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Approches philosophiques de la conversion chez Pascal et Kierkegaard

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Academic year: 2021

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Approches philosophiques de la conversion chez

Pascal et Kierkegaard

Mémoire

Pierre-Louis Gosselin-Lavoie

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

(2)
(3)

III

Résumé

L’objet de la présente recherche consiste à expliciter la signification subjective de la conversion prise en tant que transformation voulue des paradigmes. Pour ce faire, sera d’abord abordé le Pari de Pascal en tant que révélateur des tensions qui font de la conversion telle que nous l’envisageons un phénomène hautement problématique, tant parce que, afin d’apparaître en tant que problème pour la subjectivité appelée à se convertir, elle se suppose déjà elle-même en tant que résultat, que par le fait qu’elle laisse difficilement penser la liberté qu’encore une fois elle présuppose. Ces problèmes soulevés, nous les reprendrons ensuite à travers la lecture qu’en fait Kierkegaard et leur déplacement vers la sphère de la décision existentielle. Ce faisant, nous serons à même de constater comment les paradoxes de la conversion laissent penser une conquête du libre-arbitre à travers l’élargissement du cercle de la conscience et de la responsabilité.

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V

Table des matières

Résumé ... III Table des matières ... V

Remerciements ... 1

Introduction. ... 1

I. L’exégèse des Pensées, problèmes et promesses. ... 7

1. Un moindre mal... 8

2. La place du Pari ... 10

Pourquoi parier ? ... 11

1. Notre âme est jetée dans le corps… ... 11

2. Stultitia ? ... 17

Il se joue donc un jeu…... 21

Cela n’est pas volontaire… ... 21

I. Le hasard et le jeu ... 23

II. Il arrivera croix ou pile… ... 25

Lequel prendrez-vous donc ? ... 29

1. L’enjeu ... 29

2. Infini rien ... 33

Si nous naissions raisonnables et indifférents… ... 39

Cela vous fera croire et vous abêtira ... 39

I. Faire croire ... 41

II. S’abêtir ... 46

Fin de ce discours ... 52

II. Kierkegaard, comment ? ... 58

…commencer... 65

1. De la vision du problème. ... 65

2. « Le bruit des choses invisibles ». ... 73

3. Remarques formelles. ... 75

Faire bruire. ... 77

Et au milieu du bruit, le silence. ... 89

1. Élévation (l’intériorité esthétique). ... 94

(6)

II. Le choix. ... 98

III. Inauthenticité esthétique. ... 100

IV. Le sérieux dans le choix, condition de possibilité de l’authenticité. ... 104

2. Vertiges. ... 107

I. L’éthique et l’acte intérieur. ... 108

II. L’intériorité esthétique. Reprise. ... 109

3. Sauter. ... 113

I. Vouloir le désespoir. ... 114

II. Le contenu du choix, le sens du désespoir. ... 116

Reprise. ... 121

Conclusion. ... 125

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Remerciements

À Josianne, sans qui ce mémoire n’aurait pu pour moi avoir de substance ;

À Jean-Marc, pour m’avoir fourni, par sa personne, les couleurs qui manquaient au tableau que brosse Kierkegaard – et donc au mien ;

À Lynn et Claude, pour les « plumes prêtées » ;

À M. Philip Knee, pour ses précieux conseils, ses lumières, son dévouement ; Merci.

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« À la lointaine limite de l’être, un être n’est plus rien de ce qu’il semble dans les conditions de paisible effacement, liées à la régularité des phrases.

Mais si les phrases un jour appelaient la tempête et le dérangement forcené des masses d’eau ? si les phrases appelaient la violence des vagues ? »

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(11)

1

Introduction.

D’un point de vue religieux, la conversion signifie que l’homme, autrefois incroyant, possède à présent la foi. Plus précisément, l’emploi habituel du terme évoque l’idée d’un cheminement, d’un parcours dont la foi est le résultat. La conversion désigne le passage, la médiation entre une subjectivité privée de Dieu et une autre ayant avec celui-ci tissé un rapport intéressé. Nous voudrions insister sur l’aspect transitif du verbe convertir. L’étymologie du mot qui en dérive, à ce titre, souligne exactement ce que nous en avons pointé. Comme le remarque Pierre Hadot, « […] conversion (du latin, conversio) signifie retournement, changement de direction1. » Et

de fait, un tel tournant décrit bel et bien ce qui se produit lorsqu’un individu se met à croire : lui qui orientait son existence de telle façon que Dieu n’y avait pas sa place ne saurait à présent reconnaitre pour sienne une telle attitude, ne voudrait plus se voir privé de la présence divine. Maintenant il croit, c’est-à-dire que sa vie reçoit un sens différent de celui qu’elle avait avant la conversion. Le rapport qu’il entretenait avec son existence a changé.

Qui plus est, si bon nombre de conversions sans doute s’effectuent comme d’elles-mêmes, après une révélation ou une illumination subite – après tout la doctrine prétend qu’il y a toujours quelque chose de la main de Dieu dans ces voltes-faces –, il faut pourtant y supposer un élément réflexif, quelque chose qui serait du ressort de l’homme, qui lui assurerait une certaine prise sur lui-même, à défaut de quoi toute perspective morale ou éthique se trouve évacuée avec le libre-arbitre. C’est le problème classique de la théologie, le grand paradoxe auquel elle est sans cesse sommée de faire face. Si Dieu peut tout, s’il est responsable de toutes choses, si la foi est son don, alors l’humanité n’y a rien à voir et le pécheur même n’est pas plus coupable que le croyant est responsable de sa propre foi. À l’inverse, si l’homme est pleinement responsable de ses actes et de sa foi, certes alors il peut être coupable de ne pas croire, mais alors Dieu n’est plus tout puissant puisqu’il ne peut rien pour l’homme.

À nos yeux cependant se dégage une perspective proprement philosophique à partir de cette constatation. De prime abord, cette réflexion par laquelle l’homme se convertit peut sans doute être aussi simple que : « je ne croyais pas, mais à présent je crois ; je veux mener ma vie de telle manière que Dieu y soit présent, puisqu’il compte désormais pour moi ». La simplicité de cette constatation subjective n’importe pas. Pour nous, seul compte le fait que l’homme qui se convertit possède son rôle à jouer dans la transition. Par ailleurs il ne faudrait pas sous-estimer l’ampleur du

1 HADOT, Pierre, Exercices spirituels et philosophie antique, deuxième édition, Études Augustiniennes,

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raisonnement – de la médiation disions-nous – que représente la conversion. Qu’en tant que telle elle se laisse résumer par une seule phrase n’y change rien, puisque ce qu’elle implique n’est rien moins que la transformation, par l’homme, du champ de ses valeurs, de l’ordre de ses désirs, du sens qu’il attribue au monde. Et que cette vastitude lui soit à elle-même inconnue n’en diminue pas pour autant l’importance ; la conversion est toujours une épreuve. À cet égard celle de Blaise Pascal, croquée au vif dans le texte du « Mémorial », est tout à fait emblématique. On y voit un homme bouleversé, pleurant de cette douleur qui fait naître une joie nouvelle. P. Hadot a raison d’insister sur la double nature d’une telle dynamique qui, à travers l’effondrement du sens, érige un ordre nouveau. Déjà, cette équivocité se découvre dans le double renvoi qu’opère la signification latine de « conversion ». En effet, le mot réfèrerait à deux vocables qui, mis bout à bout, jettent un éclairage nouveau, de par l’antinomie qu’ils suscitent, sur cette scène que nous nous efforçons de peindre.

Conversio correspond en fait à deux mots grecs de sens différents, d’une part epistrophê qui signifie changement d’orientation et implique l’idée d’un retour (retour

à l’origine, retour à soi), d’autre part metanoïa qui signifie changement de pensée, repentir, et implique l’idée d’une mutation et d’une renaissance. Il y a donc, dans la notion de conversion, une opposition interne entre l’idée de « retour à l’origine » et l’idée de « renaissance »2.

Regard tourné à la fois vers l’arrière et vers l’avant, la conversion paraît devoir se donner à la compréhension comme cette curiosité de l’esprit qui, s’interrogeant, découvre qu’il croyait arpenter le bon chemin – donc qu’il était dans l’erreur – et qui décide de changer de voie – autrement dit, une fois libéré de l’illusion, de renouer avec lui–même –. Raser pour raviver posions-nous… Sans se soucier de l’existence objective de ce qui apparaît à la conscience, pointons déjà que cette apparition, elle, ne peut être niée. Le sujet s’aperçoit bien, à travers la conversion, que son attention aurait dû porter sur autre chose ; Dieu se découvre à lui ; pour lui, Il existe ; et cette vérité à laquelle il accède est à l’origine d’une décision qu’il prend avec lui-même : celle de se conformer aux implications de cette vérité.

Cela dit, l’épreuve de cette dichotomie inhérente à la conversion et la décision intime qu’elle implique sont précisément ce qui rend possible ce champ de la communication que l’on a nommé « apologétique ». Par le discours, un homme espère en convaincre un autre de se laisser toucher par la grâce. Mais comment, si Dieu fait tout, une telle influence de l’homme pourrait-elle se comprendre ? Pascal et Kierkegaard se sont tous deux approprié, à leur manière, cette question, et ils l’ont chacun fait de manière proprement philosophique. C’est en cela qu’ils nous seront utiles.

(13)

3 Toutefois, supposons dès maintenant que l’homme y puisse quelque chose, si infime soit cette marge. Alors, pour poser objectivement la relation, l’action apologétique sera celle par laquelle un homme, à travers le médium du langage, arrivera à faire naître en son interlocuteur la médiation. Pourtant, s’il ne s’agissait que de cela, bien qu’en fait il ne s’agisse que de cela, s’il n’était question que de générer le mouvement de la foi dans une subjectivité différente, la chose ne serait pas si difficile que n’importe quel sophiste y puisse arriver. C’est qu’en effet le geste apologétique doit laisser intacte cette part de libre-arbitre qui est donnée à l’homme, puisque la manière dont il croit doit lui servir de défense au tribunal divin. Pourtant, si sa foi ne lui est venue que parce qu’on lui a tordu le bras, pour ainsi dire ; s’il ne croit que parce qu’un individu quelconque l’a entraîné avec lui par les flammèches et l’apparat de son discours, alors la foi ne provient pas de la subjectivité qui vient d’y accéder, mais de celle qui voulait la transmettre. Ce n’est pas une foi nouvelle qui vient à naître, mais la même qui s’est mise en gage. Et de fait, on sait bien que ce genre de conversion qui n’a pour racine que l’éloquence d’un autre n’est affaire que de mode, comme un vendeur nous convainc d’acheter un beau chapeau disons, et que, comme la mode, l’envie de porter le chapeau tombe souvent dès l’instant où le vendeur malicieux n’est plus là pour en vanter les mérites. Conséquemment, le problème de la conversion par l’apologie devient celui de la transmission d’un

pathos, d’une disposition intérieure, d’un mouvement qui naîtrait de lui-même, comme une

différenciation, alors même qu’il est passation du même, la foi étant universellement propre à chaque croyant.

Pascal, dont nous avons mentionné la célébrissime conversion, a vu ce paradoxe et s’y est confronté. Lorsqu’il s’exclame : « Qu’il y a loin de la connaissance de Dieu à l’aimer3 », il vise

précisément la difficulté, pour l’apologiste, de faire naître cet amour de Dieu qui, si différent d’une connaissance objective, ne saurait être transmis en une argumentation simple. C’est avec cette difficulté en tête qu’il élabore son Pari. Sans entrer dans les problèmes liés à ce texte, auxquels nous consacrerons plusieurs pages, nous voudrions tout de même dire un mot de son importance, ne serait-ce qu’en tant que prise en charge du problème de la transmission de la médiation. Pascal a vu le paradoxe qui nous occupe à présent, et c’est de cette connaissance qu’est né le Pari. À ce titre il note, tout juste après le fragment que nous venons de donner à lire, la difficulté, pour une subjectivité, de concevoir même ce qu’est la conversion, tant que cette dernière n’a pas eu lieu. En effet il écrit :

3

PASCAL, Blaise, Pensées, fr. 377, texte établi par Louis Lafuma, Éditions du Seuil, Paris, 1963, p. 173. Toutes les références ultérieures aux Pensées seront faites dans cette édition. Nous donnerons par contre, entre parenthèses, le numéro du fragment dans l’édition Brunschvicg. Dans ce cas-ci, le fragment renvoie au numéro 280 de l’édition Brunschvicg.

(14)

Si j’avais vu un miracle, disent-ils, je me convertirais. Comment assurent-ils qu’ils

feraient ce qu’ils ignorent. Ils s’imaginent que cette conversion consiste en une

adoration qui se fait de Dieu comme un commerce et une conversation telle qu’ils se la figurent. La conversion véritable consiste à s’anéantir devant cet être universel qu’on a irrité tant de fois et qui peut vous perdre légitimement à toute heure, à reconnaître qu’on ne peut rien sans lui et qu’on n’a rien mérité de lui que sa disgrâce. Elle consiste à connaître qu’il y a une opposition invincible entre Dieu et nous et que sans un médiateur il ne peut y avoir commerce4.

Non seulement donc la conversion pose-t-elle le problème du libre-arbitre dans son rapport à la communication, mais elle se heurte en sus à l’impasse de devoir supposer, pour amorcer son mouvement, ce qui ne sera connu qu’une fois celui-ci complété ! Car c’est bien là ce que demandent les incroyants, les libertins, les athées et les agnostiques : ils demandent des preuves de l’existence du divin afin de se convertir, alors que ces preuves ne peuvent précisément venir qu’une fois le saut effectué. On ne connaitra Dieu que lorsqu’on y croira, affirme l’Écriture. Cette difficulté déborde de loin le champ de la foi stricto sensu. Pour peu que l’on réfléchisse à ce qui est accompli dans n’importe quelle philosophie à caractère plus existentiel, pour peu que le discours cherche à avoir un effet sur celui qui l’entend, un effet pris au sens de réappropriation ou de réorientation de son existence – pensons ici, par exemple, au discours écologique, qui aspire à restructurer les paradigmes qui régissent la perception qu’a l’homme de lui-même dans sa relation à la nature –, alors le discours se heurte au même mur que la conversion religieuse : il faut en quelque sorte que l’individu visé par la communication comprenne avant de comprendre, qu’il puisse envisager le bien-fondé de ce qui est dit si cela doit avoir la plus mince chance de signifier quoi que ce soit pour lui. Il doit pouvoir comprendre ce paradigme nouveau qu’il s’agit de lui faire envisager par le discours ! Autrement, il n’entendra pas.

C’est à cet endroit que nous croisons le second penseur qui doit nous intéresser pour l’exploration de la question que nous tentons de nous approprier. Søren Kierkegaard a cherché à décrire, du point de vue du sujet appelé à se convertir, ce que représente le conflit entre libre-arbitre et influence d’autrui dans cette transmission de la médiation devant conduire à la foi. Le problème de l’apologétique, c’est-à-dire au fond le problème de l’appel à la décision intime, pour lui, se pose en ces termes :

Le sujet enquêtant doit donc être dans une des deux positions suivantes : ou bien il doit être convaincu, dans la foi, de la vérité du christianisme et de son rapport à lui – et dans ce cas il est impossible que tout le reste l’intéresse infiniment, car la foi étant justement ce qui présente un intérêt infini pour le chrétien, tout autre intérêt devient facilement une tentation – ou bien il ne se trouve pas dans la foi, mais objectivement

(15)

5 dans la contemplation, et alors il n’est pas non plus infiniment intéressé à la décision en question5.

Objectivement, le problème du rôle de la subjectivité dans sa propre conversion s’avère donc être

celui de son intérêt, ou de sa manière d’être attentive à elle-même. Si elle n’a pas la foi, c’est donc que cette question ne l’intéresse pas. À l’inverse, si la question brûle, alors c’est qu’elle a déjà en un sens la foi et qu’il ne s’agit plus, comme le fait remarquer Kierkegaard, que de la convaincre de la vérité de cette proposition. L’essentiel du Pari pascalien consiste à recentrer, justement, cet intérêt, puisqu’il s’adresse à ces libertins qui prétendent ne pas croire, n’avoir pas besoin de Dieu pour se conduire en hommes. Cependant, pour glisser à nouveau vers Kierkegaard, comprendre le phénomène de la conversion, du point de vue subjectif, comprendre en vérité l’effet que doit produire la conversion, le mouvement qu’elle doit amorcer, consiste d’emblée à considérer la dynamique de l’attention aux rapports d’existence, à ces liens qu’entretiennent les subjectivités avec leur propre pensée puisque la foi doit naître d’une telle réflexion. « Néanmoins, pour ne donner lieu à aucune confusion », poursuit Kierkegaard,

il faut rappeler tout de suite que le problème ne traite pas de la vérité du christianisme mais du rapport de l’individu au christianisme, non pas, en d’autres termes, du zèle systématique de l’individu indifférent pour arranger en paragraphes les vérités du christianisme, mais de la préoccupation de l’individu qui éprouve un intérêt infini à

son rapport à une telle doctrine6.

Si le texte de Kierkegaard que nous allons étudier ne traitera pas spécifiquement du problème de la restructuration de l’attention ou de l’intérêt dans le processus de la conversion religieuse, il nous permettra de mieux comprendre les mécanismes de subjectivisation par lesquels un appel à la décision peut être entendu par un individu. Par une reprise étonnante des grands moments du Pari, nous verrons que la démarche kierkegaardienne dans Ou bien… ou bien… permet d’apercevoir de quelle manière une conscience peut être amenée à vouloir sa propre rénovation – au sens de redéfinition, de démolition en vue d’une reconstruction. Ce que Pascal nous montre par les obstacles qu’il rencontre et auxquels il tente de faire face par son Pari, Kierkegaard le reprend étonnamment à son compte et le déploie, nous permettant de mieux apercevoir ce que du bout des doigts Pascal a pu toucher. Et si la perspective de Kierkegaard n’est pas, dans Ou bien… ou bien…, à proprement parler apologétique, le stade religieux devant être développé ultérieurement, l’angle d’attaque, quant à lui, est bien celui d’une conversion.

5

KIERKEGAARD, Søren, Post-scriptum aux Miettes philosophiques, trad. Paul Petit, Tel, Gallimard, Paris, 2002, p. 33.

(16)

Sera par conséquent proposée dans le présent mémoire une lecture serrée du Pari devant conduire à une explicitation détaillée des problèmes que pose la conversion dans une visée apologétique. Par la suite, cette analyse sera complétée par une synthétisation du travail kierkegaardien dans Ou bien… ou bien… qui, quant à lui, se présentera comme un enrichissement du problème initial, comme un développement de ses racines profondément ancrées dans le lien qui unit subjectivité, libre-arbitre et décision qui sont les fondements d’une conversion véritable.

(17)

I. L’exégèse des Pensées, problèmes et

promesses.

Introduire un texte sur l’ouvrage posthume de Pascal est affaire périlleuse, tant par la quantité de commentaires le concernant que par la difficulté qu’il y a à fournir une lecture valable de ces Pensées. Puisque chacun est en quelque sorte reconduit à lui-même et à sa propre compréhension dès qu’il aborde ce texte, puisque proposer une grille de lecture univoque revient plus ou moins à former ce qui par nature est pratiquement informe, toute recherche de fond sur la pensée pascalienne tardive semble, en dernière instance, vouée à l’arbitraire. Bien entendu on dénote certaines lignes franches, certains points de fuite, mais pour ce qui concerne l’organisation de ceux-ci, les perspectives qu’ils donnent, cela doit chaque fois être justifié à neuf. De même pour le Pari. Selon qu’il est considéré à partir de lui-même ou du reste des Pensées, les développements qu’il amène pour l’apologie pascalienne de la religion sont fort différents. Compte tenu de tous ces écueils, pourquoi Pascal ? Pourquoi ce Pari ? Pour cette raison qui valût à l’apologiste l’épithète « d’effrayant génie7 ». Nous soutenons, et l’auteur de René et des Mémoires d’Outre-tombe ne nous

démentirait pas, que ce qui effraya en Pascal fut la supériorité de sa vue, la vigueur de son coup d’œil. Il sut apercevoir une faiblesse en l’homme et le somma de se ressaisir. Ce geste, que l’on interpréta souvent à tort comme un excès de froideur ou comme la cruauté morbide de celui qui n’attend plus rien de la vie, nous espérons démontrer qu’il témoignait au contraire d’un profond souci pour l’homme.

Chateaubriand écrivait qu’en « dérobant à ce rare génie la misère de l’homme, nous n’avons pas su, comme lui, en apercevoir la grandeur8. » On lui vola ses critiques, on en fit un torturé,

presque un poète maudit, mais on se garda bien d’en tirer sa plus puissante leçon : il est en nous une grandeur qui peut, si nous y mettons le prix, nous mener aux plus hautes cimes de notre nature. Cette faiblesse, à laquelle nous consacrerons toute cette première partie, doit nous être montrée avec son plus fort effet par le Pari. C’est par lui encore qu’avant même d’en commencer l’étude nous pouvons être convaincus de la justesse de la formule de Chateaubriand : si le génie de Pascal n’eut pas été si effrayant, l’édition de Port-Royal eut-elle procédé à autant de retouches ? Voltaire eut-il mis autant d’énergie à s’en gausser ? En un mot, ce qui fait trembler en Pascal, c’est la rigueur de son enseignement, la dureté de sa leçon. Et de fait, les pédagogues qui marquent le plus ne sont-ils pas les plus exigeants ? Ne sont-ce pas ceux qui nous mènent jusqu’à nos dernières limites ? Et

7 CHATEAUBRIAND, François-René de, Génie du christianisme, t. I, Garnier-Flammarion, Pari, 1966, p.

426.

(18)

voilà bien Pascal, celui qui osa dire que la raison n’est le plus souvent qu’une raison de plus pour ne pas découvrir l’« abîme9 » qui nous sépare de nous-mêmes.

Quelques précisions d’ordre méthodologique s’imposent. Deux éléments de la démarche sont en effet à clarifier avant que de démarrer l’entreprise. Il importe de déterminer l’édition que nous utiliserons, vu l’impossibilité de recourir à un texte original ; préoccupation qui n’a cours qu’en vertu du caractère posthume des Pensées. Par suite et de façon plus précise, il importera de clarifier la place que nous entendons donner au Pari au sein de l’apologie, ce qui devrait du même coup éclaircir l’objectif de cette recherche.

1. Un moindre mal

Nul n’a mieux résumé le problème qu’il y a à éditer les Pensées que Pascal lui-même. En effet, écrivait-il, « les mots diversement rangés font un divers sens. Et les sens diversement rangés font différents effets10. » Or, ce recueil lui-même – car voilà bien ce que sont les Pensées de Pascal :

une suite de liasses plus ou moins ordonnées et par-dessus tout, le fruit d’une disparition prématurée –, doit faire une impression bien différente selon « l’ordre » qui lui sera conféré par l’éditeur. L’auteur lui-même n’a donné aucun plan, aucune esquisse d’organisation, sinon quelques bribes ici et là, elles-mêmes d’importance discutable selon le projet de celui qui présente le texte. Aussi prenons-nous acte, à la suite de L. Brunschvicg, de ce que « le manuscrit de Pascal n’a absolument rien qui ressemble à un livre [:] ce sont des papiers sans suite, tels qu’ils ont pu être trouvés dans la chambre d’un mort […]11. » De là, à quelle trahisons ne doit pas se livrer tout

éditeur afin de présenter quelque chose de lisible au public ? Retirer les ratures, replacer les notes marginales, les interstices, organiser les renvois, etc., toutes ces opérations sont des manœuvres qui ajoutent à la lisibilité, mais qui immanquablement changent la nature du texte de base.

Ainsi, non seulement les fragments qui constituent le grand ouvrage de Pascal forment-ils un ensemble hétéroclite et difficilement organisable, mais encore l’analyse paléographique de leur rédaction montre rapidement à quel point la simple transcription des pensées afin qu’elles soient lisibles est affaire complexe. En ce sens, convenons que l’ouvrage que nous avons entre nos mains est déjà bien loin de ce qu’il est en réalité. Chaque fois que nous parcourons les Pensées, nous

9

Ibid., p. 427.

10 Op. Cit., Pensées, fr. 784 (23), p. 322.

11 PASCAL, Blaise, Pensées et opuscules, édition réalisée par Léon Brunschvicg, Librairie Hachette, Paris,

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9 analysons et méditons un ouvrage, difficile d’approche certes, mais un ouvrage tout de même. Dès lors, si nous considérons le rappel de L. Brunschvicg en ce qu’il a de plus impératif, il nous faut admettre que les Pensées telles que nous les connaissons n’ont qu’un substrat commun avec les liasses originelles, étant donné que la version dont nous disposons, même si elle varie d’une édition à l’autre, est assurément épurée de la plus large part du chaos qui rend l’original illisible sans un effort immense et constant de déchiffrement, d’interprétation, d’alignement, et de réécriture. Pourtant, si nous désirons ne serait-ce que lire ces fragments, il nous faut concéder ce travail obligé de retouches sans lesquelles aucune lecture attentive ne saurait être soutenue.

La plupart des éditions scientifiques depuis L. Brunschvicg tendent à minimiser autant que possible cette trahison nécessaire des manuscrits originaux, et donc à « couler dans le moule imprimé le mouvement et la vie de l’écriture pascalienne12 ». Pour nous cependant, qui n’aspirons

pas à pousser l’exégèse pascalienne à sa limite, mais bien plutôt à dégager de la lecture d’un fragment quelques implications neuves pour sa compréhension, il s’avère pourtant nécessaire que le texte sur lequel nous allons nous pencher soit établi selon des principes d’édition stricts, afin que notre lecture soit recevable. Cela dit, en dehors des éditions Brunschvicg et Lafuma, on compte des dizaines d’autres tentatives de reconstruction du texte, toujours conduites avec soin et une rigueur extrêmes, bien qu’aucune n’ait eu à ce jour autant de résonance que les deux précédentes. Cependant, nous partageons les réticences de P. Lønning, commentateur éminent des Pensées, et refusons nous aussi d’entrer dans la controverse. Nous en réaffirmons néanmoins la portée. L. Brunschvicg a donné le ton pour toutes les éditions classées selon une perspective dite philosophique, c’est-à-dire basées sur le contenu. Sa version des Pensées a fait date et demeure encore à ce jour l’une des plus utilisées. Néanmoins, celle de L. Lafuma, établie selon des critères plus historiques, est probablement la plus employée de nos jours.

Conséquemment, et étant donné que pour nous sont jointes une impossibilité à déterminer avec assurance ce qu’aurait été le texte final des Pensées à une obligation de prendre position quant au support matériel à employer, nous choisissons de nous inscrire dans la tradition des deux éditions types. Il importe également de mentionner ce fait crucial que le texte même du Pari, seul argument qui put mettre en déroute notre décision, est identique pour ces deux éditions. De là, à défaut de mettre le doigt sur le « véritable ordre13 » qui a fait s’écrire tant de commentaires, nous pourrons du

12 MESNARD, Jean, « Préface » in Le Pari de Pascal de Georges Brunet, Desclée de Brouwer, Paris, 1956,

p.5.

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moins nous targuer d’avoir pu déceler quelque dessein du maelström et ce, sans porter atteinte au désordre de sa naissance.

2. La place du Pari

Étant donné que nous avons pris acte de la distorsion qu’il y a nécessairement à parcourir les Pensées sur un support imprimé, et puisque nous n’entendons pas déterminer la compréhension du Pari en fonction de sa place supposée dans l’apologie, il n’est plus qu’une question à laquelle il nous faille impérativement répondre. Le texte du Pari pourrait-il n’être qu’un éclair dans l’orage des

Pensées, qu’un moment particulier et comme extérieur au reste de l’ouvrage – peut-être même y

est-il hermétique ! – ou ses thèmes sont-ils récurrents dans tout l’ouvrage ?

G. Brunet rappelle, s’appuyant sur les éminents travaux de L. Lafuma et de Z. Tourneur, que Pascal avait lui-même entrepris le classement des liasses des Pensées. Cependant, « la mort ayant interrompu ce travail, il est impossible de savoir si le Pari aurait fini par rejoindre une liasse, et laquelle14 » ; autrement dit, il est impossible de savoir si Pascal aurait conservé ce fragment, s’il

l’aurait intégré à son apologie et, si tel eut été le cas, à quel moment de sa démarche il l’eut placé, ce qui pose tout de même un redoutable obstacle à toute interprétation du fragment 418 (233). En ce qui nous concerne pourtant, ce problème n’en est pas un, et nous nous proposons de le laisser à la curiosité du lecteur. Ceci, puisque nous n’allons nous intéresser au Pari qu’en fonction du mouvement qui y est tracé de façon originale par Pascal, peu importe la place qu’il eut réservé à ce développement. Le texte existe, et il est de la main de Pascal... Peu nous importe de savoir si l’auteur l’eut modifié ou supprimé ; et encore, l’eut-il désavoué, au fond, pour nous, tout est égal. Le texte nous est parvenu, et en voilà assez pour que nous tâchions de rendre limpide le mécanisme qui y est larvé, et qui fait toute son originalité et sa puissance.

Ce travail est notre point de départ et notre point d’arrivée : ce n’est que pour en déployer toutes les implications, les présupposés et les ramifications que nous lirons ce fameux Pari. Et si nous devons nous reporter au reste des Pensées, ce ne sera que pour éclairer les quelques zones d’ombres qui faussent trop souvent l’accès à cette magistrale leçon de philosophie, ou encore pour appuyer nos raisonnements.

(21)

Pourquoi parier ?

La notion de pari paraît impropre à la matière à laquelle Pascal l’associe. Ce même Pascal qui trouvait « bon qu’on n’approfondisse pas l’opinion de Copernic » tant elle est futile, au fond, alors qu’il est question de notre humanité, et qui préférait par conséquent, que l’on considère plutôt « ceci : [qu’]Il importe à toute la vie de savoir si l’âme est mortelle ou immortelle15 » ; ce même

Pascal oserait camper ce sujet crucial dans les termes d’un vulgaire jeu de hasard… N’y aurait-il pas lieu de donner raison à la critique voltairienne, qualifiant le Pari d’« indécent » et de « puéril »16, ou à tout le moins d’y déceler la marque d’une contradiction, un indice d’une distance

entre discours et pratique, entre le sérieux du prêche de l’apologiste et les ratiocinations d’un géomètre un peu trop joueur ? Et ce malaise est bien réel, à tout le moins lors d’une première confrontation avec le Pari : qu’un athée convaincu parcoure ce fragment, et il se rira du sérieux qu’emploie l’apologiste sur cet article hasardeux, plus encore s’il est au fait de la gravité que revêt pour lui la question de Dieu. À l’inverse, le chrétien pourra s’offusquer de cette association. Dans les deux cas, et l’on peut aisément imaginer une myriade d’autres figures entre l’un et l’autre, l’imagerie déployée par le texte paraît déplacée, à la limite du risible ou de l’inconséquence. Une hypothèse cependant : et « si l’allusion au jeu n’[était] pas cette regrettable maladresse de Pascal que tant de ses admirateurs ont voulu excuser, mais une métaphore essentielle de l’incroyance et de la quête de Dieu […]17 » ? Ne nous faudrait-il pas alors questionner cette métaphore en tant que

métaphore, et tenter de comprendre l’effet escompté par l’emploi de ce vocabulaire étrange ? Nous nous proposons de vérifier cette hypothèse, et la première étape pour ce faire sera d’étudier soigneusement les prémisses du Pari.

1. Notre âme est jetée dans le corps…

La toute première phrase du Pari paraît anodine, voir vaguement hors contexte, lorsqu’on a parcouru le reste du discours. Impression fugace, il va sans dire, et qui s’évanouit après quelques simples considérations. En premier lieu, nous y trouvons mentionnés deux concepts chers à Pascal :

15 Op. Cit., Pensées, fr. 164 (218), p. 107.

16 VOLTAIRE, Lettres philosophiques, vingt-cinquième lettre, remarque V, Garnier, Paris, 1988, p. 147. 17 THIROUIN, Laurent, Le hasard et les règles, Le modèle du jeu dans la pensée de Pascal, Vrin, Paris, 1991,

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l’âme et la raison. « Notre âme est jetée dans le corps […], elle raisonne là-dessus […]18. » Leur jonction témoigne du rôle de la perception sensible au sein du raisonnement humain.

Ce vocabulaire et la manière dont la phrase est tournée peuvent facilement faire croire à un simple procédé stylistique, sans véritable conséquence autre que de placer les réflexions qui suivront sous l’égide des dogmes chrétiens. Pourtant, cette triple affirmation – nous n’avons pas mentionné encore le troisième syntagme, riche lui aussi de signification et requérant un développement autonome – est lourde d’implications. L’âme, semble-t-il, raisonne sur ce qu’elle peut percevoir – « nombre, temps, dimensions » – et « ne peut croire autre chose ». Ici, le mot « croire » semble plus proche de « concevoir » que « d’avoir foi en quelque chose ». Nous ne pensons donc pas que la foi ait à voir avec cette critique préliminaire de l’entendement humain, si ce n’est qu’au final, l’adhésion aveugle aux conclusions de la raison ressemble étrangement à un geste de crédulité. La croyance telle qu’elle se trouve ici liée à la raison nous semble par conséquent plus être de l’ordre de la créance, de la coutume ou de l’habitude.

Si la crédulité de la raison reste à démontrer, et s’il faut encore expliquer en quoi cette révélation importe dans la démarche générale du Pari, cette première phrase nous laisse déjà présager des développements à venir. Si importante que semble cette ressemblance entre ces deux acceptions du mot « croire », nous ne pouvons l’assimiler à la foi, puisque celle-ci procède d’une bonne dose de lucidité : « C’est le consentement de vous à vous-mêmes et la voix constante de votre raison […] qui vous doit faire croire19. » Nous verrons cependant que Pascal semble rejeter une

certaine conception de la raison, afin de laisser paraître une autre forme de cette dernière, plus pleine et plus lucide. Mais d’ores et déjà, nous pouvons nous douter que la raison qui « doit faire croire » n’est probablement pas celle qui « ne peut croire autre chose ».

En toute vraisemblance, outre le fait que le champ lexical lié à l’âme évoque sans contredit la conception chrétienne de la nature humaine et du péché originel, ce vocabulaire ne saurait être réduit à cette seule évocation. Que « notre âme » soit « jetée dans le corps où elle trouve nombre, temps, dimensions » ; qu’elle ne puisse apercevoir que cela et qu’elle « appelle cela nature, nécessité » ; et qu’elle ne puisse, par conséquent, « croire autre chose » ; qu’est-ce, sinon une critique en règle de notre faculté d’entendement ? L’âme, organe de l’aperception, est contenue dans un réceptacle matériel ; c’est-à-dire qu’encore eut-elle des capacités illimitées, même si, par

18 Op. Cit., Pensées, Fr. 418 (233), p. 186. Nous soulignons. Toutes les références ultérieures que nous

omettrons proviennent de ce fragment. Nous ne mentionnerons plus que les pensées trouvées ailleurs dans l’œuvre de Pascal.

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13 exemple, elle put jouir d’une vision entière de la réalité, étant enfermée derrière deux yeux, elle ne peut effectivement voir que par ces deux orifices ; aussi est-elle condamnée à ne percevoir que ce qui entre dans les puissances des organes du corps. De même, puisqu’elle est « jetée » là, elle ne saurait « croire autre chose », puisqu’elle n’a par elle-même pas la faculté d’imaginer un autre état.

Ainsi, l’âme réfléchit sur ce qu’elle peut percevoir et n’arrive pas à concevoir qu’autre chose soit possible hormis ces catégories imposées par sa nature physique. La réflexion humaine n’a donc prise que sur ce qu’elle arrive à imaginer, et elle n’arrive à imaginer que ce qui entre dans ses horizons d’attente. La raison semble déjà frappée d’incertitude, puisqu’il y a peut-être, nous disons bien peut-être, des pans entiers de la réalité qui demeurent en dehors de ses limites. Comment pourrions-nous bien décider du rapport que nous entretiendrons avec ce qui n’a ni nombre, ni temps, ni dimensions, et qui doit pourtant régler notre vie ? Il semble donc que cette phrase sèche, autoritaire et comme plaquée là s’élève telle un frontispice : mise en garde, prédiction ou axiome, elle toise les idées de ces hommes emmaillotés qui ne jurent et ne justifient leurs actions que par la raison.

Sans se soucier de tracer le lien avec ce qu’il vient d’avancer, l’apologiste poursuit avec une réflexion qui, tout en faisant droit au titre du fragment, « Infini rien », doit mettre la table pour le thème véritable du raisonnement qu’il vient d’entamer. Comme les axiomes d’une démonstration algébrique, l’auteur expose les évidences dont il usera pour résoudre le problème auquel il est confronté et qui viendront légitimer tous les raisonnements ultérieurs. Première distinction en lice, le rapport entre le fini et l’infini. Pascal, qui cherche à poser la réflexion religieuse en termes rigoureusement rationnels, se trouve alors forcé de déterminer ce qui peut être dit de Dieu sans que le discours ne sombre dans la spéculation ordinaire de la métaphysique. On pourrait d’ailleurs suggérer que cette première étape correspond à une sorte d’hypothèse, qui aura pour fonction de rendre le discours acceptable par les deux participants au dialogue, par l’apologiste et par le libertin ; une sorte d’entente préalable, en somme. Si Dieu existe, alors que pouvons-nous dire de lui ? Primo, « que notre esprit devant Dieu » n’est rien, puisque notre esprit est fini alors que Dieu ne l’est pas. Secundo, que « notre justice devant la justice divine » est également frappée de nullité.

Tertio, et comme malgré ces deux premiers points, il faut admettre que « notre justice et celle de

Dieu » ne sont pas aussi éloignés que « l’unité et l’infini ». Tout ceci est déduit du fait que Dieu est infini et que « le fini s’anéantit en présence de l’infini et devient un pur néant ». Autrement dit, notre esprit et toutes ses constructions, notre justice aussi puisqu’elle en est une, tout cela donc est strictement sans conséquence en regard de Dieu, comme l’ajout ou le retrait d’une unité à l’infini (∞ + 1 = ∞).

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La troisième déduction, « [qu’]il n’y a [donc] pas si grande disproportion[, si Dieu existe,] entre notre justice et celle de Dieu qu’entre l’unité et l’infini », ne va pourtant pas de soi. Comme le fait brillamment remarquer P. Lønning, « ici l’anéantissement du fini en présence de l’infini est directement transposé à la relation entre l’homme et Dieu20 » : dans un ordre fini des choses, l’unité

est tout, mais dès que ce paradigme bascule dans l’infini, c’est-à-dire dès que l’on accorde l’hypothèse divine, alors le fini n’a aucune valeur, aucun sens. Voilà pourquoi nos conceptions paraissent nulles lorsque comparées à la réalité divine. Mais ne devrait-on pas croire que la disproportion est plus grande entre nous et Dieu qu’entre le fini et l’infini, ou à tout le moins qu’elle est égale, c’est-à-dire infinie ? Pourtant la phrase de Pascal nous laisse penser l’inverse. On s’explique mal cette sortie de l’apologiste qui semble presque démentir ce qu’il vient d’établir à propos justement de la nullité de « notre justice devant la justice divine ». Or si la distance qui sépare fini et infini équivaut à une immensité infinie et qu’il n’en va pas ainsi de la disproportion entre notre justice et celle de Dieu, alors c’est que cette distance-là n’est pas infinie, et alors notre justice n’est pas nulle, même comparée à la justice infinie…

Encore une fois, les réflexions de P. Lønning nous fournissent une voie pour interpréter ce passage difficile. Il indique, dans son commentaire au Pari, que « la disproportion fini/infini est établie comme absolue21 », qu’elle ne saurait être plus grande ou inférieure à ce qu’elle est.

Lorsqu’on rapporte le fini à l’infini, le premier devient égal à zéro, et le second ne varie pas. L’écart qui les sépare n’est donc pas susceptible de changer, et l’on n’y peut rien faire. Aussi,

la proposition modificative sur la justice de Dieu et la nôtre, ne sert-elle pas à exprimer que la présence de Dieu n’anéantit pas la réalité de l’homme ? Et cette assurance n’est-elle pas en même temps une condition nécessaire de l’affirmation suivante qui soumet la justice de Dieu à sa miséricorde ?22

Si Pascal eut écrit le contraire, et s’il avait fait de la justice divine quelque chose de plus hermétique encore que la relation fini-infini, n’eut-il pas du même coup retranché toute possibilité de se rapporter à Dieu, toute prise de l’homme sur son salut, et par là rendu toute entreprise apologétique inutile ? Cela dit, s’il est vrai qu’il faut admettre cette possibilité, il semble difficile de soutenir encore l’idée que nous avancions plus tôt, à l’effet que cette première partie du Pari s’affairait à tracer les assertions logiques qui serviraient plus tard à échafauder le raisonnement dialectique. On a plutôt le sentiment que l’apologiste introduit des éléments dogmatiques à son argumentaire, que le présent développement n’est qu’une parenthèse en somme, et mal intégrée dans le texte du Pari…

20 LØNNING, Per, Cet effrayant Pari, Une « pensée » pascalienne et ses critiques, Vrin, Paris, 1980, p. 59. 21 Ibid., p. 60.

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15 Nous croyons apercevoir dans cette digression non pas justement un ajout qui « transcende le développement purement rationnel de la trajectoire originelle23 », mais bien plutôt la continuité

d’une réflexion commencée ailleurs, le rappel d’une conclusion tirée autre part ; et c’est, entre autres, dans le fragment 149 (430) que nous croyons trouver celle-ci. On peut y lire que « tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être », tel « le nombre infini, un espace infini égal au fini24. » Il s’agit là d’une réflexion qui sera bientôt examinée par le raisonnement du Pari, et nous

l’évoquons justement pour montrer qu’il y a bien recoupement, étant donné que le passage qui suit nous intéresse au plus haut point. Pascal s’y étonne « que Dieu s’unisse à nous », alors que nous ne sommes rien par rapport à son infinité. Or, nous dit-il,

cette considération n’est tirée que de la vue de notre bassesse, mais si vous l’avez bien sincère, suivez-là aussi loin que moi et reconnaissez que nous sommes en effet si bas que nous sommes par nous-mêmes incapables de connaître si sa miséricorde ne peut pas nous rendre capable de lui. Car je voudrais savoir d’où cet animal qui se reconnaît si faible a le droit de mesurer la miséricorde de Dieu et d’y mettre les bornes que sa fantaisie lui suggère25.

De là, si l’on se replace dans la perspective qui est celle de Pascal depuis le début du fragment 418 (233), à savoir celle d’un dépouillement des assertions pouvant être rationnellement alléguées de l’existence de Dieu, autrement dit d’un être infini, l’inconcevable devient possible. Si Dieu existe, alors il faut supposer que l’homme a un certain rapport à lui, qu’il peut être éligible à sa miséricorde. Un détail rend cette affirmation plus plausible. Il a été négligé jusqu’ici de poser une question plus qu’essentielle : quel est le Dieu auquel il est fait référence ? Pour Pascal, la chose allait tellement de soi qu’il n’a pas pris la peine de faire la distinction dans la démarche qui nous occupe. Par suite, le lecteur un tant soit peu attentif de Pascal aura compris immédiatement qu’il ne s’agissait pas du Dieu des philosophes, mais au contraire de celui qui « refuse à quelques-uns, à cause de leur endurcissement, ce qu’il accorde aux autres par une miséricorde qui ne leur est pas due26 », c’est-à-dire qu’ils doivent mériter cette miséricorde. Conséquemment, le Dieu dont il est ici

question est celui de la tradition judéo-chrétienne. Par ailleurs, s’il existe, alors si infini soit-il, il faut supposer qu’il n’est pas insensible à l’homme, puisqu’alors il y aurait contradiction avec la définition. De là, « il faut que la justice de Dieu soit énorme comme sa miséricorde. » Énorme, infinie, tout en ne réduisant pas l’homme à rien.

23

Ibid., p. 60.

24

Op. Cit., Pensées, fr. 149 (430), p. 102.

25 Ibid., fr. 149 (430), p. 102. Nous soulignons. 26 Ibid., fr. 149 (430), p. 102.

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Ensuite commencent les déductions à propos de l’infini. Car il est facile de gloser à son sujet, mais une réflexion sérieuse nécessite une phase d’analyse épistémologique : que pouvons-nous connaître de lui ? D’abord, il convient de distinguer existence et nature. L’infini existe, mais nous « ignorons sa nature » écrit Pascal. Nous pourrions compter toute notre vie que nous n’épuiserions pas les nombres qui le composent, et cent vies ensemble ne le pourraient pas non plus. Tout cela, sans savoir ce qu’il est. Pair ou impair ? Nul des deux, « car en ajoutant l’unité il ne change pas de nature » (∞ + 1 = ∞). Dès lors, puisque Dieu est infini, il est rationnel de penser qu’il puisse être sans connaître auparavant sa nature, puisque nous le faisons naturellement avec le nombre infini. En toute logique, ignorer la nature de Dieu n’est donc pas un argument en faveur de sa non-existence. Nonobstant cette conclusion séduisante, une objection se présente ici. Il est correct de poser que l’on a une idée de l’existence de l’infini, malgré l’indétermination irrémédiable de sa nature, puisque l’on peut compter les nombres qui le composent. Ses traces nous sont perceptibles. Or cela est loin d’être évident pour le cas de Dieu. Les croyants diront que chaque chose du monde est une pièce de la perfection divine, un élément de son infinité. Toutefois, pour accepter une telle assertion, il faut déjà avoir la foi – ce qui n’est pas le cas pour la réflexion sur l’infini, que tout le monde peut reconnaître – et la distinction purement épistémologique semble s’effondrer. Si l’on change de registre, les données ne valent plus et ne peuvent plus être employées pour la démonstration.

La suite du texte prouve cependant que Pascal a anticipé qu’on le contredirait sur ce point. Il pose donc une nouvelle question qui ramène le débat à son point sensible : la vérité. Puisque le poids de l’objection réside dans la nécessité de l’infini et la possibilité de Dieu (j’ai des exemples quotidiens des nombres alors qu’il n’est absolument pas certain que j’en aie de Dieu), le tout est de savoir si l’on peut trouver une vérité intermédiaire qui permette de se faire une idée de la chose. Pascal demande : « N’y a(-t-)il point une vérité substantielle », ce que nous qualifiions de vérité intermédiaire, « voyant tant de choses vraies qui ne sont point la vérité même ? » N’y a-t-il pas moyen de s’entendre sur un point moins ambitieux, puisque nous l’avons pu pour tout le reste ?

Déjà, nous l’avons vu, de l’infini nous ne percevons que son existence sans jamais savoir ce qu’il est. Nous ne disposons pas de l’entièreté du réel ou de la vérité à son sujet, pour cette raison, établie dès le début du texte, il passe notre mesure. « […] Il a étendue comme nous, mais non pas de bornes comme nous. » Or, nous ne savons raisonner que sur ce qui a « nombre, temps, dimensions » comme nous, comme le corps dans lequel nous sommes jetés. C’est pourquoi la nature de l’infini nous échappe. Elle n’entre pas dans le rayon de ce que nous pouvons croire. Par conséquent, il faut admettre que nous ne savons « ni l’existence ni la nature de Dieu » par la raison. L’argument

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17 voulant que l’on puisse connaître Dieu sans savoir sa nature semble donc détruit. Un détail, pourtant décisif, a été négligé cependant. C’est qu’il est une puissance de l’homme qui permet de connaître l’existence de ce Dieu qui se cache, au moins aussi sûrement que l’on reconnaît les parties de l’infini. C’est la foi. Et l’apologiste a « déjà montré qu’on peut bien connaître l’existence d’une chose sans connaître sa nature ». Aussi n’est-il pas entièrement irrationnel de croire en Dieu, puisque tout ne semble être qu’une question de perception. N’oublions pas, à ce titre, la définition pascalienne de la foi : « C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi. Dieu sensible au cœur, non à la raison27 ». Si, du point de vue de la pure raison, il n’est pas rationnel

de croire en Dieu parce qu’on n’en a pas de preuve ou de manifestation, il ne l’est pas plus, du côté de la foi, de refuser Dieu sous prétexte de cet aveuglement. Puisque « par la foi nous connaissons son existence », sa manifestation devient aussi quotidienne que celle de l’infini. La véritable question, à présent, est celle de savoir laquelle des deux opinions est la plus raisonnable, puisque toutes deux sont aussi rationnelles.

2. Stultitia ?

Ce passage du rationnel au raisonnable doit être souligné. Nous entrons dans un second moment de l’argumentaire, annoncé par un changement de perspective. Ce basculement s’annonce par cette affirmation que l’auteur discutera désormais « selon les lumières naturelles ». Encore une fois, cette étrange formulation nous impose un détour, car elle implique que tel n’était pas le cas dans les réflexions qui précèdent, que l’on ne discourait pas selon cette façon.

On est tenté de rapprocher ces lumières naturelles d’un usage sain de la raison, faculté propre à l’humanité. Toutefois cette association ne paraît pas possible, puisqu’elle viendrait infirmer tout ce qui vient tout juste d’être développé, et donc la nécessité du glissement du rationnel au raisonnable. Ce recoupement désavouerait les développements sur l’existence et la nature de l’infini ainsi que sur la connaissance possible de ce type de choses, puisque Pascal y traçait un discours épistémologique, un discours, justement, sur la nature de la connaissance. Par preuve, les mots « raison », « connaître », « vérité », « savoir », « fausseté » ainsi que leurs déclinaisons reviennent vingt-trois fois du début du fragment jusqu’à la mention « O. Tournez ». Que Pascal annonce un discours selon les lumières naturelles après tout cela en voulant signifier par là une recherche strictement rationnelle n’aurait aucun sens, et agirait comme un désaveu. Le fragment 449 (556),

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seule autre occurrence de l’expression – et cette fois au singulier – peut nous fournir une piste. Il y est question des blasphémateurs de la religion, et l’on découvre qu’eux aussi ont su faire usage de la lumière naturelle, et que celle-ci les a menés à poser les mêmes conclusions que ceux qu’ils ont persécutés : « Ils ont vu par lumière naturelle que s’il y a une véritable religion sur la terre, la conduite de toutes choses doit y tendre comme à son centre28. » Seulement, ce qu’ils ont résolu de

faire en conséquence est tout opposé : ils ont opté pour le blasphème et le dénigrement de la religion. De ce passage nous pouvons tirer, à l’instar de P. Lønning, deux idées. D’abord, que les lumières naturelles sont également partagées entre les hommes ; ensuite, qu’elles ne sont pas responsables du mauvais jugement qui découle du raisonnement. Dès lors, ce principe de connaissance ne peut produire du faux que lorsqu’il se mêle avec d’autres types de moyens, d’autres sources de vérité29.

Un raisonnement pascalien peut ici nous être utile. « Ceux qui s’égarent ne s’égarent que manque de voir une de ces deux choses. On peut donc bien connaître Dieu sans sa misère, et sa misère sans Dieu ; mais on ne peut connaître Jésus-Christ sans connaître tout ensemble et Dieu et sa misère30. » Nous ne manquerons pas de souligner la parenté de cette assertion avec ce que nous

avons vu jusqu’ici du Pari. Bien sûr, nous n’avons pas abordé encore le thème de la misère de l’homme, mais nous l’avons tout de même anticipé lors de notre rapide analyse de l’aveuglement de la raison humaine. En dépit de cela, signalons que l’idée de connaître Dieu pour Pascal ne fait sens que dans une perspective où lui est adjointe l’idée inverse, celle de la misère de l’homme ; l’une sans l’autre étant proprement vaines pour porter à la foi véritable – celle de Jésus-Christ. Pour appuyer ceci, nous pouvons lire, immédiatement après le passage rapporté :

Et c’est pourquoi je n’entreprendrai pas ici de prouver par des raisons naturelles, ou l’existence de Dieu, ou la Trinité, ou l’immortalité de l’âme, ni aucune des choses de cette nature ; non seulement parce que je ne me sentirais pas assez fort pour trouver

dans la nature de quoi convaincre des athées endurcis, mais encore parce que cette

connaissance, sans Jésus-Christ, est inutile et stérile31.

Parler selon les lumières naturelles équivaut à trouver une ressource dans l’appareil cognitif propre à tout homme, dans ce que la nature susurre à son oreille attentive. S’il n’est rien dans la nature qui puisse convaincre, si les lumières naturelles sont impuissantes à propager la foi, c’est bien parce que celle-ci s’offre comme stultitia, comme une sottise surnaturelle…

28

Ibid., fr. 449 (556), p. 207.

29 Op. Cit., Cet effrayant Pari, p. 70. 30 Op. Cit., Pensées, fr. 449 (556), p. 209. 31 Ibid., fr. 449 (556), p. 209. Nous soulignons.

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19 Dans le même sens, Pascal indique ailleurs que « […] nous n’avons aucune certitude de la vérité […], hors la foi et la révélation, sinon en (ce) que nous les sentons naturellement en nous ». Comprenons que dans ces deux cas, la raison est confondue, puisque le sentiment de certitude qui se dégage de son exercice correct correspond exactement à celui produit par la coutume ou le préjugé. Ainsi la foi semble-t-elle naturellement contraire à la raison, cette dernière en est comme naturellement persuadée, et pour autant « ce sentiment naturel n’est pas une preuve convaincante […]32. » Or Pascal nous avait déjà mis au fait de cela dès la première phrase du Pari. Que la raison

ne puisse croire autre chose n’est pas un argument validant la primauté de la nature ou de la nécessité dans le domaine de la vérité, mais c’est du moins le mieux que nous puissions espérer d’un raisonnement dépourvu d’accès à la totalité du réel. Parler selon les lumières naturelles, par conséquent, c’est faire au mieux avec les moyens qui sont à notre portée.

Mais enfin, tout ceci n’est pas contraire à notre thèse initiale : les lumières naturelles en tant que sain usage de la raison. La seule nuance nous semble être dans l’épuration du sentiment de la vérité qui doit émaner des réflexions sur les « raisons naturelles ». Comme les blasphémateurs qui raisonnaient bien mais jugeaient mal, nous devons nous assurer que notre délibération ne se trouve pas faussée par de mauvaises opinions. Et c’est d’ailleurs à cette tâche délicate d’expurger les préjugés communs que s’attèle Pascal dans le reste de l’élaboration de son pari. À présent, pour nous, « il s’agit de parler selon les lumières naturelles et non d’en parler33. » Nous avons défini, et ce dès la première phrase, ce qu’était la nature, ce que nous pouvions en dire, le temps de la critique épistémologique est à présent révolu, et vient maintenant celui du jugement.

Dieu nous étant inconnaissable, « puisque n’ayant ni parties ni bornes, il n’a nul rapport à nous », nous ne saurions vider rationnellement la question de son existence. Dès lors, deux attitudes sont possibles devant ce mystère : l’attitude de ceux qui professent cette croyance, et l’attitude de ceux « qui la reçoivent ». La première est cohérente, « excusable », puisqu’elle s’annonce exactement telle qu’elle est : une folie. Et dans les faits, c’est ainsi qu’elle se présente : l’adhésion à des dogmes révélés, la croyance en une sagesse non-humaine, qu’est-ce sinon une sorte de saut inexplicable de l’imagination ? Dès lors, on ne saurait accuser ceux qui prétendent propager « une religion dont ils ne peuvent rendre raison » de ne pas donner les preuves de ce qu’ils ont raison de croire. Ils seraient, s’ils y arrivaient, parfaitement inconséquents. Cependant il n’en va pas ainsi de ceux qui, non convaincus d’avance par la Parole, sont dans la position où ils « reçoivent » celle-ci, où ils doivent juger. Est-il aussi rationnel de s’entendre révéler le plan divin et de n’y pas croire ?

32 Ibid., fr. 131 (434), 83.

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Le point litigieux se présente donc ainsi : « Dieu est ou il n’est pas ». Confronté à cette alternative, l’homme voudrait se reporter à l’usage de sa raison, sauf que celle-ci « n’y peut rien déterminer », cela est démontré. Par conséquent, il s’agit d’une gageure, puisque toute décision purement rationnelle est écartée. « […] Il arrivera croix ou pile. » Tout ce qui suit n’a pour fonction que d’arriver à déterminer laquelle des deux options se présente comme la plus avantageuse pour celui qui parie.

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Il se joue donc un jeu…

Nous touchons à présent à la portion du texte qui concerne le point central de l’apologie où se met en branle la mécanique du Pari. Ses bases ont été jetées, il ne reste plus qu’à s’en servir pour déterminer l’issue de la situation. L’objet de cette rhétorique du fragment 418 (233) ne saurait être de prouver l’existence de Dieu, comme on le croit trop souvent. S’il est une chose à retenir des développements qui précèdent, c’est bien que l’objectif d’une telle construction concerne la

décision, l’engagement de soi face à sa propre existence. Si, de façon paradoxale, ceux qui

choisissent l’incroyance sont incapables d’offrir la raison de leur opinion, alors ils se trouvent forcés de soutenir une position proprement irrationnelle, une croyance injustifiée, en un mot, à leurs propres yeux, une folie. Sommé de s’expliquer, et voyant qu’il ne le peut, l’homme sensé se ravisera. Tel est l’enjeu, telle est la marche à suivre.

Cela n’est pas volontaire…

Nous savons désormais qu’il est impossible à quiconque de trancher a priori et de façon rationnelle le dilemme posé par la question de Dieu. De prime abord, nulle des deux opinions n’est absolument disqualifiée. Aussi celui qui choisit agit-il de façon irrationnelle ; mais puisque les croyants effectuent ce saut au nom d’une vérité surnaturelle – donc font une folie cohérente –, il serait illogique de leur demander de s’expliquer. À l’inverse, il convient d’interroger l’incroyant, puisque ce dernier n’a, selon toute vraisemblance, rien pour se justifier. « […] Par raison vous ne pouvez faire ni l’un ni l’autre ; par raison vous ne pouvez défaire nul des deux. » De ce fait, il appert que quiconque saurait vivre avec l’impossibilité de produire des preuves pour décider du choix à prendre ne pourrait être accusé de fausseté. Les deux avenues sont également plausibles et acceptables. Malgré cela, l’apologiste précise, par l’intermédiaire d’un interlocuteur fictif, qu’il demeure tout de même un angle selon lequel cette prise de position représente une faute. Lorsque les raisons manquent pour justifier un acte, le juste n’est-il pas de suspendre le jugement et de ne pas se prononcer, « […] le juste [étant] de ne point parier » ? Or si cette critique porte, il faudra convenir que l’argumentaire pascalien tombe, puisque ce dernier s’adresse à ce libertin qui refuse la foi sous prétexte qu’elle est injustifiable à l’aune de la raison, motif allégué des actions de ce genre d’hommes. S’il n’est plus besoin de choisir, alors toute perspective apologétique échoue d’emblée.

Pour appréhender correctement la réponse déconcertante de Pascal à cette objection – « Oui, mais il faut parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqués » –, il est crucial

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d’approfondir les termes du problème. Car enfin il est loin d’être démontré que le pari soit involontaire et que nous soyons « embarqués ». N’ai-je pas la possibilité de déterminer comme je l’entends le rapport que j’entretiens avec moi-même ? Qui me forcera à choisir si je refuse de le faire ? Dès lors, il devient pour nous crucial d’élucider ce mot si souvent cité et si peu expliqué. Sans un effort sérieux de décryptage, on ne voit pas comment l’apologiste peut balayer la réplique libertine en deux phrases serrées. Certes, si Pascal a raison, alors il peut de bon droit poursuivre la logique de son argumentaire ; à l’opposé par contre, s’il s’avère que le coup fasse mouche, il faudra concéder la victoire à l’interlocuteur, qui semble déjà commencer la lutte avec une longueur d’avance. Après tout, de quelle façon pourrait-on nous faire avaler que le juste est de parier alors qu’il s’agit là d’un geste dénué de justification a priori ?

Afin d’évaluer si le pari que nous propose Pascal est volontaire ou non, procédons à un éclaircissement de la terminologie. Il nous faut déterminer si le vocabulaire lié au jeu est adéquate au problème tracé par Pascal, ce qui est loin d’être assuré, car d’un jeu, on peut selon toutes vraisemblance se retirer dès qu’il nous plaît de le faire – ce qui implique que nous ne soyons pas forcés de jouer. De ce fait, la construction semble vouée à s’écrouler, puisque l’auteur nous affirme clairement qu’il « se joue un jeu au bout de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile ».

Conceptuellement, un jeu possède deux traits essentiels. Premièrement, ce type d’activité se définit d’ordinaire par des règles. Même les amusements prétendument libres des enfants apparaissent, dès lors qu’on les considère avec attention, comme pétris de balises tacites, et on verra très souvent les participants s’interrompre pour réprimander celui qui les enfreint. Ensuite, un jeu n’exige pas que les joueurs soient conscients d’y participer. Il n’a pas nécessairement pour projet de procurer du plaisir à ceux qui y sont occupés. On n’a qu’à songer à la roulette russe : c’est un jeu, mais il serait fort douteux qu’on y joue pour rire… Et de façon connexe, tous les spéculateurs boursiers, en raison de ce qu’ils effectuent des gestes bien concrets qui ont des répercussions sur la vie des gens, ne se croient certainement pas impliqués dans un jeu. On dit tout de même de leur profession qu’elle perpétue le jeu de la bourse. Or la conjugaison de ces deux points nous montre qu’il peut bien se jouer un jeu malgré nous, et qu’il est envisageable que nous puissions être

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I. Le hasard et le jeu

Au fond, s’il est plausible qu’un jeu se déroule sans notre assentiment, sommes-nous capables de démontrer hors de tout doute le bienfondé de cette comparaison qui rapproche la foi d’un pari ? Qui plus est, pouvons-nous affirmer avec certitude que nous avons affaire à un jeu de

hasard ? La métaphore de la barque (« vous êtes embarqués ») peut sans doute nous fournir la

solution, d’autant plus qu’elle se lie fortement à l’idée du jeu, telle qu’avancée pour la première fois par la phrase citée précédemment. Une embarcation, on le sait, représente un moyen de transport qui doit nous mener à destination en empruntant un cours d’eau. Et s’il y a transport, c’est qu’il y a une distance parcourue, c’est qu’il y a mouvement. De fait, aux dires de Pascal, le jeu doit se jouer au bout d’une distance infinie. Nous avions laissé de côté le soin de rendre compte de ce passage équivoque ; il est temps d’y venir.

L’idée du jeu se présente en deux volets. D’abord un chaos infini qui nous sépare – sans que nous sachions trop d’ailleurs de quoi il nous sépare… –, puis une distance infinie au bout de laquelle se joue ledit jeu. Il nous parait clair que les doubles mentions de l’éloignement (« qui nous sépare », « distance ») et de l’infini (« chaos infini », « distance infinie ») ne sont pas fortuites. Mais donc, à quoi réfèrent ces étranges formulations ? On nous dit que la partie se joue à l’extrémité de cette distance infinie. Si nous avons souligné que cette dernière se rapportait au chaos qui nous sépare, nous avons en revanche passé sous silence la bizarrerie de cette délimitation. Comment penser un début ou une fin à l’infini ? À propos de cette séparation, le fragment « Disproportion de l’homme » est à rapprocher de celui du Pari, parce que l’infinité y est également peinte dans les tons de l’éloignement. Cette pensée jettera ainsi de la lumière sur le chaos.

Une fois découverte la conscience toute humaine des deux infinis qui la bordent – l’univers que l’homme découvre à l’extérieur de lui-même rapporté à celui qu’il trouve en son sein –, une profondeur abyssale naît de cette superposition des immensités contraires qui vient troubler la représentation qu’on se fait du fonctionnement de la nature. Il semble évident, d’après la description pascalienne de l’entendement de ce type de choses, que la compréhension rationnelle de l’univers n’est qu’une infinie mise en abîme, à proprement parler. Un monde dans un monde dans un monde où l’homme devient « […] un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les extrêmes34 ». Ces points limites de la

connaissance, ces moteurs qui animent les immensités positives et négatives sont donc hors de portée pour la raison humaine, car celle-ci ne peut que diviser indéfiniment. On l’a dit, l’homme est

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