• Aucun résultat trouvé

Les compagnies occidentales dans l'économie mondiale : origine institutionnelle des organisations du capitalisme industriel

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Les compagnies occidentales dans l'économie mondiale : origine institutionnelle des organisations du capitalisme industriel"

Copied!
455
0
0

Texte intégral

(1)

© David Dupont, 2018

Les compagnies occidentales dans l’économie

mondiale. Origine institutionnelle des organisations du

capitalisme industriel

Thèse

David Dupont

Doctorat en sociologie

Philosophiæ doctor (Ph. D.)

Québec, Canada

(2)

Les compagnies occidentales dans l’économie

mondiale.

Origine institutionnelle des organisations du capitalisme

industriel

Thèse

David Dupont

Sous la direction de :

(3)

iii

Résumé

La généralisation du salariat, une rationalisation accrue des procédés de fabrication et le décollage d’une économie puisant en elle-même les principaux leviers de sa croissance figurent parmi les phénomènes générés par l’industrialisation au 19e siècle. Embrassant des pans

toujours plus nombreux de l’activité économique, cette grande transformation qui colora de manière indélébile plusieurs aspects de la vie en société mena au développement d'importantes organisations capitalistes assujetissant un nombre grandissant de ressources matérielles et humaines à leur mode de fonctionnement. Ces organisations connurent une ascension fulgurante au 20e siècle, préparant le chemin à une transformation en profondeur de la société.

La pierre d’assise au déploiement de ces organisations capitalistes fut d’abord une institution, la société par actions (compagnie), dont la présente thèse retrace la genèse.

*

* *

L’institutionnalisation des compagnies s’est étendue sur plusieurs siècles. Les coutours de cette institution furent, à travers le temps, façonnés par cette large trame d’échanges culturels et commerciaux liant entre elles plusieurs parties du globe et dans laquelle les compagnies se sont inscrites. À chaque modification significative de l’institution voit-on en effet que l’insertion des compagnies dans cet univers presque mondial joua un rôle clef, qui mérite d'être davantage souligné, ce à quoi vise la présente thèse.

Sans que soient pour autant gommés ces jalons essentiels posés par le monde occidental dans cette aventure, la présente thèse fait ainsi une large place à ces points de vue de « l’histoire globale » qui focalisent leur attention sur les relations entre les civilisations sur le temps long. Ces perpectives ajoutent à l’image qui se dégage d’une institution séculaire, s’étant construite en plusieurs étapes, avant de servir de creuset à la fabrication industrielle des marchandises.

*

(4)

iv

De cette genèse de l’institution de la compagnie (des cités-États italiennes du Moyen Âge à l’industrialisation), trois moments ont été distingués, structurant en trois parties la thèse qui débute avec l’époque charnière de l’an mil.

Partie 1. Après des siècles d’invasions, l’Europe de l’Ouest offre une image morcelée. Ses foyers de peuplement se sont pour la plupart recroquevillés économiquement et politiquement dans des seigneuries. Tandis que tardent à surgir des pouvoirs tutélaires instituant les cadres propices au commerce de longue distance, les quelques marchands qui s’aventurent à travers les territoires se regroupent en caravanes. Ce sont ces pionniers qui, allant à la rencontre de civilisations riches en trésors (matériels et intellectuels), introduisent en Occident des marchandises exotiques, mais aussi les techniques comptables et financières soutenant l’essor commercial subséquent de l’Europe de l’Ouest. L’institution de la compagnie en tire à première vue son origine.

Partie 2. La montée des États absolutistes du régime westphalien conduit à l’encastrement des compagnies dans les politiques mercantilistes des monarchies au moment où l’Occident joue un rôle de plus en plus déterminant au sein des réseaux commerciaux de l’économie mondiale. Les compagnies responsables du transit des marchandises se voient alors assujetties aux visées d’intérêt national (politiques économiques, diplomatiques et militaires, notamment) des États absolutistes avec lesquelles l’objectif de rentabilité aura à composer.

Partie 3. Au 19e siècle, la Grande-Bretagne, qui fait l’expérience de l’industrialisation, cherche à

se délier des charges de la colonisation et adopte des politiques commerciales de facture plus libérale. Pour les économies subalternes, la nouvelle conjoncture commande un repositionnement. L’économie québécoise incarne alors l’archétype de ces transformations. On y cherche alors de nouveaux moteurs économiques tandis que ses liens commerciaux et impériaux avec la Grande-Bretagne se dénouent. Délier les sociétés par actions de leurs obligations en regard des objectifs concrets visant l’intérêt public apparaîssait comme une avenue prometteuse, qui fut d’ailleurs empruntée. Cette nouvelle formule institutionnelle fournit le terreau dans lequel prit forme une configuration sociale inédite, dominée par de grandes organisations et les principes de gestion qui les animent. L’organisation, en tant que forme sociale, devint ainsi le nœud liant entre eux un nombre croissant de choses et d’acteurs.

(5)

v *

* *

En resituant l’évolution de l’institution de la compagnie dans la trame générale du commerce mondial, en plus de s’intéresser au procès d’engendrement de la société postmoderne, la présente thèse jette aussi un éclairage sur 1) les origines du capitalisme et sur 2) la montée en puissance de l’Occident dans l’économie mondiale. L’institution de la compagnie constitua en effet autant une manifestation de ces changements qu’un des principaux instruments les ayant rendu possible.

(6)

vi

Abstract

The generalization of wage labour, an increased rationalization of manufacturing processes, and the taking-off of an economy that draws from within itself the main propellants of its growth are among the phenomena generated in the 19th century by industrialization. Embracing a growing number of economic activities, this great transformation not only colored indelibly many aspects of life in society, but it also implicated the deployment of important capitalist organizations, which integrated in large numbers material and human resources, subjecting them to their modus operandi. This corporate body, the organization, experienced a meteoric rise in the 20th century, paving the path to a society less structured by the modern state. The building block of the organization was an institution, the company, and it is the genesis of this entity that the present thesis aims to trace.

*

* *

The institutionalization of the organizations of industrial capitalism spanned several centuries. The customs of these institutions were, through time, shaped by the broad framework of cultural and commercial exchanges that linked several parts of the globe and in which the companies were implicated. In each significant shift in the development of the institution, we see that the insertion of companies in this almost global universe played a key role. Without minimizing the importance of the milestones achieved by the Western world in this saga, this thesis attributes a large place to “global history” perspectives, which focus on the relations between civilizations over time. These perspectives add to the image that emerges of a secular institution, built in several stages and then used as a crucible for the industrial manufacture of goods.

*

(7)

vii

In this genesis of the institution of the company (from the Italian city-states of the Middle Ages through to industrialization), three key moments were identified, which served to structure this thesis into three parts, beginning with the turning point of the year 1000.

Part 1. After centuries of invasions, Western Europe portrays a fragmented image. Its population centers are for the most part economically and politically divided into seigneuries. In the period preceding the emergence of tutelary powers, which established a framework that was conducive to long-distance trade, the few merchants who ventured across the territories formed caravans. It was these pioneers who, while venturing to meet treasure-rich (both material and intellectual) civilizations, introduced not only exotic goods into the West, but also accounting and financial techniques that supported the subsequent commercial development of Western Europe. At first glance, the company’s institution derives its origin from this. Part 2. The rise of the absolutists states of the Westphalian regime led to the intertwining of companies in the mercantilist policies of the monarchies at a time when the West played an increasingly decisive role in the commercial networks of the world economy. This subjected the companies responsible for the transit of goods, as well as their objectives for profitability, to the national interests (economic, diplomatic and military policies, in particular) of the absolutists states.

Part 3. In the 19th century, parts of Great Britain were undergoing industrialization, and in seeking to free itself from the burdens of administrating colonies, it adopted more liberal trade policies. For subordinate economies, the new commercial climate forced them to shift their strategies. Quebec’s economy during this period embodied the archetype of this transformation. It was forced to seek new economic engines, as its trade ties with the empire unraveled. The empowerment of corporations, through a disembedding from public policy, appeared to be a promising avenue. This new institutional formula provided the breeding ground for an unprecedented social configuration, dominated by large organizations and the management principles that drive them. The organization, as a social form, would thereafter become the knot that binds together a growing number of entities and actors.

*

(8)

viii

By resituating the evolution of the institution of the company in the general framework of world trade, in addition to taking an interest in the generation of postmodern society, this thesis also sheds light on 1) the origins of capitalism and 2) the rise of the West in the world economy. The establishment of the company was as much a manifestation of these changes as one of the main instruments that made them possible.

(9)

ix

Table des matières

RÉSUMÉ ... III ABSTRACT ... VI TABLE DES MATIÈRES ... IX SIGLES ET ABRÉVIATIONS ... XIV LISTE DES TABLEAUX ... XV LISTE DES CARTES ... XVI LISTE DES IMAGES ... XVII REMERCIEMENTS ... XVIII

INTRODUCTION. LA COMPAGNIE : INSTITUTION CARDINALE DE LA SOCIÉTÉ POSTMODERNE ... 1

COMPAGNIE ET POSTMODERNITÉ : PROBLÉMATIQUE SOCIOLOGIQUE DE PORTÉE GÉNÉRALE ... 3

La conception de la compagnie et de l’organisation à la fin du 19e siècle ... 10

L’organisation : modalité déterminante de l’agir humain dans la société contemporaine ... 22

RETRACER LA GENÈSE DE L’INSTITUTION DE LA COMPAGNIE ... 25

L’institution de la compagnie : vecteur de la transformation postmoderne de la société ... 29

PARTIE I LES PREMIERS PAS DE L’INSTITUTION DE LA COMPAGNIE EN OCCIDENT ... 34

ORIGINE DE LA « CIVILISATION » FÉODALE EUROPÉENNE : QUELQUES JALONS HISTORIQUES CHAPITRE 1 ET POLITIQUES ... 35

LE DÉLITEMENT DE LA CHOSE PUBLIQUE ... 37

Conséquence économique du fractionnement politique ... 41

L’EMPIRE CAROLINGIEN : L’INSTITUTIONALISATION DE LA FÉODALITÉ ... 42

LA FÉODALITÉ ET LES SEIGNEURIES ... 49

Sous un seigneur, la seigneurie ... 51

CONCLUSION ... 55

L’EUROPE POST AN MIL : APAISEMENT ET RENOUVEAU COMMERCIAL ... 58

CHAPITRE 2 LE RETOUR DU COMMERCE LOINTAIN AU MOYEN ÂGE EN OCCIDENT... 61

Les Croisades et le contact avec les routes commerciales afro-asiatiques ... 62

La résurgence de l’Occident dans le commerce eurasien ... 67

LE PAYSAGE URBAIN ... 72

Des cités épiscopales aux cités-États : l’embryonnaire commerce urbain ... 73

Les institutions communales ... 76

Les institutions des marchands ... 80

(10)

x

COMMERCE ET STRUCTURE JURIDIQUE DES ASSOCIATIONS DE COMMERÇANTS ... 84

CHAPITRE 3 PREMIERS LINÉAMENTS DU COMMERCE DE GROUPE ... 86

Commenda : ses origines, son emploi ... 87

Compania ... 92

NOUVELLES FORMES D’ENTREPRISES ... 97

La compagnie des Peruzzi ... 99

CONCLUSION ... 106

PARTIE II L’INTÉGRATION DES COMPAGNIES À UN EFFORT D’ACCROISSEMENT DE LA PUISSANCE DES POUVOIRS (SIC) SOUVERAINS ... 109

COMPAGNIE ET ABSOLUTISME : L’ENCASTREMENT ... 110

CHAPITRE 4 LA ROYAUTÉ COMME CORPS POLITIQUE ... 114

LA VEREENIGDE OOST-INDISCHE COMPAGNIE, DE LA RÉPUBLIQUE DES PROVINCES-UNIES CHAPITRE 5 122 CONTEXTE GÉOPOLITIQUE À L’ORIGINE DE LA RÉPUBLIQUE DES PROVINCES-UNIES ... 124

LA MONTÉE ÉCONOMIQUE ET COMMERCIALE D’AMSTERDAM ... 126

Genèse de la Vereenigde Oost-Indische Compagnie ... 129

La structure financière et organisationnelle de la VOC ... 133

CONCLUSION ... 140

L’INTÉGRATION DU ROYAUME ANGLAIS AU MOYEN ÂGE ... 143

CHAPITRE 6 L’ÉMANCIPATEUR « JOUG NORMAND » ... 145

RÉACTION DES PUISSANCES FÉODALES À LA CONSOLIDATION DU POUVOIR ROYAL ... 146

Naissance et caractéristiques du parlementarisme anglais ... 146

La fonction juridictionnelle :une expression du pouvoir de la couronne ... 148

CONCLUSION ... 151

MERCANTILISME ANGLAIS ET COMPAGNIES : DE LA DOMINATION DE L’HINTERLAND À LA CHAPITRE 7 CONQUÊTE DES MERS DU MONDE ... 153

L’ORIGINE DES PREMIÈRES RÉFORMES MERCANTILISTES ANGLAISES ... 154

À L’ORIGINE DES COMPAGNIES COMMERCIALES ANGLAISES : LES CORPORATIONS DE MÉTIER ... 161

COMMERCE ET COMPAGNIES DE RÉGLEMENTATION ... 163

Personnalité juridique des compagnies : la notion de corps politique ... 166

CONCLUSION ... 173

LA CAIO ET LE PRÉLUDE À L’ORGANISATION CAPITALISTE ... 175

CHAPITRE 8 LE CONTEXTE INTERNATIONAL À L’ORIGINE DE LA COMPAGNIE ANGLAISE DES INDES ORIENTALES ... 179

(11)

xi

VERS LE JOINT-STOCK : UNE QUÊTE DE PÉRENNITÉ ET DE CENTRALISATION ... 181

De la fin des transactions privées... 182

De la liquidation périodique du capital à sa pérennisation ... 185

Personnalité juridique et patrimoine distinct de la compagnie ... 189

Rôle public : prolongement de la couronne, puis du parlement ... 191

LES JOINT-STOCKS : LEURS RÉGLEMENTATIONS ET LEURS ACTIONNAIRES ... 198

De la réglementation des marchands à la régie interne ... 199

Modification du statut de membres, vers l’actionnariat tous azimuts ... 204

CONCLUSION ... 211

PARTIE III LES COMPAGNIES ET LE CAPITALISME INDUSTRIEL ... 214

LE CHANGEMENT DE DONNE : LE LIBÉRALISME INDUSTRIEL ET L’IMPÉRIALISME CHAPITRE 9 BRITANNIQUE 215 LA RÉVOLUTION DE LA PENSÉE LIBÉRALE... 223

La victoire en deux rounds du libre-échange ... 232

CONCLUSION ... 239

RÉPONDRE AUX BESOINS DE TRANSPORT DES MARCHANDISES AU DÉBUT DU 19E SIÈCLE CHAPITRE 10 AU QUÉBEC 241 L’ÉCONOMIE DU BAS-CANADA AVANT 1821 ... 243

Premières incorporations de compagnies au Bas-Canada, de 1791 à 1821 (1824) ... 245

1821 À 1840. LE COMMERCE BAS-CANADIEN : L’ART DE JUGULER LES CRISES ... 253

1840 - LES INCORPORATIONS VERS ET SOUS L’ACTE D’UNION ... 257

La construction d’un réseau de transport amphibien ... 262

CONCLUSION ... 267

L’ENREGISTREMENT DES COMPAGNIES AU 19E SIÈCLE : PIERRE ANGULAIRE DU CHAPITRE 11 CAPITALISME ORGANISATIONNEL ... 270

DIVERSIFICATION DE L’ÉCONOMIE ET INDUSTRIALISATION AU DÉBUT DU 19E SIÈCLE ... 272

Revisiter l’institution de la compagnie à la lumière de l’industrialisation de l’économie ... 273

L’ADOPTION DES PREMIÈRES LOIS GÉNÉRALES D’INCORPORATION ... 276

1860 et 1864, lois générales d’incorporation avant la Confédération ... 280

L’INCORPORATION DES COMPAGNIES DANS LE QUÉBEC DU CODE CIVIL DU BAS-CANADA ... 284

Un nouveau cadre constitutionnel : la Confédération ... 284

L’effet du Code civil du Bas-Canada sur la compagnie ... 287

(12)

xii

CONCLUSION. L’INSTITUTION DE LA COMPAGNIE, SOURCE D’UNE FRAGMENTATION ORGANISATIONNELLE

DE LA SOCIÉTÉ... 297

MONDE SEIGNEURIAL, LES LIENS DE FIDÉLITÉ ET L’ÉMERGENCE DES COMPAGNIES ... 304

Sur la ville au Moyen Âge. ... 307

Les premières compagnies : dominées par l’affectio societatis ... 309

LES COMPAGNIES SOUS L’ÉGIDE DE L’ABSOLUTISME ... 311

La domination maritime et commerciale de l’Angleterre ... 312

Le mercantilisme anglais et les compagnies ... 313

Les germes de l’organisation capitaliste ... 315

VERS LES ORGANISATIONS DU CAPITALISME INDUSTRIEL ... 315

L’industrialisation et l’impérialisme libre-échangiste ... 315

L’institution de la compagnie et le capitalisme industriel au Québec ... 318

LA POSTMODERNITÉ : LES ORGANISATIONS ET LA FRAGMENTATION DE L’UNITÉ POLITIQUE DE LA SOCIÉTÉ ... 319

BIBLIOGRAPHIE ... 324

ANNEXES ... 346

RÉCEPTION MÉDIÉVALE DE QUELQUES CATÉGORIES JURIDIQUES DU CORPUS IURIS CIVILIS ANNEXE A LORS DU RENOUVEAU JURIDIQUE ... 347

AEQUITAS ... 350 RES PUBLICA ... 352 UNIVERSITAS ... 353 IUS GENTIUM ... 355 PROPRIETAS ... 356 CONTRAT ... 359 SOCIETAS ... 362

NAPOLÉON SE COURONNANT LUI-MÊME ... 365

ANNEXE B LA SEIGNEURIE COMME ENCELLULEMENT DES ÊTRES ET DES CHOSES ... 366

ANNEXE C LE CONTRAT-STATUT DE L’UNIVERS FÉODO-SEIGNEURIAL ... 369

ANNEXE D LES ANCIENNES ROUTES DE LA SOIE ET DES ÉPICES ... 371

ANNEXE E LE IUS MERCATORIUM ... 372

ANNEXE F IUS MERCATORUM : LES GUILDES MARCHANDES ... 372

LE IUS MERCATORUM ET LES AUTORITÉS PUBLIQUES ... 374

UN EXEMPLE ANGLAIS DE LA LEX MERCATORIA ... 379

ANNEXE G LES FOIRES CHAMPENOISES ... 382 ANNEXE H

(13)

xiii

LA COMPAGNIE DES MÉDICIS ET LES MOULINS DE TOULOUSE ... 385 ANNEXE I

L’HÉRITAGE FÉODAL DE L’ABSOLUTISME ... 389 ANNEXE J

AMSTERDAM ET LA GUERRE DE 80 ANS ... 394 ANNEXE K

ÉTATISME OU NATIONALISME NÉERLANDAIS AU MOMENT DE L’ACTE DE LA HAYE ... 398 ANNEXE L

SUR L’EFFET CIVILISATEUR DE LA CONQUÊTE NORMANDE POUR L’ANGLETERRE ... 400 ANNEXE M

ACTES DE NAVIGATION ... 402 ANNEXE N

L’ORIGINE ANGLAISE DES JOINT-STOCK COMPANIES ... 404 ANNEXE O

LES CORPORATIONS DANS LA DOCTRINE AU 17E SIÈCLE (COKE ET HOBBES) ... 409 ANNEXE P

EDWARD COKE ... 410 THOMAS HOBBES ... 411

LE STATUTE OF MONOPOLIES DE 1624 ET LE POUVOIR PARLEMENTAIRE... 414 ANNEXE Q

LA « SPINNING JENNY » FLORENTINE ... 416 ANNEXE R

PENSÉE DE SMITH SUR LE SYSTÈME MERCANTILE ... 417 ANNEXE S

LES STAPLES DANS L’EMPIRE ET DANS LE MERCANTILISME ... 420 ANNEXE T

LE DÉCLIN DES PELLETERIES ... 420 BLÉ ... 422 BOIS ÉQUARRI ... 423

LA DIMENSION ÉCONOMIQUE SOUS-JACENTE AUX TENSIONS ENTRE LES COMPRADORS ANNEXE U

ANGLO-SAXONS ET LES PATRIOTES ... 426 L’ATTRAIT DES ÉTATS-UNIS POUR LES COMPRADORS (LE TRAITÉ DE RÉCIPROCITÉ). ... 429 ANNEXE V

DISTINCTIONS ET CONVERGENCES ENTRE LES ACTES D’INCORPORATION DE COMPAGNIES ANNEXE W

DE CHEMINS DE FER EN MATIÈRE DE FINANCEMENT ... 432 LA COMMUNE COMME POUVOIR POLITIQUE ... 436 ANNEXE X

(14)

xiv

Sigles et abréviations

C.A.I.O., Compagnie anglaise des Indes orientales C.c.Qc., Code civil du Québec

C.c.B.-C., Code civil du Bas-Canada

(15)

xv

Liste des tableaux

Tableau 1 : Tableau synthèse des caractéristiques de l’institution de la compagnie à travers les époques en Occident, du 12e siècle au 19e siècle ...302

(16)

xvi

Liste des cartes

Carte 2.1 Principaux points de rencontre entre l’occident et l’orient du 11e siècle au 13e siècle 63

Carte 2.2 : Potentielles routes commerciales de l’Afro-eurasie (routes de la soie et des épices) 65 Carte 2.3 Échanges commerciaux européens au 13e siècle ... 71 Carte 2.4 Carte de la ville de Florence au 14e siècle ... 75 Carte 5.1 Périples et activités des compagnies néerlandaises en Asie au 17e siècle ...130 Carte 8.1 Voie commerciales et établissement de la Compagnie anglaise des Indes orientales178

(17)

xvii

Liste des images

Image 1 Napoléon se couronnant lui-même...365 Image 2 : La « spinning Jenny » florentine ...416

(18)

xviii

Remerciements

À tout seigneur tout honneur : merci infiniment à Sarah J. Williams. À travers tous ces aléas liés au partage de la quotidienneté d’un compagnon s’étant lancé dans une (trop) longue aventure, son soutien fut sans faille.

J’exprime aussi ma gratitude à mon directeur de thèse, Gilles Gagné, cet alchimiste de la pensée sociologique, dont les idées et réflexions sur la chose publique et la société ont nourri les miennes à des moments clefs de mon cheminement universitaire.

Je tiens en plus à remercier Simon Langlois, Jean-Jacques Simard et Olivier Clain qui m’ont permis de contribuer professionnellement à la discipline et au Département de sociologie de l’Université Laval.

Pour leur générosité et leur soutien indéfectible à travers les épreuves, j’aimerais témoigner ma profonde et affectueuse reconnaissance à mes parents, Diane et Jacques.

Je salue enfin tous ces camarades de classe et collègues de travail avec qui j’ai pu partager de bons moments – en particulier Patrick Desbiens, François L’Italien, Claude Fortier, Jean-Michel Marcoux et Sophie Renaud qui ont ici porté les deux chapeaux!

Merci enfin au Fonds de recherche du Québec – Société et culture pour cette aide financière sans laquelle la rédaction de la présente thèse n’aurait jamais débuté.

(19)

1

I

NTRODUCTION

.

La compagnie : institution cardinale de

la société postmoderne

C’est sans que se déchaînent les passions qu’en décembre 2009 on adopta la Loi sur les sociétés par actions, abrogeant du même souffle des pans entiers de la Loi sur les compagnies, dont la première mouture remonte à 1920. Le journal des débats fait, à cet égard, état d’une délibération des plus laconiques au « Salon bleu », à Québec : « Est-ce que le projet de loi n° 63, Loi sur les sociétés par actions, est adopté? » s’enquit le vice-président de la chambre aux députés qui y siégeait. « Adopté », lui soufflèrent alors immédiatement à l’oreille des voix qui se faisaient écho dans cette enceinte où, en bien d’autres occasions, fusent les invectives entre parlementaires. La loi fut donc adoptée, séance tenante, sans qu’un vote soit nécessaire, sans que s’attisent les antagonismes de la lutte partisane. Le ministre des Finances, qui avait piloté la refonte de la loi qu’il qualifiait de « non partisane », s’empressa même de remercier les députés de l’opposition pour leur participation aux débats. Des groupes d’intérêt « rarement d’accord sur des bases philosophiques » appuyaient la nouvelle version de la loi, de sorte que « tous étaient unanimement en faveur [sic] de ce projet », observait le député de l’opposition officielle, Jean-Martin Aussant1.

Si le sort du vote s’est rapidement scellé, on ne peut en dire autant de l’ensemble du processus législatif. Cherchant à éclairer les parlementaires appelés à se prononcer sur cette loi encadrant les pratiques d’environ 300 000 entreprises au Québec, un document de référence de plus de mille pages avait été rédigé au préalable. 28 mémoires, suivant la publication, en 2007, d’un document de consultation, avaient été déposés en commission parlementaire. La nouvelle

1

(20)

2

législation fut donc le fruit d’un long processus, à l’aboutissement duquel des praticiens du milieu, des experts (professeurs et juristes) et des organismes intéressés (comme le Barreau, des firmes d'audit comptable, des cabinets d’avocats, le Mouvement d'éducation et de défense des actionnaires, le Conseil du patronat, etc.) avaient, chacun leur tour, offert leurs lanternes aux parlementaires.

L’enjeu n’est, après tout, pas trivial. Depuis que le fordisme et la massification du revenu discrétionnaire qui en a résulté ont fait du ménage le lieu d’écoulement de la production manufacturière, très peu de biens de consommation courante échappent à la fabrication tout aussi massive réalisée par les compagnies2. Le rôle prédominant de celles-ci dans les activités

économiques ne se réduit par ailleurs pas qu'à la production de masse. Une portion grandissante de l’épargne sociale a été canalisée depuis les années 1980 vers des fonds d’investissement eux-mêmes gérés par des sociétés par actions. Jarislowsky Fraser Limitée et la Compagnie de fiducie du Groupe Investors sont parmi les principales firmes à avoir capté cette épargne au Québec. Là ne s’arrête pas le rôle des compagnies. D’autres sociétés par actions, par les produits ou services qu’elles développent, desservent moins les « particuliers » que d’autres entreprises ou les différents appareils de l’État. Même l’émergence récente du « capitalisme des plateformes numériques », celui qui se diffuse par les algorithmes et Internet, trouve son lit dans les compagnies. Ce ne sont là que quelques exemples de la pléthore d’activités économiques se déroulant sous l’égide d’une seule institution3, capable par son

2 Le Modèle T fait évidemment figure de pionnier pour cette consommation de masse, quoique sa chaîne de

montage avait été devancée par une autre de démembrement de carcasses de porcs et de bœufs qu’opérait la Swift & Company, une société par actions qui marqua l’essor de l’industrie agroalimentaire nord-américaine. La description que fait Foster des chaînes d’abattage dans son ouvrage L’Amérique au travail (p. 151) est des plus éloquentes. Dans l’usine de Swift, les carcasses sont depecées d’un poste de travail à un autre en étant mues par un convoyeur. J. F. Foster, L’Amérique au travail. [NDA : les références complètes se retrouvent dans la bibliographie].

3 La notion d’institution est ici employée dans un sens strict et réfère à « un ensemble de règles juridiques

concernant un même objet », définition que nous reprenons ici de J. Hilaire dans son Histoire du droit. Introduction

historique au droit et Histoire des institutions publiques, (p. 31). Cette définition s’applique aux institutions de la famille,

de la propriété, du contrat et de la personnalité juridique pour n’en nommer que quelques-unes que l’on retrouve dans le Code civil du Québec. D’aucuns remarqueront que ce sens, précis, tranche avec la polysémie du concept en sciences sociales, et ce, malgré le fait que cette notion y constitue l’un des matériaux de base. Voyons à cet égard la définition beaucoup plus ample qu’avait de l’institution le père de la sociologie française, Émile Durkheim, ce dernier regroupant sous le concept « toutes les croyances et tous les modes de conduite institués par la collectivité ». Voir É. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, (p. 15). Lisons aussi cette définition de Marcel Mauss et de Paul Fauconnet qui ratisse tout aussi largmenent : « Qu’est-ce qu’en effet une institution sinon un ensemble d’actes ou d’idées tout institué que les individus trouvent devant eux et qui s’impose plus ou moins à

(21)

3

adaptabilité d’accueillir une myriade de contenus (de la production industrielle aux services financiers) servant à valoriser le capital. À côté de la propriété et du contrat, la compagnie constitue l’une des institutions cardinales de l’économie4, articulant l’organisation du

financement, de la production et de la distribution de biens et de services5.

Compagnie et postmodernité : problématique sociologique de portée

générale

Si la présente thèse porte sur ce pilier institutionnel du capitalisme contemporain qu’est la compagnie (aussi nommée société par actions), c’est que cette institution constitue, par les capacités organisationnelles qu’elle permet de déployer, le principal vecteur de l’émergence et du développement de la société postmoderne, tel que le dessine la sociologie freitaguienne (sociologie qui sera utilisée ici afin de camper la problématique de la thèse sur un plan théorique et sociologique général). Il importe, avant de s’aventurer plus loin, de jeter un certain éclairage sur cette question de postmodernité telle qu’elle fut développée de manière féconde

eux? Il n’y a pas de raison pour réserver exclusivement, comme on le fait d’ordinaire, cette expression aux arrangements sociaux fondamentaux. Nous entendons donc par ce mot aussi bien les usages et les modes, les préjugés et les superstitions que les constitutions politiques ou les organisations juridiques essentielles; car tous ces phénomènes sont de même nature et ne diffèrent qu’en degrés. » Dans M. Mauss et P. Fauconnet, « La sociologie : objet et méthode », (p. 150). Suivant son acception juridique toutefois, l’institution, comme modalité de structuration des rapports sociaux, est concomitante à l’établissement d’un pouvoir dont l’État devint l’archétype (la pierre angulaire de la modernité, comme nous le verrons) : « Les institutions, disait le juriste français Maurice Hauriou, représentent dans le droit, comme dans l’histoire, la catégorie de la durée, de la continuité et du réel; l’opération de leur fondation constitue le fondement juridique de la société et de l’État. » M. Hauriou, Aux sources

du droit : le pouvoir, l’ordre et la liberté, (p. 89). Sans pour autant récuser ici les définitions de Mauss (et Fauconnet) et

de Durkheim, dans un souci de clarté, il importe d’informer le lecteur que c’est plutôt celle plus restreinte, plus juridique et référant à la société moderne, qui fut ici retenue.

4 En plus du contexte institutionnel, nous insisterons particulièrement sur celui « économique » ou, pour le dire

avec plus de vérité, sur celui des conditions matérielles d’existence. L’amélioration de ces conditions constituant un important motif à l’action humaine, elle fait partie de l’équation. N’est ici pas exclue la possibilité que d’autres objets puissent guider le cœur des acteurs (on peut là-dessus se rappeler l’épisode de Thalès de Milet, cité par Aristote dans le Politique), mais plutôt que l’institution sur laquelle porte la thèse sert cette forme de rationalité plus matérialiste.

5 Poser le regard sur une institution particulière afin d’en découvrir le parcours et l’évolution à travers l’histoire,

c’est s’inscrire dans une tradition de pensée en phase avec les intentions primordiales des premiers sociologues. Durkheim, pour le prendre à nouveau à témoin, faisait effectivement de la sociologie, de ce nouvel embranchement du savoir qui eut grâce à lui droit de cité à l’Université : « la science des institutions, de leur genèse et de leur fonctionnement ». Citation qui poursuit la précédente du même auteur : É. Durkheim, Les

(22)

4

dans la sociologie de Michel Freitag6. Ce dernier, faut-il le rappeler, a procédé à un important

effort de ressaisie théorique de la société contemporaine, laquelle lui paraissait régie par des mécanismes inédits de fonctionnement et d’organisation.

*

* *

Post. Le préfixe réfère d’emblée à l’idée d’un après, et cet après est, pour Frétaig, celui d’une

société ayant épuisé ce que son ère civilisationnelle moderne avait forgé comme manière d’intégrer les personnes et les institutions en un tout de son propre genre. Il semblait en effet pour le sociologue de l’UQAM que ces changements sociaux observés çà et là par des économistes, des psychologues ou des sociologues, de la technostructure de John K. Galbraith à la personnalité hétérodéterminée « de la foule solitaire » de David Riesman, des phénomènes au premier abord épars et sans unité d’ensemble, pointaient néanmoins tous vers une transformation sous-jacente plus fondamentale du tissu social. Ces phénomènes inédits par leur ampleur étaient générés par une société elle aussi inédite et dont il fallait extraire la substantifique moelle.

À l’époque moderne, ce tissu s’était caractérisé, argue Freitag, par « l’institutionnalisation de la capacité à institutionnaliser ». Qu’est-ce à dire exactement? Que la période moderne a tranché avec les formes antérieures d’établissement des normes : cette société a fixé les règles du processus par lequel un pouvoir est en mesure d’imposer, envers et contre tous, ce qui régit le vivre-ensemble. Pour le dire plus simplement, l’exercice du pouvoir s’était constitutionnalisé en se voyant lui-même soumis au droit : on a procédé à son institutionnalisation. Si la figure emblématique de ce mode de production des normes est l’État moderne, dont l’autorité du pouvoir repose sur un texte de nature légale (constitutionnelle), c’est au Moyen Âge central (ou pour être plus précis, lors des Duecento et Trecento italiens) que Freitag fait remonter cette origine « institutionnelle » du pouvoir. Le sociologue voit dans les cités États des Lombards « un

6 Plusieurs sociologues ont néanmoins participé à cet effort et qui, avec Freitag, se sont même vus accoler le nom

d’« École de Montréal » par le sociologue français Yves Bonny. En plus de partager le diagnostic de Freitag sur un point ou sur un autre, ces sociologues que sont Gilles Gagné, Jacques Mascotto, Olivier Clain et Daniel Dagenais, pour n’en nommer ici que quelques-uns, ont participé à en montrer les nombreuses déclinaisons dans des livres et surtout dans la revue Société.

(23)

5

système sociétal structurellement nouveau »7, les premiers linéaments d’une forme, à l’état

encore embryonnaire, de constitutionnalisation du pouvoir8 qui fit tache d’huile sur le reste de

l’Europe.

Or le fait qu’un détenteur de pouvoir, que ce soit un roi, un empereur, un pape, ou 60 personnes qui se lèvent dans une chambre législative, puisse imposer à la multitude, et parfois même à son corps défendant, une décision se traduisant en une règle, que cette capacité soit constitutionnalisée ou non, soulève la question de sa légitimité. Au nom de quoi ou de qui peut-on imposer sa décision à tous? Le pouvoir appelle ainsi à se présenter sous l’autorité d’un principe contre-factuel – contre les faits, car dans les faits, seule une personne (ou une poignée de personnes) décide. Ce principe fait figure d’image fondatrice à laquelle est accordée une valeur quasi sacrée9. Dans certaines sociétés, une telle image s’est figée dans l'idée d’une entité

spirituelle, source de l’ordonnancement de la vie sociale et dont le pouvoir politique apparaît comme le mandataire. Ces sociétés où l’on retrouve un tel récit racontant la provenance du pouvoir et des normes primordiales sont en cela « tournées vers l’arrière », justifiant les règles

7 Dans les communes bourgeoises du bas Moyen Âge, pour reprendre ici Freitag, « le système de régulation et

d'intégration du fonctionnement interne […] a été extériorisé au terme d'une procédure politique explicite, et [fut] du même coup objectivé ». Citation tirée de M. Freitag, « De la ville-société à la ville-milieu. L'unité du processus social de constitution et de dissolution et l'objet urbain », (p. 36).

8 Faire surgir la modernité du Moyen Âge central tranche évidemment avec le découpage classique qui fait durer

ce dernier sur un millier d’années; l’abdication du dernier empereur romain (d’Occident) en 476 marquant son début; la capitulation de l’Empire d’Orient en 1453, sa fin. Freitag n’est toutefois pas le seul à porter son regard aussi loin. Le juriste et historien du droit Harold J. Berman partage non seulement la lecture du caractère révolutionnaire des cités affranchies de la tutelle des structures féodales, qu’il qualifie sans gêne de « villes modernes », mais, pour ajouter à l’injure, il va même jusqu’à situer en amont de ces villes l’origine du monde moderne en Occident, soit à la conclusion de la « querelle des Investitures » (au 11e siècle)! À l’issue de cette lutte

entre les pouvoirs papal et impérial, se distinguèrent plus clairement les juridictions de l’un et de l’autre : le profane à l’un, le sacré à l’autre. L’un et l’autre pouvoir se séparait, de manière proto-constitutionnelle, des « compétences », pavant la voie en Occident à l’essor du droit comme « système distinct de régulation sociale ». Le compromis adopté fut en outre le terreau d’un nouvel état d’esprit : « un sens du progrès au fil du temps, une foi dans la réformation du monde ». Une idée était appelée à apparaître comme une évidence : l’idée selon laquelle la finalité du monde, du monde social, n’était pas donnée dès son commencement. On acquérait par là le sens de faire l’histoire. Là réside d’ailleurs pour ces auteurs le trait distinctif de la modernité qui, tournée vers l’avant, s’oppose au pouvoir traditionnel par définition tournée vers l’arrière, vers l’origine. L’issue de la querelle des investitures n'est ni plus ni moins que « le début des temps modernes », dit Berman. À noter que Berman lui aussi sent le besoin d’appuyer son découpage sur des « autorités » autres que sa parole et cite toute une série d’historiens qui périodisèrent de façon similaire la modernité. Tous ces extraits (et analyses) sont tirés du chapitre deux de l’ouvrage magistral de H. J. Berman, Droit et révolution, (p. 99-132).

9 Voir sur cette question l’ouvrage Les enfants du texte. Étude sur la fonction parentale des États, du juriste et

psychanaliste P. Legendre (p. 16). Voir aussi les premiers paragraphes du texte de M. Freitag, « L’identité, l’altérité et le politique », (p. 183 et suivantes).

(24)

6

du vivre-ensemble, et peut-être surtout leur modification10, par leur inscription dans l’ordre

préexistant des choses, et ce, depuis la nuit des temps. Pour ces raisons, Freitag qualifie ces sociétés de traditionnelles.

C’est cette image que déchirera « le sens du progrès » que porte en elle la modernité. Celle-ci fera de la Raison son nouveau principe contre-factuel à même de légitimer l’intrinsèque fracture entre le pouvoir et la multitude. Certes, les philosophes à tenter de revêtir d’une grâce céleste ce mouvement de portée révolutionnaire ont été légion. « Dieu, qui a donné la terre aux hommes en commun, disait Locke dans Le second traité du gouvernement civil, leur a donné pareillement la raison, pour faire de l’un et de l’autre l’usage le plus avantageux à la vie et le plus commode. »11. La conclusion demeurait toutefois la même. Ayant pour ainsi dire rabattu

sur terre, chez les dépositaires en chair et en os de la Raison, la capacité à institutionnaliser, les pouvoirs modernes ont tôt fait de passer au crible les normes ayant été édictées au nom d’une référence divine, normes qui devaient dorénavant être justifiées au nom d’une nouvelle forme de transcendance : la Raison humaine. « Le réservoir de sens », truffé de contradictions, était au départ bien rempli. Il fut décortiqué par la critique qui n’aura de cesse d’en relever les apories, d’en déliter dans le mouvement le sens.

La Raison se traduisant en normes formelles, en règles de droit, qu’au sein d’une société particulière, ses membres auront avec le temps davantage conscience du fait même de participer à des instances communes12, de faire corps : d’être les artisans de leur propre histoire

(ce qu’exprimeront les efforts de reconstitution du récit national raconté dans les différentes historiographies)13. Mais comme cette histoire n’est pas simplement le résultat d’un processus

10 C’est souvent en se référant à la parole des anciens que l’on institue un changement dans ces sociétés, cette

parole étant réinterprétée à la lumière de faits nouveaux faisant ressortir un sens qui était demeuré en quelque sorte caché.

11 J. Locke, Traité du gouvernement civil. De sa véritable origine, de son étendue et de sa fin, (§26 ; p. 194).

12 C’est du moins ce qu’étaye l’historien Joseph R. Strayer qui a étudié le développement de l’État moderne à

partir du 12e siècle en Angleterre et en France. Pour Strayer, l’étatisme a précédé le nationalisme : « Even in the

fortunate countries where nationalism eventually reinforced loyalty to the state, loyalty to the state came first and was a much cooler kind of emotion. » J. Strayer, On the Medieval Origins of the Modern State, (p. 10).

13 Quoique cette observation crève les yeux par son évidence. Servons-nous ici de quelques « autorités » afin

d’appuyer notre propos. Dans un chapitre de l’ouvrage La crise de la culture intitulé « Le concept d’histoire, antique et moderne », Hannah Arendt avec qui nous partageons les conclusions, mentionne qu’« [à] l’époque moderne, l’histoire a émergé comme quelque chose qu’elle n’a jamais été auparavant. [...] elle devint un processus fait par l’homme ». (p. 19). Cette conception de l’histoire coïncide avec une époque où le pouvoir de l’État national s’est

(25)

7

machinal et inerte, qu’il est éminemment politique, que les normes sont aussi le fruit du conflit, du jeu des intérêts du moment, de la conjoncture, elles sont inévitablement colorées d’un particularisme ou d’un autre. On ne peut que difficilement faire abstraction de la nature contingente du contexte sociohistorique national dans lequel elles ont été adoptées. La Raison apparaît ainsi, en dernier ressort, comme un discours de légitimation14, se voulant en quelque

sorte panhumain – universel –, au nom duquel seront jugées les normes et les lois, une supra valeur servant à dépasser le caractère foncièrement particulier15 de la normativité des sociétés16.

Cette Raison, les modernes en ont, en outre, déplacé le lieu d’expression. Les anciens grecques, qui n’avaient qu’un terme, logos, pour désigner à la fois cette faculté et le langage, ont été nombreux à voir dans la discussion, et non dans une monade, individuelle, le lieu de la capacité à distinguer le bien du mal, le juste de l’injuste17. Les modernes ont rompu avec cette

conception des anciens, faisant de l’individu le dépositaire de cette faculté18, sans que ne se

pleinement assumé. C’est sans surprise qu’« au 19e siècle, l’histoire se développe au départ comme une histoire

nationale, [...] [ainsi] son développement comme discipline à prétention scientifique est étroitement lié à l’affirmation de la modernité politique dans le cadre de l’État-nation. La modernité implique l’idée fondamentale de l’autoproduction de la société sur des bases essentiellement profanes. La compréhension de la temporalité ne pourra dorénavant s’en référer à une force transcendante extérieure aux rapports sociaux. » Propos soutenu par G. Bourque dans son texte « La nation, l'histoire et la communauté politique » (p. 39). Sur le long terme historique, l’histoire nationale est coextensive à l’apparition d’êtres cherchant à comprendre le processus éminemment social qui l’a vu naître, tandis que le sens qu’offraient les discours de la genèse (cosmogonique et théogonique) s’était épuisé. « Le fait de se reconnaître dans une réalité dont la vie est tout entière liée au monde profane, affirmait François Chatelet, détermine l’homme à prendre en charge son destin temporel, et la culture à fixer dans un discours les événements qui la scandent. » Extrait de F. Chatelet cité par F. Dumont, Genèse de la société québecois, (p. 344). Cette histoire nationale coïncide avec la montée de l’État national, devenu pour les historiens, comme pour tout le monde à l’époque, grâce à un enseignement institutionnel centralisé, « le seul type d'unité avec lequel [...] les hommes veulent s'identifier. Il semble alors que les cultures soient les dépositaires naturels de la légitimité politique. », disait à cet égard E. Gellner dans Nations et nationalisme, (p. 33).

14 Sur cette question, voir l’article de G. Gagné, « Les transformations du droit dans la problématique de la

transition à la postmodernité ».

15 Pour laisser ici Freitag parler : « La capacité constitutionnelle puis politico-institutionnelle du peuple doit donc à

son tour se trouver légitimée de manière transcendantale, par une référence ontologique possédant un caractère ‘absolu’. C’est alors d’un côté la référence à la ‘Nation’, de l’autre l’invocation de la ‘Raison’, qui vont servir de fondements ultimes de légitimité. » M. Freitag, L’oubli de la société. Pour un théorie critique de la postmodernité, (p. 91).

16 Le glissement sémantique de l’intitulé de la « Charte des valeurs québécoises » (le site web présentant le projet avait

l’adresse nosvaleurs.gouv.qc.ca) est à cet égard des plus révélateurs. En se renommant en cours de route, lors du dépôt de la loi 60, Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et

les hommes et encadrant les demandes d’accommodement, cette nouvelle mouture du projet de charte se présentait en des

termes dont la visée était désormais plus universelle que particularisante. Cela illustre la difficulté d’un État à faire valoir la raison d’être de ses règles que par des arguments à caractère « identitaire ».

17 Voir notamment Aristote dans le premier livre du Politique.

18 Thomas D’Aquin, au 13e siècle, participa plus que quiconque à exhumer cette idée phare de Boèce qui écrivait,

(26)

8

présente comme indispensable le détour par le débat public, notamment au sein de la cité. Cette conception philosophique de la Raison a coïncidé avec une transformation en profondeur du droit, transformation qui soustrayait tendanciellement l’individu des « pesanteurs » des prescriptions traditionnelles. Des statuts particularistes de la féodalité qui conféraient à l’un et à l’autre des privilèges et des responsabilités distincts et hiérarchisés s’est substitué un droit universaliste et formellement égalitaire19 reconnaissant à chacun un seul statut juridique de

base, celui de personne. Hegel en résumait la substance laconiquement en 1820 dans les

Principes de la philosophie du droit20 : « L’impératif du droit est […] : sois une personne et respecte

les autres comme personnes. » La possession, par la personne, d’un patrimoine qui lui est propre, extension directe de ce statut21, aura ensuite deux principales déclinaisons. La première

est la possibilité pour chacun de meubler ce patrimoine de biens par le biais de la propriété privée. La seconde est la capacité pour la personne de se lier à d’autres, et de faire en sorte que cette union de volontés ait force de loi, comme le veut l’adage pacta sunt servanda. Personnalité juridique, propriété privée et contrat forment alors le noyau dur du droit moderne, un droit libéral découlant d’une reconnaissance de la personne tributaire de la raison humaine, un droit qui, formellement, dans la sphère civile, participe tendanciellement à autonomiser la volonté individuelle vis-à-vis de son enracinement communautaire. À la conception philosophique d’une Raison gisant dans le creuset de la conscience individuelle, se joint dès lors un droit moderne tendant à libérer les acteurs sociaux des prescriptions statutaires, de nature communautaire, qui pesaient notamment sur les membres des cellules seigneuriales.

L’invocation de la Raison se dédouble en outre dans le mouvement en embrassant deux versants de la liberté, l’un positif et l’autre négatif. L’établissement des normes du vivre-ensemble par la voie politique, sous l'autorité de la Raison, et parfois contre les règles coutumières, constitue cette première déclinaison, positive, de la liberté. La volonté de repousser l’intervention d’autrui, du pouvoir, sur soi, en affirmant l’autonomie des individus sur certaines

de nature raisonnable ». Freitag souligne à ce titre que cette faculté, la Raison, devient chez les modernes cette « Lumière immanente à tout être humain en tant qu’être humain ». M. Freitag, L’oubli de la société… (p. 92).

19 Cette substitution, dont tous et toutes n’ont pas joui dès l’origine, s’est néanmoins étendue progressivement à

tout être humain, comme l’exprime l’article 1 du Code civil du Québec (C.c.Qc) : « Tout être humain possède la personnalité juridique… ». (C.c.Qc).

20 F. W. Hegel, Principes de la philosophie du droit, (§ 36; p. 84). 21 C’est l’article 2 du même C.c.Qc.

(27)

9

choses, forme le second volet – volet plus spécifiquement moderne et négatif – de cette liberté. « Notre liberté à nous, disait Benjamin Constant dans un discours prononcé en 1819 à l’Athénée royal de Paris, doit se composer de la jouissance paisible de l’indépendance privée. […] Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances »22.

Sur le plan économique, ces trois institutions cardinales du droit libéral moderne que sont la personne, la propriété et contrat, tout en étant entourées d’une mystique philosophique, constitueront le principal ressort de l’extension de l’économie de marché23, et constitueront en

conjonction avec elle le terreau fertile pour l’émergence de l’idée de liberté, et ce, surtout dans l’esprit de ceux qui baignent dans l’univers du négoce (ce qu’observait d’ailleurs Constant)24.

Mais c’est aussi le droit sur lequel tableront les sociétés par actions pour déployer leurs activités. Au cœur du 19e siècle, en adoptant au Québec un code de droit civil, on attribue à ces

sociétés le statut juridique de corporation. Or, spécifie-t-on, « [t]oute corporation légalement constituée forme une personne fictive ou morale […] capable de certains droits et sujette à certaines obligations »25. Les « corporations » furent du même coup « régies par les lois

22 B. Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes. Pour le dire avec Gagné : « La domination

politique n'est donc justifiable qu'en tant que garantie de l'égale liberté individuelle dont la raison est le principe transcendantal » G. Gagné, « Les transformations du droit… » (p. 722).

23 C’est sur la base d’un système de réciprocité – de prestations et de contre-prestations – que se déploient les

échanges dans plusieurs sociétés ou cellules sociales, à commencer avec celle de la famille. L’obligation d’effectuer une prestation en retour d’une autre qui adviendra éventuellement, obligation qui, dans la société moderne, naît du contrat, est inhérente dans d’autres sociétés au statut d’un individu prenant place dans ce cercle de réciprocité. Ainsi en est-il des rapports entre le mari et la femme qui avaient à une certaine époque, l’un à l’égard de l’autre, des obligations différenciées, mais réciproques – dans une certaine mesure. Aussi, en est-il de même du chef de l’embarcation vis-à-vis du timonier et du « guetteur de poissons » chez les Trobriandais étudiés par Malinowski, de ces pêcheurs qui vivent sur la côte vis-à-vis des agriculteurs dont le domicile se retrouve plus profondément dans les terres. Tous doivent offrir le fruit de leur labeur à un autre qui n’est pas toujours celui qui rend la pareille. Ce n’est pas là le contrat, mais bien le statut qui oblige à la prestation. Un même système de réciprocité prévaut entre les castes dans les villages, comme l’a fait relever Louis Dumont dans Homo hiérarchicus. Dans une famille, aussi, les enfants peuvent être amenés à effectuer certaines tâches pour l’ensemble de la cellule familiale, sans qu’un « contrat » ne soit demandé. L’économie de marché table au contraire sur l’autonomisation de la volonté individuelle vis-à-vis de ces prescriptions statutaires. Voir B. Malinowski, Trois essais sur vie sociale des primitifs et L. Dumont, Homo hierarchicus. Le système des castes et ses implications.

24 « …le commerce inspire aux hommes un vif amour pour l’indépendance individuelle ». B. Constant, De la liberté

des Anciens comparée à celle des Modernes. Dit de la sorte, imprégné par les enivrants effluves qu’exhalent le

libre-marché, l’individualisme revêt des airs romantiques, voire bucoliques. Il saute aussi aux yeux que cette liberté formelle et offerte virtuellement à tous se répand lorsqu’une nouvelle forme sui generis d’enrichissement apparaît et dont jouit une minorité qui souhaite, ce faisant, la protéger vis-à-vis du pouvoir politique.

(28)

10

affectant les individus »26. C’est cette conception d’un corps social sui generis qui se présente

dans le Code civil du Bas-Canada. Aux compagnies sont ainsi offerts des droits que le libéralisme avait développés, au nom de la Raison humaine, pour des personnes de chair et d’os. Les compagnies pourront ainsi jouir en matière économique des mêmes droits civils que les personnes en chairs et en os, tout en étant dotées d’une puissance de captation des ressources (grâce à la mise en commun des capitaux) et d’organisation (par la force du regroupement) sans commune mesure avec celle des simples mortels. On s’approche ici du nœud du problème de la société postmoderne, marquée par une forme de régulation qui ne découle plus des instituions que de l’action des organisations dans la vie de tout les jours. La conception de la compagnie et de l’organisation à la fin du 19e

siècle

L’institution de la compagnie, avec sa personnalité juridique, en s’inscrivant au sein d’un droit libéral n’était pas sans se présenter aux érudits tel un corps étranger27. Reconnaître à ces corps

intermédiaires de la société, pour lesquels la valorisation du capital est la finalité première, le statut juridique de personne, revenait en effet à revisiter l’institution même de la personne. Celle-ci s’était développée chez les modernes en élargissement considérablement la latitude – sur le plan formel, légal28 – de l’action individuelle, en légitimant cet élargissement par la Raison

26 Article 352, C.c.B-C.

27 Au 19e siècle ces transformations ont soulevé une polémique dont l’objet concernait le bien-fondé d’accorder

aux sociétés par actions, voir toute forme de groupement, la personnalité juridique. On rompait alors avec l’esprit de la loi Le Chapelier qui avait été adoptée en France en pleine révolution afin qu’aucun corps intermédiaire, comme les corporations de métier, ne se place en travers du rapport entre le citoyen et la république. Le Chapelier avait proclamé, pour justifier sa loi : « il n'y a plus de corporation dans l'État ; il n'y a plus que l'intérêt particulier de chaque individu, et l'intérêt général. Il n'est permis à personne d'inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation ». Autre témoin, le rapport du juriste belge François Laurent, rapport intitulé Avant-projet de révision du Code civil belge. Mandaté en 1879 par le ministère de la Justice belge afin d’entamer le chantier d’une éventuelle réforme du Code civil, le juriste et professeur de droit à l’Université de Gand, écrivait dans son vaste rapport : « Aujourd’hui tout homme est une personne. Pourquoi? Parce que tous les hommes ont pour mission de devenir parfaits, comme leur Père dans les cieux; c’est la parole de Jésus-Christ, et c’est aussi la doctrine des philosophes. Cette œuvre de perfectionnement indéfini implique la jouissance des droits qui mettent l’homme à même de développer les facultés physiques, intellectuelles et morales dont Dieu l’a doué. Il est d’évidence que cette notion de la personne ne s’applique qu’à l’homme, dont la vie est une existence infinie, consacrée à son développement. Les corporations n’ont point de vie réelle, elles n’ont qu’une existence fictive; donc elles ne sauraient être des personnes. » F. Laurent (1882), cité par L. Michoud, « La notion de personnalité morale » (p. 214).

28 Le droit de procéder à des transactions (avec le droit de propriété), ce droit civil moderne et libéral, est un droit

qui, dit un auteur allemand bien connu, « n’est avantageux que pour ceux qui du point de vue économique sont en mesure de faire usage de ces droits. » Si, « en cas de liberté formelle, ils peuvent être utilisés par tous, en fait cependant ils ne sont accessibles qu’aux possédants et ne font qu’étayer l’autonomie et la position dominante de ces derniers. » La liberté dont jouit les modernes peut par conséquent se retourner contre la majorité d’entre eux,

(29)

11

inhérente à chacun, et donc par la répudiation des prescriptions relatives à l’appartenance à un statut particulier et différencié (un statut souvent donné dès la naissance) des sociétés dites « hiérarchiques »29.

Le phénomène de la montée en puissance des compagnies suscita de vives polémiques qui n’animèrent pas seulement l’arène politique. Ici et là en Occident, des juristes et des économistes, pour ne nommer ici que deux disciplines universitaires où ces questions retinrent l’attention, chercheront à dégager le sens à donner à l’essor d’un acteur économique, de plus en plus incontournable au demeurant, qui se voyait doté de la personnalité juridique et d’un champ d’action toujours plus étendu.

Sur un plan analytique, le phénomène apparaissait déjà à certains observateurs perspicaces comme le principal vecteur d’un changement profond, tantôt en regard du droit, tantôt encore de l’économie, tantôt enfin, dira Freitag un siècle plus tard, de la société en général. Afin de bien saisir ce qui est en jeu, creusons plus à fond les dimensions juridiques et économiques de ce changement de grande envergure. Nous le ferons à travers les yeux de quelques précurseurs ayant ouvert, dans leur domaine d’études respectif, l’horizon de la pensée sur un phénomène dont il appert désormais avec le recul qu'il a induit une transformation sociétale de longue portée. Par l’intermédiaire des observations de ces premiers témoins, nous serons en mesure d’illustrer certains éléments de la thèse de Freitag sur la transformation postmoderne de la société, thèse qui a aiguillé sur plus d’un point notre propre investigation.

La conception de la personnalité morale et de la société par actions chez Léon Michoud

Dans un papier de 1905, le juriste anglais Frederic William Maitland (1850-1906) résumait en deux phrases comment le droit « civil » des sociétés s’était métamorphosé à deux reprises depuis quelques siècles. Reprenant le célèbre titre d’un chapitre de l’opus magnum de son

les dépossédés, en ceci qu’ « un ordre juridique qui contient très peu de normes prohibitives ou impératives et énormément de ‘droits à la liberté’ et de ‘pouvoirs de droit’ peut en pratique conduire non seulement à une intensification qualitative et quantitative de la coercition en général, mais également à une accentuation du caractère autoritaire des autorités coercitives ». Cette critique des apories du discours de légitimation du droit libéral n’est pas de Karl Marx, mais plutôt de la plume de Max Weber et tirée de l’ouvrage Sociologie du droit, (p. 115).

29 Comme dans le cas des castes indiennes qu’a décrites Louis Dumont. Voir L. Dumont, (1979), Homo

(30)

12

compatriote Henry James Sumner Maine (1822-1888), Maitland affirmait que si « the march of the progressive societies was, as we all know, from status to contract », une nouvelle catégorisation s’imposait à l’œil contemporain : « There are many to tell us that the line of advance is no longer from status to contract, but through contract to something that contract cannot explain, and for which our best, if an inadequate, name is the personality of the organised group. »30. Cette seconde métamorphose du droit dessinait déjà les contours d’un

droit postmoderne embryonnaire.

Maitland observait avec un minimum de recul la fin d’un siècle (le 19e siècle) au cours duquel

une florissante industrie intellectuelle avait émergé autour de la signification à donner à l’attribution de la « personality of organised group » aux sociétés par actions. Si la sociologie de l’École de Montréal a étendu l’analyse de ce phénomène sur le plan général d’une transformation d’ensemble de la société, les juristes leur avaient en quelque sorte préparé le chemin. En qualifiant de personnes des groupements dont la principale visée est l’enrichissement de quelques-uns, ne déchirait-on pas en conséquence le voile idéologique – philosophique – qui recouvrait ce statut juridique? La personne dont il avait été d’abord question, c’était celle porteuse de la Raison. Premiers témoins du glissement sémantique de la nature de la « personne », les juristes ont peut-être été les plus attentifs aux sens que revêtait, dès ses premières manifestations, cette extension. Comment, en effet, faire l’économie d’une réflexion profonde – débordant sur la philosophie morale – lorsqu’il était question du statut juridique offert à ces organisations bénéficiant à de nombreux égards des mêmes droits et libertés que ceux dont pouvaient se prévaloir les êtres de chair et d’os?

En France, Léon Michoud (1855-1916) fut l’un de ceux (ils étaient légion) à avoir creusé le plus exhaustivement la question, en confrontant les unes avec les autres les théorisations (françaises et allemandes) antérieures. Dans deux articles parus à la fin du 19e siècle, Michoud cherche plus

particulièrement à dissiper la confusion qui, selon lui, règne au sein de la communauté des juristes qui, par la force des choses, utilisent un terme du langage courant, la personne, dont la philosophie moderne a fortement enrichi le contenu. Nommant ces groupements, non pas « personnes » (qu’elles soient fictives ou morales), mais « sujets de droit », beaucoup d’encre

(31)

13

aurait pu être ménagée, soutient-il, par des juristes qui ont dû s’aventurer bien malgré eux sur la pente savonneuse de la philosophie morale qui les a englués dans une interrogation stérile sur la nature raisonnable (ou non) de ces personnes.

Que le groupe soit une personne raisonnable ou qu’il ne le soit pas n’importe que trop peu pour Michoud au bout du compte. Ce qu'il importe d’observer, c’est plutôt que par l’attribution de la personnalité juridique à des groupements, les autorités n’ont fait que reconnaître l’existence d’une réalité sous-jacente dont on ne peut disconvenir. Prenons ici l’exemple d’une agglomération humaine qui forme une ville. Celle-ci est déjà là31, présente,

avant même qu’elle ne « reçoive » un statut juridique quelconque; lui en attribuer un, notamment pour gérer des biens qui lui appartiennent en propre, va pour ainsi dire de soi. En cela, Michoud s’inscrit en faux contre deux idées répandues chez des juristes de son temps, selon lesquelles 1) un tel statut se réduirait à une fiction légale créée par un pouvoir, ou encore que 2) la personnalité juridique d’un quelconque groupement ne serait finalement que l’extension d’un contrat entre individus, lequel se synthétiserait ensuite dans la personnalité de cette association32. Ces groupements, de la ville, aux compagnies et jusqu’à l’État, ont, observe

Michoud, une existence propre qui dépasse leur statut juridique. Les autorités ne réglementeraient donc qu’une réalité qui est en somme déjà présente.

Michoud relève plusieurs apories dans la pensée en vogue à l’époque parmi les juristes. Le positionnement sur cette question de l’école allemande (dont Otto Gierke était l’une des figures de proue) est notamment rejeté par Michoud. Pour Gierke, la finalité du droit se situe dans le fait de protéger le plus possible l’expression de la volonté des personnes, jusqu’à la frontière de celle des autres. Il importe donc peu que la volonté émane d’un individu ou d’un groupe organisé, pour autant qu’on puisse l’identifier, elle mériterait d’être reconnue comme telle par le droit civil. Toutefois, pour le professeur de l’Université de Grenoble, c’est réduire

31 Michoud récuse aussi l’idée selon laquelle le fondement des droits (subjectifs) que la loi (le droit positif)

reconnaît aux individus se limiterait à leur volonté : « Il est faux, affirme sans ambages Michoud, que le droit ne considère en l’homme que la volonté; ce qu’il a en vue, c’est bien l’homme tout entier, avec ses besoins, ses aspirations, ses désirs, avec son corps et son âme; le droit n’est pas fait pour une entité abstraite et métaphysique, il est fait pour l’homme réel. » Tiré de L. Michoud, « La notion de personnalité morale » (p. 201).

32 Cette dernière position a d’ailleurs eu un écho jusque dans la théorie de l’État; on se rappellera la doctrine du

contrat social dont Jean-Jacques Rousseau donnera en 1789 l’une des formulations les plus abouties, intitulant d’ailleurs son traité Du Contrat Social ou Principes du droit politique. Pour les tenants de cette position, le pouvoir de l’État découle d’un pacte conclu entre des associés fondant, ce faisant, un souverain.

Références

Documents relatifs

Exit, voice and loyalty a ainsi pour objectif d’étudier les conditions de développement, conjoint ou non, des deux modes d’action, leur efficacité respective dans

(note 1) Vous aurez un goût encore plus fin avec du lait d’amandes ce qui donnera un dessert délicieux même pour les allergiques au lactose. (note 2) Des vrais oeufs frais de ferme

MacIntyre rejette l’hypothèse de deux autres chercheurs, Richard Ganschow et Leonore Sparks qui, deux ans auparavant, estimaient que les difficultés rencontrées par

It is fully in line with the new Millennium Development Goals being under development and aiming notably at eradicating extreme poverty, achieving inclusive growth that delivers

Auteur de nombreuses œuvres de musique de chambre (trois quatuors à cordes, trois suites pour violoncelle, plusieurs pièces pour divers instruments et piano),

L’épreuve de LV1 dure 3 h et se compose d’une version littéraire ou journalistique de 220 mots, d’un thème littéraire ou journalistique de 180 mots et d’un essai d’environ

Present perfect Present perfect progressif?. I have played Y have played He has played We have played You have played They

Après bien des péripéties, Jones a réussi à traverser la Manche à bord de l'Eurostar à la rencontre de Puce pour disputer leur traditionnelle partie de dés.Cette année ils