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Scénographies de l'échec dans quelques romans francophones de l'Afrique subsaharienne

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Scénographies de l'échec dans quelques romans

francophones de l'Afrique subsaharienne

Thèse

Jonathan Russel Nsangou

Doctorat en études littéraires

Philosophiæ doctor (Ph. D.)

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Scénographies de l’échec dans quelques romans

francophones de l’Afrique subsaharienne

Thèse

Jonathan Russel Nsangou

Sous la direction de :

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RÉSUMÉ

Cette thèse analyse les différentes représentations de l’échec dans quelques romans francophones subsahariens publiés entre 1961 et 2000. Relisant

L’aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane, Les Soleils des indépendances et Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma, Trop de soleil tue l’amour de Mongo

Beti, Murambi, le livre des ossements de Boubacar Boris Diop et La Folie et la

Mort de Ken Bugul, elle montre, à travers les personnages et leurs parcours

déceptifs, que l’échec est un thème récurrent des œuvres romanesques de cette époque-là. Les différents discours que tient le personnel du roman sur l’échec révèlent que la perception de ce phénomène est relative, car ce qui est échec pour les uns ne l’est pas pour les autres : alors que certains personnages contestent les différents abus des pouvoirs politiques, guerriers et traditionnels ainsi que les comportements déviants des autres membres du corps social, d’autres trouvent le moyen de les légitimer et rationalisent le mal. Loin de se limiter à l’analyse de l’échec dans les romans, la thèse va au-delà et propose une nouvelle herméneutique des fictions francophones d’Afrique subsaharienne : elle fait jaillir ce qui dans les interstices des romans – et chez les romanciers – permet de déconstruire et de dépasser l’imaginaire de l’échec. Ainsi, les romanciers utilisent certains procédés rhétoriques comme l’humour, l’ironie, le jeu des mots, la polyphonie narrative pour se défaire de l’emprise de l’échec. Ils montrent qu’au lieu de se complaire dans le « sanglot de l’homme noir », le sujet postcolonial devrait réévaluer son attachement aux traditions, opérer une rupture épistémologique et un ajustement culturel, s’appuyer sur l’art comme moyen cathartique, et agir pour instaurer une véritable démocratie. Au bout du compte, la thèse s’inscrit contre une lecture afropessimiste et invite à considérer les romans francophones subsahariens comme un moyen qui permettrait aux Africains d’inventer une nouvelle rationalité, une nouvelle façon de se définir face au monde ; en somme, un moyen d’espérer en des lendemains meilleurs.

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ABSTRACT

This thesis analyzes the different representations of failure in some Sub-Saharan French novels written between 1961 and 2000. Rereading L’aventure ambiguë of Cheikh Hamidou Kane, Les Soleils des indépendances and Allah n’est pas obligé of Ahmadou Kourouma, Trop de soleil tue l’amour of Mongo Beti, Murambi, le livre

des ossements of Boubacar Boris Diop and La Folie et la Mort of Ken Bugul, it shows, through the characters and their disappointing paths, that failure is a recurrent theme of that period. The various speeches that the personel of the novels holds about failure reveals that the perception of this phenomenon is relative, because what is a failure for some, it is not failure for others : while some characters dismiss the various abuses of warrior, traditional and political power, as well as the deviant behavior of other members of society, others find ways to legitimize and rationalize the evil. Rather than being limited to the simple matter of observation of failure in the novels, the thesis goes beyond and proposes a new hermeneutic of francophone fictions of Africa : it brings out what in the interstices of the novels – and from the novelists – allows to deconstruct and overcome the imaginary of failure. Thus, novelists use certain rhetorical processes such as humor, irony, the play of words, the narrative polyphony to escape the grip of failure. They show that instead of indulging in the “sob of the black man”, the postcolonial subject should re-evaluate his attachment to traditions, make an epistemological break and a cultural adjustment, rely on art as a cathartic means, and act to establish a true democracy. In the end, the thesis is against an Afro-pessimistic reading of Sub-Saharan francophone novels and invites to consider them as a means that would enable Africans to invent a new rationality, a new way of defining oneself in the face of the world ; in short, a way to hope for a better tomorrow.

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LISTE DES ABRÉVIATIONS

1. Œuvres du corpus

Les références complètes sont présentées dans la bibliographie et correspondent aux éditions utilisées.

ANO : Allah n’est pas obligé (Ahmadou Kourouma) LA : L’aventure ambiguë (Cheikh Hamidou Kane) LFM : La Folie et la Mort (Ken Bugul)

LSI : Les soleils des indépendances (Ahmadou Kourouma) MLO : Murambi, le livre des ossements (Boubacar Boris Diop) TSTA : Trop de soleil tue l’amour (Mongo Beti)

2. Autres abréviations

AFRC : Armed Forces Revolutionary Council (Conseil révolutionnaire des forces armées)

CD : Compact Disc

ECOMOG : L'Economic Community of West African States Cease-fire Monitoring Group

FMI : Fonds monétaire international FPR : Front patriotique rwandais HLM : Habitations à loyer modéré

NPFL : National Patriotic Front of Liberia (Front national patriotique du Liberia) NAACP : National Association for the Advancement of Colored People

OMC :Organisation mondiale du commerce ONU : Organisations des nations unies OUA : Organisation de l’unité africaine PPTE : Pays pauvres très endettés

RND : Rassemblement national démocratique

RUF : Revolutionary United Front (Front révolutionnaire uni)

ULIMO : United Liberation Movement of Liberia for Democracy (Mouvement de liberation uni pour la démocratie au Liberia)

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LISTE DES SCHÉMAS

Schéma n° 1 : Dégradration du prince Doumbouya ... 35

Schéma n° 2 : Syncrétisme inabouti de Soeur Hadja Gabrielle Aminata ... 60

Schéma n° 3 : Avilissement de « Papa le bon » ... 62

Schéma n° 4: Carré sémiotique du monstre caché ... 73

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À mes filles, Lauryll Lyannis et Heiddie Heliora À la mémoire de Nâ Lili, ma défunte sœur

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... iii

ABSTRACT ... iv

LISTE DES ABRÉVIATIONS ... v

LISTE DES SCHÉMAS ... vi

TABLE DES MATIÈRES ... viii

REMERCIEMENTS ... x

INTRODUCTION ... 1

Chapitre 1 LES FIGURES DE L’ÉCHEC ... 28

1.1. Les ratés ... 30

1.1.1. Le prince déchu ... 31

1.1.2. La jeune fille disgraciée ... 37

1.1.3. La figure du persécuté ... 41

1.2. Les destins broyés ... 43

1.2.1. Les enfants-soldats suppliciés ... 44

1.2.2. Le cas de Birahima ... 49

1.3. Les « zéros » et les imposteurs ... 50

1.3.1. Les « zéros » ... 51

1.3.2. « L’avocat marron » et les faux policiers ... 54

1.3.3. Des faux protecteurs ... 58

1.4. Les marginaux ... 63

1.4.1. La figure du fou ... 64

1.4.2. La figure du clochard : le « forban hilare » ... 67

1.4.3. Les monstres pervers... 69

1.5. Les invalides ... 76

CHAPITRE 2 LES PARCOURS DÉCEPTIFS ... 82

2.1. Les parcours individuels ... 84

2.1.1. Vaincre la stérilité : recherche infructueuse par Salimata ... 84

2.1.2. La vaine reconquête du pouvoir de Fama ... 91

2.1.3. La formation universitaire à l’occidental de Samba Diallo : « apprendre à lier le bois au bois » ... 99

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2.1.4. La recherche ratée de l’eldorado ... 107

2.1.5. Les étoiles écrasées ... 113

2.2. Les quêtes collectives ... 130

2.2.1. Marche difficile vers la démocratie ... 131

2.2.2. L’impossible quête du vivre-ensemble ... 141

CHAPITRE 3 DISCOURS ET CONTRE-DISCOURS DE L’ÉCHEC ... 151

3.1. Discours de justification et de légitimation ... 154

3.1.1. Justification par les croyances et traditions ... 154

3.1.2. La rationalisation du mal ... 162

3.1.3. Justification par la colonisation et le néocolonialisme ... 173

3.2. Discours de contestation ... 178

3.2.1. Des titres accusateurs... 178

3.2.2. Contre la théorie du bouc-émissaire ... 185

3.2.3. Discours contre l’esprit fataliste et la démission ... 193

3.2.4. Discours contre les leurres dogmatiques ... 199

CHAPITRE 4 DÉCONSTRUIRE ET DÉPASSER L’IMAGINAIRE DE L’ÉCHEC ... 206

4.1. Cerner et comprendre l’imaginaire de l’échec ... 210

4.1.1. Les causes exogènes ... 210

4.1.2. Les causes endogènes ... 217

4.1.3. Mal chronique ou éphémère ? ... 225

4.2. Sortir de l’imaginaire de l’échec ... 227

4.2.1. La déconstruction ... 228

4.2.2. Voix / voies du dépassement ... 246

CONCLUSION ... 263

BIBLIOGRAPHIE ... 272

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REMERCIEMENTS

J’exprime ma profonde gratitude à ma directrice de recherche, la professeure Christiane Kègle, pour sa disponibilité, sa rigueur intellectuelle et ses encouragements.

Je remercie les professeurs Anne-Marie Fortier, Christiane Ndiaye et Eugène Nshimiyimana, mes évaluateurs, d’avoir contribué, par leurs remarques et suggestions, à améliorer la qualité de ce travail.

J’en sais gré au Docteur Jean de Dieu Itsieki Putu Basey de m’avoir fait bénéficier de sa riche connaissance des littératures francophones. Le présent travail doit beaucoup à ses conseils.

Je remercie Ange Marilyne, mon épouse, pour son soutien inconditionnel.

Pour leurs généreux conseils durant les séminaires et tout au long de mes recherches, j’exprime ma reconnaissance aux professeurs Richard Saint-Gelais, Marie-Andrée Beaudet et Sabrina Vervacke de l’Université Laval, et au professeur Emmanuel Matateyou de l’École normale supérieure de Yaoundé.

Je n’oublie pas mon ami Simon Pierre Hemle Sotong Djob pour son réconfort dans les moments difficiles.

Toute ma reconnaissance à la Faculté des lettres et sciences humaines, au Département des littératures et à l’Association des étudiantes et étudiants de Laval inscrits aux cycles supérieurs (AÉLIÉS), pour toutes les bourses qu’ils m’ont octroyées et qui ont contribué à la réalisation de cette thèse.

Mes remerciements vont à ma mère, Madame Bedime Jeannette, qui n’a cessé de m’encourager à parachever ma thèse. Enfin, je remercie ma belle-famille et tous ceux qui m’ont soutenu dans ma famille.

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Choix du sujet et problématique de recherche

En Afrique subsaharienne, le roman écrit en français s’affirme dans la foulée des indépendances politiques. Celles-ci marquent un tournant de l’histoire africaine et consacrent l’accession aux libertés fondamentales et à l’autonomie politique. Elles sont perçues comme le moment d’une nouvelle genèse permettant la refondation sociale. À ce titre, elles redonnent espoir, créent des attentes de paix, de prospérité, de démocratie, de justice, bref de développement pour tous. C’est ce qui ressort des propos suivants d’Hocine Aїt Ahmed :

La revendication de l’indépendance a été présentée à la population de chaque colonie comme étant l’espérance dans un État politique duquel seraient évacués l’humiliation, l’arbirtraire, la peur ; dans un régime social où la faim, l’ignorance, le taudis seraient bannis et le travail garanti ; enfin dans un ordre qui supprime l’exploitation et la discrimination, attribue à chacun, gouvernants et gouvernés, des avantages proportionnels aux services rendus à la communauté1.

La musique de cette époque – telle la chanson Indépendance Tcha Tcha du congolais Joseph Kabasele – émerge de l’euphorie générale suscitée par les indépendances. Mais cette euphorie est sitôt brisée par les pouvoirs oppressifs de ceux qui prennent la place des colonisateurs. Dans ce contexte particulier, abandonnant le courant ethnologique et sa « littérature rose2 », les romanciers de l’Afrique noire francophone se veulent témoins de l’Histoire. Leurs œuvres portent les rêves d’une société en mutation et, davantage, en montrent les contradictions et les ratés. Ainsi, nous pouvons dire qu’à ce tournant, la création romanesque francophone en Afrique noire est réaliste à cause de la pression de l’histoire, des conditions sociales et des situations politiques. Comme le soutient Jacques Dubois à propos du roman français, les romanciers de cette aire géographique font du

1 Hocine Aїt Ahmed, L’afro-fascisme, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 86. La présentation des notes correspond aux règles indiquées dans l’Abrégé de la présentation des travaux académiques du département des littératures de l’Université Laval (troisième édition augmentée, 2007).

2 Cette expression a été employée par Mongo Beti dans un article intitulé « Afrique noire, littérature rose » (Présence africaine n° 1-2 (1955), p. 133-134 ). Il y reproche aux auteurs comme Camara Laye (L’enfant noir, Paris, Plon, 1953) de ne décrire qu’une Afrique maternelle et paisible, et de ne pas s’interreser aux problèmes politiques du continent comme celui de la colonisation.

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roman « […] un instrument incomparable d’investigation de la réalité sociale3 ». Leurs fictions permettent de lire les complexités sociales. Leur écriture est marquée par l’échec ou l’impasse, ainsi que le suggèrent les titres des romans des quatre premières décennies des indépendances : Un piège sans fin4 d’Olympe Bhêly-Quenum, Entre les eaux5 de Valentin Yves Mudimbe, Perpétue et l’habitude du malheur6 de Mongo Beti, Le Zéhéros n’est pas n’importe qui7 de Williams Sassine, La mort faite homme8 et Les étoiles écrasées9 de Puis Ngandu Nkashama, L’impasse10 de Daniel Biyaoula. Les personnages des romans de cette période sont à la dérive. Ils donnent au lecteur l’impression d’hésiter sur les chemins à emprunter et éprouvent parfois de la difficulté à atteindre leurs objectifs. Cela est bien visible à travers le héros de L’aventure ambiguë11 qui ne réussit pas sa quête de formation à l’occidental. Parti de son pays pour apprendre à Paris « l’art de vaincre sans avoir raison12 », il y retourne, complètement déboussolé par les valeurs occidentales qui viennent contredire ses croyances. C’est aussi le cas d’autres personnages marquants comme le prince Doumbouya des Soleils des

indépendances13 qui ne parvient pas à reconquérir son honneur dans une Afrique indépendante dont il rejette les nouvelles règles, ou encore du héros de Trop de

soleil tue l’amour14, confronté éternellement à un pouvoir autoritaire. Nous pouvons encore citer les exemples du héros du Cercle des Tropiques15 qui « tourne désespérément dans ce cercle des Tropiques où l’enferme un tyran paranoïaque16 », et des Crapauds-brousse17 qui n’arrive pas à s’adapter dans une société corrompue.

3 Jacques Dubois, Les romanciers du réel, Paris, Seuil, 2000, p. 18. 4 Olympe Bhêly-Quenum, Un piège sans fin, Paris, Stock, 1960.

5 Valentin Yves Mudimbe, Entre les eaux, Paris, Présence africaine, 1973 6 Mongo Beti, Perpétue et l’habitude du malheur, Paris, Buchet-Chastel, 1974.

7 Williams Sassine, Le Zéhéros n’est pas n’importe qui, Paris, Présence africaine 1985. 8 Pius Ngandu Nkashama, La mort faite homme, Paris, L’Harmattan, 1986.

9 Puis Ngandu Nkashama, Les étoiles écrasées, Paris, Publisud, 1988. 10 Daniel Biyaoula, L’impasse, Paris, Présence africaine, 1996.

11 Cheikh Hamidou Kane, L’aventure ambiguë, Paris, Julliard, 1961. 12 Ibid., p. 47.

13 Ahmadou Kourouma, Les soleils des indépendances, Paris, Seuil, 1970 [1968]. 14 Mongo Beti, Trop de soleil tue l’amour, Paris, Julliard, 1999.

15 Alioune Fantouré, Le Cercle des tropiques, Paris, Présence africaine, 1972.

16 Jacques Chevrier, Littératures francophones d’Afrique noire, Aix-en-Provence, Édisud, 2006, p. 81.

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La récurrence des parcours d’échec dans bon nombre des œuvres de la postcolonie suggère qu’on aurait affaire à un phénomène fondamental. Dès lors, se pose la question de savoir pourquoi les auteurs décrivent avec insistance ces parcours d’échec. Mieux, la mise en scène de l’échec constitue-t-elle la visée ultime de ces œuvres ? Ou se font-elles l’écho du discours persistant sur l’afropessimisme ? Ou alors travaillent-elles surtout – et même dans les interstices – à remettre en question ce discours de / sur l’échec ? C’est pour tenter de répondre à ces questions que nous avons choisi de consacrer notre étude à l’analyse des scénographies de l’échec dans quelques romans francophones de l’Afrique subsaharienne (1961- 2000).

Afin de mieux spécifier l’objet de cette étude, il sied d’en définir d’emblée les concepts phares. Par scénographies, nous entendons les représentations au sens théâtral, c’est-à-dire les mises en scène de la configuration déceptive. En effet, les procédés de mise en scène que sont la cristallisation, la répétition, le grossissement et la dramatisation visent à faire voir, à attirer l’attention des lecteurs sur les dimensions de l’échec, particulièrement sur celles qui échappent au regard commun. Considéré comme une fatalité, l’échec se rapporte à l’histoire globale des sociétés décrites ; il prend la forme d’un destin incontournable et, donc, d’une fatalité. Or, ainsi que le montrent les fictions dont nous ferons la lecture, pour peu qu’on s’attarde à observer les dimensions de cet échec, on comprend qu’il n’est pas irrémédiable. Il apparaît clairement pour ce qu’il est : une succession de construits que l’instauration d’un nouveau régime d’historicité et de nouvelles rationalités peut aider à corriger.

La notion d’échec étant elle-même subjective, nous ne lui donnerons pas une définition figée dans le cadre de ce travail. Comme le pense Éliane Amado Levis-Valensi, « la notion d’échec s’entoure d’un halo douloureux. Chacun y investit le cerne de ses propres ecchymoses intérieures, chacun s’y sent subtilement

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concerné18 ». Cette notion prendra une valeur heuristique qui nous guidera au fur et à mesure de l’analyse. Un recours aux dictionnaires permet d’orienter notre perception de cette notion. Dans le Petit Robert, l’échec se définit comme un « revers éprouvé par quelqu’un qui voit ses calculs déjoués, ses espérances trompées19 ». Cette définition qui insiste sur les projets est très opérante dans le roman francophone subsaharien où l’on retrouve des personnages qui ne parviennent pas à réaliser leurs objectifs. Si l’échec tient compte de l’action des personnages et de leur projets, il concerne aussi leur état. En cela le Dictionnaire

de la langue française donne un ensemble de synonymes : « Dommage, insuccès,

malheur, revers […] chute, défaite […] faillite, fiasco, naufrage […] déboire, déception, déconvenue20 ». L’échec concerne donc les quêtes vaines des personnages, mais aussi les dommages, les atteintes de leurs conditions physiques, psychologiques ou matérielles. Le terme échec pourrait être diversement appréhendé et interprété. Dans les romans, chez les critiques ou dans notre propre énonciation, la notion renverra aux actes et aux états. Elle pourra ainsi exprimer des situations de dégradation physique et d’insuccès dans la recherche du bien-être. Au demeurant, ce que nous aurons à observer est la difficulté du corps social à se projeter vers l’avant. Dans l’analyse, nous tiendrons compte de ce que l’échec n’est pas perçu de la même façon par tous les personnages. Un résultat peut être diversement apprécié en étant échec pour l’un et succès pour l’autre.

Les concepts opératoires ainsi définis, nous pouvons maintenant affiner notre question et proposer notre hypothèse de recherche. Les scénographies de l’échec, si récurrentes dans les romans francophones d’Afrique subsaharienne, constituent-elles une fin en soi ou servent-constituent-elles, chez les auteurs, de prétexte pour l’exploration des pistes de dépassement de l’échec ? Fait significatif : après avoir

18 Eliane Amado Levis-Valensi, « Échec », dans Encyclopædia Universalis [dir.], Encyclopædia

Universalis, volume 8, Paris, Encyclopædia Universalis, 1968, p. 43.

19 Josette Rey-Debove et Alain Rey, Le Petit Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la

langue française, Paris, Le Robert, 2013, p. 807.

20 Paul Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française. Les mots et les

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écrit Les Petits-fils nègres de Vercingétorix21 et Verre cassé22 qui révèlent respectivement l’impasse des sociétés africaines postcoloniales en proie aux guerres civiles et la misère des déclassés sociaux dans lesdites sociétés, Alain Mabanckou publie Le Sanglot de l’homme noir23 où il s’attache à montrer le besoin d’aller au-delà du défaitisme qui semble caractériser ces sociétés. Ne peut-on donc pas dire que, loin de constituer leur objectif ultime, les mises en scène de l’échec sont pour les romanciers un moyen d’attirer l’attention sur l’urgence et la nécessité, non seulement de remettre en question ce qui apparaît dès lors comme un imaginaire de l’échec, mais de surtout rechercher des voies de résolution ? À ce propos la romancière Ken Bugul indique : « […] Il faut écrire pour changer et faire changer le cours des événements […]. Écrire aujourd’hui n’est pas seulement écrire sur les révoltes, les questionnements métaphysiques, les dénonciations, les menaces […]. Il faut écrire l’Espoir, si cela est encore permis24. » Avant elle, le philosophe Fabien Éboussi Boulaga évoquait déjà le pouvoir inventif de la littérature :

[…] La littérature est un pouvoir. Par ses images, ses symboles, sa musique, ses rythmes, elle a la puissance d’évoquer pour nous des possibilités d’existence que notre monde ou notre société ne réalise pas. Elle nous fait sentir que nous pourrions être autres que nous ne sommes, que les choses pourraient se passer autrement qu’elles ne se passent dans notre milieu, dans notre société, dans notre monde. Ce qui est arrivé aurait pu ne pas être arrivé. Ce qui va de soi, ce qui va sans dire, qu’on qualifie de normal et de naturel l’est seulement en vertu des habitudes, de la paresse, du conformisme de la pensée et du corps. Il l’est du fait de la peur et de l’esprit de soumission25.

En consacrant notre étude aux scénographies de l’échec dans les romans francophones subsahariens, nous voudrions mettre en lumière le fait qu’à partir d’une exploration des causes (et des manifestations) de l’échec de la société africaine, les fictions suggèrent (ou recherchent) des modalités de dépassement.

21 Alain Mabanckou, Les Petits-fils nègres de Vercingétorix, Paris, Le Serpent à plumes, 2002. 22 Alain mabanckou, Verre cassé, Paris, Seuil, 2005.

23 Alain Mabanckou, Le Sanglot de l’homme noir, Paris, Fayard, 2012.

24 Ken Bugul, « Écrire aujourd’hui. Questions, enjeux, défis », dans Notre librairie, n ° 142 (octobre-décembre 2000), p. 10.

25 Fabien Eboussi Boulaga, À contretemps. L’enjeu de Dieu en Afrique, Paris, Karthala, 1991, p. 109-110.

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État de la question

Si elle s’inscrit de manière récurrente dans les interstices des œuvres, ce processus de dépassement n’est pas suffisamment mis en lumière par le discours critique. Par exemple, le collectif Chaos, absurdité, folie dans le roman africain et

antillais contemporain26présente le chaos, l’absurdité et la folie qui se dégagent du

roman africain comme étant un signe de la déliquescence des pays africains. Suzanne Gerhmann y parle d’une folie tous azimuts (folie du discours, individus fous) caractérisée par « le déclin moral des tenants du pouvoir [allant] de pair avec un certain déclin mental collectif du peuple opprimé qui se transforme à l’occasion en meute éprise de folie collective27 ». Le même constat est fait par Rodolphine Sylvie Wamba28. Dans une étude consacrée aux innovations langagières de Mongo Beti, elle observe que la langue populaire permet au romancier de parler des dysfonctionnements sociaux « d’un continent à la dérive29 ».

Plusieurs monographies portant sur le roman francophone subsaharien mettent en exergue des parcours déceptifs. C’est le cas de L’aventure ambiguë de Cheikh

Hamidou Kane30 de Jean Getrey. Le critique affirme que L’aventure ambiguë est une gigantesque partie d’échecs opposant les Blancs et les Noirs, et que l’action subit dans sa continuité et ses caractères l’influence de la tragédie grecque. Ainsi, la capitulation du chef des Diallobés face à l’invasion occidentale fait de lui le roi échec et mat qui entraîne tout son camp dans la défaite. Dans Esthétique et

folie dans l’œuvre romanesque de Puis Ngandu Nkashama31, Alexie Tcheuyap aborde la folie dans les romans de l’auteur congolais et postule qu’il y aurait un lien

26 Ambroise Kom [dir], Présence francophone, n° 63, Chaos, absurdité, folie dans le roman africain

et antillais contemporain. Variations autour du réalisme et de l’engagement (2004).

27 Susanne Gerhmann, « Face à la meute – Narration et folie dans les romans de Boubacar Boris Diop », dans Présence francophone, n° 63 (2004), p. 157.

28 Rodolphine Sylvie Wamba, « Trop de soleil tue l’amour : une expression de l’écriture du mal-être de Mongo Beti », dans Présence francophone, n° 63 (2004), p. 168-188.

29 Ibid., p. 180.

30 Jean Getrey, L’aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane, Issy-les-Moulineaux, Les classiques africains, 1982.

31 Alexie Tcheuyap, Esthétique et folie dans l’œuvre romanesque de Puis Ngandu Nkashama, Paris, L’Harmattan, 1998.

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entre une esthétique dissidente et une folie qui bouleverserait le psychisme des personnages. Selon lui, Puis Ngandu Nkashama « adopte la folie comme prisme majeur de lecture de la société32 ». Ainsi, l’individu vit dans une société sans idéal et est en proie à de profondes contradictions ; « le chaos extérieur ne s’accordant pas avec ses aspirations, il est acculé à la déviance, à la rupture, au néant33 ».

En outre, dans les ouvrages généraux, articles et thèses de doctorat, on note une mise en relief de plusieurs configurations déceptives, même si les critiques n’utilisent pas toujours le terme échec. Dans un panorama de la littérature francophone subsaharienne, Pius Ngandu Nkashama34 évoque la tendance des romans à créer des personnages incapables de construire un nouvel univers, et marqués par le règne de « l’angoisse existentielle35 » à cause des pouvoirs néocoloniaux. Faisant l’histoire de cette même littérature, Jacques Chevrier36 s’intéresse au « naufrage du personnage romanesque37 » de la période postcoloniale. Selon lui, le contexte socio-historique, lié au désenchantement des indépendances, aux dictatures africaines, à la guerre civile et au génocide, empêche les personnages des romans de se réaliser. À cause de l’adversité, ces personnages basculent tous vers le statut d’anti-héros et leur quête se solde généralement par l’échec face au pouvoir en place. Chevrier constate : « La quête du personnage [… ] est non seulement sanctionnée par l’échec, ce qui, somme toute, en constitue l’une des éventualités, mais comme frappée du sceau de l’impossible parce qu’elle se heurte inéluctablement à l’obstacle formé par un pouvoir, non seulement omniprésent, mais proliférant grâce aux multiples relais dont s’entoure son incarnation suprême, guide providentiel ou grand timonier38. » François Kanyinku Kabue39, lui, qualifie les personnages du roman francophone

32 Ibid., p. 207. 33 Id.

34 Pius Ngandu Nkashama, Littératures africaines. De 1930 à nos jours, Paris, Silex, 1984.

35 Ibid., p. 60.

36 Jacques Chevrier, Littératures francophones d’Afrique noire, Aix-en-Provence, Édisud, 2006.

37 Ibid., p. 82.

38 Ibid., p. 85.

39 François Kanyinku Kabue, Les personnages dans le roman africain, héros ou factices ?, Paris, Édilivre, 2012.

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subsaharien de « factices ». S’ils sont des héros dans le sens d’actants ou de personnagse centraux des aventures racontées, ils cessent de l’être lorsqu’on prend en compte leur capacité à réaliser des actions extraordinaires, car régulièrement ballottés, ils manquent d’héroïsme à travers un cheminement souvent « douloureux et catastrophique40 ». Selon le critique, ces personnages « sont donc comme des objets qui se laissent facilement broyer par le système déclenché par eux-mêmes41 ».

La thèse de Kazaro Tassou42 est consacrée à la vision du tragique dans les romans de Boubacar Boris Diop. Tassou retient que, dans ces derniers, le tragique concerne les personnages vivant des situations traumatiques qui les conduisent à la folie par la traversée spatio-temporelle de la mémoire et de l’histoire. Ainsi, la quête identitaire de Kaïré (dans Les traces de la meute) favorise l’émergence d’une « conscience de soi […] tragique43. » Enfin, selon lui, Boubacar Boris Diop écrit pour le lecteur africain prioritairement concerné par la « situation catastrophique de l’Afrique44 » dans l’intention de « dire que l’Afrique se porte mal45 ».

Celle de Michel Man46 fait la démonstration d’une Afrique en proie à la folie, à la lecture du Baobab fou et de La Folie et la Mort de Ken Bugul. Le critique établit une relation entre ces romans, la folie, la domination occidentale et la crise identitaire des peuples de l’Afrique. Il soutient que la folie des personnages est homologue à la « folie collective qui s’est emparée de l’Afrique coloniale et postcoloniale47 ». Selon lui, Mom Dioum et Yaw, les deux personnages qui

40 Ibid., p. 11. 41 Id.

42 Kazaro Tassou, « Étude de la vision tragique dans la littérature africaine francophone », thèse de doctorat en littérature francophone, Cergy-Pointoise, Université de Cergy-Pontoise, 2004.

43 Ibid., p. 194. 44 Id.

45 Id.

46 Michel Man, « La folie, le mal de l’Afrique postcoloniale dans Le baobab fou et La Folie et la Mort de Ken Bugul », thèse de doctorat en littérature francophone, Missouri, University of Missouri-Columbia, 2007.

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connaissent la folie et la mort, représentent l’image de l’Afrique postcoloniale où il n’y a « aucun espoir sauf dans la mort48 ».

Jules Mambi Magnack fait aussi le constat d’une Afrique apocalyptique, minée par la violence, la folie et les guerres. À son avis,

les auteurs [des] textes ont pris l’option de mettre en scène des personnages présentant des symptômes de la maladie mentale, [de] la violence extrême – génocides, guerres civiles –, [des] régimes dictatoriaux, tenus par des élites inconscientes qui exercent sur les populations une violence structurelle. Bref, ces textes [ceux de son corpus] plongent dans un univers véritablement chaotique, tant dans leur contenu que dans leur esthétique49.

Lisant Perpétue et l’habitude du malheur de Mongo Beti comme une suite de

Remember Ruben50, Martin Besman soutient dans son article51 que le destin de Perpétue est identique à celui de l’Afrique, qu’elle a été vendue, comme l’Afrique lors du partage à la Conférence de Berlin. Par ailleurs, dans « La profanation du sacré : l’inscription du tragique dans deux romans de Kourouma52 », Margaret Colvin constate que Les soleils des indépendances et Monnè, outrages et défis présentent une fable tragi-comique contemporaine de l’Afrique. S’appuyant sur l’essai de Mircéa Éliade, Le sacré et le profane, elle montre que Kourouma fait découvrir la tragédie de la dégénérescence de l’ethnie malinké qui n’est qu’un microcosme représentant la tragédie de tous les peuples ouest africains. D’après Colvin, cette tragédie découle de « la profanation d’une culture profondément enracinée dans le sacré jusqu’à l’arrivée des colonisateurs53 ». De son côté,

48 Ibid., p. 100.

49 Jules Mambi Magnack, « Littérature postcoloniale et esthétique de la folie et de la violence : une lecture de neufs romans francophones et anglophones de la période postindépendance », thèse de doctorat en littérature comparée, Yaoundé / Saint-Etienne, Université de Yaoundé 1 / Université Jean Monnet, 2013, p. V.

50 Mongo Beti, Remember Ruben, Paris, 10/18, 1974.

51 Martin Besman, « Une lecture de Perpétue de Mongo Beti », dans ARNOLD Stephen [dir.],

Critical Perspectives on Mongo Beti, Lynne Rienner Publishers, Boulder / London, 1998, p. 151-166

52 Margaret Colvin, « La profanation du sacré : l’inscription du tragique dans deux romans de Kourouma », dans Études francophones, vol. 54-55 (1979), p. 37-48.

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Virginie Affoué Kouassi54 s’intéresse à la présence et au rôle des femmes dans l’œuvre du romancier ivoirien. Elle montre qu’à travers ses différents personnages, l’écrivain présente la femme « comme une grande victime55 ». Elle pense que Salimata, Batifimi et Mahan, les personnages féminins respectifs de Les soleils

des indépendances et d’Allah n’est pas obligé, sont les prototypes de la femme

souffrante. Alpha Noël Malonga56 fait également le constat de l’échec chez le personnage migrant de Ken Bugul, déchiré à cause du refus de soi et de l’assimilation de la civilisation occidentale. Pour lui, cette attitude crée une situation tragique car la narratrice du Baobab fou, qui désire s’occidentaliser et qui finit par devenir une prostituée, pratiquant l’avortement et l’homosexualité, « inscrit sa vie dans une logique de bouleversement, de perte de repères57 ». Malonga en conclut que, chez Ken Bugul, le tryptique migritude, bonheur amoureux et identité est replacé dans une perspective d’échec.

Ces quelques exemples suffisent à montrer que la critique s’intéresse globalement à l’échec ou aux situations d’échec dans le roman francophone subsaharien. Mais les romanciers sont souvent analysés séparément. Cette absence de systématisation empêche d’interroger de manière transversale la raison pour laquelle l’échec semble jalonner les romans de bout en bout, d’époque en époque. L’intention des auteurs est alors ignorée ou pas suffisamment prise en compte. Lorsque cette question affleure dans le discours critique, celui-ci s’arrête au constat du naufrage de la société africaine, sans chercher dans les sous-entendus des textes (ou dans les prises des positions des auteurs) les indices d’un dépassement. Dans l’analyse de Michel Man, il y a une vision pessimiste de la situation d’échec que connaît la société africaine dans Le baobab fou et La Folie et

la Mort. Le critique ne mentionne pas assez que l’écriture de Ken Bugul vise avant

tout la renaissance de l’Afrique, tel que le lui affirme l’auteure dans une

54 Virginie Affoué Kouassi, « Des femmes chez Ahmadou Kourouma », dans Notre Librairie, n° 155-156 (2004), p. 50-54.

55 Ibid., p. 50.

56 Alpa Noël Malonga, « “Migritude”, amour et identité. L’exemple de Calixthe Beyala et Ken Bugul », dans Cahiers d’études africaines, n° 181 (2006 ), p. 169-178.

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interview : « Pour moi, malgré tous ces problèmes, malgré la longue folie, l’Afrique renaîtra. L’Afrique qui a été à l’origine du monde renaîtra. Peut-être je ne serai plus là pour voir cette renaissance mais elle est inévitable58. » Nous entrevoyons certes chez Gerhmann la perspective d’un dépassement, (par la réécriture de l’histoire), mais selon elle, les personnages qui en font la tentative retombent très vite sur la voie de l’échec. La critique affirme : « En revanche, ces textes sont caractérisés par une thématique constante, à savoir la volonté de reconstruire, pour l’individu, une mémoire véridique qui s’érige contre les discours manipulés par le pouvoir. Ce projet, commun à la plupart des personnages, les condamne, pourtant, à une destinée tragique : isolation sociale, folie ou mort59. »

Contrairement à ce discours critique globalement pessimiste et même négativiste, nous proposons une lecture des œuvres qui mette en lumière les enjeux et les modalités de dépassement de l’échec des sociétés africaines. Ce disant, nous ne prétendons pas être le premier à mener une telle réflexion. En effet, parmi les auteurs qui, en partie ou en totalité, consacrent leurs études à cette exploration des solutions, figurent en bonne place Kasereka Kavwahirehi60 et Itsieki Putu Basey61. À la lumière de Les soleils des indépendances et de Monnè, outrage et défis d’Ahmadou Kourouma, Kasereka souligne la nécessité d’aller au-delà de ce

qu’il appelle la « crise africaine62 » : « La situation actuelle du continent ne serait-elle pas à penser comme un temps de passage vers une idée neuve de l’Afrique et de l’homme africain ? La situation actuelle du continent ne serait-elle pas à penser comme un temps de passage vers une idée neuve de l’Afrique et de sa place dans le monde, laquelle commande la reforme de notre cadre de pensée et de notre

58 Citée par Michel Man, « La folie, le mal de l’Afrique postcoloniale dans Le baobab fou et La Folie et la Mort de Ken Bugul », op. cit., p. 198.

59 Susanne Gerhmann, « Face à la meute – Narration et folie dans les romans de Boubacar Boris Diop », art. cit., p. 146.

60 Kasekera Kavwahirehi L’Afrique entre passé et futur. L’urgence d’un choix public de l’intelligence, Bruxelles, Peter Lang, 2009.

61 Jean de Dieu Itsieki Putu Basey, De la mémoire de l’Histoire à la refonte des encyclopédies.

Hubert Aquin, Henry Bauchau, Rachid Boudjedra, Driss Chraïbi et Ahmadou Kourouma, Bruxelles,

Peter Lang, 2017. 62 Ibid., p. 23.

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imaginaire63 ? » Cependant, les solutions proposées par le critique sont essentiellement philosophiques, alors qu’il y aurait aussi moyen de trouver dans les romans ou dans les prises de position des romanciers des voies pour transcender l’échec.

Ayant également étudié la possibilité de dépasser la crise à partir d’un corpus maghrébin, belge et subsaharien, Itsieki Putu Basey montre qu’au-delà de « la négativité et, peut-être même, grâce à elle, les fictions […] suggèrent […] quelques pistes de dépassement64 ». Pour lui, les fictions procèdent à une refonte des encyclopédies à partir de la réécriture de l’Histoire ; les romanciers cherchant à trouver « dans les aléas et les tumultes mêmes de l’Histoire les forces et les stratégies pour lui imprimer à nouveau cours65 ». Si chez cet analyste le travail est basé sur la mémoire de l’Histoire, dans notre étude, il sera plutôt question de l’ensemble du corps social, lequel comprend aussi bien l’Histoire que le politique, l’économique, le culturel et l’éducatif. Nous voudrions ainsi montrer que la configuration déceptive est l’un des principes fondateurs des romans de l’Afrique francophone subsaharienne et que, loin de se limiter au constat de l’échec, les écrivains cherchent plutôt à remettre en cause le pessimisme ambiant qui pourrait découler de ce constat.

Choix et délimitation du corpus

Pour mener cette étude, nous avons choisi les quatre premières décennies des indépendances (1961-2000) dont les années 2010 constituent le prolongement. Nous voudrions ainsi inscrire notre recherche dans notre contemporanéité. En outre, « l’évolution du personnage de roman en Afrique noire francophone [étant] indissociable de l’histoire politique du continent66 », comme l’affirme Ibrahima Ba,

63 Ibid., p. 24. 64 Ibid., p. 17. 65 Ibid., p. 20.

66 Ibrahima Ba, « Les personnages de roman chez les Africains », [en ligne]. www.fastef.ucad.sn/LI

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nous constatons que les romans de cette période s’inscrivent dans les grandes périodes de l’histoire africaine postindépendante : désenchantement (années 1960, 1970 et 1980), vent d’Est67, discours de la Baule68, guerres civiles ouest-africaines et génocide des Tutsi rwandais (de 1990 à 2000).

Six romans constituent notre corpus principal : L’aventure ambiguë69 de Cheikh Hamidou Kane, Les soleils des indépendances70 et Allah n’est pas obligé71 d’Ahmadou Kourouma, Trop de soleil tue l’amour72 de Mongo Beti, La Folie et la Mort73 de Ken Bugul et Murambi, le livre des ossements74 de Boubacar Boris Diop. À ce corpus de base, se greffe, en guise de corpus secondaire, plus d’une quinzaine de romans75 qui viendront étayer certains aspects de notre problématique. Plus d’une raison ont présidé au choix du corpus principal : d’une part, les positions rayonnantes des auteurs dans le champ littéraire de l’Afrique francophone subsaharienne et la convergence de leurs prises de position sur les questions essentielles de l’histoire sociopolitique de l’Afrique, et, d’autre part, la singularité des romans et la pertinence des leurs contenus.

67 C’est un vent de libertés qui souffla sur la plupart des pays de l’Europe de l’Est après la chute du Mur de Berlin en 1989. L’écho se fit sentir dans la plupart des pays africains francophones où les oppositions décidèrent de renverser les régimes dictatoriaux longtemps au pouvoir.

68 Il s’agit du discours prononcé en 1990 par François Mittérand (à l’époque président de la France) devant un parterre de chefs d’État de l’Afrique francophone dans la ville française de La Baule. Il exige à ses hôtes de s’arrimer à la démocratie afin que leurs pays continuent de bénéficier de l’aide de la France.

69 Cheikh Hamidou Kane, L’aventure ambiguë, op. cit. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle LA, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.

70 Ahmadou Kourouma, Les Soleils des indépendances, op. cit. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle LSI, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.

71 Ahmadou Kourouma, Allah n’est pas obligé, Paris, Seuil, 2000. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle ANO, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.

72 Mongo Beti, Trop de soleil tue l’amour, op. cit. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle TSTA, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. 73 Ken Bugul, La Folie et la Mort, Paris/Dakar, Présence africaine, 2000. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle LFM, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.

74 Boubacar Boris Diop, Murambi, le livre des ossements, Paris, Stock, 2000. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle MLO, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.

75 Certains de ces romans ont été évoqués au tout début de l’introduction. D’autres seront cités au cours de l’analyse.

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Cheikh Hamidou Kane est une figure de proue de la littérature francophone d’Afrique noire, malgré une production qui se limite à deux romans76. La parution de L’aventure ambiguë en 1961 lui vaut un succès retentissant et une consécration en 1962 par le Grand prix littéraire d’Afrique noire, inscrivant son œuvre comme un classique de la littérature africaine. L’auteur est par ailleurs un penseur tiers-mondiste : lors de la Rencontre universitaire sur la littérature africaine à Dakar (1963) où il trace des « perspectives sociales, littéraires et philosophiques du Tiers-Monde en pleine croissance77 », il soutient que l’Afrique s’ouvre désormais sur le monde d’aujourd’hui et de demain, sans pour autant renier sa foi.

Comme Cheikh Ahmidou Kane, Mongo Beti est un écrivain de renom. Il est souvent cité comme l’un des plus grands auteurs de l’Afrique francophone subsaharienne, ayant participé activement à la production littéraire africaine pendant presqu’un demi-siècle78. Lorsqu’on considère la réception critique de cette littérature dans son ensemble79, son œuvre romanesque y occupe une place enviable, étant donné le grand intérêt qu’elle suscite. Celle-ci, riche d’une douzaine de textes, embrasse des thématiques aussi diverses que variées, inspirées de la situation de l’Afrique coloniale et post-coloniale. De Ville Cruelle, son premier roman, à Branle-bas en noir et blanc80, son chant du cygne, en passant par

Remember Ruben81, l’auteur met en fiction l’histoire tragique de l’Afrique. Il considère que l’écriture est un moyen de mettre fin aux injustices et d’acquérir la liberté :

La liberté est un idéal poétique, ce n’est ni un mot d’ordre transitoire, ni un slogan mystificateur. On conçoit alors à quel point élémentaire se trouve la littérature chez un groupe opprimé, quand du fait de la rigueur des temps, le besoin de libération et l’amour de la liberté sont contraints de cheminer côte à côte et semblent provisoirement se confondre. Dans

76L’aventure ambiguë et Les gardiens du temple (Paris, Stock, 1995). 77 Ibid., p. 6.

78 De 1954 à 2000.

79 Ville Cruelle a été au programme de français des classes de seconde pendant plusieurs années au Cameroun. Par ailleurs, plus d’une centaine d’articles sont publiés sur l’œuvre romanesque de Mongo Beti, ainsi que de nombreuses monographies.

80 Mongo Beti, Branle-bas en noir et blanc, Paris, Julliard, 2000. 81 Mongo Beti, Remember Ruben, Paris, 10/18, 1974.

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cet état à la fois propice et trompeur, la littérature n’apparaît plus comme un luxe mais comme une vertu nécessaire82.

Aussi Christiane Ndiaye qualifie-t-elle cet écrivain de « pourfendeur virulent et infatigable des injustices sociales perpétrées par le colonialisme et les dictateurs83 » ; et André Djiffack de « militant flamboyant84 ». Mongo Beti est aussi connu pour ses prises de position sur l’histoire sociopolitique de l’Afrique. Comme l’a si bien souligné Ambroise Kom, « son engagement pour les causes du continent n’a d’égal que son indignation face à une coopération franco-africaine marquée du sceau de la duperie et de la servilité […]85 ». Les prises de position de Mongo Beti forment le socle de sa production romanesque à propos de laquelle André Djiffack affirme : « : « De même qu’il nous mettait en garde, dès les années soixante-dix, contre toute euphorie visant à considérer la décolonisation comme une révolution, de même, il montre, dans le second versant de sa production littéraire, combien la démocratie est ici une farce, qui permet à nos dictateurs d’organiser des simulacres d’élections pour rester au pouvoir86. »

Ahmadou Kourouma est « une superstar87 » de la littérature francophone subsaharienne, surtout grâce aux Soleils des indépendances et à Allah n’est pas

obligé. Le premier obtient sur manuscrit le Prix 1968 de la revue québécoise Études françaises, alors que le second se voit attribuer le prestigieux prix

Renaudot en 2000. Kourouma a publié cinq romans88 dans lesquels les grandes crises de l’histoire africaine occupent une place de choix. Son écriture est toujours

82 Mongo Beti, « Mongo Beti’s acceptance of the Fonlon-Nichols Prize », dans ALA Bulletin, n° 3, vol. 18 (1992), p. 26.

83 Christiane Ndiaye, « L’Afrique subsaharienne », dans Christiane Ndiaye [dir.], Introduction aux

littératures francophones, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2004, p. 92.

84 Cette expression est utilisée par André Djiffack comme titre de section dans Mongo Beti. La

quête de la liberté, Paris, L’Harmattan, 2000.

85 Ambroise Kom, Préface à Mohamed Aїt-Aarab, Mongo Beti, un écrivain engagé, Paris Karthala, 2013, p. 7.

86 André Djiffack, Mongo Beti. Le rebelle II, Paris, Gallimard, 2007, p. 9.

87 Nous empruntons l’expression à Christiane Ndiaye, « Kourouma, le mythe. La rhétorique des lieux communs du discours critique », dans Jean Ouédraogo [dir.], L’imaginaire romanesque

d’Ahmadou Kourouma. Contours et enjeux d’une esthétique, Paris, Karthala, 2010, p. 23.

88 Les soleils des indépendances, op. cit., Monnè, outrages et défis ( Paris, Seuil, 1990), En

attendant le vote des bêtes sauvages (Paris, Seuil, 1998), Allah n’est pas obligé, op. cit., Quand on refuse on dit non (Paris, Seuil, 2004).

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motivée, comme il le confie à Jean Ouedraogo au cours d’un entretien : « Je n’écris pas un roman pour écrire un roman. J’écris pour une raison donnée. Il faut que j’aie une motivation puissante pour écrire quelque chose89 ». Celle-ci engage « l’exploration de ces chemins transversaux qui ont marqué l’Afrique au fil du temps90 » : indépendances, histoire des dictatures, guerres civiles libéro-sierra léonaise, problème d’ivoirité. Et l’auteur n’hésite pas à prendre position sur des sujets brûlants de la vie sociopolitique africaine. Il reconnaît écrire la plupart de ses romans à partir des faits inspirés de son vécu91.

Reconnu comme « l’un des romanciers francophones les plus novateurs92 », « l’un des meilleurs prosateurs sénégalais93 », Boubacar Boris Diop affiche également des prises de position et des réflexions sur la vie politique et littéraire en Afrique, notamment dans ses essais Négrophobie94 et L’Afrique au-delà du miroir95. Dans ce dernier ouvrage, il affirme que « la vraie culture est la réponse de l’esprit humain à l’aveuglement des dictatures, qu’elles soient politiques ou économiques96 ». C’est dans cette optique qu’il participe au projet « Rwanda : écrire par devoir de mémoire », une résidence d’écriture initiée par l’association

89 Jean Ouédraogo, « Maryse Condé et Ahmdou Kourouma : griots de l’indicible », dans

Francophone Cultures & Literatures, vol. 43 (2004), p. 128.

90 Jean Ouédraogo, « Introduction », dans Jean Ouédraogo [dir.], L’imaginaire romanesque

d’Ahmadou Kourouma. Contours et enjeux d’une esthétique, Paris, Karthala, 2010, p. 13.

91 Dans une interview accordée à Jean Ouédraogo, Kourouma revient sur la souffrance des populations lors de la construction du train offert au roi Djigui dans Monnè, outrages et défis. Ces événements seraient inspirés par une réalité historique dont Kourouma fut le témoin : « Je vais vous faire un aveu extraordinaire. Si vraiment, vraiment, on me demande qu’est-ce qui est à la base de Monné, outrages et défis, je vous dirai que lorsque j’étais jeune, à l’école de Bingerville, j’étais un jour malade et j’étais à l’hôpital. J’ai vu des camions qui amenaient des manœuvres mossis – qui étaient complètement pourris […]. Le choc qui est à la base de Monnè, outrages et défis, c’est cela. C’est ce choc, ces gens que j’ai vus quand j’étais petit : comment ils souffraient, ils venaient les pieds pourris ». Voir Jean Ouedraogo, « Maryse Condé et Ahmadou Kourouma : griots de l’indicible », art. cit., p. 155.

92 Ibrahima Wane, « Du français au wolof : la quête du récit chez Boubacar Boris Diop », dans

Éthiopiques, n° 73, [en ligne]. http://ethiopiques.refer.sn/spip.php?article98 [texte consulté le 15 juillet 2012].

93 Alain Mabanckou, « Écrire sans la France : l’écrivain d’Afrique noire francophone et la langue française », [en ligne]. http://www.congopage.com/Ecrire-sans-la-France-l-ecrivain-d [texte consulté le 12 juin 2012].

94 Boubacar Boris Diop, Odile Tobner et François-Xavier Verschave [dir.], Négrophobie, Paris, Les Arènes, 2005.

95 Boubacar Boris Diop, L’Afrique au-delà du miroir, Paris, Philippe Rey, 2007. 96 Ibid., p. 2008.

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Fest’Africa afin d’amener certains écrivains africains à produire des fictions sur le génocide des Tutsi rwandais. Dans ses œuvres, l’Histoire et la mémoire tragiques revêtent un caractère obsessionnel. Que ce soit dans Le temps de Tamango, son premier roman, ou dans Le Cavalier et son ombre qui obtient le Prix des Tropiques en 1997, ou encore dans Murambi, le livre des ossements, classé parmi les cent meilleurs livres africains du XXe siècle97, la recherche sur le passé et sur l’Histoire est au centre de toutes les démarches entreprises par les protagonistes. Mais cette quête est toujours aporétique, parce que les personnages évoluent dans une société sans repères.

À l’instar de ses prédécesseurs, Ken Bugul est une grande voix de la littérature africaine subsaharienne. Elle fait une entrée fracassante dans le champ littéraire dès la publication du Baobab fou98 où elle semble remettre en cause les valeurs traditionnelles en décrivant le parcours d’une Africaine qui cherche à s’intégrer dans la société occidentale. Cette auteure prend position contre la mondialisation et critique les abus des pouvoirs politiques des sociétés africaines, ainsi que leur attentisme. Dans une interview accordée à Michel Man, elle s’interroge en ces termes :

Regardez nos villes combien de fois elles sont sales. Nous nous exposons aux maladies. Est-ce que l’Occident viendra faire le nettoyage de nos immondices pour nous. J’ai été dans de nombreux pays d’Afrique je suis gênée de le dire, les gens ne vont pas au bout de leur potentialité. Ils ne donnent pas le meilleur d’eux-mêmes pour faire avancer leur pays. Les politiciens sont corrompus c’est vrai. Nos ressources sont exploitées par l’extérieur mais que faisons-nous ? Que fait l’Africain pour sortir de cette impasse99 ?

Nous constatons que les positions de ces auteurs en font des figures de proue de la littérature francophone subsaharienne. Ils ont en outre un regard critique sur les grandes crises de la société africaine. Enfin, ils conçoivent la littérature comme un moyen de parler de ces crises et voudraient changer les imaginaires par l’écriture.

97 Ce classement a été effectué au Salon international du livre du Zimbabwe en 2001. 98 Ken Bugul, Le baobab fou, op. cit.

99 Ken Bugul, citée par Michel Man, « La folie, le mal de l’Afrique postcoloniale dans Le baobab fou et La Folie et la Mort de Ken Bugul », op. cit., p. 195.

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Par ailleurs, les romans choisis sont singuliers par la façon dont leurs contenus mettent en lumière l’échec et l’impasse des personnages. Même si L’aventure

ambiguë reste la seule100 œuvre de Cheikh Hamidou Kane, elle a le mérite d’y développer la thématique de l’impasse des Africains après le contact avec la culture occidentale. L’échec y est visible à travers le parcours de Samba Diallo, ce jeune homme du pays des Diallobé qui ne parachève pas sa scolarisation à l’occidental. Ainsi, ayant grandi sous la houlette de son guide spirituel, maître Thierno, qui lui inculque les valeurs et les lois de la religion islamique, il est poussé à l’école par la Grande Royale, la sœur du chef des Diallobé, et se retrouve finalement en France pour apprendre « l’art de vaincre sans avoir raison »

(LA : 47). Au contact de la culture occidentale, il remet en question sa foi en Dieu

et, sans avoir achevé sa formation, décide de rentrer en Afrique où, de plus en plus perturbé par sa métamorphose, il se laisse poignarder par le fou du village.

Si toutes les œuvres de Kourouma ont pour point commun de représenter les échecs successifs de l’histoire et de la société africaine, Les soleils des

indépendances a ceci de singulier qu’elle ouvre un nouveau courant dans la

littérature africaine. En effet, Kourouma entend y reconfigurer la période de désillusion et de désenchantement durant laquelle de nombreux intellectuels africains se trompent en croyant que l’ère des indépendances est l’occasion d’un bien-être définitif. C’est d’ailleurs pour cette raison que Jacques Chevrier qualifie ce roman de « premier roman de désenchantement101 ». Habitué à l’opulence, Fama un prince malinké, s’efforce en vain de retrouver son honneur en prenant la tête de la chefferie à la mort de son cousin. Mais il se sent humilié à la frontière de son village lorsqu’un garde frontalier lui demande sa carte d’identité. À l’instar de Samba Diallo, il préfère se laisser mourir et se jette dans la gueule d’un caïman, marquant par cet acte son refus des nouveaux pouvoirs ayant supplanté le pouvoir traditionnel depuis la colonisation et les indépendances.

100 Son roman, Les gardiens du temple (Paris, Stock, 1995), est passé inaperçu. 101 Jacques Chevrier, Littérature nègre, Paris, Armand Colin, 1984, p. 112.

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Quant à Allah n’est pas obligé, un autre roman de Kourouma, il a retenu notre attention car, ancré dans l’histoire contemporaine de la sous-région ouest africaine du début des années 1990, il s’intéresse au phénomène des enfants-soldats dont l’actualité reste brûlante. Revenu d’exil en 1993, Kourouma est témoin de l’embrasement du Libéria et de la Sierra Leone, secoués par une horrible guerre civile avec des chefs de guerre qui prennent des villes entières en otage pour le contrôle des mines de diamants et qui enrôlent à coups de force des enfants-soldats qu’ils tiennent également en otage. C’est donc à juste titre que le roman est dédié aux enfants-soldats de Djibouti : « Aux enfants de Djibouti : c’est à votre demande que ce livre a été écrit. » (ANO : 7). Le roman montre le parcours de Sisyphe de Birahima, un jeune garçon âgé d’une dizaine d’années, qui décide de retrouver sa tante disparue dans une région embrasée par la guerre civile. Devenu enfant-soldat, il se fait engager dans les différentes factions en guerre, traverse la Côte d’Ivoire, le Libéria et la Sierra Leone, pays où il subit l’exploitation des seigneurs de la guerre. À la fin de son parcours, il retourne bredouille dans son pays natal, avec le souvenir des images effroyables des abus dont il a été victime en compagnie d’autres enfants-soldats.

Murambi, le livre des ossements est également une œuvre intéressante à cause

de son actualité. Le roman rappelle les violences à l’origine de l’échec du vivre-ensemble observé avant, pendant et après le génocide des Tutsi au Rwanda. Également œuvre de commande, parce que né du projet « Rwanda : écrire par devoir de mémoire » (voir supra), il raconte les expériences des différents protagonistes du génocide qui ont des perceptions divergentes de cette tragédie.

Pour ce qui est de Trop de soleil tue l’amour, nous l’avons choisi parce que c’est l’œuvre la plus actuelle de Mongo Beti. Elle s’inscrit dans le contexte du vent d’Est (1989) et du discours de la Baule (1990) dont la conséquence fut le passage des régimes africains de parti unique aux régimes dits démocratiques. Elle s’intéresse à la condition des peuples africains en quête de démocratie. Le roman raconte les tribulations d’un homme de presse qui est persécuté par un régime

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dictatorial. Engagé à découvrir ses persécuteurs, le personnage se retrouve dans une quête vaine où tous les horizons de réussite et d’épanouissement semblent bouchés à cause d’un pouvoir autortaire qui favorise la corruption, le népotisme, l’incompétence, la gabegie, la concussion, et qui peine à instaurer une véritable démocratie.

Enfin, nous avons choisi La Folie et la Mort de Ken Bugul parce que l’auteure y innove sur le plan thématique : d’abord portée vers ce qu’elle-même qualifie d’écriture « thérapeutique102 » (écriture de soi), Ken Bugul commence à examiner les problèmes politiques des sociétés africaines dans ce roman. Bien plus, l’intrigue permet d’explorer la thématique de l’échec. Plusieurs personnages y connaissent la mort au bout de leur parcours : l’héroïne meurt après avoir manqué son retour aux sources ; son amie est immolée dans un marché par la justice populaire ; son cousin est assassiné à la suite d’un exil raté ; un jeune villageois est persécuté à mort pour avoir été le témoin d’un rituel traditionnel trompeur.

Au-delà de leur singularité, toutes ces œuvres s’inscrivent dans ce que nous appelons roman de l’échec ou de l’impasse. Les fictions qu’elles offrent présentent différents scénarios d’analyse de l’échec dans le contexte de la société africaine.

Outils théoriques et méthodologiques

Dans cette étude, nous allons principalement nous appuyer sur la sémiotique. Son objet privilégié d’étude est le personnage. Ainsi, elle s’intéresse à ce que fait le personnage, à son parcours. Dans cette perspective, nous tiendrons compte des travaux de Greimas103. Ce théoricien de l'École de Paris dégage deux principales

102 Nous empruntons cette expression à Ken Bugul. Voir Bernard Magnier, « Ken Bugul ou l’écriture thérapeutique », dans Notre librairie, n° 81 (1989), p. 151.

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composantes de la « grammaire du récit » : la composante narrative qui tient compte de la logique des actions mises en scène dans le récit et qui envisage le personnage comme un actant, et la composante thématique qui prend en considération les contenus véhiculés par la syntaxe narrative. Pour ce qui est de la première composante développée dans Sémantique structurale, elle part de l’idée que tout récit est une quête. Elle permet de retracer le parcours des personnages à travers la logique des actions mises en scène dans le récit. La deuxième composante, que l’on retrouve plus explicitement dans Du sens II, considère le personnage dans son rôle thématique. Ce rôle fait de lui un porteur de sens et renvoie à des catégories psychologiques et sociales. Il sert à véhiculer le sens des valeurs. C’est donc en tenant compte du rôle thématique que nous pourrons dégager les différentes figures de l’échec. Le carré sémiotique de Greimas aidera à mettre en lumière la dégradation de certaines figures à partir des termes opposés et contradictoires. En effet, Greimas pense que ce ce dispositif en binômes (S1 et S2 : opposition, ~S1 et ~S2 : contradictions) permet de « saisir les objets sémiotiques en tant que signification et en même temps de se représenter comment la signification est produite par une série d’opérations créatrices de positions différenciées104 ». Le carré sémiotique fera ressortir la confrontation des logiques, des visions du monde et des parcours.

Par ailleurs la sémiotique s’intéresse également à ce qu’est le personnage. Nous nous appuierons sur le travail de Philippe Hamon qui, dans Le personnel

du roman105, parle de l’« étiquette du personnage106 ». Selon ce théoricien, il s’agit d’un ensemble de marques qui servent à caractériser le personnage : nom propre, prénoms, surnoms, pseudonymes, périphrases, portraits, titres, etc. Le travail de Roland Le Huenen et Paul Perron107 sur les noms des personnages sera aussi

104 Algiras Julien Greimas, « Entretien sur les structures élémentaires de la signification », dans Frédéric Nef [dir.], Structures élémentaires de la signification, Bruxelles, Éditions Complexe, 1976, p. 22.

105 Philippe Hamon, Le personnel du roman, Genève, Droz, 2011 [1983]. 106 Ibid., p. 107.

107 Ce travail se trouve dans leur article « Le signifiant du personnage dans Eugénie Grandet », dans Littérature, n° 2, vol. 14 (1974), p. 36-48 et leur ouvrage, Balzac. Sémiotique du personnage

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