Transposition au numérique du théâtre-forum
Mémoire
Anne Larcher
Maîtrise en littérature et arts de la scène et de l'écran - avec mémoire
Maître ès arts (M.A.)
Transposition au numérique du théâtre-forum
Mémoire
Anne Larcher
Sous la direction de :
Résumé
Ce projet propose d’utiliser Internet et les technologies de l’information pour adapter la technique du théâtre-forum du Théâtre de l’Opprimé d’Augusto Boal (1974) au monde numérique. Après la présentation des concepts théoriques autour desquels se positionne notre recherche, nous exposerons ce qu’est le théâtre-forum puis nous déclinerons les éléments théâtraux et technologiques de son adaptation à l’environnement numérique. Dans une approche où l’«acteur-numérique» (Masura, 2007) est aussi important que l’acteur réel, plusieurs troupes – Theatre for Living (Diamond, 2007), Caravane-Théâtre (Besnard, 2014: 188), ISOLAT (ISOLAT, 2015) – ont expérimenté cette transposition du Théâtre-forum au virtuel, rencontrant cependant des limitations d’ordre technique.
Après avoir exposé ce qu’il manque dans ces quatre propositions, nous décrirons notre proposition d’implémentation d’une preuve de concept de ce qui est visé à terme comme une plateforme WEB de théâtre participatif en ligne. Les rôles de «spect-acteur» (Boal, 2004) et de joker seront redéfinis pour répondre à ces besoins technologiques.
Notre système doit permettre aux spectateurs de devenir spect-acteurs de la représentation, cette fois-ci en utilisant une plateforme web avec des caméras vidéo connectées à un serveur central. Un joker devra gérer les souhaits d’intervention émis par des spect-acteurs, dispersés. Notre recherche se concentrera donc sur le fait de faciliter l’intervention du spect-acteur virtuel via le web en respectant les paramètres originels définis par Boal (rôle duel de spectateur et d’acteur).
Spécifier cette preuve de concept est la première étape vers le théâtre-forum en ligne. Ceci a des limites comme des atouts que nous nous proposons de présenter, tout comme la plus-value que ce concept apporte au monde du théâtre participatif en ligne. Nous finirons par l’analyse, grâce à un exemple, de la démarche de création d’un théâtre-forum dans le contexte d’une représentation en ligne.
Abstract
This project is to use Internet and Information Technologies to adapt the forum-theatre technique that is part of Augusto Boal’s Theatre of the Oppressed (1974) to the digital world. After a presentation of theoretical concepts framing our research, we will expose what forum-theatre is and deduce the theatre and technological issues involved in adapting it to the digital environment. Using an approach highlighting the «cyborg actor» (Masura, 2007) as important as the real actor, several theatre – Theatre for Living (Diamond, 2007), Caravane-Théâtre (Besnard, 2014: 188), ISOLAT (ISOLAT, 2015) – have experienced this transposition of forum-theatre to digital, though meeting some limits regarding technology.
After analysing what is missing in these four proposals, we will describe our own proposal for implementing an artefact that should be leading to the envisioned WEB platform of digital participative theatre. The roles of the “spect-actor” (Boal, 2004) and the joker will be redefined to answer the technological needs.
Our system should allow spectators to become spect-actors of the event, this time using the WEB platform with webcams wired to a central server. A joker should manage the requests for intervention coming from the spect-actors, physically spread. Our own research will focus on the need to facilitate the intervention of the virtual spect-actor through the WEB while still being faithful to the original parameters of Boal’s work (dual role of spectator and actor).
Specifying this artefact is the first step towards digital forum-theatre. It has not only limitations but also advantages, which will we present, as well of the added value to the online theatre world. We will then analyse, through an example, the creative process towards an online forum-theatre event.
Table des matières
Résumé ... iii
Abstract ... iv
Table des matières ... v
Liste des figures ... vii
Liste des tableaux ... viii
Remerciements ... ix
INTRODUCTION ... 1
CHAPITRE 1 - PRINCIPES DU THÉÂTRE DE L’OPPRIMÉ ... 9
1.1
Introduction au Théâtre de l’Opprimé ... 9
1.2
Le théâtre-forum et ses évolutions ... 10
1.2.1
Principes boaliens du Théâtre de l’Opprimé ... 10
1.2.2
La démarche citoyenne dans le théâtre-forum ... 13
1.2.3
Ouvertures sociales ... 17
1.3
Le spect-acteur, du réel au virtuel ... 19
1.3.1
Caractéristiques du « spect-acteur » dans le théâtre de Boal ... 19
1.3.2
Considérations sur le « spect-acteur virtuel » dans les formes virtuelles de Théâtre-forum ... 20
1.4
Le joker, du réel au virtuel ... 20
1.4.1
Caractéristiques du « joker » dans le théâtre de Boal ... 20
1.4.2
Le « joker » comme interface entre la scène et l’environnement virtuel ... 21
CHAPITRE 2 - LE THÉÂTRE-FORUM NUMÉRIQUE : LA PLATEFORME THÉÂTRE PARTICIPATIF NUMÉRIQUE ... 22
2.1
Considérations théoriques sur les initiatives passées de transposition au virtuel du théâtre-forum ... 22
2.1.1
Le web-forum de Caravane Théâtre ... 23
2.1.2
Le webcast de Theatre for Living ... 24
2.1.3
Le système éducatif Virtual Forum Theater (VFT) d’Alice Cavallo ... 26
2.1.4
Le streaming du Théâtre de l’Opprimé ... 27
2.1.5
Synthèse ... 27
2.2
Visée et fonctionnalités envisagées du système conçu ... 29
2.2.1
Un outil pour permettre l’intervention du « spect-acteur » distant ... 29
2.2.2
Description de l’environnement idéal pour le spect-acteur virtuel ... 29
2.2.3
Description et choix pour notre preuve de concept ... 30
2.3
Considérations technologiques ... 30
2.3.1
Choix technologiques ... 31
2.3.2
Mise en œuvre ... 31
2.4
Considérations théâtrales ... 31
2.4.1
De la nécessité d’adapter le processus d’intervention ... 32
2.4.2
Le nouveau comportement du « spect-acteur » dans l’environnement virtuel ... 32
2.4.4
Contraintes sur les acteurs ... 32
2.5
Le dispositif proposé dans le cadre du projet ... 33
2.5.1
Description des fonctionnalités incluses ... 33
2.5.2
Fonctionnalités écartées (description et motivations) ... 36
CHAPITRE 3 - LA SCÈNE NUMÉRIQUE : NOTRE PROPOSITION ... 38
3.1
La scène numérique ... 38
3.2
Le point de vue du joker ... 39
3.3
Le point de vue du public ... 40
3.4
Le point de vue du spect-acteur ... 42
3.5
Mise en œuvre ... 44
3.6
Conclusion préliminaire ... 47
CHAPITRE 4 - VOLET CRÉATION : ÉBAUCHE D’UN THÉÂTRE-FORUM POUR LE VIRTUEL ... 48
4.1
Vivre-ensemble des identités ethniques de Roumanie ... 48
4.2
Ébauche de théâtre-forum ... 51
4.2.1
Évènement I : relation roumano-allemande ... 53
4.2.2
Évènement II : relation roumano-hongroise ... 54
4.2.3
Évènement III : relation roumains-romas ... 56
4.3
De la nécessité d’une démarche adaptée ... 58
CONCLUSION GÉNÉRALE ... 60
BIBLIOGRAPHIE ... 64
ANNEXES ... 67
Annexe 1 : Spécifications techniques et fonctionnelles ... 67
Liste des figures
Figure 1 : Scène numérique - maquette - vue du public ... 38
Figure 2 : Scène numérique - vue du joker ... 39
Figure 3 : Scène numérique - participation activée - vue du public ... 40
Figure 4 : Scène numérique - remplacement libre - vue du public ... 41
Figure 5 : Scène numérique - remplacement de A - vue du public ... 41
Figure 6 : Scène numérique - remplacement de C - vue du public ... 42
Figure 7 : Scène numérique - remplacement libre - vue du spect-acteur ... 42
Figure 8 : Scène numérique - remplacement de A - vue du spect-acteur ... 43
Figure 9 : Scène numérique - remplacement de C - vue du spect-acteur ... 44
Liste des tableaux
Tableau 1 : Comparaison des initiatives passées de TF numérique ... 28
Tableau 2 : Déroulé du théâtre-forum ... 34
Tableau 3 : Choix technologiques pour le théâtre-forum numérique ... 44
Remerciements
Quitter une situation stable et une carrière assurée pour reprendre des études n’est pas chose aisée. Lorsqu’il s’agit d’une carrière en ingénierie logicielle et des études en théâtre, cela demande matière à réflexion. Jamais je n’aurais eu le temps de réfléchir sérieusement ni de développer ce concept de théâtre-forum en ligne en parallèle avec mon emploi. Je n’en avais tout simplement ni le temps ni l’énergie. Lorsque j’ai vu la réponse à ce concept dans le milieu théâtral, cela m’a fortement encouragée. S’il y a encore du travail pour pousser l’idée jusqu’au bout, j’espère avoir amorcé quelque chose de significatif pour la communauté internationale du théâtre participatif et par conséquent pour notre société. Et rien que pour cela, cela aura valu la peine.
Je tiens tout d’abord à remercier Jean-Pierre Besnard (Caravane-théâtre) qui le premier m’a parlé de ce théâtre social qu’est le théâtre de l’opprimé et de ses tentatives de le faire en ligne. Jean-Pierre m’a dit : « Moi, je ne suis pas technicien, mais vous, vous pouvez le faire ». Défi lancé…
Merci à Aude Beaudoin et Sébastien Guerreau de Ficelle et Cie avec lesquels les discussions autour d’une bière aux Philippines, accompagnés de Jean-Pierre, ont permis d’alimenter mes idées, de mieux comprendre le besoin et les défis pour les troupes de théâtre-forum. Merci Aude pour cette phrase : « Avec un outil comme ça, on pourrait y arriver [à changer la société] ».
Merci à Rui et Leo Frati du Théâtre de l’Opprimé de Paris, qui ont partagé eux aussi leur expérience, leurs difficultés, leurs réticences et leurs réserves. Cela a continué à alimenter ma réflexion, réajuster l’ambition. Leo m’a tout de même dit : « Il faut que tu le fasses. »
Un moment important a été la 22ème conférence de Pedagogy and Theatre of the Oppressed (PTO) à Detroit,
MI, USA. En effet, la réponse de plusieurs dizaines de praticiens du théâtre de l’opprimé m’a confirmé qu’effectivement le besoin était là. Et il était là pour tous, pas seulement pour quelques compagnies. Je me suis sentie à ma place parmi ces membres de PTO, chose qui n’était pas arrivée depuis longtemps. Je les remercie de m’avoir donné l’opportunité de présenter mon projet lors d’une vidéo, diffusée sur leur page Facebook.
Un projet de maîtrise ne se fait pas sans un directeur de recherche qui challenge et qui a en même temps confiance. Merci à Liviu Dospinescu pour son accueil dans le programme, ses encouragements, sa patience
à chaque fois que je pleurais d’émotion, ses conseils en tout genre. À plusieurs reprises, j’ai pensé abandonner mais à chaque fois Liviu me faisait remettre les choses en perspective de telle sorte que je retrouvais courage et motivation.
Je tiens à remercier mes collègues du Regroupement en arts de la scène et de l’écran de même que les professeurs du Département de littérature, théâtre et cinéma qui m’ont encouragée et aidée à faire cette transition d’un monde d’ingénierie corporatif et cartésien à celui des arts et des sciences humaines. .Je ne ferai pas de liste ici car j’oublierai des noms…
Merci aux organismes qui ont financé cette recherche :
• Le Conseil de recherche en sciences humaines (CRSH) du Canada
• La Faculté des lettres et des sciences humaines (FLSH) via les Fonds d’enseignement et de recherche (FER) de la faculté et l’octroi de bourses
• La Faculté des études supérieures et postdoctorales (FESP) via les bourses de réussite • L’Association des étudiantes et des étudiants de Laval inscrits aux études supérieures
(AELIÉS)
• Le Département de littérature, théâtre et cinéma
• Entrepreneuriat Laval pour le 1er prix du concours d’idées d’entreprise 2017 dans le regroupement facultaire de la Faculté des lettres et des sciences humaines
Merci à Miruna Runcan de l’Université Babes-Bolyai (Cluj-Napoca, Roumanie) pour m’avoir accueillie lors de mon stage de recherche et contribué à la mise en place d’un laboratoire de création, même si ce dernier n’a malheureusement pas pu se réaliser, en raison de problèmes de santé.
Enfin, merci à ma famille et mes amis, qui ont cru en ce projet de retour aux études et surtout à tous ceux qui m’ont accompagnée lorsque la maladie a cogné à ma porte et a affecté mes capacités de concentration pendant presque deux ans. Sans eux, ni le soutien du personnel médical et des organismes communautaires, je n’aurais pas pu poursuivre mes activités, même au ralenti, ni rassembler les énergies nécessaires pour rattraper le retard accumulé et finir mon programme.
INTRODUCTION
Sujet
Selon un des principes dictés par l’Organisation Internationale du Théâtre de l’Opprimé (OITO), le Théâtre de l’Opprimé, dont fait partie le « théâtre-forum » (Boal, 2004) qui sera défini plus loin, cherche à « restaurer le dialogue entre les êtres humains1 ». Une représentation de théâtre-forum commence par une scène qui
illustre la situation d’oppression, notamment subie par un « individu […] empêché d’exercer [ses] droits2 ».
Les spectateurs sont ensuite invités à jouer « leur [...] proposition [...] de transformation3 », par exemple en
remplaçant le protagoniste, « l’Opprimé » (Boal, 1996); ils deviennent ainsi « spect-acteurs » (Boal, 2002). Chaque intervention est suivie d’une discussion dans laquelle le public est invité à analyser les alternatives. Le théâtre-forum amorce donc une prise de conscience relativement aux problèmes de la communauté et ce, de façon ludique, en mettant l’individu dans la situation d’expérimenter le rôle social d’agent de transformation et de trouver ce faisant par lui-même des solutions. Ce processus de réflexion collective est coordonné par un joker, qui gère les interventions des spect-acteurs sur le scénario social proposé.
Conformément à l’idéologie démocratique du Théâtre de l’Opprimé, ces techniques se sont répandues à travers le monde et se sont adaptées aux différents contextes d’intervention. En conséquence, les techniques du Théâtre de l’Opprimé n’ont cessé d’évoluer, en constante adaptation à la société. Cette forme particulière de théâtre s’inscrit dans une pratique plus large de théâtre d’intervention comme moyen de dynamisation de groupes diversifiés, que ce soit culturellement ou relativement à des classes sociales. Cependant, comment être percutant et toucher le plus de personnes possibles lors d’une action de théâtre-forum? En effet, chaque manifestation de théâtre-forum ne peut toucher le plus souvent que quelques dizaines ou quelques centaines de personnes au maximum et ne concerne donc qu’une infirme partie d’une population, insuffisante pour amorcer une réelle transformation sociale. Les troupes n’ont pas toujours les moyens ni la possibilité de partir
1 Organisation Internationale de Théâtre de l’Opprimé (OITO), « Déclaration de principes », dans OITO, International
Theatre of the Oppressed Website, [en ligne]. http://jsirri.org//wp-content/uploads/Declaration-French.pdf [Texte
consulté le 23 avril 2017, non disponible au moment de la rédaction], principe no 12.
2 Organisation Internationale de Théâtre de l’Opprimé (OITO), « Déclaration de principes », dans OITO, International
Theatre of the Oppressed Website, [en ligne]. http://jsirri.org//wp-content/uploads/Declaration-French.pdf [Texte
consulté le 23 avril 2017, non disponible au moment de la rédaction], principe no 10.
3 Jean-Pierre Besnard, « Théâtre forum: pour tous et partout. Manuel pédagogique : des jeux aux spectacles », dans
Caravane Théâtre, Caravane Théâtre, [en ligne]. http://www.caravane-theatre.com/pdf/LIVRET_THEATRE_extraits [Texte consulté le 14 novembre 2019], p. 195.
en tournée pour maximiser leur action. Cette réflexion est à l’origine de notre question principale de recherche : est-il possible de transposer le théâtre-forum au numérique afin d’élargir son application à des communautés dispersées et multiplier son impact ? C’est pour répondre à cette question que notre projet se fixe comme objectif principal de recherche d’étudier les formes de théâtre participatif ayant déjà été adaptées au virtuel, et ce, dans une approche critique. Nous garderons aussi à l’esprit que le théâtre-forum est un outil populaire, et qui doit le rester. Ceci alimentera nos conclusions dont les objectifs sont de faire des recommandations quant à l’adaptation de la technique du théâtre-forum à la scène virtuelle, en utilisant Internet et les technologies de l’information. Cela guidera également nos choix technologiques, notamment : nous nous devons donc de faire une proposition technologique qui soit accessible à tous.
Intérêt du sujet
La section « Sujet » suggère déjà les deux aspects novateurs de notre projet. Tout d’abord, il cherche à augmenter technologiquement l’expérience du théâtre-forum pour la porter et mieux l’arrimer dans l’espace numérique. La plateforme web et le dispositif dramaturgique recommandés pourront être utilisés à terme par toute forme de théâtre participatif s’adressant à un public dispersé.
Alors qu’actuellement les mouvements citoyens, mettant en avant une proposition démocratique alternative, sont de plus en plus variés de par le monde ; le théâtre-forum est un des outils disponibles pour ce réengagement citoyen. Il présente l’intérêt d’offrir l’opportunité d’une discussion sur les problèmes de société, de façon accessible pour les citoyens, puisqu’il met en scène la manifestation de ces problématiques dans le quotidien.
De plus, en raison de son principe démocratique, les troupes de théâtre-forum sont toujours dans un mode de survie. Il est difficile de concevoir financer un spectacle de théâtre-forum par la vente de billets à l’entrée : cela exclurait une partie de la société, ce qui va à l’encontre de sa vocation d’outil à la disposition de tous4.
Aussi, plus un spectacle de théâtre-forum touche de participants, plus il a le potentiel d’amorcer une véritable transformation sociale.
Problématique
La problématique qui se dégage de notre analyse est la suivante. Il s’agit d’identifier parmi l’offre technologique d’aujourd’hui laquelle est la mieux adaptée au théâtre-forum en ligne. Ceci passera par une analyse de la technologie déjà utilisée dans d’autres contextes et de ses limitations. Le second
4 Theatre for Living fait payer l’entrée de ses spectacles mais ils font une campagne de financement participatif pour
questionnement est de savoir si les troupes de théâtre-forum seraient à même d’utiliser une plateforme telle que nous la proposons. L’ébauche de théâtre-forum ayant pour sujet le vivre-ensemble des identités ethniques de Roumanie en fin de ce mémoire complètera le questionnement sur la faisabilité d’un théâtre-forum en ligne.
Questions de recherche
Notre projet de recherche s’intéressera donc, dans un premier volet, au recensement des travaux relatifs au théâtre numérique, et en particulier du théâtre participatif mettant à profit le numérique. Ceci nous permettra de répondre à la question suivante : qu’est-ce qui peut être retenu de ces expérimentations pour réaliser concrètement une plateforme de théâtre-forum en ligne utilisable par des troupes ? De plus, que devrions-nous faire différemment ? L’état de la question, présenté plus loin, amorce déjà cette analyse théorique. La question secondaire que nous nous posons est de savoir dans quelle mesure le spect-acteur peut prendre sa place dans le monde virtuel tout comme dans le cadre d’un évènement classique de théâtre-forum en salle. En découle une autre question : qu’est-ce qui différencie ces deux approches ou encore quels sont les éléments améliorant ou réduisant l’expérience du spect-acteur dans le contexte réel et virtuel ?
En effet, nous ne sommes pas la première à vouloir traiter cette question de recherche qu’est la transposition au numérique du théâtre-forum. Cependant, comme nous allons le présenter plus loin, les travaux recensés concernant le théâtre-forum numérique se sont heurtés à des limitations, en particulier sur la question du spect-acteur. Notre passion pour le théâtre, en particulier pour le théâtre appliqué à d’autres disciplines5, et
notre expérience en Technologies de l’Information sont à l’origine de notre projet. Elles nous permettent de proposer un modèle plus adapté et viable. Nous mettrons à profit aussi notre expérience de gestionnaire d’équipes virtuelles et en informatique temps-réel.
Objectifs de la recherche
Notre but est donc de concevoir, dans le cadre de notre maîtrise, ce que nous appelons en ingénierie, une « preuve de concept6 », qui forme une première étape indispensable au projet ambitieux de fournir une
5 Monique Martinez Thomas, Le théâtre appliqué - Enjeux épistémologiques et études de cas, Toulouse, Lansman,
Hispania, 2017, 300 p.
6 Le terme « preuve de concept » vient de l’ingénierie. Il s’agit de réaliser une première étape d’un projet, afin de
démontrer sa faisabilité. Cela implique des fonctionnalités réduites et/ou simplifiées. Cette étape est souvent le pré-requis pour un projet de plus grande envergure et pour la recherche de financement ou de sponsors du projet.
plateforme fonctionnelle de ce concept, en l’occurrence à toutes les troupes de théâtre-forum qui voudraient profiter de sa transposition au numérique.
Dans le cadre de notre travail, nous recenserons les projets relatifs à la transposition au virtuel de techniques de théâtre participatif. Ceci nous permettra d’analyser ce qui s’est fait et d’en conclure sur ce qui est applicable ou non à notre propre projet. Chaque fonctionnement et chaque principe qui composent l’événement de théâtre-forum seront abordés comme un aspect distinct de la problématique. Pour chacun il devra être décidé : 1) s’il est conservé tel quel 2) s’il nécessite une adaptation de la pratique théâtrale ou 3) s’il est supprimé dans la pratique transposée dans l’environnement virtuel (voir section 3.2). Voici un exemple qui illustre cette démarche dans le cadre de notre recherche : dans le théâtre-forum, le spectateur qui souhaite interrompre la scène pour intervenir lève le bras et crie « Stop ! ». Il est alors entendu grâce à sa voix par le joker et les acteurs, qui arrêtent la scène. Le bras levé permet au joker de repérer le spectateur et s’amorce ensuite le processus d’intervention. Or, cette convention a besoin d’être adaptée à l’environnement virtuel et devra ainsi être remplacée par une autre. Ceci aboutit donc sur la mise au point d’une nouvelle forme de communication. Cette possibilité d’intervenir étant très importante dans le processus d’intervention, nous souhaiterons probablement la conserver. Sans anticiper sur les choix que nous ferons, nous pourrions imaginer que le spectateur, en cliquant sur un bouton sur son écran, déclenche un signal sonore – qui pourra remplir la même fonction – dans le studio où la pièce se joue. Cet exemple illustre le travail d’analyse théorique de l’outil de communication dans ce mémoire de recherche. L’analyse du corpus des expériences de transposition au numérique permettra d’identifier comment elles ont été traitées par le passé.
Dans tous les cas, les principes de la pratique et les comportements du spectateur et du joker seront ajustés. Cet exemple démontre comment notre recherche s’attachera à une adaptation de la pratique du théâtre-forum, que ce soit pour le spectateur, le joker ou les acteurs. De ces adaptations théâtrales découleront les fonctionnalités à développer (dans notre exemple, le bouton déclencheur et le signal sonore). En informatique, on entend par « fonctionnalité » le comportement du logiciel, du point de vue de l’utilisateur. L’ensemble de ces fonctionnalités, auxquelles s’ajoutent des contraintes techniques sans impact pour l’utilisateur (par exemple, le langage de programmation utilisé), constitue les spécifications. Déterminer ces spécifications sera l’aboutissement de ce travail de recherche préalable au développement proprement dit qui pourrait prendre place ultérieurement.
Nous conclurons la démarche par la conception de cinq scènes de théâtre-forum sur la problématique choisie, soit le vivre-ensemble des identités ethniques de Roumanie. Ce dernier chapitre aura en effet pour objectif de documenter le processus de création d’un théâtre-forum ayant pour but d’être diffusé en ligne.
Outre l’intérêt pour la problématique, nous étudierons l’influence de la représentation numérique sur les choix de mise en scène.
Nous avons eu l’occasion de participer le 11 mars 2017 au « webcast » du projet šxʷʔaməәt (home)7 de
Theatre for Living et vivre nous-même une expérience de « spect-acteur virtuel ». Cette opportunité était très intéressante car elle a permis de mieux comprendre la problématique et les difficultés inhérentes à ce processus. Le thème de ce projet était la réconciliation entre autochtones et non-autochtones au Canada8.
D’un point de vue technologique, nous avons pu constater qu’une interface de clavardage ne fait pas du spectateur virtuel un spect-acteur. Nous nous sentions en effet mis de côté et notre attention et notre intérêt pour la pièce, et pour ce qui se passait sur scène, était très faible. Cette expérience confirme donc notre choix d’axer notre recherche sur le spect-acteur virtuel.
Hypothèse
Nous formulons donc ici notre hypothèse de recherche. Est-il possible de concevoir un dispositif de théâtre-forum numérique permettant de promouvoir cette forme théâtrale et d’y initier, voire mobiliser, les spectateurs à distance ? Ceux-ci pourraient être plus enclins à l’expérimenter ensuite en salle. Les organismes sociaux pourraient de plus, une fois sensibilisés à la technique et à son potentiel, faire appel à des troupes de théâtre-forum dans le cadre de leurs activités.
C’est pour toutes ces raisons que nous visons à terme que notre plateforme soit un outil à la disposition de toutes ces troupes pour multiplier l’effet de leur action. En effet, son usage n’a pas à être limité au traitement de problématiques globales. Il s’ouvre aussi à toute problématique qui souhaite toucher une communauté dispersée et se propose d’offrir une alternative plus abordable aux tournées.
Méthodologie(s)
Méthodologie appliquée à l’aspect théâtral
La méthodologie relative à l’aspect théâtral que nous utiliserons s’appuie sur une réflexion découlant de l’observation et l’analyse des expériences préalables de théâtre-forum numérique. Par exemple, du point de vue de la technique théâtrale, nous avons remarqué que la pièce šxʷʔaməәt (home) de Theatre for Living présentait trop de scènes. Ceci a conduit à un seul remplacement par scène, ce qui ne permet pas une
7 Theatre for Living, « šxʷʔaməәt (home) our main stage project 2017 », dans Theatre for Living, šxʷʔam̓əәt (home) our
main stage project 2017, [en ligne]. http://www.theatreforliving.com/past_work/sxwPamet/original_project.html [Texte
consulté le 14 novembre 2019].
véritable exploration de la problématique et un dialogue social plus exhaustif. La richesse du théâtre-forum est de pouvoir essayer différentes alternatives pour changer le cours d’une même problématique. Un nombre plus restreint de scènes semble donc préférable. Nous en tiendrons compte dans notre proposition. Présentons un autre exemple : nous avons constaté que le joker prenait une place trop importante, voire se positionnait comme « professeur », ayant pour conséquence que le dialogue social entre les spectateurs et les acteurs était quasi-inexistant et ne respectait pas le principe fondamental de Boal9 selon lequel l’action est
dans la salle. Nous souhaitons donc que notre plateforme donne au joker son vrai rôle tel que défini par Boal, celui de facilitateur du dialogue entre la scène et les spectateurs, virtuels ou non10.Une analyse plus complète
sera faite dans le Chapitre 3. On s’attachera à analyser les différentes solutions de théâtre-forum numérique du passé et à concevoir une solution se basant sur l’expérience des utilisateurs. Nous dégagerons ainsi, à travers la littérature et les expériences scéniques, les principes fondamentaux à conserver et ceux à adapter afin de maximiser l’expérience boalienne du participant, qu’il soit acteur, joker, spectateur ou enfin spect-acteur. Ceci guidera de plus les choix dans les dramaturgies proposées au Chapitre 4.
Méthodologie appliquée à l’aspect technologique
Les nouvelles technologies du génie logiciel que sont les techniques de jeux vidéo et la réalité augmentée dans laquelle les personnes voient leur avatar évoluer à l’écran sont potentiellement des axes de recherche pertinents. Ces techniques mettent l’accent sur l’immersion du protagoniste (soit le joueur) dans un environnement auquel il réagit. Dans le cadre de notre recherche, nos interlocuteurs ont souvent pensé à ces technologies et en particulier à l’utilisation d’environnements préprogrammés offrant différents choix au protagoniste dans une situation donnée. Cependant, si nous sommes d’accord que ce serait plus facile à implémenter, faire un choix entre des solutions choisies auparavant n’est pas la démarche du théâtre-forum. C’est précisément ce que nous cherchons à accommoder. La puissance du théâtre-forum réside en effet dans l’ouverture vers l’infini des possibles grâce aux idées des spect-acteurs. Aussi, le théâtre-forum se veut un outil populaire. Cette caractéristique guide nos choix technologiques. Il serait en effet difficile d’avoir comme prérequis l’accès à un casque de VR (Réalité Virtuelle). Par contre, l’évolution de ces technologies est prometteuse. Aussi, notre recherche se poursuivra-t-elle probablement au fil de ces avancements. Déjà la réalité virtuelle apparaît sur certains téléphones intelligents : un jour viendra où il sera possible d’utiliser ces téléphones ou tablettes comme des casques de réalité virtuelle ou des manettes de mouvement comme dans les jeux vidéo. Notre travail devra donc s’adapter à ces nouveautés, tout en gardant l’idée que le théâtre-forum s’adresse aux plus démunis. Pour le moment, elles sont trop complexes à implémenter dans le cadre
9 Par Boal, nous entendrons Augusto Boal (1931 – 2009). Lorsque nous ferons référence à son fils, Julian Boal, le
prénom sera précisé.
d’une maîtrise, ce qui risquerait de nous faire dévier de l’axe que nous avons choisi, à savoir l’expérience du spect-acteur dans cet environnement virtuel en tant que preuve du concept du théâtre-forum porté au numérique. Aussi, notre recherche cherchera des solutions plus simples, même si c’est notre souhait qu’elle permette d’identifier si une de ces avenues est valide et prometteuse. Ainsi, notre proposition restera proche de l’expérience en direct du théâtre-forum, ne pouvant à ce stade pas aller aussi loin dans cette phase conceptuelle.
Sur le plan technique, afin de rester cohérente avec le principe démocratique du théâtre-forum, nous privilégierons, autant que possible, l’utilisation de logiciels libres (sans licence). Une fois les fonctionnalités souhaitées choisies et analysées, les étapes suivantes consisteront à chercher sur le marché des modules logiciels préprogrammés faisant déjà une partie des fonctionnalités à mettre en œuvre. Nous avons regardé notamment du côté des systèmes éducatifs à distance qui permettent de diffuser un professeur enseignant dans une salle de classe et permettent aux élèves d’intervenir. Nous avons identifié quelques solutions clés en main (Via11 de SVI eSolutions Inc., Adobe Connect12 de Adobe ou BigBlueButton13 de Moodle Pty) mais
pensons plutôt utiliser la plateforme libre de développement Internet WordPress14 qui part de plus loin
relativement au développement informatique mais qui nous donnera plus de liberté dans nos explorations. L’avantage de cette plateforme est qu’elle nous est déjà familière, comme son langage informatique de base (i.e. PHP : Hypertext Preprocessor). De plus, elle supporte déjà le multilinguisme, ce qui est important pour la vision à long terme de notre recherche.
D’un point de vue méthodologique, nous procéderons par étapes. Tout d’abord nous analyserons des modules d’éducation à distance basés sur cette plateforme sont déjà disponibles. Nous rechercherons des modules présentant les fonctionnalités souhaitées, ou proches, et semblant le plus prometteur comme point de départ. Au moment du développement, nous confirmerons ce choix après différents tests de customisation. La possibilité de modifier le code informatique de ces systèmes pour pouvoir travailler sur notre problématique, la transposition au virtuel du processus d’intervention par l’action, c’est-à-dire les mouvements et les déplacements, et non simplement par la voix ou le clavier, sera un critère de choix. La projection forcément virtuelle du jeu du spectateur sera affectée. En effet, la manifestation du jeu projeté par le spect-acteur aura un impact à l’écran. Aussi, sachant que dans des environnements non-occidentaux un nombre non négligeable de personnes ont seulement accès à Internet sur leur téléphone mobile et non pas à domicile, il nous semble important que le spectateur puisse participer à l’évènement depuis son téléphone
11 SVI eSolutions Inc., SVI eSolutions, [en ligne]. https://www.sviesolutions.com/ [Texte consulté le 18 décembre 2016]. 12 Adobe, Adobe web conferencing software | Adobe Connect, [en ligne].
http://www.adobe.com/products/adobeconnect.html [Texte consulté le 14 novembre 2019].
13 BigBlueButton, BigBluebutton, [en ligne]. http://bigbluebutton.org/ [Texte consulté le 14 novembre 2019]. 14 WordPress, WordPress.org, [en ligne]. https://wordpress.org [Texte consulté le 14 novembre 2019].
intelligent. Il est cependant possible que cela se fasse avec des fonctionnalités réduites, comme c’est souvent le cas avec les versions pour les appareils mobiles.
CHAPITRE 1 - PRINCIPES DU THÉÂTRE DE L’OPPRIMÉ
1.1 Introduction au Théâtre de l’Opprimé
Le cadre conceptuel appliqué à notre recherche trouve sa racine dans la technique du théâtre-forum, faisant partie de l’arsenal des techniques du Théâtre de l’Opprimé. Cet ensemble de techniques est représenté figurativement sous forme d’arbre. L’arbre prend ses racines dans les valeurs à la base des techniques. L’arbre pousse et se développe avec ces valeurs à sa source. Les différentes techniques du temps de Boal que sont le théâtre-image et le théâtre-forum constituent les piliers sur lesquels les formes théâtrales dérivées du Théâtre de l’Opprimé s’appuient.
Dans le théâtre-image, les situations d’oppression sont exprimées sans recourir à l’utilisation des mots. Un participant « sculpte » les autres participants ou acteurs (en allant de leur posture et leur positionnement jusqu’aux expressions de leur visage) afin d’illustrer en image sa vision de la situation d’oppression. Les spectateurs sont ensuite invités à modifier cette image pour constituer l’« image idéale ». Un processus de transformation de l’image d’oppression vers l’image idéale (sans oppression) permet une réflexion sur la faisabilité dans la vraie vie de cette possibilité de transformation15 Le théâtre-image est un élément clé dans
l’écriture de pièces de théâtre-forum. L’idée est que les images doivent être claires et précises avant d’y ajouter la parole, le mouvement et la chronicité. Nous verrons au Chapitre 4 que la transposition au virtuel du théâtre-forum remet en question cette façon d’écrire les dramaturgies.
Le théâtre-forum inclut, lui, ces éléments et permet d’affiner le message qui est passé à travers de la scène présentant la problématique sociale à l’étude. Les interventions des spect-acteurs diffèrent aussi de celles du théâtre-image. Le spect-acteur rejoint les acteurs cette fois-ci pour une intervention verbale et kinesthésique grâce à l’improvisation qui s’ensuit. Le spect-acteur expérimente en effet grâce à sa qualité d’acteur temporaire le jeu dans toute sa dimension (répliques et jeu). Le dialogue ainsi établi entre acteurs et spect-acteur est à la racine de l’évaluation de l’intervention qui suit avec le public.
Dans ce chapitre, nous allons nous concentrer sur la technique du Théâtre de l’Opprimé. Il s’agira ici de développer les éléments présents dans le théâtre-forum notamment, car c’est la technique de théâtre participatif à laquelle nous nous intéressons dans le cadre de ce mémoire. Afin de clarifier en quoi son adaptation au numérique est de forte valeur, il est important de poser le contexte dans lequel ces techniques ont évolué.
1.2 Le théâtre-forum et ses évolutions
Le théâtre-forum est loin d’être un outil figé. Il a en effet beaucoup évolué depuis sa création (1974) jusqu’à nos jours. Il s’est adapté au contexte dans lequel il était exercé. L’objet même de ce mémoire est une piste d’évolution en soi, qui démontre que cette forme de théâtre continue de rester en phase avec l’environnement social présent.
1.2.1 Principes boaliens du Théâtre de l’Opprimé
Créé par le Brésilien Augusto Boal, le « Théâtre de l’Opprimé » s’appuie sur vingt principes clés publiés sur le site de l’OITO (Organisation Internationale de Théâtre de l’Opprimé), dans le but premier d’offrir un espace d’échange entre citoyens. Dans la lignée de l’agit-prop16, Boal est allé à la rencontre des populations
ouvrières brésiliennes alors qu’il était directeur artistique de l’Arena Theatre, à Sao Paulo. Ce désir d’apporter le théâtre au peuple a constitué les prémices de ce qui deviendra ensuite l’arsenal des techniques de son Théâtre de l’Opprimé. Selon Frances Babbage (2004), alors que la situation politique se détériorait, la censure et la pression politique ont abouti à l’arrestation et à la torture de Boal par les autorités brésiliennes. Sa libération fut obtenue grâce à l’appui de son réseau international mais il fut obligé de s’exiler17 d’abord en
Argentine, puis menacé de nouveau dans ce pays, au Portugal et finalement en France. Le fait que Boal ait été arrêté, torturé et exilé en raison de sa pratique théâtrale est un premier fait illustrant le caractère politique de cette forme théâtrale. C’est au long de son exil qu’il développa ses techniques, les faisant évoluer alors qu’il se trouvait dans un environnement et face à des problématiques différentes. À chaque nouveau contexte dans lequel il devait travailler, Boal se retrouvait face aux limitations de ses techniques et devait donc les
16 L’agit-prop est une forme de théâtre politique utilisée par le parti communiste dans les années 30. Voir également
« agit-prop » dans Patrice Pavis, Le dictionnaire du théâtre, Armand Colin, 2019, 640 p. Digital.
adapter. Nous considérons personnellement, à la lecture des travaux de Boal (1996, 2001, 2002, 2004), que l’éventail des techniques ne serait pas aussi riche ni varié si elles n’avaient pas été mises à l’épreuve dans des contextes politiques aussi différents que ceux des régimes dictatoriaux d’Amérique du Sud et ceux des démocraties européennes.
Les dictatures ont permis à Boal de développer des « stratégies en communication théâtrale dans un contexte où le contenu provocateur avait de plus en plus besoin d’être relayé sous couvert18 ». Il dut faire face à la
réalité des impacts de son discours. Lors de la représentation d’une scène encourageant la paysannerie à se révolter contre leurs oppresseurs, un des paysans du public a « invit[é] les acteurs à se joindre à eux dans leur lutte19 ». Les acteurs ont dû avouer ne pas être prêts à se battre aux côtés des paysans. Boal confie20
que cet évènement lui a permis de prendre conscience de l’incohérence de tenir des discours révolutionnaires sans pouvoir soi-même prendre les armes. Il dut enfin alors admettre être dans l’incapacité même de se battre, les acteurs n’étant pas de vrais soldats, et se trouver en incohérence par rapport au discours tenu dans la pièce. Se retrouver confronté au « Peuple », c’est-à-dire à l’audience directement concernée, a permis aux membres de l’Arena Theatre d’identifier la nécessité de la cohérence entre leur discours et leurs actes. Cette rencontre cheminera dans l’esprit de Boal après son exil et contribuera au développement de l’aspect participatif de ses techniques. Il délaissait de plus en plus un théâtre prenant position au profit d’un théâtre mobilisant le spectateur.
C’est lorsqu’il était basé en Argentine et plus particulièrement en travaillant sur le projet ALFIN, dont l’objectif principal était d’éradiquer l’analphabétisme au Pérou, qu’il achèvera l’approche participative telle que nous la connaissons aujourd’hui et que nous décrirons plus loin21. Réalisant qu’il avait jusqu’alors fait du théâtre
« pour et à propos des opprimés22 », Boal a souhaité pousser plus loin en transférant la possession d’une
partie du processus théâtral au public. En faisant cela, il souhaitait accroitre la capacité de son théâtre à développer une prise de conscience au sein de la société. Dans le cadre de notre recherche, faire en sorte que le processus théâtral reste dans les mains du public est aussi très important. Chaque spectateur en ligne doit être convaincu qu’il détient lui-même le pouvoir d’intervenir.
Au fur et à mesure que Boal formait de nouveaux adeptes au Théâtre de l’Opprimé, ses techniques ont commencé à se répandre à travers le monde. Les personnes formées à ces techniques les ont elles-mêmes
18 Traduction libre : « […] strategies in theatrical communication within a context where provocative content had
increasingly to be relayed by covert means. » dans Frances Babbage, Augusto Boal, op. cit., p. 16.
19 Traduction libre : « […] urged them to fight alongside the peasants that very day» dans Ibid., p. 17.
20 Augusto Boal, Hamlet and the Baker’s Son: My Life in Theatre and Politics, London, Routledge, 2001, p. 194. 21 Frances Babbage, Augusto Boal, op. cit., p. 18.
fait évoluer, les adaptant à leur propre contexte d’intervention. Ces nouvelles approches viennent enrichir le Théâtre de l’Opprimé, même si certains, comme Theatre for Living à Vancouver ou Le Théâtre de l’Opprimé à Paris, refusent même de parler du concept d’« opprimé ». La majorité des intervenants parlent en effet de protagonistes et d’antagonistes, considérant que le rapport opprimé/oppresseur n’est pas toujours si radical. Cette approche permet de jouer sur les nuances des situations traitées ainsi que sur la complexité des rapports sociaux. Nous pouvons ici apprécier la clairvoyance de Boal à partager sans retenue ses outils : ceci a permis le développement des techniques par tous ceux qui les pratiquent tout en restant conforme au principe démocratique originel.
C’est précisément ce souci démocratique qui implique que les techniques du Théâtre de l’Opprimé et ses dérivés refusent de donner des réponses aux problèmes posés. Apporter des solutions toutes faites aux spectateurs « contredirait le principe démocratique qui anime la pratique23 ». Le théâtre-forum permet en effet
de « comprendre comment et pourquoi les personnes agissent comme elles le font », afin d’être en mesure de « comprendre comment ce système [qui les pousse à agir ainsi] peut être changé24 ». C’est grâce à cette
démarche que certaines troupes, telles que Theatre for Living et Le Théâtre de l’Opprimé, ont adapté les techniques pour ne plus se limiter à traiter un rapport d’oppression subi par un personnage. Elles s’intéressent plutôt à une problématique systémique d’une communauté complexe dans laquelle, souvent, plusieurs problèmes sous-jacents sont à la racine de la situation d’oppression. Cette situation d’oppression n’est alors que la face visible de l’iceberg. C’est le cas, par exemple, de la méthode Theatre for Living, développée par David Diamond25. Formé par Augusto Boal lui-même, David Diamond explique dans son livre
comment il a adapté les techniques boaliennes en s’appuyant sur le principe fondamental selon lequel une société est avant tout un réseau vivant et autorégulé26. Les êtres humains sont alors considérés comme les
maillons d’un réseau, interreliés par des échanges. Le tout est regroupé sous ce qu’on appelle communément la communication. D’où le nom donné à la méthode Theatre for Living, utile aux systèmes communautaires dynamiques. Afin de répondre aux besoins particuliers des communautés autochtones, il a, par sa nouvelle approche, mis à disposition un outil qui aide ces communautés dans une démarche de recherche d’un nouvel équilibre. Boal lui-même s’est heurté aux oppressions présentes dans des pays comme la France : ces oppressions n’étaient pas explicites mais plutôt intériorisées par les individus. Elles
23 Traduction libre : « this would contradict the democratic principles that inform the practice. » dans Frances Babbage,
Augusto Boal, op. cit., p. 33.
24 Traduction libre : « to understand how and why people act as they do is to understand how such a system can be
changed. » dans Ibid., p. 38.
25 David Diamond, Theatre For Living: The Art and Science of Community-Based Dialogue, Trafford Publishing, 2007.
Digital.
ont permis à Boal d’élargir son échantillon de techniques avec notamment « l’Arc en ciel du désir27 ». Dans
les pays occidentaux en effet, la violence subie n’est pas aussi visible. Les oppresseurs prennent plutôt la forme de principes sociétaux intériorisés inconsciemment : ceux que Boal dénomme « les flics dans la tête » (Boal, 2002).
Malgré toutes ces variations, le processus utilisé possède un tronc commun et reste similaire à celui construit par Boal à la genèse du Théâtre de l’Opprimé. Nous le détaillons dans la section suivante.
1.2.2 La démarche citoyenne dans le théâtre-forum
Tel que décrit plus haut, une représentation de théâtre-forum commence par une scène qui illustre la situation d’oppression, par exemple subie par un « individu […] empêché d’exercer [ses] droits28 ». Plus généralement,
il s’agit d’une situation dans laquelle un protagoniste est empêché d’obtenir ce qu’il désire par un ou des antagoniste(s). Yves Guerre appelle cette scène de base « maquette29 ». Nous garderons cette terminologie
tout au long de ce mémoire. Les spectateurs sont ensuite invités à jouer « leur proposition de transformation30 », par exemple en remplaçant le protagoniste ou même en incarnant un autre personnage.
Les autres acteurs improvisent leur réaction à la proposition du spectateur devenu ainsi spect-acteur. Chaque intervention est suivie d’une discussion collective dans laquelle le public se prononce sur l’alternative qui vient d’être proposée. C’est dans cette phase que le dialogue social est établi au sein de l’audience.
Ce déroulé sera conservé pour un événement en ligne. Une maquette sera d’abord présentée, puis les spectateurs seront invités à intervenir en devenant spect-acteur, virtuel. L’objet de notre projet est donc de concevoir une interface informatique sur laquelle s’appuyer pour offrir cette capacité d’intervention. Ceci fera l’objet du Chapitre 3 de ce mémoire.
Le théâtre-forum a cette caractéristique clé que toute ou une partie de la représentation dépend des interventions du public et n’est donc pas créée à priori. Tel que Gary Izzo lorsqu’il décrit son approche du théâtre interactif, nous préférons parler d’évènement plutôt que de représentation (qui renvoie à une forme
27 L’Arc en ciel du désir est une technique qui permet d’analyser les oppressions pas clairement visibles qui affectent
nos comportements. Dans les sociétés modernes, un individu peut en effet être victime de ce que Boal appelle « le flic dans la tête » : les forces de l’ordre ne sont pas des oppresseurs apparents mais avoir grandi dans cette société peut avoir conditionné l’individu à intégrer intérieurement des oppressions tacites. Dans Augusto Boal, L’Arc-en-ciel
du désir : Du théâtre expérimental à la thérapie, Paris, La Découverte, 2002, 239 p.
28 Organisation Internationale de Théâtre de l’Opprimé (OITO), « Déclaration de principes », op. cit., principe 10. 29 Yves Guerre, Le théâtre-forum : pour une pédagogie de la citoyenneté, Paris ; Montréal, L’Harmattan (Savoir et
formation), 1998, 220 p.
plus conventionnelle du théâtre)31. En d’autres termes, les différentes techniques ont plutôt pour vocation
d’offrir un dispositif qui permettra le dialogue, soit entre la troupe et le public, soit entre les membres du public. Le terme dialogue est ici utilisé au sens large d’échange d’idées sur un pied d’égalité, et non pas pour référer à la forme (dialoguée) de cet échange.
Afin d’éviter que la prise d’interventions ne devienne une cacophonie sans structure ni cohérence, le dispositif inclut également les modalités régissant le processus d’intervention. Encadrer ce processus participatif permet de s’assurer qu’en découle un apprentissage collectif. En effet, si tous les spectateurs intervenaient à leur guise, il est probable que s’établiraient dans le public les mêmes relations de pouvoir que dans la vraie vie. L’encadrement dans le théâtre-forum n’a donc pas pour but d’interférer dans le contenu des interventions ni de les contrôler ; au contraire, il permet à ce que chaque spectateur se sente dans un climat de confiance dans lequel il peut intervenir de son plein gré et sans crainte de jugement. Dans le cadre de notre recherche, ce principe doit être transféré dans le milieu virtuel. Nous devrons donc nous assurer que le spectateur virtuel intervenant dans l’environnement numérique proposé puisse se sentir protégé et encouragé dans sa participation dans un environnement qui soit bienveillant. Notre analyse dans le Chapitre 3 prendra ceci en compte.
Dans les techniques du Théâtre de l’Opprimé, cet encadrement est assuré par une personne appelée joker. Le joker est chargé de coordonner le processus d’intervention et agit comme agent de liaison entre la scène et le public. Après chaque intervention, il synthétise ce qui s’est passé et invite l’ensemble de l’audience à se prononcer de façon constructive sur l’intervention. Il s’agit ici de mettre en exergue la contribution de la proposition dans la démarche de recherche d’alternatives à la problématique traitée. En fin de séance, il synthétise l’ensemble de l’évènement, afin que le public reparte en ayant en tête les apprentissages, découvertes ou pistes de réflexion, émanés du forum auquel ils ont pris part.
La maquette, telle que définie plus haut, n’a donc pour but que de fournir une base de travail aux personnes réunies lors de l’évènement et s’offre au public pour être retravaillée voire détruite et remplacée par une autre. Le forum, lui, ouvre « sur l’infinité des possibles32 ». Au fil des interventions, la problématique est explorée,
décortiquée, vue sous différents angles, « chacun [contribuant] à éclairer la vision du monde de tous33 ». En
effet, l’objectif n’est pas tant de trouver une solution pour que le protagoniste s’en sorte mais plutôt à l’image d’un casse-tête, de défaire petit à petit tous les enchevêtrements qui sous-tendent la situation problématique vécue par le protagoniste. Car ce processus est en effet mis à disposition de tous les participants présents
31 Gary Izzo, The Art of Play: The new Genre of Interactive Theatre, North Charleston, CreateSpace Independent
Publishing Platform, 1997, 500 p. Digital.
32 Yves Guerre, Le théâtre-forum : pour une pédagogie de la citoyenneté, op. cit., p. 84. 33 Ibid., p. 83.
(acteurs, joker, spect-acteurs et spectateurs) pour que, ensemble, ils « se mettent en personne au service de l’étude de la situation questionnée et du processus de ce questionnement et non d’un quelconque personnage, fût-il protagoniste principal34 ».
D’ailleurs même le processus de création de la maquette s’inscrit dans cette démarche. Il n’y a pas de texte écrit à priori mais un procédé basé sur des jeux, tels que définis par Boal, et du théâtre-image qui vont mettre à profit la richesse des expériences et du vécu des acteurs participants35. Boal a en effet conçu un ensemble
de jeux dramaturgiques et théâtraux qu’il met à disposition d’un public d’acteurs et non-acteurs. Le travail des participants (en amont de l’évènement) s’appuie essentiellement sur ces jeux. Les jeux de Boal se distinguent des exercices du travail traditionnel de l’acteur : ils « ont trait à l’expressivité du corps émetteur et récepteur de messages36 » et s’inscrivent donc plutôt dans un travail d’« extraversion37 ». Ils aident à créer le climat de
confiance, d’ouverture et de créativité nécessaire à ce processus de création. Ils sont, en outre, « une synthèse entre discipline et liberté, toutes deux nécessaires à la vie en société38 ». Ce groupe d’acteurs est
donc déjà dans une démarche de réflexion par rapport à la problématique dès leur premier atelier de travail. Leur but est de produire une maquette qui sera fertile pour la réflexion à laquelle est appelé à participer le public.
La production de la maquette destinée à un événement en ligne se doit de prendre en compte les contraintes de l’interface WEB dans laquelle elle sera présentée. Notre proposition, telle que décrite au Chapitre 3, implique des contraintes au niveau du positionnement et des déplacements des personnages. Le spect-acteur est lui aussi limité par l’environnement virtuel dans lequel il évolue. Cerner ces éléments fait partie de notre proposition. Dans le Chapitre 4, nous présenterons la démarche de création d’un théâtre-forum avec la visée de représentation dans un environnement numérique. Ce mémoire se proposera ainsi comme une piste de solution pour l’expérience du théâtre-forum en ligne, que ce soit d’un point de vue technologique ou dramaturgique.
Cette maquette servira en effet de base de travail au spectateur invité à mettre en scène, à travers sa participation, l’action de son choix pour apporter un changement à la situation. C’est en cela que le théâtre-forum se met au service de la société, en offrant un cadre permettant l’expression de la liberté. D’ailleurs, ceux qui ont fait évoluer la technique pour s’affranchir du rapport d’oppression, pointe visible de l’iceberg, en
34 Ibid., p. 80.
35 Augusto Boal, Jeux pour acteurs et non-acteurs, op. cit.
36 Traduction libre : « […] deal with the expressivity of the body as emitter and receiver of messages. » dans Augusto
Boal, Games for actors and non-actors, Paris, La Découverte, 2004. Digital.
37 Augusto Boal, Jeux pour acteurs et non-acteurs, op. cit., p. 102. On entend par extraversion le fait de s’ouvrir sur
l’autre dans un dialogue avec un interlocuteur.
travaillant au niveau de la communauté, l’ont bien compris. Nous pensons ici à nouveau au travail de Theatre for Living à Vancouver, du Théâtre de l’Opprimé à Paris ou encore Julian Boal (fils d’Augusto Boal) lui-même. Ce dernier appuie son travail sur la notion de contradiction et l’ambivalence des personnages. Le théâtre-forum permet en effet à un groupe de citoyens de s’accorder un temps de réflexion et de recul pour tenter de comprendre ce qui se trouve derrière cette situation quotidienne et familière. Ensemble, ils cherchent à dévoiler la partie immergée de l’iceberg pour reprendre la métaphore utilisée par Guerre39, à l’image des
rouages qu’on ne maîtrise pas du fonctionnement de notre société.
Les techniques du Théâtre de l’Opprimé permettent donc d’amorcer un dialogue et une prise de conscience relativement aux problèmes de la communauté. Comme nous l’avons déjà relevé, ces techniques ne cherchent pas à proposer de solutions mais à aider l’individu à se positionner dans une démarche active de groupe pour travailler à établir un mieux-vivre ensemble, un nouveau fonctionnement de groupe. Par extension, ils travaillent sur la société au sens large, pour aller jusqu’à définir une nouvelle donne dans laquelle la problématique vécue par le protagoniste ne serait plus ou aurait évolué vers un compromis. Grâce aux interventions des spectateurs et à la facilitation du joker, c’est une réflexion collective qui s’opère lors de l’évènement de théâtre-forum. Chacun des spectateurs (mais aussi acteurs, ainsi que le joker) repart en voyant la problématique sous un nouveau jour et enrichie du dialogue qu’aura permis l’évènement. Ces techniques vont en effet souvent chercher à sensibiliser le public, à le faire réfléchir à des problématiques sociales. En semant chez lui des graines de repositionnement social qui germeront au-delà du spectacle, l’évènement aura attisé le désir d’amorcer une transformation d’abord personnelle, puis collective, au sein de la communauté. Car, si nous reprenons l’image du casse-tête, il est peu probable que ce casse-tête de société soit résolu en un seul événement de quelques heures. Pour résoudre un casse-tête, l’individu essaie quelque chose, recule d’un pas pour mieux avancer de deux, tâtonne, le laisse de côté un temps, y réfléchit, y revient pour essayer autre chose, etc. Surtout, il ne souhaite pas tout casser mais bien prendre le temps de défaire le casse-tête tout en respectant les éléments qui le composent. La transformation sociale passe par un processus similaire. Le théâtre-forum est un des moyens à disposition qui peut faire partie de ce processus général d’exercice de la responsabilité vis-à-vis de la société en tant que citoyen. Comme dans le casse-tête, il n’est pas souhaitable que le processus de transformation sociale brise violemment les éléments constitutifs de la société. Au contraire, les alternatives explorées doivent justement composer avec eux, quitte à faire de nécessaires ajustements, afin que chacun trouve sa juste place dans cette société.
1.2.3 Ouvertures sociales
Pour le groupe de citoyens se réunissant dans un théâtre-forum, le théâtre est un outil. L’ingénieure que nous sommes nous fait penser à l’image du marteau utilisé pour construire une maison : la maison ne se définit pas par le seul marteau. Cependant, sans marteau, il est plus difficile de construire. Il n’est pas non plus le seul outil que l’on pourrait utiliser ni le seul dont on aurait besoin. Dans la même logique, le droit de vote est un des outils mis à la disposition des citoyens pour construire la société. Le désengagement et les taux d’abstention aux scrutins reflètent probablement l’idée selon laquelle, dans notre société actuelle, les citoyens ne croient plus en la pertinence de cet outil pour exprimer leur point de vue et construire notre société. Avoir le bon outil au bon moment et avoir confiance en cet outil sont des facteurs importants dans un processus de (re)construction sociale. Nous laissons aux experts en sciences politiques et sociales le soin d’analyser cela de manière approfondie.
La plupart des intervenants de théâtre-forum que nous avons personnellement rencontrés ont, eux, justement confiance en leur outil. Ils sont dévoués à cette technique, qu’ils voient comme un moyen de transformation concret et efficace, pour aider à sortir la société de la crise dans laquelle elle se trouve. À l’image de Boal qui a souhaité que les techniques du Théâtre de l’Opprimé se répandent, ils mettent volontiers leur outil qu’est le théâtre-forum à disposition de la société. Cependant, force est de constater que ces organismes ont parfois du mal à survivre. Le théâtre-forum n’est en effet pas un théâtre lucratif comme le théâtre conventionnel. Ils mettent cependant ainsi leur pierre à l’édifice qu’est cette (re)construction du vivre-ensemble. L’idée de faire du théâtre-forum en ligne émane de plusieurs de ces organismes. On peut croire en effet qu’ils seraient en mesure de rejoindre un public plus large avec un événement en ligne plutôt qu’une présentation dans une salle (ou dans la rue). Les deux formes d’action pourraient se compléter au bénéfice de la notoriété et de la popularité de la technique.
Notre propre recherche s’inscrit d’une certaine façon dans une telle démarche épique. En travaillant à transposer au numérique le théâtre-forum afin que celui-ci puisse s’affranchir des frontières, en mettant à profit les technologies de l’information, nous nous proposons de chercher à doter les « citoyens du monde » d’un outil qui leur permettrait l’exercice de cette citoyenneté globale. Il existe, en effet, peu de moyens d’exercer cette citoyenneté globale.
Les réseaux sociaux permettent d’affirmer des points de vue et d’exprimer des opinions. Il reste qu’ils constituent un environnement dans lequel le jugement est omniprésent : on aime (ou pas) les propos. Le théâtre-forum présente l’avantage d’offrir un environnement de non-jugement dans lequel chacun peut s’exprimer en toute liberté. Alors que la plupart des dispositifs de régulation de société sont liés à la notion d’État, nous pensons en effet qu’il est temps que l’humanité se dote d’instruments outre-frontières pour
mobiliser les citoyens à réfléchir aux problématiques sociales les concernant, qu’elles soient locales ou internationales.
Si les effets du théâtre-forum sont difficilement mesurables et quantifiables, nous pouvons tout de même penser, tout comme Margo Milleret, que le théâtre-forum « soutient une croyance en la possibilité de résistance parmi les étudiants et les intellectuels qui form[ent] la majorité de l’audience40 » assistant aux
spectacles proposés. Cela démontre l’intérêt de développer de nouveaux concepts concernant ce théâtre dans un environnement académique. Les concepts peuvent ensuite être proposés à un public élargi, conformément au caractère populaire du théâtre-forum.
Le théâtre-forum s’est traditionnellement adressé justement à ceux qui sont considérés comme laissés pour compte. C’est le contexte dans lequel il fût créé et la façon dont l’éducation populaire s’en est accaparée. Or, donner aux dénommés « opprimés » l’entière responsabilité de changer leur situation reviendrait à ignorer le principe de société selon lequel tous les citoyens contribuent à son bon fonctionnement. Nous voyons ici toute la valeur des approches systémiques développées par les élèves de Boal.
Un aspect fondamental de cette technique est l’intégrité de son caractère démocratique dans tous ses volets : création, intervention et diffusion de la technique. Dans le processus de création de la maquette servant de base de travail, le vécu des acteurs est mis à profit. Dans le processus d’intervention, le joker agit comme garant du respect du droit à tous de participer de façon égalitaire. Enfin, dans la diffusion très large des techniques, un environnement fertile, ouvert, et constitué pour leur enrichissement et leur continuelle adaptation à notre société toujours en mouvance.
En effet, cette technique est avant tout un outil permettant aux citoyens d’exercer leur citoyenneté au service de la société. Dans une démarche d’analyse de cette dernière, le théâtre-forum offre un cadre dans lequel chacun peut s’exprimer et contribuer librement à l’analyse des déséquilibres de la société qui ont pour impact que certains citoyens soient privés d’exercer leur propre volonté. Grâce à cet outil, ils peuvent tous ensemble travailler vers ce qui représenterait un nouvel agencement de l’ordre en place, toujours dans une optique de quête du mieux vivre-ensemble.
Alors que nous constations un certain désengagement des citoyens de nos jours, nous avons voulu ici mettre au jour l’existence de cet éventail de techniques qui, non seulement a déjà fait ses preuves, mais encore met en lumière des rapports aussi étroits et fonctionnels entre l’art théâtral et la société.
40 Traduction libre : « […] sustaining a belief in the possibility of resistance among the students and intellectuals who
