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De la pellicule à la plume : poésie et geste documentaire dans Bâtons à message. Tshissinuatshitakana de Joséphine Bacon

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Academic year: 2021

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De la pellicule à la plume

Poésie et geste documentaire dans

Bâtons à message. Tshissinuatshitakana de Joséphine Bacon

Mémoire

Pascale Marcoux

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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RÉSUMÉ

Ce mémoire, en plus de proposer une première étude critique entièrement consacrée à l’œuvre de Joséphine Bacon, vise à établir un pont entre deux univers génériques apparemment distincts : le cinéma documentaire et la poésie. Bien avant de prendre officiellement la plume, l’artiste innue a appris à travailler le matériau filmique en accompagnant maints cinéastes dans leurs tournages et en réalisant ses propres films documentaires. À notre avis, dans son premier recueil de poèmes, Bâtons à message. Tshissinuatshitakana, l’empreinte fondamentale laissée par cette pratique cinématographique est perceptible : s’y construit un rapport entre l’énonciateur et l’énonciataire qui rappelle, à bien des égards, celui qui prévaut en régime documentaire. Qui plus est, une quête destinée à aller à la rencontre d’un pan spécifique du réel anime la poétesse tout au long du recueil.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... iii

TABLE DES MATIÈRES ... v

REMERCIEMENTS ... vii

INTRODUCTION ... 1

DANS L’ŒIL DU LECTEUR : L’ART DOCUMENTAIRE ... 11

L’énonciateur : un être de papier aux allures de « je-origine réel » ... 13

La posture illocutoire : une question d’intention et de référent ... 31

La démarche poétique : une démarche documentaire ... 51

Dans l’œil du lecteur : la consigne de lecture ... 58

DANS L’ŒIL DU RECUEIL : L’ART DE LA QUÊTE ... 61

La quête de l’énonciatrice : un parcours en dents de scie ... 66

La quête de l’énonciatrice : une mission accomplie? ... 93

La quête de l’énonciatrice : lieu du déploiement du projet documentaire ... 97

Dans l’œil du recueil : le geste documentaire ... 113

CONCLUSION ... 115

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REMERCIEMENTS

Cette étude n’existerait pas dans sa forme actuelle sans le soutien financier que m’ont accordé le Conseil de Recherche en Sciences Humaines du Canada (CRSH), le Fonds de Recherche pour la Société et la Culture du Québec (FQRSC), la Chaire pour le développement de la recherche sur la culture d’expression française en Amérique du Nord (CEFAN), le Centre de recherche interuniversitaire en littérature et culture québécoises (CRILCQ) ainsi que le Centre d’études de la poésie québécoise Hector-De Saint-Denys-Garneau. Merci pour votre confiance.

Grand merci à mes directeurs, Benoit Doyon-Gosselin, et François Dumont dans la dernière ligne droite, pour leurs précieux conseils et leur lecture attentive. Merci à Chantal Théry pour l’inspiration qu’elle a fait naître en moi.

Je tiens également à remercier Danièle et Vincent, de même que mes plus chers amis, Guantanamo-Girl, la Palette et le Maître-Tisonnier, pour leur sensibilité, leur intelligence, leur humour et leur amour.

Merci à Joséphine Bacon pour sa poésie. Merci à Pierre Perrault pour l’acuité de son regard sur le monde.

Merci, enfin, à John Frusciante, ainsi qu’à tous les artistes de la musique qui m’ont, sans doute, préservée de la folie durant la rédaction de ce mémoire.

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INTRODUCTION

nous ne sommes pas ici

pour oublier ce qu’on ne voit pas nous sommes des porteurs de portes des trous de serrure du soleil des lunes en peau de papier des parchemins du temps des hublots du haut1

En 2009, l’artiste innue Joséphine Bacon publiait, à l’âge de 62 ans, son premier recueil de poésie, Bâtons à message. Tshissinuatshitakana2. Certes, tel que le souligne Laure Morali

dans la postface, elle « a laissé le temps faire son ouvrage avant de se sentir prête à libérer son chant » (BAM-135), mais ce chant, une fois libéré, n’a cessé de retentir. Depuis la parution de son recueil, Bacon a participé à moult festivals ainsi qu’à de nombreuses soirées de lecture de poésie. Qui plus est, elle a rédigé les textes d’enchaînement du spectacle Nitshisseniten E Tshissenitamin de Chloé Sainte-Marie, et certains de ses poèmes ont été mis en musique par l’interprète. En 2010, un an à peine après sa publication, Bâtons à message a été réédité et la poétesse a remporté le Prix des lecteurs du Marché de la poésie de Montréal. Le printemps suivant, elle publiait déjà un nouveau recueil, Nous sommes tous des sauvages3, coécrit avec José Acquelin, et, en 2012, elle présentait une quinzaine de

nouveaux poèmes au public dans l’exposition Matshinanu-Nomades réalisée par Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) en partenariat avec Terres en vues, à l’occasion du 20e anniversaire du festival Présence autochtone4.

1 José Acquelin, « L’anarchie de la lumière. Da pacem Manidou, poème inédit pour Joséphine Bacon », dans

Brèves littéraires, nº 85 (2012), p. 16.

2 Joséphine Bacon, Bâtons à message. Tshissinuatshitakana, Montréal, Mémoire d’encrier (Poésie), 2009, 143 p. Par souci d’économie, les références à cette édition se feront désormais entre parenthèses dans le corps du texte par le sigle BAM- suivi du ou des numéros de pages.

3 José Acquelin et Joséphine Bacon, Nous sommes tous des sauvages, Montréal, Mémoire d’encrier (Chronique), 2011, 70 p. Par souci d’économie, les références à cette édition se feront désormais entre parenthèses dans le corps du texte par le sigle NST- suivi du ou des numéros de pages.

4 Au moment où nous écrivions ce mémoire, Bacon a publié un troisième recueil : Un thé dans la toundra (Montréal, Mémoire d’encrier (Poésie), 2013, 99 p.) Nous étions trop avancée dans la rédaction pour intégrer cette œuvre à notre corpus. Par conséquent, aucune analyse de ce recueil ne figurera dans le corps du texte. Toutefois, lorsque notre propos nous permettra d’établir des liens avec cette œuvre, nous y ferons référence en note de bas de page.

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Cette récente percée dans la sphère poétique a toutefois quelque peu éclipsé une autre dimension – pourtant fondamentale – du travail de l’artiste, celle de documentariste. En effet, Joséphine Bacon gravite dans le milieu du cinéma documentaire, et ce, depuis plus de quarante ans. Dans les années 1970 et 1980, elle a joint les rangs des équipes de tournage de Pierre Perrault et d’Arthur Lamothe, lesquels ont notamment arpenté le territoire québécois avec le désir d’aller à la découverte des peuples amérindiens et de favoriser une meilleure connaissance de leur réalité. Elle a accompagné ces cinéastes dans leurs pérégrinations, leur servant tantôt d’interprète dans les communautés innues, exerçant tantôt des fonctions de traductrice afin de leur donner accès aux récits et aux savoirs des aînés5. Ses compétences linguistiques l’ont également amenée à prêter sa voix à bon

nombre d’individus filmés qui ne s’exprimaient qu’en langues amérindiennes, la compréhension de leurs propos par les non-autochtones reposant sur le commentaire extradiégétique. À ce chapitre, soulignons sa collaboration, en 1978, à la création du film Ameshkuatan. Les sorties du castor, un court-métrage de Maurice Bulbulian mettant en relief la métamorphose du mode de vie des Innus de la basse Côte-Nord, de même que sa participation à l’un des plus célèbres longs-métrages sur la crise d’Oka, Kanehsatake, 270 ans de résistance, réalisé en 1993 par Alanis Obomsawin.

Riche d’une expérience acquise auprès de ces maîtres du documentaire au Québec, Bacon s’est mise à explorer, vers la fin des années 1990, un autre pan de la pratique cinématographique. « Éperonn[ant] la monture des lentilles6 », elle a commencé à prendre à

bras-le-corps « l’immense paroi de la réalité » (PP-152), à la capturer dans « la mémoire conquérante des chambres noires » (PP-244). En 1997, elle a créé son premier film documentaire, Tshishe Mishtikuashisht. Le petit grand Européen : Johan Beetz, une œuvre relatant l’histoire extraordinaire d’un Belge s’étant établi à Piastre-Baie au début du XXe

siècle. Au cours des années qui ont suivi, elle s’est consacrée à la réalisation d’épisodes de

5 Au cours de cette période, elle a également accompagné, dans leur collecte de récits ancestraux, des anthropologues comme Sylvie Vincent, José Mailhot et Rémi Savard. Certes, les anthropologues ne sont pas des documentaristes, mais l’anthropologie étant une discipline bien souvent convoquée par le cinéma documentaire, et les méthodes de travail des anthropologues et des documentaristes étant souvent similaires, il nous semblait pertinent de souligner la collaboration entre Bacon et ces chercheurs. De surcroît, et nous le constaterons au fil de ce mémoire, il existe de nombreuses ressemblances entre l’œuvre poétique de Bacon et le documentaire de type anthropologique.

6 Pierre Perrault, L’Oumigmatique ou l’objectif documentaire, Montréal, L’Hexagone, 1995, p. 171. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés entre parenthèses, dans le corps du texte, par la mention PP- suivie du ou des numéros de pages.

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séries documentaires. Elle est l’auteure de cinq courts-métrages de la série Innu assi, laquelle se penche sur les spécificités des différentes communautés innues du Québec. Elle a également collaboré au projet Tshinanu, dont chaque épisode a pour pierre angulaire un verbe, lequel amène le public à découvrir un thème associé aux valeurs et à la spiritualité des peuples des Premières Nations. On lui doit finalement deux reportages de la série Parler pour survivre, une production visant à mettre en lumière les diverses problématiques relatives aux langues autochtones du Canada et du monde entier.

Ainsi, le regard artistique de Joséphine Bacon, sa façon de concevoir et d’appréhender la création, ont-ils été modelés, en quelque sorte, à même le creuset du cinéma documentaire. Cette empreinte fondamentale est selon nous perceptible dans Bâtons à message, où le travail de documentariste semble littéralement investir, voire « polliniser7 » la création poétique. La poétesse cherche, par l’intermédiaire de son recueil,

à retrouver les traces d’une culture en train de disparaître, à les rendre visibles aux yeux du lecteur. De surcroît, en digne fille de nomade, elle tente de transmettre à son tour les traditions ancestrales. L’œuvre apparaît dès lors comme un art au service de la découverte du monde, comme une pratique destinée à jouer un rôle dans la survie des cultures menacées; elle rend accessible, à travers le prisme du regard de la poétesse, un point de vue d’auteur sur le réel.

Il s’agira donc pour nous de revendiquer l’influence du documentaire dans la formation artistique de Bacon en mettant au jour les traces de cette pratique cinématographique dans sa poésie. Nous proposerons une lecture capable d’établir des ponts entre ces deux univers génériques en montrant que chez Bacon, l’écriture poétique – quoiqu’elle constitue un pan autonome de l’activité artistique – s’inscrit dans la même lignée que le travail filmique, qu’elle tend, d’une certaine manière, vers des buts similaires. Aborder la poésie de Bacon à la lumière des spécificités de l’art documentaire nous permettra, du reste, de mettre en relief les traits fondamentaux de son entreprise poétique,

7 Nous empruntons cette formule à Gilles Marsolais, qui l’utilise pour la première fois dans son ouvrage

L’aventure du cinéma direct, Paris, Seghers, 1974, 495 p. Il désigne par ce terme la tendance du documentaire

à outrepasser la frontière poreuse qui le sépare de la fiction, comme s’il pouvait y avoir une forme d’osmose entre ces deux genres. Nous reprenons cette expression en lui conférant une signification beaucoup plus générale : une œuvre « pollinisée » par le documentaire, et ce, peu importe son genre ou le média qui lui sert de support, en est une qui insère une part des codes du documentaire en son sein.

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d’en faire ressortir les enjeux les plus notoires. Le recueil Bâtons à message8, qui est à ce

jour l’un des segments les plus substantiels de son œuvre écrite, et qui marque l’entrée officielle de l’artiste dans la sphère poétique, constituera le corpus principal; ses autres textes poétiques, de même que certains de ses films, formeront le corpus adventice.

État de la question

Malgré la qualité de son style et la richesse de son contenu, l’œuvre de Joséphine Bacon n’a pas encore suscité de véritables commentaires critiques approfondis. Bien entendu, il existe quelques comptes rendus de Bâtons à message – celui d’Emmanuel Bouchard9 ou de Denise Brassard10 constituent de bons exemples –, mais ces textes ne

donnent qu’un aperçu très général des grands thèmes abordés par la poétesse. À l’heure actuelle, seuls les articles de Pierre Ouellet11, Sarah Henzi12 et Isabelle St-Amand13

proposent des réflexions plus soutenues. Ouellet organise sa pensée autour de la figure du bâton de parole : il met en parallèle le travail de Bacon et celui de créateurs en art visuel afin de réfléchir à la façon dont leurs œuvres en arrivent à servir de guide à ceux qui entrent en contact avec elles. Henzi et St-Amand, toutes deux spécialistes des littératures des Premières Nations, s’inscrivent pour leur part dans un contexte davantage universitaire. Henzi s’intéresse à la question de la langue d’écriture, qu’elle perçoit comme un lieu stratégique de résistance et un instrument de décolonisation; elle donne l’exemple de Bâtons à message, où le français, qui cesse d’être associé à la langue du colonisateur, sert désormais à diffuser la culture et les valeurs innues. St-Amand, constatant de son côté le manque de travaux théoriques et analytiques portant sur les littératures autochtones au

8 Notons au passage qu’il s’agit d’une œuvre entièrement bilingue. Tous les poèmes y sont en effet imprimés en deux versions, soit en innu et en français. L’avant-propos – écrit par l’auteure –, la postface de même que la version française des poèmes constitueront le corpus de travail. La version innue des textes sera prise en compte dans le chapitre II, au moment de mettre en lumière les moyens employés par Bacon pour faire du recueil un relais dans la transmission des savoirs et de la langue, mais les poèmes ne seront pas analysés en eux-mêmes – notre maîtrise de l’innu n’étant pas suffisante.

9 Emmanuel Bouchard, « Nouveautés », dans Québec français, nº 162 (été 2011), p. 4-15.

10 Denise Brassard, « La parole voyage », dans Inter : art actuel, nº 104 (hiver 2009-2010), p. 11-12.

11 Pierre Ouellet, « Un nouveau totémisme. Rituels du souffle, de l’œil et de la marche », dans Inter : art

actuel, nº 106 (automne 2010), p. 28-35.

12 Sarah Henzi, « Stratégies de réappropriation dans les littératures des Premières Nations », dans Studies in

Canadian Literature / Études en littérature canadienne, vol. XXXV, nº 2 (2010), p. 76-94.

13 Isabelle St-Amand, « Discours critiques pour l'étude de la littérature autochtone dans l'espace francophone du Québec », dans Studies in Canadian Literature / Études en littérature canadienne, vol. XXXV, nº 2 (2010), p. 30-52.

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Québec, se charge d’orienter les chercheurs à venir vers quelques angles d’approche pertinents. En ce qui concerne Bacon, elle suggère la piste de l’oralité : elle insiste sur la volonté de l’artiste de situer son énonciation dans la continuité des récits ancestraux, que ce soit par le biais de la poésie, du cinéma ou de son travail de traductrice.

L’état embryonnaire du discours critique sur l’œuvre de Joséphine Bacon est, du reste, à l’image de celui de la recherche sur les littératures amérindiennes d’expression française au Québec. En effet, bien que cela soit appelé à changer dans un avenir proche, le paysage critique demeure pour le moment majoritairement constitué d’études générales. Dans Histoire de la littérature amérindienne au Québec14, Diane Boudreau retrace

l’émergence de cette littérature, des origines à 1990. Elle met l’accent sur le passage de la tradition orale au domaine de l’écrit de même que sur le caractère revendicateur des textes, qu’elle met en relation avec la volonté de résistance et de survie. Maurizio Gatti, dans son ouvrage Être écrivain amérindien au Québec : indianité et création littéraire15, relève

quant à lui les thèmes généralement privilégiés par les écrivains amérindiens. Son travail, plutôt panoramique, porte aussi sur le contexte d’écriture, le choix de la langue d’expression et le statut des auteurs. L’angle d’approche du chercheur ne se restreint donc pas uniquement aux études littéraires : Gatti s’intéresse à la sociologie, à l’histoire, à l’anthropologie et au droit. Mentionnons également les articles de Guy Sioui Durand16 et de

Jean-François Caron17, lesquels effectuent un tour d’horizon des principaux enjeux

entourant la production des artistes et des écrivains amérindiens les plus connus.

En ce qui a trait au domaine cinématographique, les rapports entre documentaire et poésie ont été souvent soulignés, en témoigne la kyrielle d’études portant sur les « documentaires poétiques » de Chris Marker, Joris Ivens, Pierre Perrault ou Robert Flaherty. En revanche, la dimension inverse – le caractère documentaire de la poésie – demeure un territoire en friche. Les travaux s’en approchant le plus ont été réalisés dans le

14 Diane Boudreau, Histoire de la littérature amérindienne au Québec : oralité et écriture, Montréal, L’Hexagone, 1993, 201 p.

15 Maurizio Gatti, Être écrivain amérindien au Québec : indianité et création littéraire, Montréal, Hurtubise HMH (Cahiers du Québec), 2006, 215 p.

16 Guy Sioui Durand, « Rituels, théâtralité et littérature autochtone », dans Inter : art actuel, n° 104 (hiver 2009-2010), p. 38-39.

17 Jean-François Caron, « La plume autochtone / émergence d’une littérature », dans Lettres québécoises : la

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cadre de recherches sur l’intermédialité. Par exemple, J. Esteves Rei18, cherchant à mettre

au jour les fondements communs de la littérature – tous genres confondus – et du documentaire, en vient à signaler leur fonction civique : ces arts, qui présentent aux lecteurs/spectateurs divers points de vue sur le réel, stimulent selon lui leur désir d’élargir leurs horizons et de mieux comprendre l’être humain. Mais il s’agit là d’un constat bien vague. Maria Odete Gonçalves19, Annabel Bérubé20 et Anabela Dinis Branco de Oliveira21

proposent quelques pistes plus précises : elles montrent respectivement comment la poésie de Luís Miguel Nava, et les romans de Pascal Quignard et d’António Lobo Antunes portent les marques du média filmique – sans faire de lien avec un genre cinématographique en particulier. Elles mettent de l’avant la visualité et la musicalité des textes – le cinéma étant un art de la vue et du son – et se penchent sur des procédés comme la description (qui montre plutôt qu’elle ne dit) et la création d’univers sonores par le biais du langage écrit. Leurs travaux constituent selon nous de bons exemples de la façon de repérer les traces du septième art dans divers genres littéraires.

Quoi qu’il en soit, l’absence d’études sur le rapport entre la poésie et le cinéma documentaire ne saurait dénoter, à nos yeux, l’incongruité d’un tel rapprochement. Au contraire, il nous apparaît pertinent de les mettre en relation, ces deux genres artistiques étant des lieux propices à l’expression de la subjectivité, à la capture d’une réalité transfigurée par le regard de l’observateur : le cinéaste documentaire et le poète dévoilent « ce qui ne se voit pas, mais qui pourtant tremble de présence, irradie le présent22 », ils

orientent et déplacent le regard du spectateur ou du lecteur et « recompose[nt] le champ du visible23 ». Du reste, la poésie et le documentaire ont occupé des places de choix au sein

des champs littéraire et artistique québécois, ils ont joué des rôles majeurs dans l’entreprise

18 J. Esteves Rei, « La communication littéraire et le documentaire: nature et fonction éducative », dans Célia Vieira et Isabel Rio Novo, Inter Media : littérature, cinéma et intermédialité, Paris, L’Harmattan (Logiques sociales), 2011, p. 151-158.

19 Maria Odete Gonçalves, « Luís Miguel Nava et l’Inércia da Deserção : espaces d’interception entre poésie

et cinéma », dans Célia Vieira et Isabel Rio Novo, op. cit., p. 161-168.

20 Annabel Bérubé, « Vision, montage et trame sonore dans Tous les matins du monde de Pascal Quignard », mémoire de maîtrise en littératures de langue française, Montréal, Université de Montréal, 2009, 116 f. 21 Anabela Dinis Branco de Oliveira, « Fado cinématographique. La présence du cinéma chez António Lobo Antunes », dans Célia Vieira et Isabel Rio Novo, op. cit., p. 169-180.

22 Jean Breschand, Le documentaire : l’autre face du cinéma, Paris, Cahiers du cinéma / SCÉRÉN-CNDP (Petits cahiers), 2002, p. 43.

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de définition de l’identité québécoise et de la culture y étant attachée. Voilà pourquoi il nous semble juste et important de les aborder conjointement, d’autant plus que les Innus, à l’instar des Québécois à une certaine époque, cherchent actuellement à faire reconnaître leur culture, à renouveler les paramètres identitaires qui régissent la définition de l’amérindianité.

Approches théoriques et méthodologiques

Nous avons donc dû faire face, en tant que chercheure, à deux pierres d’achoppement : le manque d’études approfondies sur l’œuvre de Joséphine Bacon, de même que l’absence de travaux théoriques ou analytiques mettant au jour les possibles rapports entre la poésie et le documentaire. En ce qui a trait au premier obstacle, nous l’avons en quelque sorte contourné en allant consulter quelques travaux réalisés dans le cadre des études littéraires autochtones dans l’espace anglophone. Au Canada anglais comme aux États-Unis, le discours critique relatif à ces littératures est beaucoup plus développé; il bénéficie d’ailleurs d’une légitimité au sein du monde universitaire et de l’institution littéraire. Par conséquent, nous avons cru bon de passer d’une aire linguistique à l’autre afin de bénéficier de la profondeur des réflexions menées dans un tel contexte. S’il ne semble rester, à ce jour, que peu de traces de ces lectures – comme les textes étudiés n’avaient que peu à voir avec l’œuvre de Bacon, il nous semblait difficile de récupérer les éléments d’analyse –, elles nous ont tout de même fait entrevoir une nécessité, celle d’inclure des sources amérindiennes au sein du discours critique privilégié. En réalité, et cela apparaît comme un consensus dans le monde anglophone, un chercheur qui, s’intéressant à la littérature des Premières Nations, ne recourrait qu’à des outils d’analyse occidentaux, contribuerait à éluder « le potentiel herméneutique des théoriques littéraires élaborées à partir des savoirs autochtones24 » et à réinstaller une dynamique de

colonisation. À défaut de sources critiques directement en lien avec notre propos, nous avons donc tenu, ponctuellement, à joindre aux voix et aux idées des théoriciens allochtones convoquées dans notre mémoire celles de certains artistes autochtones, pour bénéficier d’une plus grande diversité de points de vue et offrir une réflexion plus riche.

24 Isabelle St-Amand, art. cit., p. 36.

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John Grierson, fondateur de l’ONF et créateur de l’appellation anglaise « documentary film », affirmait sans ambages que « sa conception du documentaire n’était pas du tout au principe une idée de cinéma… Le medium était simplement le plus satisfaisant et le plus excitant25 ». Ainsi, pour ce qui est du second problème, et afin de rendre opératoire notre

recherche des traces du genre documentaire dans l’œuvre poétique de Joséphine Bacon, nous avons choisi de préconiser les études qui le définissent en des termes non intrinsèquement liés au cinéma, cet ensemble générique impliquant des structures et des possibilités qui ne doivent pas être uniquement comprises en regard du langage cinématographique ou du média filmique. Dans notre premier chapitre, nous travaillerons à partir du rapport existant, en régime documentaire, entre l’énonciateur et l’énonciataire : le dispositif communicationnel, en fournissant au destinataire des renseignements sur l’intention expressive du destinateur, crée une sorte de pacte de lecture qui incite le spectateur à appréhender le film comme un documentaire. Nous tâcherons donc de cerner le contrat de lecture mis en place dans Bâtons à message. Pour ce faire, nous porterons attention aux indices véhiculés par l’intermédiaire des zones péritextuelles (première de couverture, avant-propos, postface, etc.) et considérerons les données relatives au projet recueillistique de Joséphine Bacon, au statut du référent dans les poèmes, de même qu’à la démarche de l’auteure. Dans notre deuxième chapitre, la notion de quête documentaire, une entreprise menée par une conscience subjective et tournée vers la découverte d’un réel difficile d’accès, sera au cœur de la réflexion. Nous poserons notre regard sur les poèmes eux-mêmes, sur les multiples trajectoires décrites au fil des sections, et proposerons une analyse des lignes de force du parcours de la poétesse, des diverses volontés qui sous-tendent sa « quête » de proximité avec la culture de ses ancêtres. Au terme de notre étude, nous effectuerons un retour sur l’intention expressive décelée dans l’avant-propos. Nous constaterons, à la lumière de l’ensemble des éléments mis en relief, que l’artiste accomplit bel et bien le projet « à texture documentaire26 » annoncé au départ en réalisant une œuvre

25 John Grierson, cité par Michel Bouvier, dans « Abord du documentaire », dans Cinémas et réalités, Saint-Étienne, CIEREC / Université de Saint-Saint-Étienne, 1984, p. 180.

26 Nous empruntons cette formule à Agnès Varda, qui affirme souhaiter « faire du cinéma de fiction à texture documentaire », en recourant aux codes, aux méthodes et à la démarche propres au documentaire pour créer des films de fiction. Agnès Varda, citée par Claire Devarrieux et Marie-Christine De Narvacelle, dans Cinéma

du réel : avec Imamura, Ivens, Malle, Rouch, Storck, Varda… et le ciné-journal de Depardon, Paris,

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qui, bien qu’elle se matérialise sous la forme d’un recueil de poésie, n’en demeure pas moins teintée par ce genre cinématographique.

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DANS L’ŒIL DU LECTEUR : L’ART DOCUMENTAIRE

Nous persistons à penser qu’il existe un ensemble de films qui s’affiche comme documentaire (tout le problème consistant précisément à étudier comment s’effectue cet affichage) 27.

Le documentaire et la poésie relevant de médias somme toute assez distincts, il pourrait sembler risqué d’appréhender cette dernière en la mesurant à l’aune d’une pratique cinématographique, de définition fuyante qui plus est. Pourtant, à en croire les propos de J. Esteves Rei, il existerait une ressemblance fondamentale entre ces deux objets, soit la nécessité de considérer le travail herméneutique du destinataire, l’acte de lecture, dans l’attribution du caractère proprement littéraire ou documentaire d’une œuvre28. Quoique

fort général, un tel constat conduit néanmoins à l’orée d’une piste intéressante, car si, dans le domaine littéraire, la légitimité des théories de la réception n’est plus à prouver, les approches qu’elles mettent de l’avant se révèlent tout aussi pertinentes et opératoires au moment de cerner les spécificités du documentaire29. Stéphane Morin, dans sa tentative de

définir le statut générique de Nick’s Movie, un film pour le moins ambigu de Wim Wenders et Nicholas Ray, en arrive d’ailleurs à cette conclusion : « Un film comme Nick’s Movie peut à la fois être pris pour une fiction ou pour un documentaire, et chacune de ces lectures est légitime. Mais c’est peut-être justement là qu’il faut voir une possibilité de réponse, dans cette dualité qui de plus en plus désigne “l’espace de la lecture” comme étant le lieu de l’enjeu documentaire30. » Ainsi, pour être à même de dégager les propriétés du genre

documentaire, il serait primordial, sans occulter le contenu du film, de « placer la pragmatique au poste de commande » (RO-266) en cherchant à voir comment s’établit,

27 Roger Odin, « Film documentaire, lecture documentarisante », dans Cinémas et réalités, op. cit., p. 264. Désormais, les renvois à cet article seront signalés, dans le corps du texte, par la mention RO- suivie du ou des numéros de pages.

28 J. Esteves Rei, « La communication littéraire et le documentaire : nature et fonction éducative », dans Célia Vieira et Isabel Rio Novo, Inter Media : littérature, cinéma et intermédialité, Paris, L’Harmattan (Logiques sociales), 2011, p. 156.

29 Selon Martin Lefebvre, « [l]a question du spectateur a fait couler beaucoup d’encre ces dernières années, bien qu’elle n’ait pas eu, on peut le dire, le même impact pour les études cinématographiques que la question du lecteur dans le domaine littéraire ». Il n’en demeure pas moins que l’étude de « l’acte de spectature » se montre fort utile pour comprendre la réception des œuvres cinématographique (Martin Lefebvre, Psycho, de

la figure au musée imaginaire : théorie et pratique de l’acte de spectature, Montréal, L’Harmattan (Champs

visuels), 1997, p. 22, 253 p.).

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dans l’œuvre, le rapport entre le destinateur et le destinataire, entre un faire émissif et un faire réceptif. Il faudrait, essentiellement, tâcher de percevoir comment le dispositif communicationnel, en renseignant le spectateur/lecteur sur l’intention de l’énonciateur, de même que sur sa posture par rapport au sujet traité, crée ipso facto une sorte de contrat de lecture qui incite le spectateur à appréhender le film comme un documentaire. Toutefois, bien que de telles notions aient certes pu servir l’examen d’œuvres supportées par un média filmique, elles ont fondamentalement plus à voir avec l’analyse de discours qu’avec l’étude stricte du langage cinématographique. Nous avons donc choisi de nous les approprier, de les adapter légèrement, afin de mettre en lumière la possibilité de faire ce que Roger Odin appelle une « lecture documentarisante » de Bâtons à message.

Ce régime de lecture, nous le verrons dans le présent chapitre, est un effet du positionnement du spectateur par rapport à ce qu’il voit. En réalité, les films documentaires « intègre[nt] explicitement dans [leur] structure (d’une façon ou d’une autre) la consigne de mettre en œuvre la lecture documentarisante » (RO-271). Cette consigne, nous dit Odin, bien qu’elle soit perceptible à même le tissu filmique, peut également se manifester par l’intermédiaire d’éléments extérieurs au film comme le générique, les renseignements inscrits sur la pochette contenant l’enregistrement, les interviews données par le réalisateur, etc. Selon lui, tout se passe comme si l’œuvre programmait en quelque sorte sa réception en fournissant au spectateur une série d’indices qui influencent, qu’il en soit conscient ou non, sa perception du film. Dans notre quête destinée à mettre en relief les enjeux communs entre le recueil de Joséphine Bacon et la pratique documentaire, l’approche préconisée par Odin se révèle fort éclairante. En effet, nous le constaterons sous peu, le lecteur de Bâtons à message, avant même d’entreprendre la lecture des poèmes, est confronté à un dispositif qui active les mécanismes de la lecture documentarisante. La consigne de privilégier un tel mode de réception se construit de prime abord dans les zones paratextuelles, dans le péritexte plus précisément. À ce titre, l’avant-propos, signé par l’auteure, retiendra particulièrement notre attention : ce texte liminaire à valeur programmatique définit et explique le projet recueillistique, il esquisse déjà les grands traits de la figure de la poétesse telle qu’elle se déploiera au fil des pages. Les renseignements qu’il renferme seront mis en relation avec l’information véhiculée via les autres éléments du péritexte – la première de couverture et la postface, notamment – de même qu’avec certaines indications présentes

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dans les poèmes eux-mêmes. Nous montrerons comment l’appareil paratextuel et le texte créent conjointement un réseau d’indices, qui, une fois rassemblés, aménagent un terrain propice à la lecture documentarisante en mettant de l’avant une consigne de lecture qui s’articule, d’une part, autour de deux axes : l’image de l’énonciateur et la posture illocutoire de l’écrivaine (son intention et son rapport au réel). Le péritexte contenant, d’autre part, des indications en lien avec la démarche artistique de Bacon, nous les prendrons également en considération en expliquant comment elles consolident la consigne déjà en place et participent d’un même pacte de lecture.

L’énonciateur : un être de papier aux allures de « je-origine réel »

Les idées maîtresses de la théorie d’Odin ayant été brièvement évoquées, il semble dès lors à propos de nous y plonger plus avant en précisant certains enjeux relatifs aux indices recueillis par le spectateur au moment où il tente de percevoir la consigne de lecture proposée par le film. En effet, de quel ordre sont ces indices et à quoi se rapportent-ils? « Ce qui fonde la lecture documentarisante », affirme le chercheur, « c’est la réalité présupposée de l’Énonciateur, et non la réalité du représenté. » (RO-268) Ainsi, pour qu’un film soit reçu comme un documentaire, tout dépend, selon Odin, de l’image que le spectateur se fait de l’énonciateur : si les indications permettent au spectateur d’associer ce dernier à une instance qu’il conçoit comme réelle, la lecture documentarisante s’enclenchera de manière quasi naturelle. Mais qu’entend-il, exactement, par « Énonciateur » et « instance réelle »? L’énonciation au cinéma étant une question complexe, Odin choisit de préconiser une définition très générale du terme « Énonciateur » : « ce qui est pris pour l’origine de la communication filmique » (RO-264). Il souligne par ailleurs la nécessité de conjuguer, à cette acception a priori trop vague, une conception pluristratale de l’énonciation :

La linguistique de l’énonciation nous apprend que « lorsqu’on interprète un énoncé », on est conduit à reconnaître que s’y exprime « une pluralité de voix », que toute énonciation est, à des degrés divers, « polyphonique » (l’expression est d’O. Ducrot31). Cette conception pluristratale de l’énonciation est capitale pour notre propos; elle seule permet, selon nous, de comprendre comment la lecture documentarisante peut s’appliquer. (RO-268)

31 Le texte d’Oswald Ducrot auquel Odin fait référence est celui-ci : Oswald Ducrot, Danièle Bourcier et. al.,

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Le spectateur serait donc susceptible de distinguer, au sein d’une œuvre cinématographique, divers niveaux, couches ou strates de discours attribuables à différentes instances énonciatives simultanément à l’origine de la communication filmique. Certaines de ces instances, conformément à la pensée d’Odin, pourraient être considérées comme des « Énonciateurs réels » : le caméraman (on ferait alors une lecture similaire à celle convoquée par les reportages, en conférant à celui qui manie la caméra la qualité de témoin des événements), le réalisateur (une lecture biographique, voire psychanalytique, pourrait être envisagée), ou encore la « Société » dans laquelle le film est produit (on privilégierait ici une lecture historique ou sociologique), par exemple (RO-269). En fait, il n’y aurait pas une, mais bien des lectures documentarisantes possibles. La responsabilité de la communication pourrait être impartie, dans l’esprit du spectateur, à plusieurs énonciateurs réels à la fois; il pourrait, au contraire, n’en percevoir qu’un seul. Sa conception de cet énonciateur – ou de ces énonciateurs – pourrait demeurer constante au fil du film; elle pourrait, à l’inverse, varier d’une séquence à l’autre. Quoi qu’il en soit, selon le théoricien, pour qu’il y ait lecture documentarisante, il est primordial que le spectateur construise, sur la base des indications fournies, au moins un « Énonciateur présupposé réel ». Il s’agit là d’une condition sine qua non à l’activation d’un tel mode de réception : pour que le spectateur croie à ce qui est dit – pour qu’il considère l’œuvre comme un document (RO-264) – il faut qu’il puisse associer l’énonciateur à une instance qu’il estime réelle32.

Dans Bâtons à message, le dispositif paratextuel, une fois mis en relation avec le texte, incite le lecteur à rapprocher, de façon presque spontanée, la voix à l’origine de l’expression poétique d’un « Énonciateur réel ». En effet, le péritexte, envisagé dans sa globalité, propose un portrait de Joséphine Bacon qui met en évidence les faits saillants de son enfance, de même que les grandes lignes de son parcours personnel et professionnel. Ces renseignements biographiques tendent à ébaucher une certaine image de l’artiste. Or, la figure du poète, telle qu’elle se déploie au fil des pages, partage avec Bacon un nombre non négligeable de traits. L’être de chair et l’être de papier ayant visiblement beaucoup en commun, le lecteur en vient à concevoir l’énonciateur des poèmes comme une instance très

32 Odin développe également cette idée dans son article « Le documentaire intérieur. Travail du JE et mise en phase dans Lettres d’amour en Somalie », dans Cinémas, vol. IV, nº 2 (1994), p. 87. Nous y reviendrons sous peu.

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proche de l’auteure. En réalité, dans le cas qui nous intéresse, il serait plus juste d’utiliser le terme « énonciatrice », puisque l’entité qui se voit confier la responsabilité de l’énonciation dans le recueil est, à l’instar de Bacon, de sexe féminin, en témoignent ces vers :

Je suis adoptée. / Je suis maltraitée. / Je suis orpheline. (BAM-54); Je ne retiens qu’une larme, / apeurée, / d’avoir saigné une terre sacrée / qu’on me confia (BAM-66); Suis-je moi? / Suis-je innue? (BAM-78); Je me suis faite belle / pour qu’on remarque / la moelle de mes os, / survivante d’un récit / qu’on ne raconte pas. (BAM-82); Tue-moi, / si je reste silencieuse / quand on manque de respect / à mon peuple (BAM-84); Toi qui m’as faite / gardienne de la langue, / toi qui m’as chargée / de poursuivre ta parole / je sais que tu me vois. (BAM-112); l’amie que je suis / n’a de cœur / que le tien (BAM-114).

Il serait toutefois quelque peu inexact de traiter l’appartenance sexuelle de l’énonciatrice comme une donnée nettement perceptible. En fait, dans quatre poèmes sur cinq, approximativement, la poétesse s’exprime à la première personne du singulier ou du pluriel, mais seulement sept de ces poèmes – nous les avons cités ci-dessus – sur les cinquante-deux que compte le recueil sont écrits de façon à ce que le sexe de l’énonciatrice puisse être véritablement connu par le lecteur. À vrai dire, ce dernier doit attendre le début de la troisième section, « Moelle. Uinn », où le ton et le registre deviennent plus intimes, pour obtenir un indice quant au caractère masculin ou féminin de la voix poétique. Pourtant, ces quelques manifestations suffisent à ce que le lecteur considère l’énonciateur comme une instance féminine. Cela est peut-être dû au fait que l’un des sept poèmes cités précédemment, « Je me suis faite belle / pour qu’on remarque / la moelle de mes os, / survivante d’un récit / qu’on ne raconte pas. » (BAM-82), est également imprimé dans le rabat de la première de couverture et qu’il occupe, par conséquent, une position stratégique à la fois liminaire et surplombante. Sans doute l’éditeur, en plaçant là un extrait du recueil, a-t-il seulement voulu donner au lecteur un avant-goût du travail de Bacon. Il n’en demeure pas moins que ce texte marque, grâce à son emplacement, les premiers instants de la lecture. Puisqu’il se révèle représentatif du style et du propos des autres poèmes de Bâtons à message, et qu’il paraît en quelque sorte emblématique de l’ensemble de l’œuvre, il incite le lecteur à concevoir la voix poétique comme celle d’une femme, et ce, à l’échelle de l’entièreté du recueil.

Mais il s’agit certes là de la moindre des ressemblances entre l’énonciatrice et l’auteure. En plus de leur sexe, ces deux entités partagent une même origine ethnique. En ce qui concerne Joséphine Bacon, aucune ambiguïté n’est possible : elle est Innue, moult

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éléments du péritexte le confirment. Au début de son avant-propos, l’artiste parle de ce peuple de façon générale, donnant de l’information sur les moyens de communication qu’il utilisait jadis. Dès le paragraphe suivant, ce syntagme nominal, « les Innus », disparaît pour être remplacé par celui-ci : « Mon peuple » (BAM-7). Elle évoque « [s]es grands-parents » qui vivaient dans le nutshimit (BAM-7) – les territoires de chasse des Innus, à l’intérieur des terres – de même que « [s]on père Pierrish » (BAM-8), lui aussi Innu, établissant ainsi une filiation claire. Il en va de même pour l’énonciatrice qui, au fil des poèmes, désigne les anciens Innus nomades comme « [s]es ancêtres » (BAM-12) et fait référence au nutshimit en exprimant un sentiment d’appartenance à ce territoire : « On semble m’appeler / à monter dans le bois, / là-bas, à l’intérieur des terres, / notre terre. » (BAM-70) Si elle semble momentanément douter du fait d’être innue lorsqu’elle s’exclame « Suis-je moi? / Suis-je innue? » (BAM-78), il s’agit davantage d’une prise de conscience de l’écart entre son mode de vie et celui des anciens – elle constate la difficulté de définir ce qu’est « être innu » aujourd’hui – que d’une remise en question de son origine ethnique. D’ailleurs, elle se met de nouveau à parler, quelques pages plus loin, de « [s]on peuple » (BAM-84), à l’instar de l’auteure dans l’avant-propos.

Dans un même ordre d’idées, Bacon et l’énonciatrice, qui semblent être également d’âge similaire, endossent toutes deux le rôle social associé, dans la société innue, aux personnes d’âge mûr. Encore une fois, en ce qui a trait à l’auteure, aucune incertitude ne demeure. La quatrième de couverture révèle son année de naissance : 1947. Ainsi, celle qui écrit en ouverture « Rêves, tu m’emportes dans le monde des visions qui chantent ma vieillesse. […] Et je sais que le temps est au récit. » (BAM-8) est, au moment de la publication du livre, une femme à l’aube de la soixantaine qui sent qu’elle devra désormais s’acquitter des tâches imparties aux « aînés », c’est-à-dire servir de relais dans la passation de la culture en transmettant les savoirs ancestraux aux jeunes générations. Bien qu’il ne soit pas aussi aisé de déterminer avec précision l’âge de l’instance à l’origine de l’énonciation dans le recueil, le lecteur comprend rapidement que l’enfance est pour elle une époque révolue et lointaine. La poétesse constate avec affolement qu’au cours des années, les terres sur lesquelles elle vivait étant jeune ont irrémédiablement changé : « Où sont passés les arbres / qui poussaient quand / je grandissais? / L’intérieur des terres / a été vidé / Je pleure, je vide / mon âme / de souffle court » (BAM-72). Toutefois, bien que la vie

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ait amené son lot d’épreuves, l’énonciatrice a, en quelque sorte, appris à composer avec elles. Certes, il lui arrive encore d’être submergée par quelques élans dysphoriques – le poème que nous venons tout juste de citer en fournit un bon exemple –, mais, en définitive, le passage du temps lui a permis de mieux s’accommoder de sa « douleur » :

Ma douleur,

devenue remord [sic], est le long châtiment qui courbe mon dos. Mon dos ressemble à une montagne sacrée, courbée d’avoir aimé tant de fois. (BAM-64)

Les deux strophes de ce poème se faisant écho, il est facile de constater que les images, dans un premier temps négatives, se voient attribuer par la suite une valeur positive. Ainsi, le dos courbé de la poétesse, qui apparaît au départ comme le stigmate d’une vie longue et pénible, est ensuite comparé à un objet sacré, modelé non plus par la souffrance, mais bien par l’amour – dans son acception la plus large. La forme du dos cesse alors de témoigner d’une blessure et devient plutôt révélatrice de la richesse qu’apporte l’expérience. La poétesse qui, avec le temps, a acquis sagesse, force et maturité, peut dorénavant assumer son rôle d’aînée. Elle est prête, au même titre que l’auteure, à « poursuivre », comme elle le dit elle-même dans un poème, « [la] parole » des anciens (BAM-112).

L’évocation de la « douleur » de l’énonciatrice, de même que du désir, tant de cette dernière que de Bacon, de s’inscrire dans une tradition culturelle et de transmettre à leur tour les connaissances ancestrales, nous amènent en outre à aborder la similitude la plus fondamentale entre ces deux figures. En réalité, si le lecteur est naturellement tenté d’associer la voix à l’origine de l’expression poétique à celle de l’auteure, c’est que ces deux instances ont en commun un traumatisme d’enfance, dont découle leur volonté de se réapproprier la culture innue et d’assurer sa pérennité : l’expérience du pensionnat. Joséphine Bacon, comme l’explique Laure Morali dans la postface, est née à une époque charnière de l’histoire de son peuple durant laquelle les Innus, nomades depuis toujours, étaient forcés à se sédentariser : « Joséphine est née en chemin comme tous les Innus avant elle, jusqu’à elle. Au début des années cinquante, alors qu’elle entrait dans l’enfance, le rythme millénaire de la marche était en train de se briser. Les Innus subissaient alors une

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transition douloureuse. On venait leur enlever leurs enfants afin de les élever à leur place dans des pensionnats catholiques. » (BAM-133) Au même titre que les autres enfants amérindiens qui ont vu le jour au cours de cette période, Bacon a été arrachée à sa famille. À l’âge de quatre ans, elle a été envoyée au pensionnat de Malioténam (à 300 kilomètres de Betsiamites, son lieu de naissance), qu’elle n’a quitté que quinze années plus tard. On lui a interdit de parler l’innu-aimun, sa langue maternelle, on l’a convertie au catholicisme. Sa vie a été, somme toute, complètement bouleversée : coupée de sa culture première, elle a vécu un exil total, tant géographique que familial, social et spirituel.

Ces événements, Morali les aborde dans sa postface de sorte que le lecteur, qui ignorerait tout de l’histoire des Premières Nations au Québec, ne peut qu’être au courant de cette triste réalité au moment de lire le recueil – ou, du moins, une fois terminées les six sections contenant les poèmes. À la lecture de Bâtons à message, il est manifeste que cette « transition douloureuse », comme la nomme Morali, a également marqué le destin de l’énonciatrice. Les poèmes de la section « Moelle. Uinn », laquelle s’ouvre comme suit, sont à ce sujet très évocateurs :

Silence. Je suis adoptée. Je suis maltraitée.

Je suis orpheline. (BAM-54)

Ici, la parole poétique est si dépouillée, si réduite à l’essentiel, que le lecteur est porté à fonder son travail interprétatif sur le sens littéral des mots. Tout se passe comme si les termes « adoptée », « maltraitée » et « orpheline » formaient une suite événementielle : d’abord, la poétesse est prise en charge, elle se voit placée sous l’égide d’un ordre nouveau; toutefois, puisqu’elle est ensuite brimée et malmenée, elle a le sentiment, en définitive, d’être abandonnée de toute part. Cette situation est d’autant plus terrible qu’elle est complètement contre nature, puisque c’est l’adoption qui, paradoxalement, a pour résultat de la rendre orpheline. Cet état de chose plonge la poétesse dans une souffrance telle qu’elle peine à parler. Les vers sont brefs, comme si elle avait un nœud dans la gorge, comme s’il lui était interdit de s’exprimer. Elle est réduite au silence, tel que l’indique le vers initial, elle n’entend plus les paroles et les récits des aînés. Ce vide dans la vie de l’énonciatrice est d’autant plus perceptible qu’il est en quelque sorte figuré par tout l’espace

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blanc sur la page. La quasi absence de mots – il s’agit en effet du poème qui en compte le moins de tout le recueil – renvoie à la situation de délaissement complet dans laquelle l’« orpheline » se trouve. Les événements à l’origine de cette perte de repère sont explicitement nommés vers la fin de la section :

J’ai su écrire en lisant

le Tshishe-Manitu des missels. Je n’étais pas esclave,

Dieu a fait de moi son esclave. J’ai cru, j’ai chanté ses louanges. Indien donc indigne,

je crois en Dieu.

Dieu appartient aux Blancs. Je suis sédentaire. (BAM-80)

La construction paratactique de ce poème rappelle par moments le ton de la récitation ou de la prière litanique, lequel fait écho à l’endoctrinement, voire l’aliénation, dont la poétesse est victime. Les vers, une suite de courtes phrases déclaratives dans lesquelles les connecteurs, qui établiraient des liens logiques entre les énoncés, sont absents, semblent évoquer le fait que les enseignements de l’Église doivent être assimilés et appliqués, sans qu’il soit nécessaire de les comprendre, sans qu’il soit possible de les remettre en question. En fait, la conversion à la religion catholique transforme en esclave celle qui était auparavant libre. La paronomase, aux vers six et sept, atteste le mépris dont faisaient preuve les membres du clergé à l’endroit des Autochtones : l’« Indien », créature « indigne » et inférieure, n’a d’autre choix que de se mettre à croire « en Dieu » s’il désire devenir un être respectable. La poétesse, qu’on a tenté de persuader de cette idée, en vient à l’énoncer comme si c’était la sienne, comme si le discours propagandiste de l’Église se mêlait à sa propre voix. Le ton aphoristique de la chute du poème, « Je suis sédentaire. », suggère que le passage du nomadisme à la sédentarité s’est fait si soudainement que la poétesse, qui n’a pas eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait, est sous le choc : son mode de vie s’est complètement métamorphosé, sans qu’elle puisse intervenir pour freiner ou empêcher ce bouleversement. Cette prise de conscience suscite chez elle un étonnement, voire un effarement, qui la paralyse. Ainsi, lorsque le vers final tombe, sans réplique, il semble sceller le sort de l’énonciatrice : le lecteur la voit, impuissante, piégée dans une

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situation hors de son contrôle. Il devient dès lors presque impossible pour lui de ne pas rapprocher cette voix poétique qui s’exprime dans le recueil de celle de Joséphine Bacon. Toutes deux sont dépeintes comme les victimes d’un système opprimant et acculturateur au sein duquel l’identité amérindienne est broyée, réduite à néant.

Ce processus de dépossession qui a eu cours tout au long de l’enfance est à l’origine du désir dont nous avons fait mention plus haut, soit la volonté des deux instances de retrouver une part de la culture première dont elles ont été coupées. Morali, qui dresse un bilan du parcours professionnel de l’auteure, insiste sur sa détermination à « s[e] réappropri[er] tout ce qu’on a voulu lui enlever pendant ses années de pensionnat » (BAM-134). Elle souligne le travail de Bacon avec des anthropologues qui s’intéressaient aux peuples des Premières Nations, elle signale sa collaboration avec des documentaristes qui avaient à cœur de faire connaître des traditions en train de se perdre et d’assurer leur pérennité. Par conséquent, le lecteur est amené à envisager l’ensemble des activités de l’artiste comme une longue tentative de renouer avec les valeurs et les pratiques ancestrales, comme une grande quête de redécouverte de la culture innue destinée à contrer la campagne d’assimilation des nations amérindiennes menée par les pouvoirs dirigeants depuis des décennies. En parcourant le recueil, le lecteur a tôt fait de constater que l’énonciatrice mène une quête analogue à celle de l’auteure. En effet, la poétesse avoue, dès le septième poème, avoir « perdu la trace » des anciens Innus nomades (BAM-22). Évoquant toute la souffrance vécue à l’époque où elle était enfant, elle formule ce souhait :

Mon enfance n’a de visage que les coups reçus, muette

face au soleil levant Que reviennent les premiers pas

de la saison de ma naissance (BAM-60)

Les mots de celle qui a été déracinée et violentée sonnent presque comme une prière à l’endroit d’une force supérieure, ils donnent à croire qu’elle aspire à retrouver une parcelle de cette vie paisible, antérieure au traumatisme. La strophe finale laisse même supposer qu’il serait primordial, voire salutaire pour elle d’être de nouveau en contact avec les

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mœurs, les coutumes et les valeurs qui régissaient l’univers qui était jadis le sien. D’une page à l’autre, le lecteur assiste donc à sa lente reconquête de la culture de ses parents et de ses ancêtres. Ce grand projet de réappropriation traverse l’ensemble du recueil, il anime constamment la poétesse33.

En somme, la figure auctoriale et celle de l’énonciatrice, qui ont en commun sexe, âge, origine ethnique et expérience passée, sont de surcroît habitées par les mêmes désirs et elles partagent des visées similaires. Ces multiples recoupements, à partir du moment où ils sont effectués par le lecteur, ont pour effet de l’inciter à concevoir l’instance responsable de l’expression poétique dans Bâtons à message comme une « énonciatrice réelle » ou, pour reprendre la terminologie d’Odin, comme un « je-origine réel » (RO-265) très semblable à l’auteure. À nos yeux, bien qu’elle soit en quelque sorte instinctive et spontanée, l’association entre ces deux instances a priori distinctes est pourtant loin d’être primaire ou naïve. Elle s’explique du reste par deux autres indices qui, selon nous, ont une incidence majeure sur la façon dont le destinataire conçoit la voix poétique.

D’abord, l’illustration sur la première de couverture est un portrait de Joséphine Bacon. S’il s’agit certes d’un détail apparemment anodin, il n’en demeure pas moins que le lecteur, au moment où il prend conscience de ce fait, en vient à supposer que les images et les thèmes privilégiés par l’écrivaine auront probablement rapport avec certains aspects ou événements de sa vie, ou alors que les valeurs mises de l’avant dans les poèmes seront possiblement liées à la vision du monde de l’artiste. Au fond, lorsqu’il voit cette représentation du visage de l’auteure, il est porté à croire que le recueil proposera peut-être lui aussi, à l’instar de l’image qui orne la couverture, un portrait de Bacon. Dans un même ordre d’idées, l’avant-propos contribue également au télescopage des instances auctoriale et énonciative. À en croire les propositions de Dominique Maingueneau au sujet de la manière de concevoir ces deux entités, la simple présence de ce texte liminaire engendre un certain brouillage entre la figure de l’auteur et celle de l’énonciateur. En réalité, s’interrogeant sur les formes de subjectivation du discours littéraire, Maingueneau en vient à dissocier non pas deux, mais bien trois instances : la « personne », l’être de chair doté d’un état-civil,

33 Cette idée sera reprise et développée davantage dans notre deuxième chapitre, au moment où nous décrirons, avec plus de précision, les éléments caractéristiques de la quête de la poétesse, les lignes de force de son parcours.

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« l’écrivain », un acteur du champ littéraire, et « l’inscripteur », le sujet de l’énonciation34.

Afin de mettre en lumière les rapports qui les unissent (ou qui les désunissent), il suggère de distinguer deux espaces au sein de la production d’un auteur : l’espace canonique et l’espace associé. Les œuvres qui se situent davantage du côté de l’espace canonique privilégient « un régime qu’on pourrait dire délocutif, dans lequel l’auteur s’efface devant les mondes qu’il instaure35 ». Puisque « l’inscripteur » y est un acteur de premier plan, mais

que la « personne » et « l’écrivain » tendent à être occultés, le lecteur, en présence de ces textes, est donc a priori tenté de faire une distinction franche entre l’énonciateur et l’auteur. En ce qui concerne les écrits autobiographiques et les textes plus marginaux par rapport aux œuvres principales, ou par rapport à la conception dominante du fait littéraire (comme les préfaces et les postfaces, les entretiens avec des journalistes, les correspondances, etc.), Maingueneau les rapproche plutôt de l’espace associé. Selon lui, ces textes mettent de l’avant « un régime élocutif, dans lequel “l’inscripteur”, “l’écrivain” et la “personne”, conjointement mobilisés, glissent l’un sur l’autre36. » Ainsi, « [s]i l’espace canonique

prétend séparer “l’inscripteur”, instance de la scène d’énonciation, de la “personne” et de “l’écrivain”, l’espace associé implique un brouillage des frontières qui structurent l’instance énonciative37. » On observe donc, chez le lecteur confronté à ce type d’écrits, une

tendance marquée à considérer qu’énonciateur et auteur s’équivalent.

Or, dans Bâtons à message, c’est l’avant-propos rédigé par l’auteure, lequel correspond en tous points aux textes que Maingueneau situe du côté de l’espace associé, qui ouvre le recueil. Par conséquent, le brouillage entre les diverses figures de subjectivation du discours qu’implique ce type d’écrits caractérise les premiers instants de

34 Dominique Maingueneau, Le discours littéraire : paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin (Coll. U Lettres), 2004, p. 107. Nous n’avons distingué, depuis le début de notre analyse, que deux instances de subjectivation : l’auteur – le sujet biographique – et l’énonciateur – le sujet à l’origine de la communication dans le recueil. Or, comme nous venons de le mentionner, Maingueneau, qui semble juger cette conception binaire trop simpliste, propose de différencier l’être biographique de l’individu en tant qu’acteur au sein du champ littéraire. Selon nous, une telle conception n’est guère irréconciliable avec la nôtre. En réalité, bien que les termes que nous avons utilisés jusqu’à maintenant diffèrent de ceux préconisés par Maingueneau, ils renvoient, somme toute, à des idées plutôt similaires. Lorsque nous parlons de Joséphine Bacon, nous considérons à la fois les éléments de sa biographie et ses activités en tant qu’artiste (puisque nous proposons une lecture qui fait de ceux-ci le moteur de ceux-là, il est en effet difficile pour nous de ne pas les aborder conjointement). Ainsi, lorsque nous évoquons la figure de l’auteure, nous renvoyons simultanément à ce que Maingueneau nomme « personne » et « écrivain ».

35 Ibid., p. 110. 36 Id.

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la lecture de l’œuvre. Mais le mouvement « naturel » de liaison des instances énonciative et auctoriale se perpétue bien au-delà des frontières de ce texte introductif, et ce, entre autres, grâce à la manière même dont il est construit. Mentionnons, avant de nous aventurer plus loin, que cet avant-propos est bel et bien signé par Joséphine Bacon. Il est donc clair, dans ce cas-ci, que le « je » responsable de l’énonciation est un « je-origine réel », un individu possédant une biographie et jouant un rôle dans la sphère artistique. Prise en considération en regard de la structure du texte liminaire, cette donnée, en apparence banale, joue pourtant un rôle non négligeable. En effet, la quasi-totalité de l’avant-propos est écrite en prose, mais dans les dernières lignes, le lecteur assiste à une sorte de glissement. La voix à l’origine de l’énonciation passe à un autre plan de l’expression, et la prose laisse place aux vers :

Accompagne-moi pour faire marcher la parole,

la parole voyage là où nous sommes, suivons les pistes des ancêtres pour ne pas nous égarer,

parlons-nous… (BAM-8)

Puisque le passage en vers est placé à la fin de l’avant-propos et qu’il se termine par des points de suspension, le lecteur est en droit de supposer que cette voix qu’il attribue à Bacon, et qui commence à peine à se faire entendre, continuera de résonner dans les pages à venir – lesquelles sont également écrites en vers. Selon nous, cette impression de lecture, à savoir que le texte poétique serait la continuité du texte introductif, est de surcroît tributaire de la façon dont s’ouvre la première section de Bâtons à message, « L’autre Nord. Nanim » :

La vieille Philomène d’Unaman-shipu, un jour, m’a dit :

« Si tu sais regarder, tu verras l’étoile de midi. » (BAM-10)

À la fin de l’avant-propos, Joséphine Bacon, en tant qu’être humain et en tant qu’écrivaine, semble inviter le destinataire à l’« accompagner » dans une quête au cours de laquelle les ancêtres lui serviront de guides. Sa volonté de faire « voyager » la parole peut être interprétée comme un désir de transmettre les enseignements et les valeurs de ceux qui ont vécu avant elle. Dans le poème suivant, l’énonciatrice se remémore les mots de la vieille

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Philomène, et elle les livre à son tour; elle arrive donc, en quelque sorte, à faire « marcher la parole », à perpétuer le cycle de passation des savoirs. Qui plus est, la maxime prononcée par l’aînée, et qui est certes révélatrice des valeurs des ancêtres nomades, se lit comme un conseil destiné à orienter et à éclairer la poétesse, afin d’éviter qu’elle ne s’égare. En fait, tout se passe comme si le destinataire, à la lecture du recueil, était témoin de la quête dans laquelle Bacon, dans son avant-propos, dit vouloir s’engager. S’il est incontestable que la voix à l’origine de la communication dans ce texte liminaire est celle de l’artiste, et que moult indices portent à croire que cette même voix continue de se faire entendre par la suite, pourquoi ne serait-il pas permis d’envisager l’ensemble du recueil comme le fruit de l’expression d’une énonciatrice réelle, très semblable à l’auteure?

Notons au passage que certains éléments du péritexte et du texte de Nous sommes tous des sauvages produisent des effets de lecture pour le moins similaires à ceux observés dans Bâtons à message. Dans ce recueil coécrit par José Acquelin et Joséphine Bacon, les poèmes, placés en alternance parce qu’issus au départ d’une correspondance entre les deux écrivains, sont tous signés. Un tel état de fait, nous en sommes consciente, dénote sans doute un souci de transparence envers le lecteur, une volonté que ce dernier soit à même de départager la provenance de chaque poème38. Il n’en demeure pas moins que dans la

perspective de l’étude du pacte de lecture, et de l’analyse de la constitution de l’image de l’énonciateur, cet aspect ne peut être occulté. Comme les poèmes sont presque tous écrits à la première personne du singulier, lorsque le lecteur y voit joints les noms de « José » ou de « Joséphine », il en vient à présumer que la voix poétique à laquelle il accède est littéralement celle de l’auteur. De plus, au même titre que dans Bâtons à message, l’énonciatrice dans les poèmes de Bacon de Nous sommes tous des sauvages est une femme innue, qui souhaite mettre de l’avant les fondements de sa culture première – dont elle se sent parfois très proche, parfois très loin. Il est donc évident que les mécanismes d’association de l’énonciatrice à l’auteure opèrent également dans ce recueil-ci. À vrai dire, selon nous, un lecteur qui aurait lu les deux livres, et qui aurait, dans un cas comme dans l’autre, repéré les indices lui permettant d’effectuer ce rapprochement, serait d’autant plus porté à croire à sa légitimité, car il pourrait considérer avoir relevé, plutôt qu’un phénomène

38 Ces signatures apparaissent du reste comme les vestiges de l’échange épistolaire à l’origine du recueil. En effet, dans une correspondance, les lettres (ou les textes) sont habituellement signées.

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