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La malédiction littéraire : constitution et transformation d'un mythe

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Academic year: 2021

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(1)

Par Pascal Brissette

Département de langue et littérature françaises Université McGiII, Montréal

Août 2003

Thèse présentée à l'Université McGiII en vue de l'obtention du grade de Ph.D. en langue et littérature françaises

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Branch Patrimoine de l'édition 395 Wellington Street

Ottawa ON K1A ON4 Canada

395, rue Wellington Ottawa ON K1A ON4 Canada

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RÉSUMÉ

Longtemps avant la publication des Poètes maudits de Verlaine, on a écrit et pensé, en certains milieux et dans certains contextes, que les écrivains de génie étaient destinés à vivre malheureux. Ce n'est pourtant que vers 1760-1770 que sont réunies les conditions permettant l'émergence d'un mythe de l'écrivain malheureux, mythe qui affirme la vocation christique de l'écrivain et qui associe la grandeur au malheur. La présente thèse cherche à comprendre ce phénomène mythique dans une perspective historique. La première partie retrace les trois principales filiations topiques du malheur auctoral avant 1770. Ces trois séries sont celles de la mélancolie, de la pauvreté et de la persécution. Nous nous attachons, dans les chapitres qui leur sont consacrés, à mettre en lumière la spécificité de ces topiques, les représentations et exempla qu'elles mobilisent et les connexions qui s'opèrent dans les discours entre, d'une part, la mélancolie et le génie, d'autre part, la pauvreté et la vérité, enfin, la persécution et le mérite. Sans considérer encore que ces différentes connexions discursives suffisent à fonder une mystique du lettré malheureux, nous les étudions dans leur contexte pour ce qu'elles sont: un réservoir topique où les littérateurs puiseront bientôt certains matériaux discursifs et dont le mythe tirera son acceptabilité historique, son caractère d'évidence. La deuxième partie de la thèse est pour sa part consacrée à l'étude de cette évidence.

Après Rousseau, d'aucuns croient que le malheur s'attache aux pas du génie, que la vocation littéraire fait du poète l'objet d'une malédiction. Il ne s'agit plus, dès lors, de suivre séparément les fils de la topique, mais de voir la manière dont celle-ci acquiert valeur de lieu commun entre 1770 et 1840, s'impose comme horizon de sens et s'intègre aux stratégies d'écrivain. Le dernier chapitre et l'épilogue montrent que le mythe se maintient en se transformant dans la deuxième partie du Xlxe siècle, s'accommodant des critiques qui lui sont faites chez les écrivains postromantiques, et qu'il incite même les grands auteurs qu'on pourrait dire (( heureux )) - Victor Hugo, par exemple - à trouver leur formule du malheur et

à s'en approprier les insignes.

Mots clés

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ABSTRACT

Long before the publishing of Verlaine's Poètes maudits, it has been written and thought, in various circles and contexts, that writers of genius were doomed to an unhappy Iife. Nevertheless, it was only about 1 760-1 770 that the conditions allowing for the emergence of a myth of the unhappy writer were gathered. This myth afflrms the christlike vocation of the author and associates greatness to unhappiness. This thesis seeks to understand this mythical phenomenon within a historical perspective. The flrst part recounts the three principal famUies of topoï associated, before 1 770, to authorial unhappiness. These three series are those of melancholy, poverty and persecution. In the chapters conceming these topoï, the objective is to bring to Iight their speciflcity and also the representations and the

exemp/a that they cali to mind. Moreover, the goal is to identify the connections that are at work, in discourses, between melancholy and genius on the one hand, poverty and truth on the other hand, and flnally persecution and merit. Even if one can't already consider that these various discursive connections are sufflcient to build a mysticism of the unhappy man of letters, they still can be studied, in their context, for what they are : a pool of topoï where the writers would soon draw sorne discursive materials, and from which this myth will get its historical acceptabUity, its obviousness. The second part of the thesis is devoted to the study of this obviousness. After Rousseau, sorne believe that unhappiness is inseparable from genius, and that Iitterary vocation is a curse spelled on the poet. From then on, the object of study is not anymore to follow each topos as if it was a separate thread, but instead, to see how ail this acquires the value of commonp/ace (lieu commun) between 1 770 and 1840, in addition to imposing itself as an horizon of meaning. The last chapter and the epilogue show that the myth lives on, during the second half of the nineteenth century, by transforming and strenghtening itself in reaction to the criticism coming from the post-romantic writers.

Keywords

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TABLE DES MATIÈRES

RÉsUMÉ ... 11

ABSTRACT ... III TABLE DES MATIÈRES ... IV LISTE DES FIGURES ... VII LISTE DES ABRÉVIATIONS ET DES SIGLES ... IX REMERCIEMENTS ... XI INTRODUCTION ... 1

La malédiction littéraire: un objet ... 3

La malédiction littéraire : un mythe... 16

Méthode ... 26

PREMIÈRE PARTIE ... 29

CHAPITRE 1. GRANDEUR ET MISÈRES DES MÉLANCOLIQUES ... 30

Délire poétique, fureur et mélancolie dans l'Antiquité ... 33

Mélancolie et fureur divine dans les traités de Marsile Ficin ... 38

La méditation mélancolique et ses dérives au

xvr

siècle ... 43

De la mélancolie méditative aux maladies des gens de lettres ... 47

La mélancolie comme trait distinctif. ... 56

De la mélancolie au génie ... 62

CHAPITRE II. PAUVRETÉ DE L'HOMME DE LETTRES ... 63

La pauvreté comme mal: plaintes des auteurs faméliques jusqu'au XVIIr siècle .. 67

La pauvreté ridicule: poète crotté (XVlr s.) et pauvre diable (XVIIr s.) ... 100

La pauvreté est un scandale: Gilbert et Le génie aux prises avec la fortune... 114

Du bon usage de la pauvreté volontaire,' le cas de Rousseau... 122

CHAPITRE III. PERSÉCUTION DE L'HOMME DE LETTRES ... 133

Le point de vue du sage persécuté ... 135

Le saint contre le sage ... 143

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De l'art de transiger avec l'indicible au Moyen Âge ... 154

Un persécuté suppliant: le poète desconforté .. ... 162

Un persécuté dangereux: le grand homme outragé ... 167

Un argument particulier: le capital persécution... 173

Morellet : de la Bastille aux salons ... 183

SYNTHÈSE ..•...•.•...•.•...•.•...•.•.•.•.•.•.•.•.•...•.•...•...•..•...•...•.•.•...•.•... 188

DEUXIÈME PARTIE ... 193

CHAPITRE IV. DEUX ÂMEs D'ÉLITE À LA CONQUÊTE DU CAPITAL MALHEUR ... 194

Confesser son innocence, expliquer sa destinée: Les confessions de Rousseau.. 199

Un mélancolique d'exception ... 199

Les confessions: une apologie ... 202

Du privé au public ... 212

De deux destins, le plus malheureux ... 222

La clé d'un destin ... 227

À moi, le malheur: les lettres à Guibert de Julie de Lespinasse ... 229

Une mondaine en rupture avec les gens du monde ... 230

Né pour le bonheur ... 234

Un tournoi d'infortunes ... 240

CHAPITRE V. LE MYTHE ET L'IMAGINAIRE RÉVOLUTIONNAIRE ... 247

Fous de Rousseau ... 248

La nationalisation du culte ... 258

Du culte de Rousseau au mythe de la malédiction littéraire ... 264

De la Révolution et de ses victimes ... 266

Chateaubriand et l'Essai sur les révolutions ... 270

L'émigré en société: L'Émigré de Sénac de Meilhan ... 280

Placer son argent à perte ... 283

Aimer le malheur ... 289

(7)

CHAPITRE VI. POÉTIQUE DU DERNIER SOUFFLE ET SUICIDES POÉTIQUES ... 296

Du Philosophe persécuté au Poète malheureux ... 297

Par-dessus tous, le génie malheureux ... 315

D 'Escousse à Chatterton ... 318

Un bâtard de Chatterton: Pierre François Lacenaire ... 335

Lacenaire, un monstre qui a le ton ... 337

Les mots et les crimes ... 341

Poète et assassin: un amalgame inacceptable ... 344

CHAPITRE VII. Du POÈTE MALHEUREUX AU POÈTE MAUDIT ... 351

Sus à Chatterton: le Poète malheureux contesté ... 353

«Ymbert Galloix qui souffre vaut Byron» ... 353

Le Poète malheureux comme objet de rigolade ... 357

Assez les jérémiades ... 363

Avatars de la malédiction littéraire ... 374

Les artistes purs et leur martyre ... 376

Des avant-gardes aux bas-côtés ... 390

D'une malédiction l'autre ... 402

ÉPILOGUE ... 414

Le rocher des Proscrits ... 417

Marine Terrace ... 421 Le front éclairé ... ... 424 CONCLUSION ... 428 ANNEXE 1 ... 443 ANNEXE n ... 445 ANNEXE ln ... 447 ANNEXE IV ... 449 BIBLIOGRAPHIE ... 458

I. Corpus des œuvres ... ... 458

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LISTE DES FIGURES

1. Albrecht Dürer, cc Melencolia 1 » (annexe 1)

Source: Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxi, Saturne et 13 mél3ncolie. Études historiques et philosophiques : nature, religion, médecine et art, traduit de l'anglais et d'autres langues par Fabienne Durand-Bogaert et Louis Évrard, Paris, Gallimard, coll. cc Bibliothèque des histoires», 1989 (première édition, 1964), p. 473.

2. Fragment du paratexte de les fortunes et adversitez de Jean Regnier (annexe 2) Source: Jean Régnier, Les fortunes et adversitez de Jean Regnier, texte publié par E. Droz, Paris, Librairie ancienne Édouard Champion, 1923,

p. 1.

3. Émile Bayard, cc Le suicide )) (annexe 3)

Source: P.-J. de Béranger, Chansons de P.-]. de Béranger anciennes et posthumes, nouvelle édition populaire ornée de 161 dessins inédits et de vignettes nombreuses, Paris, Perrotln, 1866, p. 457.

4. Charles Hugo, cc Victor Hugo sur le rocher des Proscrits )) (annexe 4, flg. 1) Source: Françoise Heilbrun et Danielle Molina ri (dir.), En collaboration avec le soleIl. VIctor Hugo. Photographies de rex/~ Paris, Réunion des Musées nationaux 1 Paris-Musées 1 Maison de Victor Hugo, 1998, p. 53. 5. Charles Hugo (?), cc Victor Hugo appuyé au rocher des Proscrits» (annexe 4,

flg. 2)

Source: ibId., p. 107.

6. Mauduit, d'après A. Devéria, cc Les deux îles )) (annexe 4, flg. 3)

Source: Jean-François Barielle, Le grand Imagier Victor Hugo, Paris, Flammarion, 1985, p. 28.

7. Viollat, cc L'aigle et l'étoile )) (annexe 4, flg. 4)

Source: P.-J. de Béranger, Chansons de P.-]. de Béranger anciennes et posthumes, p. 505.

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8. Charles Hugo, (( Marine Terrace » (annexe 4, fig. 5)

Source: Françoise Heilbrun et Danielle Molinari (dir.), En collaboration

avec le soleil Victor Hugo. Photographies de l'exil, p. 21.

9. Victor Hugo, (( Vue de Marine Terrace » (annexe 4, fig. 6) Source : ibid., p. 20.

10. Benjamin Roubaud, (( Victor Hugo» (annexe 4, fig. 7)

Source: Jean-François Barielle, Le grand imagier Victor Hugo, p. 108. 11. Auguste Vacquerie, (( Victor Hugo assis, main gauche sur la tête » (annexe 4,

fig. 8)

Source: Françoise Heilbrun et Danielle Molinari (dir.), En collaboration

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BnF CCR chap. coll. collab. dir. éd. fig. HÉF ibid. JDL OCD OCH OCR OCV p. PUF réimp. reprod.

LISTE DES ABRÉVIATIONS ET DES SIGLES

Bibliothèque nationale de France

Jean-Jacques Rousseau, Correspondance complète de Jean Jacques Rousseau, édition critique établie et annotée par R. A. Leigh,

Genève 1 Madison, Institut et musée Voltaire 1 The University of Wisconsin Press, 1965-1997, 52 vol.

chapitre collection collaboration directeur 1 direction édition figure

Henri-Jean Martin, Roger Chartier et Jean-Pierre Vivet (dir.),

Histoire de l'édition française, Paris, Promodis, 1982-1986,

4 vol.

ibidem

Julie de Lespinasse, Correspondance entre Mademoiselle de Lespinasse et le comte de Guibert, publiée pour la première fois

d'après le texte original par le comte de Villeneuve-Guibert, Paris, Calmann-Lévy, 1906.

Denis Diderot, Œuvres complètes de Diderot, notices, notes, table

analytique, étude sur Diderot et le mouvement philosophique au XVIW siècle par J. Assézat, Paris, Garnier Frères, 1875-1877, 20 vol.

Victor Hugo, Œuvres complètes, présentation de Jean-Pierre

Reynaud, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1985, 16 vol.

Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes 1. les confessions. Autres textes autobiographiques, édition publiée sous la dir. de

Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris, Gallimard, coll.

« Bibliothèque de la Pléiade», 1959.

Voltaire, Œuvres complètes de Volt3ire, nouvelle édition précédée

de la vie de Voltaire par Condorcet et d'autres études biographiques, Paris, Garnier Frères, 1877-1885, 52 vol.

page

Presses universitaires de France réimpression

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s. siècle

s.d. sans date

s.é. sans éditeur

s.l. sans lieu

t. tome

TOB traduction œcuménique de la Bible

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REMERCIEMENTS

Une chose au moins distingue cette thèse des œuvres sur lesquelles elle se penche: le bonheur que sa rédaction a procuré à son auteur. Malgré les difficultés rencontrées en cours de recherche, j'ai toujours eu à mes côtés des collègues et des amis pour me ramener à l'ordre du plaisir intellectuel.

Je remercie tout d'abord mon directeur de recherche, Marc Angenot, pour qui j'ai une estime sans bornes et dont les travaux ont été une source inépuisable de motivation. Travailler sous sa supervision et dans son entourage a été non seulement un honneur, mais un immense plaisir.

Je salue les filles et les gars du Collège de sociocritique, dont l'amitié a été un puissant stimulant intellectuel au cours des dernières années. Paul, Maxime, Michel, Geneviève, Yan, Guillaume et tous les autres, il faut continuer à (( faire des choses)}. Un merci tout particulier aux (( seniors)} du Collège - Benoît Melançon, Pierre Popovic, Michel Biron - pour leur confiance et leur appui aux moments stratégiques. Et merci encore à Marc-Olivier, à Luc, à Sophie, à Jean-Marc et à Alain pour leur précieux et généreux coup de main dans la dernière montée.

Mes parents et amis qui ne fréquentent pas les hauts lieux du savoir universitaire ne se doutent peut-être pas à quel point leur affection et leur amitié ont été nécessaires à l'achèvement de ce travail. Francine, Raymond, Marie-Paule, Yvon, Benoît, Sacha, Serge-Alain, Annie, Gino, merci de tout cœur d'avoir été là.

Si l'amour se nourrit bien d'eau fraîche, il n'en va pas de même pour la recherche. La mienne a bénéficié des bourses du Fonds pour la formation des chercheurs et l'aide à la recherche (FCAR), du Conseil de recherche en sciences humaines (CRSH), de l'Université McGiII (bourses Max-Stern et Vineberg) et du Département de langue et littérature françaises de McGiII (bourse Geneviève-de-Ia-Tour-Fondue). Que ces différents organismes et instances soient vivement remerciés pour leur aide indispensable.

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Innombrables sont les maudits du monde. Aux quelques élus présentés par Verlaine en 1883 dans ses Poètes mauditsl sont venus s'ajouter au fil des ans des génies méconnus et des insurgés littéraires des quatre coins de la terre2• C'est un véritable continent de la malédiction - aux frontières par trop poreuses - que tracent à coups d'articles ou de poèmes, à grand renfort d'érudition ou de bons sentiments, les hagiographes des lettres, les releveurs de lyres brisées, les traqueurs de curiosités littéraires, les inconditionnels de la bohème, les découvreurs amusés d'auteurs de troisième ordre et les explorateurs des marges poétiques. À ces justiciers du monde des lettres, les maltraités de l'ordre littéraire doivent une fière chandelle. Philosophes acculés au suicide, poètes en exil ou en prison, dans une camisole de force ou sous le couperet de la veuve, libres penseurs au bûcher, grands hommes lapidés par les petits, génies méconnus, intellectuels prolétariens, plumitifs prométhéens dans les chaînes, grabataires expirant plume en main et Rousseaux du ruisseau arpentant d'une semelle mal cloutée les avenues de la capitale : voilà la peuplade bigarrée de la malédiction littéraire, les citoyens martyrs de la République des lettres dont on se propose de faire l'histoire.

Mais quelle histoire exactement? Celle des oubliés et dédaignés dont les manuels de littérature n'ont retenu aucune trace et qui n'ont pas même attiré l'attention des

1 Le premier recueil des Poètes maudits ne présentait que trois auteurs: Tristan Corbière, Arthur Rimbaud et Stéphane Mallarmé. La réédition de 1888 ajoute trois nouveaux portraits: Villiers de l'Isle-Adam, Marceline Desbordes-Valmore et Pauvre Lelian (Verlaine). Voir Verlaine, Les poètes maudits de Paul Verlaine, introduction et notes par Michel Décaudin, Paris, Éd. SEDES / C.D.U., 1982.

2 Le Québec n'est évidemment pas en peine de poètes maudits. Voir Paula Gilbert Lewis, (( Emile Nelligan, Poète Maudit of Quebec : The Pervasion of Black and White Coldness », dans Robert L. Mitchell (dir.), Pre-text / Text / Context: Essays on Nineteenth-Century French Literature,

Colombus, Ohio State University Press, 1980, p. 229-236; Jacques Marchand, Claude Gauvreau, poète et mythocrate, Montréal, VLB éditeur, 1979; Réjean Beaudoin, cc À peuple élu, écrivain

maudit », Liberté, n° 177, juin 1988, p. 39-45. Voir aussi notre étude sur le mythe de Nelligan au

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collectionneurs de curiosités littéraires ou des spécialistes de la marginalité? Celle des minores qui ont - plus heureux que les précédents - été classés parmi les

auteurs de second ordre et qui, pour cette raison, conservent une place restreinte, mais assurée, dans les annales des lettres? Ou celle encore des grands poètes maudits devenus au fil du temps des objets de recherche privilégiés par la critique universitaire et des figures cardinales de la littérature canonique? Une histoire, cette étude en sera une, mais pour quel objet?

La malédiction littéraire: un objet

Ce qui semble faire défaut dans l'état actuel de la recherche sur les ratés, les rebelles et les infortunés de la littérature est peut-être moins un autre palmarès des poètes maudits3, un autre répertoire (forcément incomplet) des acteurs obscurs de la scène Iittéraire4, une énième étude sur la corrélation entre la souffrance, la

3 Voir Henri Pérard, Les poètes maudits: réflexions sur les poètes français du Second Empire et du début de la Troisième République (de Baudelaire J Laforgue), Dijon, CRDP de Bourgogne, 1993. 4 Voir Théophile Gautier, Les grotesques, texte établi, présenté et annoté par Cecilia Rizza, Fasano 1 Paris, Schena 1 Nizet, 1985; Charles Hugo, Les hommes de l'exil, précédés de Mes fils par Victor Hugo, « Chapitre XII. Les obscurs», Paris, Alphonse Lemerre, 1875, p. 161-166; Charles Monselet, Oubliés et dédaignés. Linguet - Fréron - Rétif de la Bretonne - Mercier - Cubières, Paris, Bachelin-Deflorenne, 1885; Charles Monselet, La lorgnette littéraire. Augmenté du complément. Dictionnaire des grands et des petits auteurs de mon temps, Genève, Slatkine Reprints, 1971, réimp. de l'éd. de Paris, 1857-1870. Plusieurs anthologies poétiques contemporaines s'attachent aux « oubliés" des siècles passés. Voir par exemple Pierre Dauzier et Paul Lombard,

Poètes délaissés. Anthologie, Paris, Éditions de la Table Ronde, 1999. On consultera encore la revue Histoires littéraires (Paris) fondée en 2000 par Jean-Jacques Lefrère et Michel Pierssens et qui se voue entre autres à l'étude des « auteurs prétendus mineurs ", déconsidérés pendant plusieurs décennies par les chercheurs. De nombreuses études sur les auteurs méconnus et les marges de la littérature, renforcées par une réflexion sur les mécanismes d'exclusion et les procédures d'illégitimation culturelle, ont été produites entre 1997 et 2000 par le groupe de recherche M.A.D.O.N.N.A. (Pierre Popovic, Marc Angenot, Benoît Melançon, Michel Biron, Jacques Dubois et Jean Marie Goulemot). Voir Tangence, n° 57, mai 1998 [numéro intitulé « Littérateurs atypiques et penseurs irréguliers" et préparé par Pierre Popovic]; Pierre Popovic et Érlk Vigneault (dir.), Les dérèglements de l'art: fonnes et procédures de l'illégitimité culturelle en France (1715-1914), Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 2000; Marc Angenot, Colins et le socialisme rationnel, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 1999. Voir

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pathologie et la créations ou entre le génie et la folie6 qu'un cadre général de

réflexion permettant de saisir les rapports jamais simples, souvent tordus à l'extrême, entre la pratique des lettres et le malheur dans ses multiples manifestations écrites. Ainsi, la présente étude, plutôt que de s'attacher exclusivement à l'une ou l'autre figure du malheur auctoral (le poète crotté du XVW siècle, le philosophe persécuté du XVIW, le poète mourant de Lamartine, le bohème de Murger ou le grand maudit de la décadence), à telle ou telle modalité du malheur au détriment d'une autre (la pauvreté, l'oubli, la persécution, l'exil, la mélancolie, l'échec), se propose de réfléchir globalement et historiquement à la fonction du malheur dans les processus de légitimation et de disqualification des agents littéraires ainsi qu'aux formes qu'il doit adopter pour être touchant, c'est-à-dire acceptable, rhétoriquement rentable.

encore Romantisme, nO 59, 1988 [numéro intitulé (( Marginalités »]; Jean-Jacques Lefrère et Michel Pierssens (dir.), Les à-cotés du siècle. Premier colloque des Invalides, 7 novembre 1998, Montréal, Paragraphes, 1998; Jean-Jacques Lefrère, Michel Pierssens et Jean-Didier Wagneur (dir.), Les ratés de la lIttérature. Deuxième colloque des Invalides, Il décembre 1998, Tusson (Charente), Du Lérot, 1999. Pour une bibliographie plus complète, on consultera le site du groupe M.A.D.O.N.N.A. géré par Benoît Melançon: http://mapageweb.UMontreaI.CAlmelancon/ madonna.tdm.html [site consulté pour la dernière fois le 24 juin 2003].

S Voir Leo Schneiderman, The Literary Mind: Portraits in Pain and Creativity, New York, Insight Books, 1988: (( Based on the evidence gathered in this volume, it is difficult to avoid the conclusion that pathology is inseparable from the production of great works of fiction, drama, and poetry. Nor is the role of pathology conflned to providing the motivation for Iiterary creativity.» (Ibid., p.206.) Voir aussi Albert Rothenberg, Creativity and Madness: New Flndings and Old Stereotypes, Baltimore / Londres, Johns Hopkins University Press, 1990. La thèse de Rothenberg est que la création ne procède pas d'une psychose, elle en est la sauvegarde; celui qui crée n'est pas encore fou, la création lui permettant de conserver un équilibre qui autrement lui ferait défaut. Si le créateur passe généralement pour un original et un être déséquilibré, c'est qu'il n'utilise pas les voies habituelles de la logique pour arriver à ses fins. Rothenberg, qui croit faire t3bula rasa des (( old stereotypes», rejoint en fait le discours des Lumières sur l'enthousiasme, tel qu'il s'exprime par exemple dans l'article (( ENTHOUSIASME» de l'Encyclopédie, rédigé par M. de Cahussac (voir Diderot et d'Alembert, Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, Paris, Briasson / David l'aîné / Le Breton / Durand, 1751-1772, 17 vol. de texte, 11 vol. de pl., vol. S, p. 719-722.)

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Car il ne suffit pas de souffrir pour être un grand écrivain ou d'être fou pour rafler la couronne des génies: il faut encore savoir dire son malheur, en l'occurrence savoir l'écrire dans des formes appropriées, avec le ton qui convient à la situation et un certain sens de l'à-propos. On ne rime pas sa douleur de la même manière en 1830 et en 1870, chez les avant-gardes et chez les marginaux, à Jersey et à la brasserie des Martyrs: le malheur a uctora 1 répond à des codes esthétiques socialement et historiquement variables. Ce qui émeut les spectateurs de Chatterton

en 1835 fait bien rire le bohème goguenard du Second Empire; celui-ci n'en réclame pas moins sa part d'infortune, mais il la veut moins résignée, moins tragique, camouflée sous un rire, même si c'est un rire forcé.

Les travaux de José-Luis Diaz7 et de Jean-Luc Steinmetz8 sur les poètes malheureux

du premier quart du Xlxe siècle font voir que le protocole esthétique de l'infortune littéraire se modifie au fil des décennies. Du poète aiglon qui, chez Gilbert, est frappé en plein essor au poète cygne s'éteignant dans un dernier chant chez Lamartine, de l'enthousiasme volcanique de l'écrivain chez Mercier à la douce inspiration des poètes pOitrinaires des années 18 t 0, c'est tout un stock métaphorique, tout un Imaginaire littéraire Qui se transforme progressivement. Chacun à sa manière, Diaz et Steinmetz montrent que se met en place entre 1 770 et 1825 une mythologie de l'écrivain malheureux, un cycle du poète mourant qui trouve dans les ouvrages et dans la mort prématurée de Nicolas Gilbert (1

750-6 Voir par exemple D. Jablow Hershman, The Key to Genius, New York, Prometheus Books, 1988, ou encore Philippe Brenot, le génie et la folie, Paris, Plon, 1997.

7 José-Luis Diaz, « L'aigle et le cygne au temps des poètes mourants », Revue d'histoire littéraire de

la France, nO 5, septembre-octobre 1992, p. 828-845; Idem, « Lamartine et le poète mourant »,

Romantisme, n° 67, 1990, p. 47-58; idem, « Écrire la vie du poète: la biographie d'écrivain entre

Lumières et Romantisme », Revue des sciences humaines, t. LXXXVIII, n° 224, octobre-décembre 1991, p. 215-233.

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1780) sa phrase initiale, son « récit primitif »9. Diaz s'intéresse plus spécifiquement

à l'identité fantasmatique du poète mourant, qu'il analyse à partir d'un corpus composé d'odes, de stances et d'élégies; il fait valoir que le scénario de la mort auctorale assure un renouvellement « en profondeur [de la] mythologie dont doit

s'entourer immanquablement l'activité littéraire »10 et fonde « l'un des cadres

fantasmatiques privilégiés dans lequel une partie du romantisme poétique va s'inscrire» 11. Autre corpus, même scénario funèbre: Jean-Luc Steinmetz examine

pour sa part les rééditions des œuvres de trois poètes « infortunés» du XVIIIe siècle

(Gilbert, Malfilâtre et Chénier) et soutient que s'est constitué autour de cette trinité sacrificielle un mythe du poète malheureux voué à se transformer ultérieurement en mythe du poète maudit avec Verlaine. La thèse de Steinmetz est que ce premier mythe du poète malheureux, qui s'est formé autour de trois destinées singulières et exceptionnelles, en est venu à s'Imposer à la génération romantique comme un modèle fantasmatique à Imiter et à reproduire; forgé à

partir du réel historique - la misère véritable de Gilbert et de ses confrères en infortune -, le mythe a bientôt créé un « sas idéOlogique » incitant les poètes de chair et de sang à assumer la fiction de la mort du poète, à vivre et à mourir pour et selon leur œuvre, avec les risques de plagiat biographique que cela comporte :

La vague des suicides que l'on observe en 1832 tient ainsi tout à la fois à un effet littéraire et à une situation d'Impasse bien vécue, contraignant au mortel secours. L'image d'un Gilbert mourant à l'hôpital, par exemple, est si prégnante, si décisive qu'un Hégésippe Moreau, qu'un Aloysius Bertrand se voient contester l'originalité de leur propre mort. À l'instant de la plus

8 Jean-lue Steinmetz, « Du poète malheureux au poète maudit (réflexion sur la constitution d'un mythe) », Œuvres lJl critiques, vol. VII, n° l, 1982, p. 75-86.

9 Ibid., p. 75.

10 José-Luis Diaz, « L'aigle et le cygne au temps des poètes mourants », p. 844.

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douloureuse, de la plus personnelle expérience de l'homme, ne semblent-ils pas mimer, comme sur une scène de théâtre, un acte connu, attendu?l2 Le trajet du réel à l'idéologique est circulaire: l'imaginaire se nourrit des faits et les retravaille, les gauchit, les interprète dans le même temps, leur fournissant un cadre d'intelligibilité; et c'est pour ne pas avoir l'air de jouer une scène déjà vue, déjà applaudie, déjà pleurée que les poètes doivent modifier le protocole du malheur auctoral, épingler, comme Murger ou Corbière, les formules poussiéreuses de la malédiction, question de ne pas être pris en défaut d'originalité. On ne meurt pas n'importe comment si on veut que ça touche; la posture esthétique importe ici autant que le geste.

Si une étude du malheur auctoral ne peut faire l'économie d'une analyse des formes empruntées par la souffrance, elle doit tout aussi bien tenir compte des enjeux idéologiques du malheur, c'est-à-dire des gains symboliques liés à l'obtention du titre d'écrivain malheureux ou maudit. Car ce n'est pas tout de mourir, on voudrait bien que ça serve et que ça compte, d'une façon ou d'une autre :

Ah! si du moins ces sons d'une bouche expirante, Ces accents d'une voix qui s'éteint pour jamais, Si ces chants échappés à la Parque impuissante, De l'avenir un jour excitaient les regrets!13

murmure le poète expirant de Charles Loyson en direction du lecteur. On espère que le chant du cygne fera au moins passer l'oison à la postérité.

l2 Jean-Luc Steinmetz, (( Du poète malheureux au poète maudit (réflexion sur la constitution d'un mythe) », p. 83.

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Ainsi, la mort elle-même n'est pas toujours désintéressée et peut servir, outre à

faire vibrer la lyre un dernier coup, à manifester sa sincérité à un public avide d'émotions fortes, senties, vécues. Aux pauvres hères qui ne parviennent pas à se démarquer et à être remarqués sur la place publique, à ceux auxquels le génie fait défaut ou qui n'arrivent pas à lui donner suffisamment d'éclat, il reste cette dernière carte, la sincérité, qu'ils peuvent jouer après avoir épuisé tout leur crédit. Toute souffrance n'est pas {{ innocente", surtout la littéraire et celle des littérateurs; mise en prose ou mise en trope, elle peut être chargée de désigner, outre une douleur bien réelle et un désespoir qui n'a rien de fictif, une posture de création qui, elle, participe bel et bien de la fiction.

On est ainsi conduit à poser que l'idée de malheur ne va pas de soi dans un univers où la souffrance est le signe d'une élection, où l'occupation de la marge est la condition d 'accès à la vérité 14 et à la création 15, et où l'échec peut se convertir en réussite16• La notion d'échec elle-même est ambiguë lorsqu'il existe une convention implicite entre les différents membres de la collectivité littéraire en vertu de laquelle

13 Charles Loyson, « Le lit de mort», Œuvres choisies de Charles Loyson, publiées par Émile

Grimaud avec une lettre du R. P. Hyacinthe et des notices biographique et littéraire par MM. Patin et Sainte-Beuve, Paris, 1869, p. 81.

14 C'est la thèse défendue par Jean Marie Goulemot dans ses analyses des œuvres de Rousseau. Voir par exemple « Pourquoi écrire? Devoir et plaisir dans l'écriture de Jean-Jacques Rousseau »,

Romanistische Zeitschrift für Llteraturgeschichte / Cahiers d'histoire des littératures romanes, nOS

2-3, 1980, p. 212-227; (( Aventures des imaginaires de la dissidence et de la marginalité de Jean-Jacques Rousseau à Jean-Paul Marat», Tangence, nO 57, mai 1998, p. 12-22. C'est aussi la conclusion de l'étude consacrée au XVIIIe siècle dans Jean Marie Goulemot et Daniel Oster, Gens de lettres, écrivains et bohèmes: l'imaginaire littéraire 1630-1900, Paris, Minerve, 1992, p. 95-98 : « Rousseau, c'est donc celui par qui, sans que l'idée en soit longuement développée, l'échec

peut devenir choix et source même d'un discours vrai, celui par qui les humiliations subies, les vilalnies commises deviennent une possibilité d'être plus philosophe que les tenants en titre de la philosophie. » (Ibid, p. 95.)

15 On se reportera à la réflexion de Jean-Luc Steinmetz, « Quatre hantises (sur les lieux de la Bohême) », Romantisme, nO 59, premier trimestre, 1988, p. 59-69.

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les auteurs à succès, les bonzes de l'activité éditoriale, les écrivains choyés de leur vivant par le public ne sont pas forcément les gagnants à long terme de la Joute littéraire, c'est-à-dire dès que se met en place un système de rétribution à deux vitesses où les gains symboliques sont inversement proportionnels aux profits matériels.

On reconnaît là l'un des axiomes de base de la théorie bien connue du champ littéraire telle que développée par Pierre Bourdieu dans Les règles de l'art. Pour Bourdieu, le champ littéraire arrivé à maturité procède d'un renversement de la règle économique qui prévaut en société bourgeoise et en vertu de laquelle le pouvoir se mesure à l'aune des possessions et des réseaux d'influence. Le champ atteint son stade ultime d'évolution au moment où tout nouvel entrant dans le jeu littéraire a intégré la logique du qui-perd-gagne, le jour où tous les agents ont compris qu'une réussite économique en territoire poétique est suspecte et peut passer pour l'effet de concessions aux goûts du public - lequel est justement sans goût -, tandis que le travail littéraire à fonds perdus (c'est-à-dire avec remboursement différé) et le rejet complémentaire des insignes de la faveur publique se voient attribuer une plus-value symbolique17• C'est seulement dans la deuxième moitié du Xlxe siècle, et plus précisément après l'affaire Dreyfus, que

16 Voir notre article intitulé (( Gilbert ou: quand échouer c'est réussir», dans Jean-Jacques Lefrère

et al (dir.), Les ratés de la littérature, p. 17-28.

17 « C'est seulement dans un champ littéraire et artistique parvenu à un haut degré d'autonomie, comme ce sera le cas dans la France de la seconde moitié du Xlxe siècle (notamment après Zola et l'affaire Dreyfus), que tous ceux qui entendent s'affirmer comme membres à part entière du monde de l'art, et surtout ceux qui prétendent y occuper des positions dominantes, se sentiront tenus de manifester leur indépendance à l'égard des puissances externes, politiques ou économiques; alors, et alors seulement, l'indifférence à l'égard des pouvoirs et des honneurs, même les plus spécifiques en apparence, comme l'Académie, voire le prix Nobel, la distance à l'égard des puissants et de leurs valeurs, seront immédiatement comprises, voire respectées, et, par là, récompensées et tendront de ce fait à s'imposer de plus en plus largement comme des maximes pratiques des conduites

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cette règle est implicitement acceptée par tous les professionnels des lettres. Jusque-là, soit de Flaubert à Zola, se maintient dans le champ littéraire en voie d'autonomisation une ambiguïté ou une indétermination structurale : les écrivains, même les plus perspicaces d'entre eux 18, ne savent pas toujours où est la frontière

entre le raté et le maudit19, ce dont témoigne l'incompréhension de Flaubert devant Baudelaire briguant un fauteuil académique. La figure de l'artiste maudit émerge selon Bourdieu des luttes acharnées que mène l'avant-garde littéraire pour renverser l'ordre établi et pour instaurer un nouveau nomo~ elle procède de l'exclusion consentie, affirmée, revendiquée de l'écrivain qui a décidé de transformer radicalement les modalités de rétribution du champ littéraire. En manifestant l'inaptitude des anciennes institutions à lui accorder la légitimité qui lui revient - Baudelaire accomplissant le rituel académique en sachant pertinemment qu'il ne sera pas élu -, l'artiste d'avant-garde se désigne comme la victime propitiatoire et provisoire d'un ordre que son geste de provocation contribue à renverser. Le poète maudit est ce nomothète vivant dans une tension perpétuelle entre l'ordre ancien et l'ordre nouveau; il est celui par qui le novum arrive, celui qui, par les multiples refus qu'il oppose aux instances officielles de reconnaissance et les ruptures esthétiques qu'il opère, par le sacrifice consenti de sa personne et de son intérêt immédiat, impose de nouvelles règles de jeu. Ses actions le désignent comme le nouveau héros, pur et désintéressé, d'un ordre social dégradé, régi par la

légitimes.)) (Pierre Bourdieu, Les règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, coll. « Libre examen)), 1992, p. 94.}

1 8 La perspicacité relève pour Bourdieu de la conscience des enjeux et du jeu des positionnements dans l'espace littéraire.

19 « Il n'est sans doute pas facile, même pour le créateur lui-même dans l'intimité de son

expérience, de discerner ce qui sépare l'artiste raté, bohème qui prolonge la révolte adolescente au-delà de la limite socialement assignée, de IlIIartiste maudit", victime provisoire de la réaction suscitée par la révolution symbolique qu'il opère. Aussi longtemps que le nouveau principe de légitimité, qui permet de voir dans la malédiction présente un signe de l'élection future, n'est pas

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loi du louis d'or. La figure du poète maudit, valorisée par les artistes de l'art pour l'art trouvant leur intérêt dans le désintéressement, s'entoure ainsi d'une aura et d'une mystique au travers desquelles on devine sans peine le modèle chrétien : (( Et la mystique christique de l'" artiste maudit", sacrifié en ce monde et consacré dans l'au-delà, n'est sans doute que la transfiguration en idéal, ou en idéologie professionnelle, de la contradiction spécifique du mode de production que l'artiste pur vise à instaurer. »20

Par malédicdon littéraire, on désignera dans cette étude non seulement les difficultés matérielles et concrètes inhérentes à la pratique des lettres et aux conditions de production des intellectuels, mais encore et surtout cette mystique de la souffrance évoquée en passant par Bourdieu, héritée ou reprise du christianisme et qui forme le socle du pouvoir spirituel des écrivains modernes, le ciment de cette religion laïque qui s'instaure dans le proto-champ littéraire de la seconde moitié du XVIW siècle21 et qui a pour charge de valoriser l'activité des hommes de lettres en

regard des autres pouvoirs de la société civile.

Par ailleurs, on ne considérera pas, à la suite de Pierre Bourdieu, que la logique du

qui-perd-gagne sur laquelle se fondent les stratégies de l'avant-garde littéraire soit directement liée aux nouvelles conditions de production qui s'instaurent dans le champ littéraire sous le Second Empire. Avant qu'un Baudelaire et qu'un Flaubert, par une série de refus esthétiques, ne créent cette distinction entre la production pour initiés et la production pour grand public, d'autres écrivains - tout aussi

reconnu de tous, [ ... ] l'artiste hérétique est voué à une extraordinaire incertitude, principe d'une terrible tension. )) (Ibid., p. 97.)

20 Ibid., p. 123.

21 Voir Paul Bénlchou, Le sacre de l'écrivain (1750-1830): essai sur l'avènement d'un pouvoir spirituel laïque dans la France modeme, Paris, Gallimard, 1996 (première éd., José Corti, 1973).

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« maudits })22 aux yeux de leurs admirateurs - ont imposé des hiérarchies et des distinctions qualitatives entre les œuvres et les auteurs par une série de refus

éthiques. On peut difficilement passer sous silence le « cas Rousseau », devenu pour

ses fervents lecteurs une manière de héros et de martyr volontaire dont la rupture avec les milieux intellectuels23 de la capitale et avec le monde, le refus de vivre comme tous ces faiseurs de livres pour qui la littérature n'est qu'un moyen comme un autre de parvenir, ont signé son droit d'accès à la vérité en même temps que son malheur - l'un n'allant pas sans l'autre dans un monde dégradé. Cette procédure de légitimation par la marginalité et la pauvreté a été mise en lumière par Jean Marie Goulemot dans plusieurs articles24• Pour Goulemot, la fameuse réforme de Rousseau, qui consiste, extérieurement, en l'abandon des insignes du monde (perruque, montre, épée, bas de soie), vise à fonder les conditions d'une œuvre vraie et d'une parole sincère:

La réforme de 1752 tend à un double effet: éviter la corruption qui atteint les milieux intellectuels parisiens, mais aussi créer les conditions d'une relation privilégiée à la vérité. Et c'est de ce rapport à la vérité que va naître

22 La transposition du terme « maudit» au XVIIIe siècle exige quelques précautions. Les contemporains de Rousseau parlent plutôt de « destinée fatale» ou « malheureuse», ou plus simplement d'« Infortune ». C'est seulement au cours des années 1820-1830 que le terme « maudit » apparaît dans le vocabulaire littéraire pour désigner le poète, victime du destin et de la société.

23 Plus précisément, Rousseau prend ses distances tout à la fols à l'égard du parti philosophique et du parti dévot: « Vous n'Ignorez pas, Madame [la marquise de Créqull, que je n'al jamais fait grand cas de la philosophie, et que je me suis absolument détaché du parti des philosophes. Je n'aime point qu'on prêche l'Impiété: voila déja de ce côté là un crime qu'on ne me pardonnera pas. D'un autre coté je blâme l'Intolérance et je veux qu'on laisse en paix les Incrédules; or le parti dévot n'est pas plus endurant que l'autre. Jugez en quelles mains me voila tombé.»

«(

1262. Rousseau à Renée-Caroline de Froullay, marquise de Créqui », Correspondance complète de Jean Jacques Rousseau, éd. critique établie et annotée par R. A. Lelgh, Genève 1 Madison, Institut et musée Voltaire 1 The University of Wisconsin Press, 1965-1997, 52 vol., vol. 8, p. 61. La

Correspondance complète de Jean Jacques Rousseau sera désormais désignée par le sigle CCR.}

24 Voir, outre les articles de Goulemot déjà cités, l'étude Intitulée « De la légitimation par l'illégitime: de Rousseau à Marat », dans Pierre Popovlc et Érik Vigneault (dlr.), Les dérèglements de l'art, p. 131-145.

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dès lors la légitimation essentielle de l'écriture pour Jean-Jacques. Vivre en dehors de l'abaissement moral et de la contradiction entre la théorie et la pratique qui caractérisent les milieux intellectuels de Paris ne répond pas au seul désir de pureté et d'intégrité qui anime Rousseau, c'est aussi un moyen, une ascèse pour parvenir à la vérité. Il faut, comme pour le croyant, créer les conditions de la grâce.25

L'erreur étant la chose du monde la mieux partagée, l'exil volontaire est le seul moyen de retrouver la voix de la nature et de la vérité. La parole de l'écrivain hors de la société ne peut être qu'une parole contre la société, dévoilant ses préjugés et ses contradictions. Mais cette parole vraie, pour cela même qu'elle est vraie et qu'elle dénonce les erreurs des institutions humaines et des gens en place, voue son auteur à un malheur sans fin: condamnation, persécution, calomnie. À tout prendre, le pari d'un Rousseau vaut bien celui d'un Baudelaire, même si les termes du jeu, entre 1760 et 1860, ont profondément changé. Les conditions d'accès à la vérité chez le premier, les conditions d'accès à l'art pur pour le second se payent d'une malédiction complémentaire et nécessaire, tout à la fois imposée de l'extérieur et librement consentie.

S'il fallait provisoirement dater l'émergence de ce phénomène de la malédiction littéraire en France, on devrait plutôt choisir la période 1 760-1 770. À cette époque en effet, par suite d'une augmentation significative du nombre de lecteurs et du développement du marché du livre, de la diversification des emplois et des secteurs de financement dont peuvent bénéficier les hommes de lettres, mais, encore et surtout, de la création d'une sphère d'opinion fournissant aux littérateurs un terrain d'action privilégié ainsi que du prestige immense dont s'entoure l'activité intellectuelle, un nombre grandissant de jeunes hommes éduqués entrent dans la

25 Jean Marie Goulemot, « Pourquoi écrire? Devoir et plaisir dans l'écriture de Jean-Jacques Rousseau )), p. 218.

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carrière des lettres dans l'espoir d'y faire fortune ou de jouer un rôle de premier plan dans la vaste réforme sociale des Lumières. Éblouis par la gloire des Voltaire, des d'Alembert et des Diderot dont l'Europe entière vante les mérites et que les têtes couronnées cherchent à attirer dans leurs fiefs, ces nouveaux venus sont vite déçus par ce qui les attend à leur arrivée dans la capitale: les pensions et les prébendes sont généralement empochées par quelques privilégiés, la plupart du temps par des académiciens qui, par un jeu de pouvoir, cumulent l'essentiel des gratifications royales; le nombre d'emplois {( honorables» liés au clientélisme ou au marché de l'édition (bibliothécaire, secrétaire, précepteur, lecteur, historiographe, censeur, collaborateur dans les grandes entreprises éditoriales, etc.) est nettement inférieur à celui des écrivains nécessiteux; les revenus assurés par le secteur de la littérature clandestine et par les publications illicites (libelles, pornographie, philosophie), outre qu'ils sont précaires, peuvent empêcher l'ascension des pauvres diables qui s'y adonnent en entachant leur réputation. Bref, de nombreux plumitifs désargentés fondent leurs espoirs dans une carrière qui, malgré son développement et son prestige, ne peut absorber le surplus des postulants. Ces écrivains entrants sont desservis par un système inégalitaire qui privilégie les membres de la (( haute intelligentsia» (Éric Walter) et sont méprisés par les écrivains en place pour qui ils ne sont que des pauvres hères malfamés pouvant à tout moment se répandre en injures et en libelles contre les (( écrivains de réputation }) (Voltaire).

C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre la mise en place d'une mythologie de l'écrivain malheureux permettant de faire pièce aux formes traditionnelles de légitimation. Une armée complète d'cc espèces », comme on les appelait alors, ont intérêt à forger de nouvelles représentations valorisantes de la pauvreté auctorale pour se soustraire à la logique du mépris qui pèse sur eux et à faire du malheur de l'écrivain, de sa pauvreté, de sa misère, de son exclusion, les conditions d'accès à la

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vérité. C'est de ces gueux que Rousseau, celui qui a choisi l'exclusion autant qu'il l'a subie, est vénéré; il est celui qui fournit la preuve que le royaume de la postérité appartient aux pauvres de ce monde injuste et corrompu.

Au reste, cette datation ne doit pas faire illusion. La mythologie qui se constitue peu à peu et qui donne lieu au culte du poète mourant et aux formes de légitimation par l'échec ne (( naît)} pas subitement en 1770 - dans l'ordre des croyances et des discours, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme26• Le mythe emprunte plusieurs de ses métaphores, exempla, scénarios, connexions à une longue tradition hagiographique et se développe à partir d'un déjà-là discursif; il se forge sur la base d'une topique séculaire qui associe les concepts de mélancolie, de pauvreté et de persécution à ceux de vérité, d'authenticité et de génie poétique. C'est à partir de cette topique tripartite qu'on cherchera à retracer la constitution et les transformations du mythe de la malédiction littéraire aux XVIW et Xlxe siècles, non en supposant, à l'instar de Steinmetz et de Diaz, qu'il trouve son origine dans une œuvre précise et qu'il (( évolue)} vers un stade final qui coïnciderait avec l'avènement de la figure du (( poète maudit)}, mais en tâchant d'élargir la perspective au maximum et d'identifier, en amont, les principales configurations discursives auxquelles il emprunte ses matériaux narratifs et en gardant à l'esprit qu'il trouve, en aval, de nombreuses réévaluations et se maintient comme paradigme tout en se transformant. Mais avant tout, il ne sera pas inutile de s'arrêter sur la notion de mythe que différents auteurs ont utilisé spontanément

26 On ne peut que renvoyer à l'étude sociocritlque de Pierre Popovlc sur la poésie québécoise qui étaye ce principe, La contradiction du poème: pOésie et discoul$ social au Québec de 1948 à

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pour approcher la figure du poète maudit27 et que nous reprendrons à notre

compte pour l'analyse du phénomène de la malédiction littéraire.

La malédiction littéraire: un mythe

Qu'il existe ou qu'il ait existé un « mythe du poète maudit », personne ne paraît en

douter. Jean-Luc Steinmetz et José-Luis Diaz, dans leurs études déjà évoquées, tiennent le fait pour acquis, mais ne spécifient nullement ce que recouvre la notion de mythe qu'ils utilisent. Diana Festa-McCormick, dans un article intitulé « The Myth of the Poètes Maudits »28, ne se montre guère plus explicite. Elle identifie ce

qui lui semble être le texte générateur du mythe - l'article de Baudelaire sur Poe paru en 185229 -, cherche dans la première moitié du Xlxe siècle les prodromes de ce phénomène, puis conclut un peu platement (après une belle enquête littéraire à l'échelle européenne) que la « beauté mystérieuse » du concept de poète maudit,

sa suggestivité, relèvent de son imprécision même, laissant entendre que nous aurions tort de chercher à en fixer les contours30• Au mieux, on comprend que la notion de mythe a quelque chose à voir, pour Diaz, avec les scénarios auctoraux et

27 D'autres lui ont préféré la notion de « motif». Voir Robert T. Denommé, « The Motif of the

"Poète maudit" in Musset's Lorenzaccio», L'esprit créateur, vol. 5, nO 3, automne 1965, p. 138-146.

28 Diana Festa-McCormick, « The Myth of the Poètes Maudits», dans Robert L. Mitchell,

Pre-text / Text / ConPre-text, p. 199-215.

29 Charles Baudelaire, « Edgar Allan Poe, sa vie, ses œuvres», Revue de Paris, mars 1852, reproduit dans Baudelaire, Œuvres complètes, préface de Claude Roy, notice et notes de Michel Jamet, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins», 1980, p. 575-589.

30 « Verlaine never gave us a c1ear deflnition of what constitutes a poète maudit, and his lack of

precision may result from both the tluidity of the concept and its longevity. We are free to c1assify among them not only those poets who Iived in torment and at the mercy of flendish forces, but also the artist who struggled in the effort of giving Iife to his creation - as in the case of Mallarmé - or the restless youth pursuing his own chimera, with prlde more than with anguish - as did Rimbaud. We should perhaps distinguish between the poet and the poem of the accursed. But such restrictive canons might deprive the concept of its suggestiveness and mysterious beauty.» (Diana Festa-McCormick, « The Myth of the Poètes Maudits», p. 212.)

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la fantasmatique de la création dont s'entoure la geste de l'écrivain, qu'il est pour Steinmetz un récit formé de multiples phrases s'écrivant en plusieurs moments, s'élaborant à partir d'un réel qu'il contribue à façonner en retour et que, selon Festa-McCormick, le mythe du poète maudit trouve sa première véritable expression chez Baudelaire et son accomplissement dans la formule verlainienne des

Poètes maudits.

On peut se demander si cette réticence à définir la notion de mythe ne tient pas à

la difficulté même de l'opération. Après un siècle d'intense activité, les sciences humaines ont en effet proposé un nombre impressionnant de définitions et d'applications du mythe à des corpus et à des phénomènes fort variés, tant et si bien que, au fil de ses migrations à travers les différents champs du savoir, cette notion s'est opacifiée au lieu de s'éclaircir. Entre les mythes primitifs étudiés par les historiens des religions, ceux dont les multiples versions ont été patiemment transcrites et comparées par les ethnologues et les anthropologues, les mythologies de la société bourgeoise mises au jour par les historiens des idéologies, les mythes individuels ou personnels que la psychocritique a proposés comme objet d'analyse, les « moments » et « décors» mythiques reconstruits et observés dans leur détail

par la mythocritique et la mythanalysei entre les mythes antiques, archaïques, modernes ou actuels, les mythes politiques, du texte, de l'homme - et nous en passons -, il n'y a peut-être de commun qu'une certaine perspective de recherche orientée vers l'étude des imaginaires (individuels, textuels ou collectifs), et on voit bien qu'il faut être armé d'un courage à toute épreuve pour entreprendre la synthèse d'une telle mosaïque notionnelle. Infiniment plus modeste est notre ambition, cela va sans dire. Fidèle à un principe voulant que l'objet de recherche appelle sa théorie et sa méthode, nous nous proposons de forger une définition

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ad hoc de la notion de mythe propre à rendre compte de la complexité et de la spécificité du phénomène de la malédiction Iittéraire31 •

La première caractéristique de notre mythe est son historicité. On l'a suggéré plus haut: ce n'est pas d'hier que datent les plaintes des poètes. Entre le troubadour famélique du Moyen Âge qui s'indigne de ce que le saltimbanque est mieux payé que lui32 et le rhapsode Iycanthropique qui veut « au siècle parâtre 1 Étaler sa

nudité »33, il y a tout à la fois une filiation topique et une modification notable de la portée du topos: plongé dans l'interdiscours et confronté au marché de l'édition des années 1830, le paradigme de la pauvreté auctorale n'a pas la même signification qu'immergé dans la culture médiévale. Il faudrait au moins tenir compte du fait que, pour le poète de la monarchie de Juillet, le saltimbanque n'est plus un compétiteur potentiel : dans une société industrielle en pleine expansion, le fou, le bouffon, ce n'est personne d'autre que lui34• Mais l'historicité de la malédiction ne se limite pas seulement à sa topiquej elle caractérise tout aussi bien la constitution du mythe comme objet de croyance et d'investissement rhétorique. Les poètes de l'Antiquité ou de la Renaissance, lorsqu'ils cherchent à faire reconnaître leurs droits et leur valeur, ne misent guère sur leur impopularité et sur

31 Une semblable entreprise est menée par Claude Abastado dans son ouvrage Mythes et rituels de l'écriture, Bruxelles, Éditions Complexe, 1979. Les mythes étudiés par l'auteur (celui du Poète et celui du Livre au Xlxe siècle) ne recoupent qu'en partie celui de la malédiction littéraire; c'est pourquoi nous n'avons pas cru utile de discuter les tenants et aboutissants de cette étude. La définition opératoire du mythe dégagée par Abastado s'inspire notamment des définitions classiques de Mircea Eliade, de Claude Lévi-Strauss et de Freud.

32 Voir Ernst Robert Curtius, La littérature européenne et le Moyen Âge latin, traduit de l'allemand par Jean Bréjoux, Paris, PUF, 1956, p. 577.

33 Petrus Borel, « Notice sur Champavert», Champavert: contes immoraux, texte établi à partir de l'éd. originale, présenté et annoté par Jean-Luc Steinmetz, Paris, Le Chemin vert, 1985, p. 8.

34 « [ ••• ]Ia figure du clown et du bouffon représente, peut-être depuis Shakespeare, et en tout cas depuis le romantisme, l'une des images ironiques et hyperboliques que l'artiste (le poète aussi bien que le peintre), s'est plu à donner de lui-même.» (Jean Starobinski, « Note sur le bouffon

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leur misère. Ils font valoir leur utilité publique, les privilèges que leur confère leur génie, les longues études auxquelles ils se sont livrés et parfois les maux qu'ils ont patiemment endurés pour acquérir leur science, mais rarement rencontre-t-on avant la fin du XVIW siècle des stratégies d'auteur fondées sur cette connexion dont useront les écrivains modernes dans leurs plaidoyers et qui constitue le noyau de la malédiction littéraire: malheureux (persécuté, mélancolique, démuni, etc.) donc légitime (sensible, sincère, génial, original, etc.) Notre hypothèse est qu'un tel type de stratégie, pour qu'il se développe à grande échelle et s'offre comme l'une des voies du salut littéraire, appelle un accroissement important du nombre de lecteurs et une stratification des publics, conditions qui ne se mettent en place que dans la deuxième moitié du XVIW siècle et au-delà. On s'accorde ici, à quelques détails près, avec la démonstration d'Edgar Zilsel dans son étude Le génie: histoire d'une

nodon de l'Andquité J la Renaissance, qui lie étroitement le développement de la

mythologie du martyr littéraire aux conditions de production des écrivains de la modernité:

[ ... ] la société et la mentalité de la Renaissance ne pouvaient concevoir la notion moderne de génie méconnu parce que les intellectuels de métier des Xive, xve et XVIe siècles dépendaient de leurs mécènes et méprisaient la foule des illettrés, insistant surtout sur les intrigues de rivaux jaloux quand ils critiquaient leur temps. [ ... ] Le culte de la personnalité de la Renaissance se maintient dans le cadre plus terre à terre des rivalités entre glorificateurs et mécènes. Certes, on aime associer l'immortalité et la parenté des grands hommes au mythe des cénacles célestes et à la mythologie du martyr, mais ces traits métaphysiques restent modestes. Seules l'augmentation du nombre des intellectuels, la diffusion de l'imprimerie et la formation d'un large public bourgeois, plus avide de culture que de religion, ont créé un milieu social propice à la métaphysique des grands hommes: la lutte de l'intellectuel contre la foule anonyme de ses concurrents, la quête spontanée d'un au-delà aux rapports de travail bourgeois, et la recherche de substituts

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aux croyances religieuses perdues ont alors transformé les idéaux de caste des lettrés de la Renaissance en une sorte de religion du génie.35

Outre l'historicité du mythe de la malédiction, on insistera sur son caractère assimilateur. Pour cela même qu'il est historique dans ses tenants et aboutissants, le mythe ne peut se maintenir comme objet de créance qu'à condition de s'adapter au novum, d'assimiler ou d'intégrer l'inédit, de se plier à la conjoncture et aux règles du dicible des contextes sociodiscursifs par lesquels il transite. Un phénomène similaire est observé par René Étiemble dans sa célèbre étude sur Le mythe de Rimbaud et par Roland Barthes dans ses Mythologies. L'un et l'autre s'attaquent aux mythes modernes avec l'intention de mettre au jour les supercheries et travestissements que les idéologues et parleurs sociaux font subir à la figure de l'écrivain (Étiemble) ou aux choses du quotidien (Barthes). Dans les deux cas, il s'agit de rendre leur pureté et leur innocence à des objets que des discours

« intéressés» ont dévoyés, salis, recouverts de leur épaisseur idéologique en les

rendant méconnaissables en eux-mêmes. Pour René Étiemble, il faut disséquer l'excroissance que constitue le mythe de Rimbaud, sans quoi il est impossible de lire proprement l'œuvre qu'il étouffe et dont il limite le potentiel sémantique. Rapporter et moquer les mille et un discours qui ont prétendu s'approprier Rimbaud et son œuvre, les opposer les uns aux autres et les laisser s'enferrer en montrant leur arbitraire, est pour lui un moyen de servir la parole véritable de Rimbaud, de la dégager des gloses de ses commentateurs et admirateurs par trop imaginatifs. L'une des particularités de ce mythe est qu'il s'est développé à travers des séries oppositionnelles, qu'il a intégré et s'est nourri des discours

35 Edgar Zilsel, Le génie: histoire d'une notion de l'Antiquité J la Renaissance, traduction de Michel Thévenaz, préface de Nathalie Heinich, Paris, Éditions de Minuit, 1993 (première éd., 1926), p. 184-186.

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contradictoires, constituant ainsi une manière d'espace de dialogue dans le désaccord:

Le mythe que j'étudie est bien ce lieu mental, ou démentiel, des sentiments incompatibles, des jugements contradictoires: chrétien mais non chrétien; Christ, mais Antéchrist; bourgeois, mais voyou; fasciste, mais communiste; saint-négrier ou Dieu-athée, Rimbaud dans sa fable réconcilie tous ces hommes que jamais il ne fut, ou qu'il ne fut qu'un bref instant, ou qu'il ne fut qu'imparfaitement.36

La croisade du sémiologue des Mythologies37 est tout autre, comme on sait, mais

elle s'accorde dans ses principes premiers avec l'entreprise d'un Étiemble. Pour Barthes, l'ennemi est moins tel ou tel individu, tel ou tel commentateur d'une œuvre, que l'idéologie elle-même telle que produite par la bourgeoisie française et avalisée par les autres groupes sociaux sans questionnement. Le danger est ici dans la consommation effrénée que les classes dominées font des signes rassurants que produit la mythologie contemporaine et qui assure la suprématie des privilégiés. Privilégiée, la bourgeoisie l'est économiquement bien sûr, mais aussi et avant tout

sémiologiquement, car elle maîtrise et définit l'ensemble des langages sociaux et surimpose une signification à tous les systèmes de signes déjà existants. Le moindre objet, au lieu d'être nommé une fois pour toutes et d'être ce qu'il est, est chargé de représenter autre chose que ce qu'il est. Un noir en uniforme militaire saluant le drapeau français sur la couverture du Paris-Match n'est pas seulement ce qu'il doit être, mais le signe que l'impérialisme français utilise pour se manifester à toute la nation et pour montrer qu'il n'y a aucun clivage à l'intérieur de la société française, que l'impérialisme est fondé en droit et en nature. Le mythe vole les objets à

36 René Étiemble, Le mythe de Rimbaud, Paris, Gallimard, coll. (( Bibliothèque des idées", 1961 (première éd., 1952), 4 voL, vol. 2, p. 50.

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