité. Dans les deux cas, l’irréductibilité de l’écrivain n’a pas sa place. On cherchera à la détruire, ou bien à la singer.

Quatre événements survenus dans l’Angleterre moderne nous servent ici pour illustrer ce point. La guerre des Deux-Roses, un conflit au sens traditionnel, opposait clairement et classiquement deux camps bien définis sur le plan politique, le parti de la rose blanche et le parti de la rose rouge, un roi et un antiroi. Pour contrer cet état permanent de violence, cette dualité guerrière qui avait tendance à se réitérer perpétuellement, la Glorieuse Révolution de 1689 trouva une solution originale ; reléguer le roi, cette figure immémoriale alliant sacré et violence, à un rôle symbolique, et redoubler holographiquement la dualité originelle en chambre, dans un parlement, où, au lieu de se balancer des projectiles meurtriers, les deux partis se lanceraient des chapeaux dans une forme simulée de la guerre et de la réelle-politique. Le nouveau système avait pour avantage de mettre un terme à la violence perpétuelle, cependant une chose était perdue : le réel. L’ancien régime avait pour désavantage de produire et reproduire la violence tout en conservant quelque chose de vivant : le sacré. Or cette parlementerie confrontant sans grands remous les Whigs aux Tories pouvait-elle prétendre à l’abolition totale du réel et de la négativité ? Seulement en apparences. Dans ce recouvrement total de la vie politique par une parodie bourgeoise et constitutionnelle, le Mal devait trouver ses voies pour rejaillir sous d’autres formes. Le Mal était lié à un rapport entre l’identité et l’altérité, dans l’opposition de deux camps objectivement définis. Ayant supprimé cette opposition classique en la résorbant artificiellement, la Glorieuse Révolution instaurait l’ère de l’uniformisation, les deux partis

(21)

étant dès lors clivés caricaturalement. Eu égard à cet état de globalité, le Mal passa dans la singularité, dans l’individualité et l’hapax. À peu près à la même époque que la Déclaration des droits surviennent au demeurant ce qu’on a baptisé la Conspiration des poudres (1605), le premier attentat terroriste d’Occident au sens moderne de l’expression, impliquant une bombinette posée par un dénommé Guy Fawkes, puis le Complot papiste, la première théorie du complot et la première attaque sous fausse bannière : en 1678, un individu isolé du nom de Titus Oates annonce avoir éventé une conspiration visant à assassiner le roi. Or le principe de réalité commence à se désagréger. On ne sait plus à qui attribuer la tentative de meurtre, à qui attribuer le Mal et l’altérité qui devient radicale. Aux protestants ? Aux catholiques ? Aux protestants voulant faire accuser les catholiques ? Aux catholiques voulant faire accuser les protestants ? À Titus Oates lui-même ? La Déclaration des droits impliquent donc un nouvel aménagement de l’ordre symbolique, où le factice s’étend à toute la vie quand le réel passe dans l’extrémité. La dichotomie actuelle entre le camp de la sécurité d’un côté et le camp du terrorisme de l’autre, le premier étant censé s’étaler au détriment du second, est donc fondée sur une aberration, parce qu’elle projette sur un monde post-classique des catégories traditionnelles n’ayant plus cours. Le terrorisme, c’est ce qui resurgit fatalement quand le sécuritaire prétend englober la réalité.

Saint Augustin est un auteur rebutant, parce que Père de l’Église. De ses deux chefs-d’œuvre, la Cité de Dieu apparaît comme la fresque la plus rébarbative, que l’on lit seulement en théologie, et même, dans ces facultés-ci, de moins en moins. Il fallait donc s’intéresser à ce qu’il y avait de plus revêche au sein même de la Cité de Dieu : la négativité. Si on sait lire, on pourrait découvrir qu’un auteur qui parle à partir du point de vue de Dieu, qui se met à la place de la cité de Dieu pour juger du terrestre aurait davantage de choses à nous apprendre, mais à l’envers. C’est ce que nous appellerons la pensée extrême, cet Au-deçà conceptuel qui sera graduellement défini et expliqué au fil de cette étude. Cet Au-deçà conceptuel est l’une des deux passerelles jetées entre la littérature à la théologie, l’autre étant la question du désir et son illustration à travers des personnages concrets et des scènes vives.

(22)

Le dernier élément à mentionner, c’est que, bien entendu, tout le monde est massivement et rigidement varronien, sallustien, et cicéronien aujourd’hui. Varronien parce qu’éclosent chez l’ensemble des gens tous les cultes non monothéistes, c’est-à-dire liés aux mystères du cosmique. Ces cultes ne sont pas nécessairement liés à des rituels néo-païens, mais culminent surtout dans une foi inébranlable en la science et en ses dogmes qui constituent toute une nouvelle mythologie, la nature objectivisée finissant par rejoindre les dieux païens. Sallustien parce qu’on associe certaines périodes de l’histoire au mal, d’autres au bien, au lieu d’entendre que le mal est intriqué dans la nature même de l’histoire. Les supposées bonnes périodes de l’histoire sont récupérées idéologiquement par les réformateurs politiques pour instaurer de nouveaux ordres terrestres. La situation se complexifie si l’on consirère le clivage récent entre l’histoire et la post-histoire. Cicéronien, enfin, pour la raison suivante qu’historiquement parlant, une fois que la religion, la transcendance et ses mystères furent évacuées, le sacré est tombé dans le politique à l’instar de ces anges chassés du paradis pour investir la terre, le politique devenant lui-même mystère comme le dénote si bien la religion citoyenne, Marx, etc. Les activistes de la Révolution française s’attribuaient des pseudonymes païens évoquant la Rome républicaine, et il n’y a aucune raison de croire que nous soyons sortis de cette mouvance à l’heure actuelle, le militantisme citoyen individualisé étant le premier mode d’existence. Le catholicisme, le Moyen Âge, la Transcendance, le monothéisme et Augustin nous servent de pivot littéraire, autrement dit de faire-valoir ou de repoussoir pour discerner le paganisme ancien qui s’identifie à la modernité parce que l’essence de cette dernière présente un retour à l’Antiquité gréco-romaine via ses deux grandes sources ; les Lumières grecques, le Droit romain. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder l’architecture des bâtiments parsemant le District de Columbia aux États-Unis. Loin d’être médiéviste, cette architecture est foncièrement antiquisante. L’identification circulaire entre le Moderne et l’Ancien, le Moyen Âge étant évacué comme un reliquat, n’est pas du tout obscure. C’est le discours global. Et c’est pour cette raison que le Moyen Âge doit être réhabilité par des documentaires, des reportages et des revues pour bien faire en sorte que son côté subversif soit brisé. Dire de quelqu’un qu’il est moyenâgeux (ou obscurantiste), c’est une insulte. Dire qu’il est classicisant, c’est un compliment ; un lettré éclairé. Avoir une grande culture théologique, épiscopale ou conciliaire, est étrange, biscornu de nos jours, mais avoir une

(23)

grande culture classique est bien perçu ; savoir ses classiques. On pourrait par exemple critiquer l’islam en adoptant le point de vue des Lumières, jamais en citant le concile de Nicée, d’Éphèse ou de Chalcédoine.

Sur le plan de la méthode, il s’agissait d’abord pour nous de recenser toutes les attestations de Varron, de Salluste et de Cicéron dans la Cité de Dieu. Nous avons donc dû avoir recours aux travaux historico-critiques et aux outils d’analyse diachronique. Ensuite, il convenait de classer ces citations, ces occurrences, ces fragments et toutes ces références directes et indirectes aux trois auteurs susmentionnés. Fait à noter, lorsque nous citerons Augustin faisant lui-même référence à l’un ou l’autre des trois auteurs, nous mettrons la référence augustinienne en premier, suivie de celle découlant de l’arrière-texte, de l’intertextualité. Augustin emploie Varron pour parler de théologie païenne, mais aussi de philosophie et d’histoire. Nous avons conservé les fragments de Varron traitant uniquement de cosmologie religieuse. De ces attestations, il incombait de préserver surtout celles qui présentaient une discussion littéraire entre Augustin et Varron, une critique. La même technique sera préconisée pour Salluste. Ce dernier, ne traitant pas seulement d’histoire, émet aussi des idées philosophiques. Et quand il est employé pour construire de l’histoire, quelques fois Augustin rapporte de lui seulement des faits. S’il s’agissait d’une vision de l’histoire – notre sujet –, dès lors nous avons séparé les points d’accords et les points de désaccords pour nous concentrer surtout sur la négativité. Passant à Cicéron, nous avons découvert un nombre élevé d’attestations pour des sujets aussi divers qu’intéressants. Notre recherche, suivant son angle, pouvait sortir du travail d’exhaustivité sans finalité qui est celle de l’historien des textes, pour appréhender un moment particulier dans le cadre de toutes ces citations. Il sera question seulement des occurrences politiques, et en particulier des occurrences politiques où Augustin se sert de Cicéron pour en dégager la critique.

Cette vaste enquête textuelle étant achevée, nous avons interprété les passages en nous servant principalement des outils de l’analyse synchronique. On peut imaginer, par exemple, une narratologie de la Cité de Dieu dans la mesure où nous considérons ou tâchons de considérer cette œuvre d’emblée comme un roman. Les personnages de ce roman sont les habitants de la cité terrestre en proie à leurs désirs, à leur amour

(24)

d’eux-mêmes. Varron, Salluste et Cicéron représentent un vaste pan de l’intertextualité augustinienne, l’Au-deçà textuel, sans doute négligé par les chercheurs, parce que l’accent était toujours mis sur la définition d’une théologie positive d’Augustin, sur la circonscription d’une théorie de l’histoire et d’une pensée politique, elles aussi positives. Quant à l’examen rhétorique des discussions littéraires présentes dans la Cité de Dieu, nous avons particulièrement regardé l’ironie augustinienne, dans la façon qu’a l’évêque d’argumenter, le paradoxe qui lui est cher, l’hyperbole et la tautologie. Nous avions à l’origine opté pour un titre on ne peut plus long et académique allant comme suit : « L’antipaganisme idéologique dans la Cité de Dieu : le témoignage négatif de Varron, Salluste et Cicéron. ». Après mures réflexions, il n’a pas été gardé, non pas qu’il exprime mal les choses, il est très clair ; le problème c’est qu’il est peu représentatif de l’angle avant tout littéraire avec lequel nous aborderons l’œuvre.

La division du travail en trois sections nécessite plusieurs explications concernant l’ordre d’apparition desdits auteurs. Elle est influencée sans doute par les travaux d’Hagendhal, qui considère les différentes influences latines d’Augustin une par une en les encapsulant, en les isolant et en les traitant indépendemment. Si notre recherche s’apparentait à l’historico-critique, la succession des auteurs tiendrait uniquement compte de l’ordre alphabétique des noms, ou du nombre d’occurrences se rapportant à chaque personnage. Au lieu de produire une étude en fonction des trois noms et des trois sphères ou domaines d’étude s’y rapportant, nous aurions pu envisager de développer le corps de notre recherche en fonction de différentes thématiques, où les trois penseurs viendraient s’entrecroiser. Il s’agissait probablement, à l’encontre de cette approche-ci, de préserver la singularité des trois auteurs en les prenant séparément dans leur irréductibilité respective. Un grand respect est fait à la notion d’individualité auctorale. Mais si notre division en trois parties entraîne des redites, il faut se demander s’il s’agit réellement de répétitions ou si chaque auteur aborde les mêmes thèmes de manière différente. S’il s’agit d’évidentes redondances, la répétition de mêmes schèmes peut avoir une valeur s’il s’agit de concepts importants sur lesquels un accent particulier doit être mis. La répétition aura alors, dans cette perspective, une fonction didactique.

(25)

Il est coutume, chez les chrétiens, de commencer un traité du monde en débutant par Dieu, puis de montrer l’évolution de l’histoire des hommes pour prendre position en définitive sur les questions de morale et de vie en société. La Bible est ainsi faite. Le pentateuque commence par une théologie, celle de la Genèse – Au commencement Dieu…–, se poursuit avec une histoire représentée par les généalogies des patriarches, les récits noachiques et babéliens sans compter l’Exode, puis se stabilise avec un ensemble de lois et de prescriptions politiques, les Nombres, le Lévitique et le Deutéronome. La même structuration peut se trouver chez les païens. Hésiode écrit une théogonie avant de se consacrer à une œuvre traitant des hommes, Les travaux et les jours. Aristote considère que le domaine du sur-naturel – la métaphysique – concerne les choses premières, les causes théologiques à l’origine du monde physique, et Origène, à sa suite, rédige un traité des premiers principes. Plus près de nous, quelqu’un comme Michel Onfray, un païen, entend produire une somme philosophique en trois parties. La première s’intitule Cosmos et contient une réflexion sur l’origine de l’univers. La deuxième appelée Décadence témoigne d’une vision historique, et la troisième se voit nommée Sagesse ; ce dernier volet est consacré aux conceptions éthiques et politiques de l’auteur. C’est la prise en considération de ce schéma qui a fait en sorte que nous placions Varron en début de mémoire, considérant qu’il traite de la cosmologie, puis Salluste ensuite avec son histoire, pour terminer avec Cicéron et la politique. Cependant, cette situation peut très bien être inversée. Varron se demande à titre d’exemple, lors de la rédaction de ses Antiquités, s’il doit traiter premièrement des choses humaines ou des choses divines. Toutes réflexions faites, il choisit d’aborder d’emblée les choses humaines, sous l’influence vraisemblablement de l’évhémérisme et du rationalisme grec. Leo Strauss33, pour finir, choisit, dans la généalogie

qu’il fait de la foi en la révélation, de placer les éléments dans l’ordre freudo-matérialiste que nous résumons ainsi :

1. Besoins de l’homme : société, sinon la société était irréductible : besoin de loi. (politique)

2. Besoin d’une bonne loi : critère premier de ce qui est bon : ancestral. La loi dépend des ancêtres : le père ou les pères. (histoire)

3. Supériorité absolue des ancêtres : êtres surhumains. (théologie)

(26)

Voilà la véritable grille de lecture païenne dans les faits. Elle part de l’économisation de la psyché, d’un rapport aux besoins (qui n’existe pas). Il serait artificialiste pour un païen qui croit en la primauté du Moi, de ses besoins, de l’homme et de sa cité, de commencer un traité par les choses divines puisqu’il place l’homme au centre du monde, suivant une perspective humaniste. Pour un païen, le Moi engendre des désirs librement et indépendemment du désir des autres individus, alors que dans la réalité, ce sont les désirs arbitraires de la collectivité qui engendrent le Moi. Il faudrait donc placer au début de la suite structurelle des éléments non pas les besoins, mais une logique toute autre impliquant des réversibilités, du potlatch, des jeux de tensions, des défis et contre-défis, des rapports symboliques voire sacrificiels, en un mot : du religieux. La façon avec laquelle nous avons organisé notre mémoire constitue donc la transposition légèrement ironique de l’ordre des choses chrétien sur l’ordre des choses païen. Mais les païens eux-mêmes pourraient opter pour cette structure – théologie, histoire, politique – en ne s’apercevant pas de la contradiction. Là est tout l’intérêt. La contradiction est la suivante à savoir que, dans le paganisme, c’est l’homme qui écrit l’histoire, qui crée les dieux, à la base, pour servir la cité. Donc, à la fois tout pointe vers l’Homme et la Cité en tant que finalités, les chrétiens ayant raison à ce niveau-là de mettre la politique en fin de traité, mais en même temps, tout commence avec l’Homme, le Moi, qui crée l’histoire artificiellement, celle du Moi, puis qui invente les dieux pour alimenter sa psychologie dont il faut cacher l’existence. L’histoire sert à justifier la politique ; la théologie est utilisée elle aussi pour justifier la vie de la cité. Si tout est organisé en fonction de la politique, alors pourquoi ne pas commencer un traité par la politique comme le fait à juste titre Leo Strauss ? Varron commence de ce fait avec les choses humaines, les cultes institués par l’homme et par la cité, puis il poursuit avec les choses divines, les cultes institués par les dieux. En fait, nous avons voulu montrer que, du point de vue d’Augustin, tout commence chez les païens par une fausse théologie, qui justifie ensuite une vision de l’histoire toute artificielle laquelle, elle-même, vient cautionner une politique trompeuse34. En fait, tout commence avec l’Homme et la Cité,

appréhendés de façon tautologique, et cette contradiction prend de l’ampleur au fur et à

34 J. SCHEID, Religion et piété à Rome, Paris, Albin Michel, 2001, p. 175 : « Pourquoi alors étudier

séparément la religion et les institutions politiques ? Par commodité sans doute, et parce que cet aspect de la réalité romaine révèle avec une force particulière les structures de la cité : n’oublions pas que sur un plan hiérarchique le religieux prime et fonde le politique. Si l’on saisit ces ambiguïtés, la moitié du chemin est faite. C’est déjà beaucoup. »

(27)

mesure que sont gravis les échelons vers une conception large des actions humaines à travers l’écriture de l’histoire, puis une théologie. La religiosité n’apparaîtrait, chez les païens, que pour justifier l’action humaine. Pour être honnête, il faudrait qu’ils écrivent un traité de l’Homme, du Moi, et non qu’ils cherchent à dissimuler leurs conceptions anthropocentriques par de fausses structures divines.

(28)

VARRON OU LE REVIVALISME POLYTHÉISTE Introduction

À en croire Augustin, le polymathe Varron serait représentatif des valeurs et des croyances ayant cours au quatrième siècle. Pour l’évêque ainsi que pour de nombreux païens, le Sabin Varron incarnerait la synthèse et l’apogée de la pensée religieuse antique, le polythéisme35. C’est donc une éminence négative ou positive, tout dépendant du point de vue duquel on se place, mais c’est une éminence. Varron était déjà un néo-païen à son époque, au premier siècle avant Jésus-Christ, puisqu’il envisageait de revitaliser cette religion en mauvaise santé. Varron pose la question du réel de la religiosité, question que ne pouvaient pas se poser les adeptes du paganisme issus du passé romain lointain. Les pratiquants très anciens du polythéisme n’étant pas conscients de la « réalité » de leurs cultes, en conséquence, cette religion n’existait pas au sens idéel du terme. Les conceptualisations, les définitions, les verbalisations et les fines distinctions peuvent être vues comme concommitantes, non avec l’émergence d’une réalité sous-jacente, mais avec sa disparition. Les admirateurs de Varron, au temps d’Augustin, sont donc, malgré le barbarisme du terme, des post-néo-païens. Varron est enseigné dans les écoles païennes comme un classique, suivant la Tradition grammaticale. Si le paganisme auquel Varron voulait redonner ses lettres de noblesse était peu pratiqué en son temps36, à plus forte raison, à l’époque d’Augustin, il n’a pas de vie réelle. Il n’est qu’intellectuel et esthétisant. Augustin répond plutôt, dans sa critique, non pas à des incarnés du paganisme, mais à des intellectuels nostalgiques. Ces esthètes, ou bien affluent en Afrique du Nord en tant que réfugiés après la prise de Rome, ou bien correspondent à d’anciens amis païens de l’évêque d’Hippone. S’il se trouvait, parmi les participants aux grandes festivités païennes, non seulement des incultes, mais encore une poignée de lettrés, il se pourrait que les dits d’Augustin s’adressent également à ces gens. Les chrétiens paganisants, lettrés ou non, doivent finalement être pris en compte lorsque l’on énumère les destinataires auxquels écrit

35 A. NESCHKE, « La cité n’est pas à nous. ‘‘Res publica’’ et ‘‘civitas’’ dans le XIXème livre du

‘‘De Civitate Dei’’ d’Augustin d’Hippone », in La ‘‘Repubblica’’ di Platone nella tradizione antica (M. Vegetti et M. Abatte éd.), p. 223 : « Pourquoi Varron ? Parce que le penseur romain, témoin de la fin de l’évolution de la philosophie hellénistique, a veillé à la résumer et à la systématiser. »

(29)

l’évêque37. Il convient de se méfier d’une confusion qui pourraît naître suite à ce type de

propos concernant la notion de paganisme intellectuel. Ce type de reliosité est réel au sens où il implique des personnes et des croyances partagées, notamment au Ve siècle, mais il

sonne faux dans la mesure où il est rationalisé et conscientisé. Le polythéisme livresque ou abstrait est donc à la fois vivant et non vivant, contrairement au polythéisme festif qui prévaut toujours organiquement dans les rues et les amphithéâtres.

Varron a commencé sa carrière à titre de militaire et de politicien, puis s’est consacré, pour le restant de sa vie, aux études, se rapprochant en définitive de Jules César à qui il dédie ses Antiquités. La conquête des Gaules est à Jules César ce que la domination des lettres est à Varron, une vaste entreprise. Toutefois, la plupart des écrits les plus importants du plus grand savant de l’Antiquité, éminent tant sur le plan théologique que philosophique et historique, est perdue, et ce n’est que par l’entremise – ou presque – de la Cité de Dieu que sa pensée, notamment ses Antiquités, nous est parvenue. Les Antiquités, Varron et la connaissance qui en dépend nous sont accessibles surtout par le prisme déformant d’Augustin. Ce qui pourrait poser problème dans un travail d’historico-critique n’en représente pas un pour nous puisque c’est à l’interprétation et à la manipulation des sources faite par Augustin à des fins littéraires que nous nous intéressons. Les citations, les occurrences, les attestations de Varron ne sont pas déformées en elles-mêmes – les chercheurs s’entendent là-dessus –, mais sont ordonnées dans le but de dire autre chose.

37 Mentionnons à cet effet le sermon Mayence 62 édité par F. DOLBEAU, Augustin d’Hippone ; vingt-six sermons au peuple d’Afrique, Paris, Institut d’Études Augustinienne, 2009, p. 348 : « Parmi les païens, dont le

nombre est en diminution, l’orateur distingue deux catégories. Il y a d’abord (§ 1-9) ceux qui sont en train de fêter le Nouvel An en jouant aux dés et en s’enivrant, et qui incitent trop de mauvais chrétiens à se mêler à leurs débauches. […] Ces païens-là doivent être gagnés à la foi par le jeûne, les prières et l’exemple des vrais chrétiens. Mais il est aussi des païens lettrés, critiquant les superstitions des simples fidèles et capables de présenter l’idolâtrie sous une forme épurée. À partir du chapitre 10, Augustin leur consacre l’essentiel de son discours, car ils sont des adversaires redoutables, contre qui il entend prémunir les chrétiens et qui sont à vaincre non seulement par la prière ou le jeûne, mais encore par des arguments intellectuels. » ; p. 362 : « Sur la religion païenne, Mayence 62 rassemble beaucoup d’informations (surtout aux § 17-24), qui recoupent en général la matière de la Cité de Dieu. Naguère encore, on estimait qu’Augustin luttait contre des moulins à vent, en critiquant un paganisme désuet ou défunt. La théologie des éléments qu’il réfute ici correspond, grosso modo, à une thèse platonico-stoïcienne, vulgarisée en latin par Varron. Mais pourquoi en rejeter a priori l’influence au Ve siècle ? Pourquoi ne serait-ce pas la doctrine que des savants, désireux de justifier le

polythéisme ancestral, auraient opposée aux chrétiens ? » ; p. 363 : « Combien d’allusions au paganisme vivant ont-elles ainsi disparu des sermonnaires médiévaux ? ».

(30)

Augustin emploie Varron dans trois moments littéraires clés de la Cité de Dieu. Il s’en sert au livre XVIII, d’une part, comme réservoir de faits historiques fiables qu’il ne remet pas en doute. Augustin dresse un tableau de l’histoire terrestre surtout à partir de Varron, où il n’y a pas d’ambiguïté du point de vue d’Augustin sur la pertinence des informations rapportées par le Réatin. Ce sont des faits. Au livre XIX, d’autre part, Augustin utilise encore Varron, pour parler de philosophie. Enfin, aux livres IV, VI, VII voire VIII, Augustin entreprend la critique du Réatin, ou encore la critique du paganisme en se servant de Varron. Il est peut-être malaisé de discerner la théologie dite naturelle de la philosophie elle-même, étant donné que Varron associe la religion des philosophes à la connaissance. Nous verrons éventuellement ce qu’il en est de cette répartition. Il conviendra également de dissocier la critique de Varron de celle du paganisme par l’intermédiaire du Réatin.

Toutes réflexions faites, nous avons délaissé un pan de la recherche par rapport aux liens qu’entretiennent Augustin et Varron. Loin d’être inintéressant, ce domaine nous aurait entraîné dans l’analyse de détails qui à leur tour nous auraient éloigné de notre sujet à savoir la critique et la mise en lumière des contradictions inhérentes au paganisme. C’est que, dans sa démarche rhétorique, Augustin à la fois dénonce les illogismes propres à la pensée antique gréco-romaine, à la fois cherche à montrer, pour convaincre les païens auxquels il s’adresse, que leurs auteurs même pensent et parlent comme lui. Ceci entraîne Augustin dans des déformations partisanes, puisque pour montrer que les auteurs païens pensent comme lui, il n’hésite pas à forcer l’ordre des idées pour le faire correspondre à sa vision propre. Ce travail visant à détricoter les schèmes est donc laissé par nous aux techniciens de l’analyse diachronique, d’autant plus qu’il ne s’agit pas de critique, ici, mais de ce que nous avons appelé une accointance cachée ou forcée entre Augustin et ses auteurs classiques de référence.

La pensée du Réatin forme une structure à double hélice. Elle s’écartèle entre deux pôles de même que la pensée de Cicéron que nous verrons plus loin. Le premier pôle est nostalgique, populiste et conservateur ; le second est progressiste, élitiste et scientifique. Cette vision à double détente était déjà présente chez Scaevola et correspondait à peu de choses près aux deux orientations premières opposant les traditionalistes de Caton aux

Références

Documents relatifs

MOLDOVA - Université de médecine et de pharmacie « Nicolae Testemiteanu » ROUMANIE - Université des Sciences Agricoles et Médecine Vétérinaire de Cluj-Napoca. GEORGIE

Aussi, pour Pannenberg, la relation théologie – philosophie constitue la base du dialogue chrétien avec les sciences de la nature : « l’intégration de

Or, si on veut arriver à pouvoir communiquer avec un délirant, il faut considérer le délire comme un discours, spécial certes, et hors norme, bien sûr, mais aussi comme un travail de

Pour finir, grâce aux programmes informatiques, le cinéma est aujourd’hui capable de gommer les différences entre ce qui est filmé et ce qui est recréé digitalement

Ensuite le Seigneur leur a dit : “L’homme est maintenant devenu comme l’un de nous, pour la connaissance du bien et du mal, il ne faut pas lui permettre de tendre la main pour

Au terme de ce premier temps de l’examen, on pourrait donc dire que La Cité de Dieu de Saint Augustin constitue, en effet, un essai d’histoire identi- taire en réponse à un

Le « criminel », pas plus que la victime, n’est qu’affaire de droit ; si celui-ci énonce, en conséquence d’un usage toujours instable, la criminologie, a à faire,

25 a) le terme "branchés" doit être pris au sens figuré pour que le jeu de mots avec "sans prise de courant" puisse se réaliser.. Le procédé utilisé dans les