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Justification par les croyances et traditions

CHAPITRE 3 DISCOURS ET CONTRE-DISCOURS DE L’ÉCHEC

3.1. Discours de justification et de légitimation

3.1.1. Justification par les croyances et traditions

Faisant référence à Dieu, Allah n’est pas obligé, par son titre même, sert de justification aux malheurs qui jalonnent le parcours du héros-narrateur et des autres figures d'enfants-soldats. Cela indique que l’étude des titres n’est pas à négliger, surtout lorsqu’on s’intéresse aux différents discours véhiculés dans les romans. En effet, le titre fait partie du paratexte qui, lui-même, est un discours d’escorte qui accompagne tout texte. Dans son ouvrage intitulé Seuils, Gérard Genette affirme que le paratexte est

le renfort et l’accompagnement d’un certain nombre de productions, elles-mêmes verbales ou non, comme un nom d’auteur, un titre, une préface, des illustrations, dont on ne sait pas toujours si l’on doit considérer qu’elles lui appartiennent, mais qui l’entourent et le prolongent, précisément pour le présenter, au sens habituel de ce

verbe, mais aussi en son sens le plus fort : pour le rendre présent, pour assurer sa présence au monde, sa “réception” et sa consommation, sous la forme aujourd’hui du moins, d’un livre308

Par ailleurs, d’après Genette, les titres des ouvrages ont plusieurs fonctions : la fonction de désignation qui établit avec le lecteur une « relation conventionnelle […] de pure désignation rigide ou identification309 » ; la fonction descriptive qui consiste à « décrire le livre par l’une de ses caractéristiques310 » qui peuvent être thématiques (ce dont parle le livre) ou rhématiques (ce qu’est le livre sur le plan générique) ; la fonction de séduction qui incite à l’achat ou à la lecture ; et enfin la fonction connotative qui renvoie à toutes les autres significations (significations annexes) d’un titre, indépendamment de ce qu’il décrit.

Le roman d’Ahmadou Kourouma peut être classé dans cette dernière catégorie. Elliptique sur le plan grammatical, ce titre est la forme abrégée de l’énoncé « Allah

n’est pas obligé d’être juste dans toutes ses choses ici-bas » (ANO : 9). Il signifie

qu’Allah est souverain et que sa volonté ne peut pas être contestée. Que ce qu’il fait soit juste ou malheureux pour les humains, ceux-ci doivent se soumettre à la volonté divine. Cette volonté divine prend donc le visage de la fatalité, au sens d’une force transcendante, toute-puissante et implacable, devant laquelle l’humain est impuissant. Si l’on prend en compte l’univers socio-culturel du héros-narrateur Birahima, qui correspond à la société musulmane où l’on considère que tout arrive par la volonté de Dieu, le titre devient une forme de justification de tout ce qui survient comme malheur dans le roman. Tous les massacres perpétrés sur les enfants-soldats et les populations sont fatalement inévitables puisqu’Allah en décide ainsi. Pour la figure du jeune enfant mise en scène dans cette fiction, et donc pour la population non instruite dont l’imaginaire baigne dans la religion, tous les malheurs sont imputables à la volonté de Dieu, y compris l’échec du progrès social.

308 Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 7. 309 Ibid., p. 77.

C’est la raison pour laquelle l’expression qui sert de titre est très souvent utilisée pour ponctuer les oraisons funèbres et les requiem que prononce le héros- narrateur à la mémoire des victimes de la guerre, ainsi que pour accompagner les autres situations de malheurs qui jalonnent l’œuvre. Plusieurs occurrences peuvent être relevées avec de multiples variations : « Allah n’est pas obligé d’être juste » (ANO : 9, 223) ; « Allah n’est pas obligé d’être juste dans toutes ses choses » (ANO : 13, 52, 168) ; « Parce que lui, Allah, du ciel fait ce qu’il veut ; il n’est pas obligé de faire juste toutes ces choses d’ici-bas » (ANO : 29) ; « Ça c’est Allah qui a voulu ça. Et Allah n’est pas juste dans tout ce qu’il fait ici-bas » (ANO : 45) ; « Les sacrifices sont exaucés. Allah et les mânes n’étaient pas obligés de les accepter » (ANO : 50) ; « Et Allah n’est pas obligé, n’a pas besoin d’être juste dans toutes ses choses, dans toutes ses créations, dans tous ses actes ici- bas » (ANO : 101) ; « Dieu n’est pas obligé d’être toujours juste. Merci bon Dieu » (ANO : 154).

Par l’emploi redondant de telles expressions, le narrateur souligne la responsabilité de Dieu dans les malheurs que subissent les victimes de la guerre. Si Allah est le seul maitre des événements que connaît le monde, l’expression Allah n’est pas

obligé déresponsabilise les fauteurs de troubles tout en légitimant ces troubles par

le principe de l’intervention de Dieu. Dans le roman, tout se passe comme si les choses avaient été programmées d’avance. Quelles que soient les actions engagées, rien ne réussit pour les enfants-soldats puisqu’ils n’ont pas le soutien de Dieu. Leur échec devient quelque chose d’inévitable du fait de l’idée selon laquelle Dieu est libre de faire tout ce qu’il veut. Et ainsi, les multiples errements de Birahima et des autres enfants-soldats apparaissent comme une réalisation du dessein de Dieu. Se pose donc ici le problème de la responsabilité humaine dans l’échec du corps social. Invoquer Dieu pour justifier des carnages revient à dire que l’homme n’est pas responsable de ses actes. En somme, cette fiction soulève la question de la croyance aveugle en un être suprême. Sous la plume de Kourouma, la justification des tragédies et des guerres civiles par la volonté divine est mise en lumière par ce titre ironique. L’ironie sert à mettre en évidence la

démission de l’homme africain qui ne veut pas avoir à répondre de ses agissements.

Le discours de justification par les croyances religieuses est aussi présent dans

l’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane. Au chapitre précédent, nous avons

observé que le héros, Samba Diallo, ne réussit pas totalement sa formation à Paris, puisque qu’il rentre au pays des Diallobé sans avoir obtenu son diplôme de philosophie. Malgré cet échec, certains personnages tiennent des propos qui traduisent un imaginaire collectif selon lequel la foi en Dieu est plus importante que toute autre chose pour le Diallobé. De ce fait, ils justifient et légitiment le retour de Samba Diallo. Nous observons cette position dans les propos de son père, tenus dans une lettre que le narrateur rapporte au lecteur : « Mon opinion est que tu reviennes. Peu importe que tu n’aies pas mené tes études au terme que tu aurais voulu. Il est grand temps que tu reviennes, pour réapprendre que Dieu n’est commensurable à rien. […] » (LA : 175). La posture du Chevalier, qui est pourtant un auxiliaire de l’administration coloniale ayant fait des études, montre que, pour lui, Dieu est au-dessus de tout, et le seul engagement qui tienne consiste à lui obéir. En retournant dans son pays sans diplôme, Samba Diallo n’est pas en mesure d’apporter, sur le plan professionnel, sa contribution à la production des richesses dont a tant besoin le pays de Diallobé (la quête de cette richesse a d’ailleurs poussé le pays des Diallobé à s’ouvrir à l’école occidentale). Mais pour le Chevalier, il n’y a aucun mal à cela. Au contraire, il faudrait plutôt comprendre que « le travail diminue la place de Dieu dans l’attention de l’homme » (LA : 110). Le Chevalier reconnaît bien la nécessité du travail (« on travaille alors pour se maintenir, pour conserver l’espèce » (LA : 110)) ; cependant, en termes de valeurs fondamentales pour la vie de l’homme, son discours met Dieu au centre de ses projets et de sa vie. Avec une telle justification, le retour de Samba Diallo acquiert une signification qui n’est plus forcément négative.

Ainsi, choisir Dieu laverait toute faute et justifierait tout échec. Autant les paroles du Chevalier sur les bienfaits de l’école occidentale et le travail expriment une

critique (« Enfin, on peut travailler par manie du travail, je ne dis pas pour se distraire, c’est plus frénétique que cela, on travaille par système » (LA : 110)), autant celles qui cherchent à proclamer la toute-puissance de Dieu sont dithyrambiques et prononcées avec assurance : « Je croyais t’avoir suffisamment entretenu des mérites de la pratique religieuse. […] Ton salut, la présence en toi de Dieu vivant dépendent de toi. Tu les obtiendras si tu observes rigoureusement, d’esprit et de corps, sa loi que la religion a codifiée » (LA : 176).

Le parcours d’échec du protagoniste est donc justifié par la religion. Cette situation fictive du roman de Cheikh Hamidou Kane s’observe dans la réalité sociale actuelle. Face aux difficultés de la vie quotidienne, certains sujets optent pour un discours de banalisation en se réfugiant dans leurs croyances. Au lieu d’être ces moyens de rédemption comme on le proclame, les religions deviennent un prétexte qui permet aux uns de demeurer dans l’inertie et aux autres de trouver des excuses à leurs défauts. Ainsi que le montre le discours du Chevalier, les défaillances deviennent des vertus parce qu’on brandit la religion comme une échappatoire. Au nom de la foi, ces sujets trouvent normales des situations difficiles à supporter, incapables qu’ils sont de mener des actions salvatrices. Cantonnés dans le discours religieux, ils deviennent ce que Pius Ngandu Nkashama qualifie de « [p]oètes dramatiques à la parole vide de sens 311». Pour ce dernier, qui s’intéresse au discours religieux comme écart doctrinal chez des groupes d’Africains diasporiques, ce discours peut devenir un refuge dans des situations d’échec, quand il ne se transforme pas tout simplement en « espace substitutif312 ». C’est dire qu’il agit comme une simple catharsis dérivative permettant à certains de justifier leurs déboires vis-à-vis d’eux-mêmes ou de la société.

311 Pius Ngandu Nkashama, La pensée politique des mouvements religieux en Afrique, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 100.

Analysant l’impact du pentecôtisme dans la quête du bien-être au Cameroun, Séraphin Guy Balla Ndegue313 montre bien que dans le contexte africain, les croyances religieuses agissent comme une échappatoire à la misère ambiante. Concernant le Cameroun, par exemple, il pense que face à l’effondrement de l’économie, de nombreuses personnes ont « trouvé en l’espace religieux un exutoire rentable pour la réalisation de soi314 ». Ainsi, au lieu de corriger la précarité sociale et les multiples situations d’échec qui peuvent en résulter, les populations s’approprient plutôt la religion comme un moyen de s’accomplir.

Le personnage central de Trop de soleil tue l’amour justifie sa pauvreté financière par une croyance sociale que lui a inculquée sa mère. Journaliste dans une presse privée, Zam fait pourtant partie de la classe des privilégiés : dans une société où la majorité de la population active connaît le chômage et se bat pour trouver la pitance journalière, il peut, lui, commander des CD de jazz à Paris, s’intéresser à cette musique savante : « on ne pète pas les plombs parce que des petits voleurs de poules vous ont soulagés d’une centaine de CD de jazz. […] Oui, je suis d’accord, c’était la crème, le dessus du panier, le gotha » (TSTA : 8). Le jazz est pourtant considéré par une bonne partie de la population comme une perte de temps : « Certes, mais ici personne n’irait faire un drame d’un cambriolage, jazz ou pas » (TSTA : 9). Cependant, nous constatons que, suivant les conseils de sa mère, il refuse la richesse qui lui aurait permis d’obtenir un statut de privilégié. Face à sa concubine qui voudrait savoir pourquoi il n’est pas riche, il réplique : « Et maman m’a dit : “Oui, toujours. Ne sois jamais riche, si tu ne veux pas mourir empoisonné, mon petit garçon chéri”. […] J’ai tenu parole, puisque je ne suis jamais devenu riche » (TSTA : 52-53). La concubine parle d’une richesse eu égard au statut socioprofessionnel du personnage, une richesse qui puisse lui permettre de vivre décemment. Par conséquent, dans son cas, ne pas avoir de l’argent est bien considéré comme un échec par sa concubine, et même selon la norme

313 Séraphin Guy Balla Ndegue, « L’onirique et les quêtes de bien-être : les entours des pratiques de guérison pentecôtistes à Yaoundé (Cameroun) », thèse de doctorat en anthropologie, Québec, Université Laval, 2017.

sociale des professions (catégories de travail). Or, lui justifie cet échec par référence à l’imaginaire populaire basé sur la peur du mauvais œil, des sorciers malveillants. La logique sociale prône un nivellement par le bas : tout le monde doit être comme tout le monde. En conséquence, ceux qui osent émerger, affirmer leur différence et s’épanouir en fonction de leurs moyens sont réprimés sournoisement par des moyens maléfiques, s’ils ne sont pas empoisonnés par jalousie. Malgré l’appartenance de Zam à une classe sociale dite éclairée, nous notons la persistance des croyances populaires dans les sociétés africaines.

Par ailleurs, un grand nombre de personnages évoquent les traditions pour justifier l’insuccès dans la quête du bonheur personnel. Le cas le plus visible concerne Salimata dans Les soleils des indépendances. Comme nous l’avons relevé au chapitre 2, le parcours de ce personnage symbolise l’impasse de la femme africaine, incapable de s’épanouir face à certaines traditions. S’il est admis que la situation de cette figure féminine n’est pas heureuse, certains protagonistes du roman pensent que les choses se font selon les normes. Différentes prises de parole vont dans ce sens, à commencer par la mère de l’infortunée qui soutient que la jeune fille malinké doit se soumettre à toutes les exigences de la tradition, quelles qu’en soient les conséquences. Elle reconnaît bien que l’excision est une pratique dangereuse (« Mais j’ai peur, et mon cœur saute de ma peur, j’implore tous les génies que le champ soit favorable à mon unique fille ! » (LSI : 33)), mais elle n’en vante pas moins les retombées : « Ma fille, sois courageuse ! Le courage dans le champ de l’excision sera la fierté de la maman et de la tribu. Je remercie Allah que ce matin soit arrivé […] » (LSI : 33). En fait, elle minimise la souffrance qui en découle, l’important étant le respect des traditions et la sauvegarde du bonheur de la famille. Madeleine Borgomano parle à ce sujet d’un « contraste entre les deux discours [qui] accentue l’opposition entre le discours social reçu, d’origine masculine (même s’il est repris par les femmes traditionnelles et intégré par elles), et le vécu des femmes, leurs émotions, leurs sensations315 ». Le

315 Madeleine Borgomano, Ahmadou Kourouma, Le « guerrier » griot, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 69-70.

discours devient un paravent contre toute thèse qui serait de nature à rejeter l’excision. Par sa prise de parole, la mère participe elle-même à promouvoir cette tradition qui est à ses yeux plus importante que le désir d’épanouissement personnel de sa fille.

Du côté de Salimata, la posture est similaire vis-à-vis des dogmes. Rappelons que pour concevoir, elle fait des prières à Allah (« Par quatre fois elle se leva et mit le front à terre, enfin s’assit à croupetons sur la peau et se confia à Allah, le Bienfaiteur miséricordieux. Un enfant ! Un seul ! Oui, un bébé ! Unique imploration sur cette terre, Fama se prouvant de plus en plus insuffisant » (LSI : 43)), et elle consulte aussi « les marabouts et les sorciers fabricants de sortilèges » (LSI : 51). Elle est très croyante et pense que son infécondité peut être traitée par des forces surnaturelles. Elle n’hésite pas à faire la charité aux chômeurs et à se soumettre à son mari. Pour elle, ce sont des « commandements d’Allah, absolument essentiels parce que se muant en force, en valeur, en grâce, en qualité pour l’enfant sortant du giron de l’épouse » (LSI : 44). Ces pensées indiquent que, pour la figure féminine du roman, le sort est lié à la volonté divine, capable de mettre un terme à son « infécondité » et à ses autres déboires. Cette situation laisse penser que Salimata ait à évoquer Dieu pour justifier toute condition d’échec. Nous en avons l’exemple quand elle semble poursuivie par un sort malveillant. Alors qu’elle est pillée par les mendiants et agressée par son marabout, elle admet définitivement sa stérilité comme associée à un destin divin : « […] lorsque le jour tomba elle comprit Allah, convint de son sort. Elle avait le destin d’une femme stérile comme l’harmattan et la cendre. Malédiction ! malchance ! Allah seul fixe le destin d’un être » (LSI : 30).

Le cas de ce personnage ne permet pourtant pas d’affirmer que l’histoire de sa vie soit liée à la réalisation d’un destin établi qui dépende totalement des croyances. À un moment du récit, elle tente même de se libérer des leurres qui l’aveuglent en frappant avec un couteau son marabout, avant de s’enfuir. Avant cela, elle conteste les règles traditionnelles en fuyant son village et la séquestration pour

retrouver son bien-aimé, souhaitant ainsi s’écarter de la persécution d’un génie qui semble la posséder. Mais au final, tous ces actes restent des tentatives pour se libérer du poids des croyances : « […] c’était inutile, vraiment inutile, elle appartenait au diable, elle demeurait toujours hantée par le génie […] « LSI : 40). Au fond, elle demeure convaincue de la force du destin sur sa vie, comme en témoignent ses propos (de résignation) : « Elle avait le destin de mourir stérile » (LSI : 80). Pour cette figure de la femme traditionnelle, « tout se passe dans le langage et les croyances du sujet qui serait incapable de se détacher du monde dans lequel il se situe316. Ce monde est celui des dogmes que commandent les fétiches, les marabouts et la volonté divine. Salimata essaie tant bien que mal de tomber enceinte, mais elle ne demeure pas moins convaincue d’être l’objet d’un

fatum contre lequel elle ne peut rien. Vu sous cet angle, son discours est débilitant

parce qu’il peut annihiler toute velléité d’actions capables de réparer le manque. Il peut conduire à la démission dans la mesure où toute initiative pour combattre le mal serait vaine à cause d’une fatalité pesant sur les hommes. Il pousse à se complaire dans l’inertie avec l’idée que rien ne dépend des êtres humains. Cependant, la foi naïve et l’observance aveugle des traditions ne sont pas les seules raisons par lesquelles on justifie les situations d'échec. Les fictions de notre corpus mettent aussi en scène des personnages qui s'efforcent de rationaliser le mal.

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