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Justification par la colonisation et le néocolonialisme

CHAPITRE 3 DISCOURS ET CONTRE-DISCOURS DE L’ÉCHEC

3.1. Discours de justification et de légitimation

3.1.3. Justification par la colonisation et le néocolonialisme

Cette justification concerne tous les discours qui tentent de faire admettre comme excusables certaines conduites ou situations d’échec parce qu’elles seraient imputables à la colonisation et au néocolonialisme. Dans Murambi, le livre des

ossements, le retour sur le passé a très souvent pour objectif de tenter d’élucider

ce qui a pu causer le massacre des Tutsi rwandais. Dans cette perspective, un vieux, considéré comme la mémoire vivante du génocide, s’illustre particulièrement. De l’ethnie tutsie, il est le beau-frère du « Boucher de Murambi », l’homme qui fit assassiner des centaines de milliers de Tutsi à l’École technique de Murambi, y compris sa femme et ses deux enfants. Confronté au fils de ce dernier afin d’élucider les causes du génocide, ce personnage, qui représente aussi la voix de l’opinion publique, propose un long récit d’événements concernant l’arrivée et l’installation des colons au Rwanda. De part sa structuration, ce récit s’apparente à un réquisitoire contre les Européens. Dans un premier temps, Siméon rappelle tour à tour : l’arrivée du premier Européen (« C’était un Allemand. Il avait demandé à être reçu par le Mwami à la cour royale de Nyanza » (MLO : 213)), l’installation des missionnaires (« Puis vinrent les missionnaires » (MLO : 213)), la conversion des indigènes (« Beaucoup de chefs s’étaient convertis à la nouvelle religion »

331 Boubacar Boris Diop, « Génocide et devoir d’imaginaire », dans L’Afrique au-délà du miroir, Paris Philippe Rey, 2017, p. 17-35.

(MLO : 214)), et surtout la victoire des missionnaires : « Le monde ne ressemblait plus à lui-même. Chaque jour qui passait était différent des autres. Les padri avaient gagné » (MLO : 215). Ensuite, il évoque l’idéologie raciale imposée par la colonisation, et qui peut être considérée comme la cause principale du génocide : « Dans le passé, les étrangers avaient dit aux Tutsi : vous êtes si merveilleux, votre nez est long et votre peau claire, vous êtes de grande taille et vos lèvres sont minces, vous ne pouvez pas être des Noirs, seul un mauvais hasard vous a conduits parmi ces sauvages. Vous venez d’ailleurs » (MLO : 215).

En faisant un retour sur le passé colonial, et sur les stéréotypes socioculturels entre Hutu et Tutsi, les propos du vieux personnage s'apparentent à l'affirmation des responsabilités de la colonisation dans le génocide rwandais. Il pense que toute manifestation de colère de la part des Rwandais ne peut être possible que dans la prise de conscience qu’ils sont des victimes ; et qu'ils sont d’abord tenus de se relever de la domination occidentale : « il ne servait à rien de gémir, couché par terre » (MLO : 215). Selon le point de vue exprimé par Siméon, ce qui est arrivé au Rwanda était presque inévitable parce que fortement dépendant de l’Occident (« – Je sais quel mal nous ont fait ces étrangers il y a quatre ans et bien avant » (MLO : 216) qui ne dira pas : « excusez-moi d’avoir conquis votre pays, c’était une erreur. Je suis sincèrement désolé » (MLO : 215).

Le néocolonialisme sert aussi à justifier l’échec dans Murambi, le livre des

ossements. Nous y retrouvons un colonel français chargé d’exfiltrer le « Boucher

de Murambi », qui confirme bien qu’il y a néocolonialisme à travers la mainmise française sur la gestion du Rwanda : « “C’est notre Afrique, on ne va pas la lâcher.” Ils sont un peu fous, là-bas. Ils fabriquent dans leurs bureaux des chefs d’État africains. Et ceux-ci appellent tard le soir pour gémir […] » (MLO : 156-157). Ces propos sont tenus lors d’un échange avec le « Boucher de Murambi » sur la responsabilité des uns et des autres pendant le génocide des Tutsi. Si l’officier français reconnaît bien l’implication de son pays dans les affaires africaines, il n’en nie pas moins la responsabilité vis-à-vis du génocide : « – Pas un Français n’a

versé de sang rwandais […] » MLO : 162). Le médecin génocidaire lui, évoque une France qui aurait contribué à envenimer la détestation du Tutsi ; et rappelle un pan de l’histoire qui évoque la haine par les Français des Tutsi à cause de l’attitude hautaine de ces derniers : « – Là-bas, à Paris et dans votre armée, trop de gens ont fini par éprouver autant de haine que nous pour le FPR. […] Des nègres qui ne font pas de courbettes devant vous. La haine, vous vous arrangez bien, mais cette indifférence, non. Ça valait qu’on tue quelques centaines de milliers de Tutsi » (MLO : 162).

Que retenir des propos de ces deux personnages ? Nous constatons qu’ils se livrent à un exercice d’argumentation par la comparaison en faisant une hiérarchisation des responsabilités dans laquelle chacun minimise la sienne. Chez l’Interahamwe, instigateur du massacre de Murambi, cette posture peut être interprétée comme une sorte de dédouanement qui s’appuie sur le cynisme politique. Il ignore sa faute (« – Et moi Colonel Perrin ? Regardez mes mains. Croyez-vous que j’aie déjà tenu une machette ? » (MLO : 163)), en faisant ressortir celle de l’Occident, qu’il présente comme étant pareille à la sienne ou plus grave : « – Colonel Perrin, nous sommes dans le même sac. Ce qui est arrivé au Rwanda est, que cela vous plaise ou non, un moment de l’histoire de la France au vingtième siècle » (MLO : 166). Cela s’apparente même à du déni dans le sens que donne Cathérine Coquio à ce terme : « Le déni en effet n’est pas la négation des faits, mais l’effacement de leur signification, donc l’absence de tout investissement moral à ce sujet332 ». Dans ce cas précis, le génocidaire minimise l’ampleur de son mal pour l’effacer en tant que mal de l’imaginaire de la France. Il se présente à la France comme un être sain, et cherche à se blanchir de tout mal. Le but visé étant de rendre cette dernière plus responsable des massacres que lui, et de se poser finalement comme un irréprochable : « – Et moi Perrin ? Regardez mes mains. Croyez-vous que j’aie déjà tenu une machette ? Je suis un pauvre petit chirurgien. Je sauve des vies ! Je n’ai jamais versé une goutte de sang, moi

332 Catherine Coquio, « Guerre coloniale française et génocide rwandais : la responsabilité, l’implication de l’État français et sa négation », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, [En ligne] URL : http://journals.openedition.org/chrhc/785 [texte consulté le 10 février 2018].

non plus » (MLO : 163). Le discours de l’Interahamwe transforme le bourreau en agneau. Il participe aussi de la dialectique des responsabilités qui oppose la France et le Rwanda et / ou certains penseurs après le génocide des Tutsi. Si cette dialectique s’inscrit dans la problématique de la divergence des points de vue et de la responsabilité française, que soulève par exemple Cathérine Coquio dans son article ci-dessus cité333 où elle essaye d’établir le rôle de la France dans les événements de l’été 1994, elle met également en lumière la question de l’inversion des responsabilités dans ce conflit. Par la voix du « Boucher de Murambi », cette responsabilité devient plus lourde du côté français, alors que l’implication du Hutu dans les tueries est tout simplement considérée comme un simple accident de l’histoire qu’on doit dédramatiser.

D’autre part, nous remarqons que les différents énonciateurs (narrateurs et personnages) de Trop de soleil tue l’amour de Mongo Beti indexent souvent le néocolonialisme pour justifier l’échec de la société africaine. Plusieurs situations mettent en lumière des discours qui attribuent la faute à la France. Ainsi, le patron du principal journal de l’opposition s’en prend régulièrement à la France qu’il accuse de tous les maux. Cela apparaît dans l’extrait suivant où, sans raison apparente, il s’attaque à un jeune Blanc dans la rue : « – Nous n’aimons pas beaucoup les Français ici, déclarait le patron ; ces gens-là n’ont jamais oublié qu’ils ont été nos maîtres. Regardez ce qui s’est passé au Rwanda. Ils sont prêts à tout pour maintenir leur emprise ici […]. » (TSTA : 26). Aussi, selon ce personnage, l’impérialisme français serait-il à l’origine de nombre de malheurs en Afrique. Plus loin dans l’œuvre, un autre personnage reprend cette perception selon laquelle la France et ses institutions seraient nocives pour l’Afrique : « […] seulement on savait d’avance ce que tu allais dire. Les Français nous sortent par les yeux avec leur francophonie et leur franc CFA, et voilà qu’ils se mettent à expulser nos frères de chez eux, et encore par charters entiers […] » (TSTA : 47). Il y a dans ces propos un ensemble de griefs englobant l’économie, le culturel, l’immigration, et dont la conséquence est de mettre en relief la responsabilité de la France dans des situations d’échec. Dans ce cas d’espèce, cela a pour effet

d’occulter la faute des dirigeants Africains, pourtant responsables de « l’habitude du malheur ».

Dans les prises de position de Mongo Beti lui-même, se trouve souvent reconnue la faute des dirigeants africains, mais cela est davantage perçu comme une conséquence du néocolonialisme français. Dans La France contre l’Afrique334, où il explique la misère des femmes et des enfants dans la brousse, il dénonce la corruption des élites pour lui « trop longtemps tenues à bout de bras par l’État français pour maintenir son rêve de grande puissance335 » ; ainsi le titre de son ouvrage en dit long. Mongo Beti pense que le néocolonialisme (français) serait à l’origine des maux qui minent l’Afrique contemporaine336. Il considère que les chefs d’État de l’Afrique francophone ne sont que des marionnettes entièrement acquises à la cause de leurs maîtres français qui les installent et les maintiennent au pouvoir337. Pour lui, la répression du parti nationaliste camerounais UPC338, lors de la lutte indépendantiste en 1955, en est un exemple. Elle serait liée à une volonté de la France de placer à la tête de l’État indépendant son candidat favori, Ahmadou Ahidjo. Par ailleurs, l’écrivain considère Paul Biya, le deuxième président de la République du Cameroun, comme une créature de François Mitterrand339. Ainsi, lorsqu’il s’agit de prendre la parole ou de décrire les dérives politiques en postcolonie, Mongo Beti met constamment le doigt sur le néocolonialisme, notamment français. Il faudrait cependant dissocier ici son discours de celui de ses personnages, afin d’éviter tout jugement totalisant sur la posture de cet écrivain. Toutefois, retenons que son discours minimise la responsabilité des dirigeants africains dans les difficultés de leur société.

Au total, nous observons que l’échec est un phénomène qui dépend fortement des acteurs sociaux et de leurs convictions. Par leurs discours, certains parviennent

334 Mongo Beti, La France contre l’Afrique. Retour au Cameroun, Paris, La Découverte, 1993. 335 Ibid. Quatrième de couverture.

336 Mongo Beti, cité par André Djiffack, op. cit., p. 33. 337 Ibid., p. 78-79.

338 Union des populations du Cameroun. 339 Ibid., p. 42.

parfois à utiliser des termes mélioratifs pour qualifier ce qui apparaît pourtant comme un mal. D’autres, par contre, acceptent l’idée que le mal existe, mais préfèrent désigner un bouc-émissaire, en l’occurrence l’Occident. Par cette façon de faire, ils en viennent presque à dédouaner les responsables locaux du mal. Toutefois, dans les romans, se trouvent également des personnages qui refusent ce mal et qui identifient les coupables à l’interne. Ils tiennent pour cela un discours de contestation.

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