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Migration et classe sociale : trajectoires d'exil de réfugiés syriens réinstallés au Canada

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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© Myriam Ouellet, 2018

Migration et classe sociale Trajectoires d'exil de

réfugiés syriens réinstallés au Canada

Mémoire

Myriam Ouellet

Maîtrise en sciences géographiques - avec mémoire

Maître en sciences géographiques (M. Sc. géogr.)

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Migration et classe sociale

Trajectoires d’exil de réfugiés syriens réinstallés au Canada

Mémoire

Myriam Ouellet

Sous la direction de :

Danièle Bélanger, directrice de recherche

Aline Lechaume, codirectrice de recherche

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Résumé

Depuis sa violente éruption en mars 2011, le conflit syrien a généré près de 12 millions de sinistrés, ces derniers ayant quitté leur foyer dans l’espoir de trouver refuge ailleurs. Parmi eux, 6,3 millions de déplacés internes et 5,3 millions enregistrés hors de la Syrie ; la majorité étant toujours présente dans les pays frontaliers incluant la Turquie, la Jordanie et le Liban. Ce mémoire porte sur les trajectoires migratoires de ces réfugiés syriens exilés au Moyen-Orient et ayant pu accéder à une réinstallation au Canada. Bien que certains travaux s’étant intéressés aux trajectoires d’exil de réfugiés aient mobilisé la notion de classe sociale, très peu se sont directement intéressés à l’influence de cette dernière sur le processus migratoire en lui-même. Or, des travaux récents ont réitéré l’importance de la prise en compte de la classe sociale dans l’analyse des trajectoires migratoires en démontrant comment celles-ci s’avéraient largement dépendantes des ressources mobilisables par les migrants – notamment économiques et sociales. Ainsi, ce projet s’intéresse à l’influence de la classe sociale sur les trajectoires d’exil de réfugiés syriens réinstallés au Canada et propose d’analyser dans quelle mesure l’appartenance à une certaine classe sociale, en termes d’accès différencié aux divers types de capital – économique, social, culturel et symbolique — influence ces trajectoires. Les résultats de notre étude démontrent, dans un premier temps que, lors de la migration vers le premier pays d’accueil, l’accès aux ressources influence positivement les trajectoires d’exil de manière à favoriser la classe privilégiée. Cependant, lors du processus de réinstallation vers le Canada, les résultats supposent une logique divergente, alors que contrairement à ce qui fut observé au préalable, une plus grande vulnérabilité, caractérisée par un accès limité aux ressources, influence inversement les trajectoires d’exil de manière à favoriser la classe précarisée.

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Abstract

Since its outbreak in March 2011, the Syrian conflict has displaced more than 12 million individuals, who found themselves leaving their homes to seek refuge elsewhere. Among these people, 6.3 million are internally displaced and 5.3 million have left Syria, mostly for Turkey, Jordan and Lebanon. This paper explores the migration trajectories of Syrian refugees exiled in the Middle East and granted access to a resettlement program in Canada. Although some studies on refugee trajectories have mobilized the notion of social class, very few have taken a direct interest in its influence on the migratory process itself. Recent research reiterated the importance of considering social class as a variable in the analysis of migration trajectories by showing how the choice of itinerary seems to be dependent on the migrants’ resources, notably their economic and social resources. Thus, this project is looking at the impact of social class on the exile trajectories of Syrian refugees that resettled in Canada and proposes to introduce the analysis of social class in terms of access to different forms of capital— economic, social, cultural and spatial—and how belonging to a certain social class influences these trajectories. The results of our study show that, initially, during the migration to the first host country, access to resources influences positively the trajectory and experience of Syrians in exile in such a way that it favors individuals belonging to more privileged social classes. However, with regard to the process of resettlement in Canada, the results suggest the opposite. In fact, it is a greater vulnerability, characterized by limited access to resources, that inversely influences the trajectories of exile so as to favor the individual belonging to a more precarious class.

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Table des matières

RÉSUMÉ ...III ABSTRACT ... IV LISTE DES ILLUSTRATIONS ... VIII LISTE DES TABLEAUX... IX REMERCIEMENTS... XII

INTRODUCTION ... 1

CHAPITRE 1 : CADRE THÉORIQUE ET REVUE DE LITTÉRATURE ... 7

PRINCIPAUX CONCEPTS ... 7

Trajectoire ... 7

Classe sociale ... 8

MIGRATION ET CLASSE SOCIALE ... 13

La classe sociale au prisme des textes fondateurs des théories de la migration ... 14

Classe sociale et trajectoires d’exil au Proche-Orient... 17

De l’importance du capital social pour contourner les contraintes structurelles dans la construction des trajectoires d’exil ... 18

Classe sociale et expérience de l’asile dans le premier pays d’accueil ... 22

CHAPITRE 2 : CADRE MÉTHODOLOGIQUE ... 26

OBJECTIFS DE RECHERCHE ... 26

TERRAINS DE RECHERCHE ET OUTILS DE COLLECTE DE DONNÉES ... 27

Ville de Québec ... 27

Recrutement des participants ... 27

Déroulement des entretiens ... 28

Observation ... 29

Liban ... 31

Le récit de vie ... 33

Construction du guide d’entretien ... 34

MÉTHODES D’ANALYSE ... 36

Rédaction des carnets d’exil ... 36

Synthétisation des données et stratification de l’échantillon ... 36

La classe précarisée ... 41

La classe privilégiée ... 42

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Recherche de récurrences au sein des trajectoires de classe ... 43

Discussion sur la méthode employée ... 44

CHAPITRE 3 : DIGRESSION CONTEXTUELLE ... 45

ÉLÉMENTS DE COMPRÉHENSION DE LA CRISE SYRIENNE ... 45

La République arabe syrienne : le(s) territoire(s) entrelacé(s) ... 45

Chronologie de l’exil syrien au Proche-Orient ... 48

De l’importance du cadre national ... 51

Liban ... 52

Turquie ... 58

Jordanie ... 62

LA RÉINSTALLATION AU CANADA ... 66

La réinstallation comme solution durable ... 66

Politique fédérale canadienne ... 67

L’initiative de réinstallation des réfugiés syriens ... 69

Profil des réfugiés syriens réinstallés au Canada ... 70

Programme des réfugiés pris en charge par le gouvernement ... 71

Politique provinciale... 72

Vulnérabilité et réinstallation ... 74

Catégories relatives à la détermination des cas vulnérables ... 74

Besoins de protection juridique ou physique ... 76

Absence d’autres solutions durables à court terme... 76

CHAPITRE 4 : LA HIÉRARCHIE DE L’EXIL/ASILE ... 79

RÉCITS D’EXIL ... 80

L’ENTRÉE DANS L’EXIL ... 89

Motifs du départ ... 90

Choix du pays... 93

Départ ... 95

Entrée au pays ... 98

LE SÉJOUR DANS LE PREMIER PAYS D’ACCUEIL ... 100

Réseau ... 101 Logement ... 101 Travail ... 105 Santé ... 108 Temps libre ... 112 Aides ... 113

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Discrimination ... 115

DISCUSSION ... 119

CHAPITRE 5 : LE CAPITAL VULNÉRABILITÉ ... 125

L’ACCÈS À LA RÉINSTALLATION ... 125

Inscription à l’ONU ... 125

DISCUSSION ... 129

De la vulnérabilité des privilégiés? ... 132

CONCLUSION ... 134

CONTRIBUTIONS ... 136

LIMITES DE L’ÉTUDE... 137

BIBLIOGRAPHIE ... 138

ANNEXE A ... 149

LE CONFLIT SYRIEN : UNE GUERRE AUX MULTIPLES VISAGES ... 149

ANNEXE B ... 154

CHRONOLOGIE DE L’EXIL SYRIEN AU PROCHE-ORIENT ... 154

ANNEXE C ... 161 GUIDE D’ENTRETIEN ... 161 ANNEXE D ... 163 STRATIFICATION DE L’ÉCHANTILLON ... 163 ANNEXE E ... 168 CARNETS D’EXIL... 168

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Liste des illustrations

FIGURE 1:DÉPLACEMENTS SYRIENS INTERNES ET EXTERNES (FÉVRIER 2018) ... 3

FIGURE 2:DIASPORAS DES RÉFUGIÉS :DESTINATIONS ET FLUX (VAN HEAR,2014) ... 12

FIGURE 3:SITUATION DE RÉFUGIÉS PROLONGÉE ... 77

FIGURE 4:HIÉRARCHIE DE L'EXIL SELON VAN HEAR (2004) ... 119

FIGURE 5:HIÉRARCHIE DE L'ASILE ... 120

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Liste des tableaux

TABLEAU 1:VOLUME ET STRUCTURE DES CAPITAUX ... 39

TABLEAU 2:GRADIENT DE PRÉCARITÉ ... 40

TABLEAU 3:STRATIFICATION DE L'ÉCHANTILLON PAR FAMILLE ET PAYS DE TRANSIT ... 41

TABLEAU 4:COMPARAISON DES CADRES NATIONAUX ... 66

TABLEAU 5:CARACTÉRISTIQUES DES PROGRAMMES D'ACCÈS À LA RÉINSTALLATION ... 69

TABLEAU 6:RÉGION D'INSTALLATION (CIC,2017A) ... 72

TABLEAU 7:TAILLE DES MÉNAGES (CIC,2017A) ... 73

TABLEAU 8:NIVEAU D'ÉDUCATION (CIC,2017A) ... 73

TABLEAU 9:LANGUE OFFICIELLE PARLÉE (CIC,2017A) ... 74

TABLEAU 10:CRITÈRES DE VULNÉRABILITÉ DU UNHCR POUR LA RÉINSTALLATION À L'ÉTRANGER ... 75

TABLEAU 11:COMPOSANTES DES TRAJECTOIRES SUSCEPTIBLES D’ÊTRE INFLUENCÉES PAR LA CLASSE D’APPARTENANCE ... 79

TABLEAU 12:DATE D'ENTRÉE DANS LE PREMIER PAYS D'ACCUEIL ... 98

TABLEAU 13:CLASSE PRÉCARISÉE (PARTIE 1) ... 163

TABLEAU 14:CLASSE PRÉCARISÉE (PARTIE 2) ... 164

TABLEAU 15:CLASSE PRIVILÉGIÉE (PARTIE 1) ... 165

TABLEAU 16:CLASSE PRIVILÉGIÉE (PARTIE 2) ... 166

TABLEAU 17:CLASSE RÉSIDUELLE (PARTIE 1)... 167

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J’aime me disait-il, l’humanité, mais à ma grande surprise, plus j’aime l’humanité en général, moins j’aime les gens en particulier, comme individus.

Fiodor Dostoïevski, Les frères Karamazov

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Faut-il partir? Rester? Si tu peux rester, reste ; Pars, s'il le faut. L'un court, et l'autre se tapit Pour tromper l'ennemi vigilant et funeste, Le Temps! Il est, hélas! des coureurs sans répit, Charles Baudelaire, Le voyage

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Remerciements

Il est des entreprises que l’on ne saurait trop bien décrire tant celle-ci vous ouvre un monde nouveau. Assise devant cette feuille, je cherche ainsi, sans bien trouver. Enfin, peut-être serait-il vain de tenter de mettre en phrase près de deux ans d’architecture académique? En y réfléchissant, il me semble, oui, que ces timides paragraphes ne sauraient loyalement traduire le spectre des solitudes, des doutes et de l’errance qu’accompagne sans répit la rédaction d’un mémoire. Néanmoins, bien qu’encore trop courtes pour rendre justice aux fidèles complices m’ayant accompagnée sans relâche dans l’inconnu du nouveau, j’espère que ces quelques lignes parviendront à transmettre la hardiesse de la gratitude qui m’emplit aujourd’hui.

Le premier élan sera pour Danièle Bélanger, directrice bienveillante, sans qui la réalisation de ce mémoire n’aurait été envisageable. Rencontrée en amont du voyage, elle fut le phare infatigable, le guide éclairé de cette nuit incertaine. Je lui dois, entre autres choses, mon initiation à ce champ de recherche, ô combien fascinant, qu’est celui de la migration internationale, ainsi que mes débuts, parfois chancelants, dans le monde de la recherche universitaire. Grâce à sa patience acharnée et à son encadrement infatigable, les écueils obligés de l’apprentissage académique se transformèrent peu à peu en acquis ; bagage infiniment précieux pour la suite des choses. Bien à toi, merci du fond du cœur.

Aux côtés de Danièle siègent ces autres mentors, membres du corps professoral de l’Université Laval ou chercheurs externes, dont l’accompagnement et les conseils permirent à la fois le raffinement de ma recherche, ainsi que la conservation d’un équilibre individuel parfois précaire. Merci à Aline Lechaume pour sa sincérité et ses pertinents conseils. Merci à Charles Fleury pour son humour cinglant et ses réponses aux nombreuses questions d’ordre sociologique. Merci à Lama Kabbanji pour son expérience et sa présence en sol libanais. Enfin merci à Marc St-Hilaire et à tous ces autres membres du département de géographie de l’Université Laval qui auront su m’encourager tout au long de cette entreprise, ils sauront se reconnaître.

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Pénétrer l’univers syrien et le monde proche-oriental n’aura pas été chose aisée pour la jeune profane de l’époque. En repensant à chacune des étapes traversées, je réalise à quel point je fus choyée d’être entourée d’autant de complices, dont l’expérience et l’histoire me permirent d’aborder tout en douceur et en clarté ce monde méconnu. Merci à Mebarek pour sa générosité. Merci à Jad pour ses perles de connaissances. Merci à Asser pour son amitié. Merci aussi à Floriane, Samir, Valentin et Zinou, sans qui le Liban et les mystères beyrouthins n’auraient jamais été aussi accessibles et agréables.

Albert Camus disait : « L'amitié n'est pas une simple formule, c'est le devoir

d'assistance dans la peine. » Place aux amis fidèles!

Un merci bien spécial à Rosanne, acolyte indétrônable, pour avoir su conserver un air intéressé et rassurant tout au long de ces interminables relectures. Merci pour ta patience, ta présence, ton humour… et le ménage.

Merci à Benoît, critique infatigable et ami précieux, qui fut sans contredit l’instigateur précoce de cette grande aventure.

Merci à Noémie que toutes ces années d’amitié auront su habituer au drame quotidien des détresses extravagantes.

Merci à David pour toutes ces angoisses administratives bravement partagées.

Merci à mon père, mentor devant l’éternel. Merci à ma mère, cette grande dame à qui tout le monde voudrait ressembler.

Enfin, merci à Sarah, Léa, Pascal, Granita et tous les autres.

Je remercie également le Conseil de recherche en sciences humaines ainsi que la Chaire de recherche du Canada sur les dynamiques migratoires mondiales pour leur soutien financier.

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Introduction

Les mouvements de population résultant de crises ou de conflits se sont rapidement imposés comme caractéristique marquante du XXe siècle. Bien que découlant de contextes extrêmement divers – que l’on pense aux deux guerres mondiales, aux guerres d’indépendance, aux conflits indirects découlant de la Guerre froide, ou aux suites de cette dernière dans les Balkans, l'Afrique et le Caucase, à l'occupation afghane ou irakienne dans le contexte de la guerre contre le terrorisme, aux partitions et revendications nationalistes territoriales en Asie du Sud et au Moyen-Orient, ou encore, aux régimes autoritaires, aux violations des droits de l'homme, aux projets de développement à grande échelle ou aux catastrophes environnementales –, ces migrations eurent néanmoins toutes en commun le fait de n’être point entreprises de façon totalement délibérée (Betts, 2009).

Loin de s’être atténuée, cette tendance à l’exil connut une accélération certaine au cours du XXIe siècle. Au terme de l’année 2016, 65,6 millions d’individus sur la planète avaient fui leur domicile en réponse aux persécutions, conflits, violences, catastrophes environnementales ou violation de leurs droits de l’homme les plus élémentaires (Trends, 2017). Ce nombre – qui représente une augmentation de près de 52 % sur deux décennies1 – est le plus élevé jamais enregistré depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale ; le seuil de 60 millions n’ayant jamais été franchi depuis la création du Haut-Commissariat pour les réfugiés (UNHCR) le 14 décembre 1950. Parmi ces millions d’exilés, on dénombrait, selon le dernier rapport du UNHCR, 22,5 millions de réfugiés - dont 17,2 millions sous le mandat du UNHCR et 5,3 millions confiés à l’UNRWA2 - ; 40,3 millions de déplacés internes ; et 2,8 millions de demandeurs d’asile (Trends, 2017).

1 On comptait 33,9 millions de réfugiés en 1997.

2 Programme des Nations unies venant en aide aux réfugiés palestiniens dans la Bande de Gaza, en Cisjordanie, en Jordanie, au Liban et en Syrie. Les réfugiés palestiniens étant les seuls au monde à ne pas dépendre du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés.

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Entre 2011 et 2016, la population sous le mandat du UNHCR connut une augmentation de 65 % ; une hausse principalement due aux répercussions du conflit syrien, mais également à d’autres conflits en cours dans la région (Irak, Yémen), ainsi qu’en Afrique subsaharienne (Burundi, République Centre-Afrique, République Démocratique du Congo, Sud-Soudan et Soudan). En 2016 seulement, 10,3 millions d’individus vinrent gonfler les rangs des déplacés sur la planète : 6,9 millions au sein même de leurs frontières nationales et 3,4 millions se trouvant à l’étranger, partagés entre réfugiés et demandeurs d’asile (Trends, 2017). Bien qu’atteignant toujours des taux historiques, l’augmentation du nombre d’exilés connaît néanmoins depuis 2014 un certain ralentissement – 23 % en 2014, 12 % en 2015 et 10 % en 2016.

Comptant au total 12 millions de déplacés, la Syrie demeure à ce jour le principal pays d’origine des réfugiés sur la planète. Elle était, en 2016, le seul pays présentant une majorité (65 %) de déplacés au sein de sa population. Parmi eux, 6,3 millions se trouvent toujours sur le territoire national (IDMC, 2017), alors que 5,3 millions d’autres ont cherché refuge dans des pays voisins ; Turquie, Liban, Jordanie, Irak, Égypte et Libye (IAC, 2017) (Erreur ! Source du renvoi introuvable.).

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Figure 1 : Déplacements syriens internes et externes (février 2018)

L’ampleur de la crise syrienne aura bien entendu su mobiliser l’attention d’un nombre croissant d’acteurs et de chercheurs ; la permanence et la complexité du conflit, ainsi que l’évolution conséquente des déplacements dans la région, - mais également vers des destinations plus éloignées - ayant eu tôt fait d’interpeler la communauté internationale.

Au Canada, l’initiative de réinstallation des réfugiés syriens qui donna suite, en 2015, à la crise de l’asile ayant atteint les rives de l’Europe cette même année,

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provoqua une multiplication des recherches académiques s’intéressant à cette communauté précise de réfugiés. Or, bien que de nombreuses études soient désormais disponibles concernant le processus d’installation et les dynamiques d’intégration de ces derniers au Canada (Hyndman, 2016; Rose et Charrette, 2017), nous ne détenons que très peu d’information sur les trajectoires migratoires ayant précédé leur réinstallation au Canada et notamment sur leur expérience dans le premier pays d’accueil.

On remarque, en outre, au sein des travaux s’étant intéressés aux trajectoires d’exil de réfugiés (Doraï, 2015, 2016; El Helou, 2014; Frangieh, 2015; Jaber, 2016; Janmyr, 2016; Lagarde et Doraï, 2017; Nayel, 2014; Roussel, 2015; Stevens, 2017; Turner, 2015) que bien que mobilisant par moment la notion de classe sociale, très peu se sont directement intéressés à l’influence de cette dernière sur le processus migratoire en lui-même. Van Hear (2004) remarquait à cet effet que depuis le tournant culturel des années 1990 - période marquée par la fragmentation des sociétés contemporaines et la montée en importance de diverses formes d’appartenance sociale (Chauvel, 2001)-, la majorité des travaux issus du champ de la migration eurent tendance à privilégier, au profit de la classe sociale, des formes de différenciations, d’affinités et d’allégeances sociales autres, telles que l’ethnicité, le genre, la génération ou la religion. Or, même s’il s’avère difficile de recenser des travaux récents employant directement une approche de classe, il n’est pas rare, dans le champ des études de la migration, que soit mobilisée la notion de classe sociale pour expliquer certaines modalités des processus migratoires. Conséquemment, certains auteurs réitéraient récemment l’importance d’une prise en compte directe de la classe sociale dans l’analyse des trajectoires migratoires, en démontrant comment celles-ci s’avéraient, entre autres, largement dépendantes des ressources mobilisables par les migrants – notamment économiques et sociales (Van Hear, 2014).

Dès lors, l’objectif de ce mémoire vise à comprendre comment la classe sociale influence les trajectoires d’exil de réfugiés syriens réinstallés au Canada.

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Les réfugiés sélectionnés à l’étranger arrivant au Canada par le biais de trois catégories distinctes, nous avons choisi de concentrer notre analyse sur la catégorie des réfugiés pris en charge par le gouvernement (RPG). Le choix de cette catégorie répondant, entre autres, à des considérations pratiques pour la réalisation du terrain ; le principal point de chute pour ces réfugiés dans la province de Québec (après Montréal) se trouvant dans la capitale nationale, lieu de résidence de l’équipe de recherche.

Plus spécifiquement, l’étude comporte trois objectifs spécifiques 1) analyser comment la classe sociale influence les trajectoires migratoires des réfugiés syriens exilés au Liban, en Jordanie et en Turquie ; 2) analyser comment la classe sociale influence le processus d’accès à la réinstallation au Canada ; 3) réaliser les deux premiers objectifs à partir du cas des réfugiés syriens réinstallés dans la ville de Québec entre novembre 2015 et décembre 2016.

Le premier chapitre présente les principaux concepts – de trajectoire et de classe sociale – ayant guidé notre étude, ainsi qu’une revue de la littérature se déployant en deux temps. La relation entre migration et classe sociale est d’abord abordée au prisme de certains textes fondateurs des théories de la migration, puis au travers d’études ayant documenté les trajectoires d’exil au Proche-Orient. Ces travaux sont eux aussi regroupés en deux ensembles distincts : 1) le premier abordant l’importance du capital social pour contourner les contraintes structurelles dans la construction des trajectoires d’exil, 2) et le deuxième la relation entre la classe sociale et l’expérience d’asile dans le premier pays d’accueil.

Le second chapitre est dédié à la présentation du cadre méthodologique et expose successivement : 1) les objectifs de recherche ; 2) les terrains de recherche – ville de Québec et Liban — et les outils de collecte de données ; 3) les méthodes d’analyse ; 4) et une discussion sur la méthode employée.

Le troisième chapitre vise à contextualiser la présente étude en abordant des éléments essentiels à la compréhension du mémoire. Dans un premier temps, après une brève présentation du territoire syrien contemporain, nous abordons

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dans les grandes lignes l’évolution des déplacements de la population syrienne depuis l’éclosion du conflit en mars 2011. Nous présentons par la suite, les différents cadres politiques et juridiques d’accueil libanais, turcs et jordaniens ainsi que leur évolution. Dans un deuxième temps, ce chapitre présente les politiques fédérale et provinciale de réinstallation au Canada en abordant les différents programmes en place, l’initiative de réinstallation des réfugiés syriens ainsi que les caractéristiques générales de cette population.

Les quatrième et cinquième chapitres sont finalement consacrés à la présentation des résultats ayant émergé de l’analyse du corpus. Se déployant en deux temps, les résultats suggèrent : 1) que lors de la migration vers le premier pays d’accueil, l’accès aux ressources influence positivement les trajectoires d’exil de manière à favoriser la classe privilégiée ; 2) que lors de la réinstallation vers le Canada, une plus grande vulnérabilité, caractérisée par un accès limité aux ressources, influence inversement les trajectoires d’exil de manière à favoriser la classe précarisée.

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Chapitre 1 : Cadre théorique et revue de littérature

Ce chapitre présente les principaux concepts ainsi que la revue de littérature ayant servi d’ancrage à l’élaboration de notre problématique. Faisant l’objet de conceptions théoriques diverses, les notions de trajectoire et de classe sociale sont d’abord définies. Nous présentons ensuite, selon deux perspectives distinctes, l’état de la littérature ayant conjointement abordé la migration et la classe sociale : la première visant, par un survol des théories de la migration, à démontrer la mobilisation du concept de classe sociale au sein de diverses approches issues du champ d’études de la migration ; la seconde, en ciblant les travaux ayant documenté les trajectoires d’exil au Proche-Orient, se déploie également en deux temps : un premier traitant de l’importance du capital social pour contourner les contraintes structurelles dans la construction des trajectoires d’exil ; et un second se concentrant sur la relation entre la classe sociale et l’expérience d’asile dans le premier pays d’accueil.

Principaux concepts

Trajectoire

La notion de « trajectoire » telle que définie par Jolivet (2007) permet d’aborder les processus migratoires3 à la fois de manière objective et subjective. Selon cette perspective, la trajectoire objective correspondra à l’itinéraire (route, chemin) parcouru, induisant un point de départ et d’arrivée, ainsi qu’aux modalités de la traversée. La trajectoire subjective sera pour sa part exprimée par le récit migratoire, au travers des expériences individuelles, familiales ou collectives. L’intérêt de l’approche proposée par Jolivet (2007) réside notamment dans la prise en compte de l’importance des cadres politiques nationaux et des rapports de pouvoir étatiques influençant le dessin de ces trajectoires migratoires. Ainsi, dans cette perspective, la notion de trajectoire permet « d’appréhender les processus

3 Le processus migratoire se définissant comme un ensemble complexe de facteurs et d’interactions conduisant à l’action de migrer et à même d’en influencer le cours (Castles et al., 2014).

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migratoires dans l’interaction entre espace, société et pouvoir, en plaçant la mobilité au centre de cette interaction » (Jolivet, 2007).

Cette notion s’avère particulièrement utile pour aborder la relation entre migration et classe sociale, le positionnement des individus dans l’espace social impliquant bien entendu une relation de pouvoir entre les différents groupes, mais également une marge de manœuvre différenciée relativement aux pouvoirs politiques et juridiques structurant la mobilité entre les différents États. Dans un mouvement dialectique, ces rapports de pouvoir se manifestent d’une part, par le haut, via l’application de politiques migratoires dressant des barrières entre les territoires et conditionnant les flux migratoires, mais également, par le bas, le positionnement des individus dans l’espace social – en fonction des ressources pouvant être mobilisées — leur permettant de contourner plus ou moins efficacement ces contraintes structurelles.

Classe sociale

Définir le concept de classe sociale en sociologie n’est pas chose aisée. Bien que cette notion ait pendant des années façonné la réflexion en sciences sociales, il n’existe aujourd’hui aucun consensus sur une définition universellement reconnue (Chauvel, 2001). Néanmoins, si l’on se rapporte aux œuvres des pères fondateurs de la discipline, il est possible de distinguer deux courants dominants opposant la tradition holiste/réaliste marxienne à la tradition individualiste/nominaliste weberienne.

Pour Karl Marx, les classes sociales sont distinguées en fonction de leur relation à la propriété des moyens de production ; empreintes d’une conscience collective de leur existence ; et marquées par le conflit central de l’exploitation : la possession des moyens de production par la classe bourgeoise lui permettant d’exploiter la classe des prolétaires, ceux-ci ne possédant que leur force de travail. On qualifiera ainsi la tradition marxienne d’holiste – les classes sociales existant indépendamment de leurs membres et ces derniers s’avérant totalement soumis à des rapports sociaux de production leur échappant – et de réaliste – les classes

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sociales étant abordées comme des entités tangibles et véritables, plutôt que comme des constructions intellectuelles – (Chauvel, 2001).

Y voyant plutôt un mode de découpage social, Max Weber envisage les classes sociales comme des collectifs d’individus partageant une position (économique ou de statut) commune vis-à-vis du reste de la société ; ce positionnement n’exigeant pas une conscience collective de classe. On qualifiera ainsi la tradition weberienne d’individualiste – les classes sociales s’avérant n’être autre chose qu’une somme d’individus assemblés selon des critères propres au chercheur – et de nominaliste – une classe donnée référant davantage à un nom qu’à une chose ; à un découpage social parmi d’autres. (Chauvel, 2001).

Fortes de leur contribution théorique à la notion de classe sociale, les approches marxienne et weberienne ont largement dominé le champ des sciences sociales dans les années 1960 et 1970 (Van Hear, 2014). Néanmoins, en dépit de cette influence incontestée, d’autres auteurs ont parallèlement mobilisé et travaillé à reconceptualiser la notion de classe sociale dans leur analyse du monde social. Parmi ces approches on compte notamment la contribution de Pierre Bourdieu, joignant habilement les tradition marxienne et weberienne de manière à combiner de manière critique les conceptions réaliste – la classe existe dans la réalité, mais seulement par et dans la différence, c’est-à-dire en tant que les individus ou les groupes occupent des positions relatives dans un espace de relations – et nominaliste – les classes sont un découpage du monde réel, construites par l’observateur et non « réelles » (Delas et Milly, 2015) :

J’ai voulu rompre avec la représentation réaliste de la classe comme groupe bien délimité, existant dans la réalité comme réalité compacte, bien découpée, telle qu’on sache qu’il y a deux classes ou plus […] Mon travail a consisté à dire que les gens sont situés dans un espace social, qu’ils ne sont pas n’importe où, c’est-à-dire interchangeables, comme le prétendent ceux qui nient l’existence des classes sociales […] (Bourdieu, 1987).

Pour Bourdieu, l’espace social est envisagé comme un système de champs (politique, religieux, médical, journalistique, universitaire, juridique, littéraire…) possédant leurs propres lois et biens spécifiques. Le champ est défini comme un espace de jeu marqué par des relations objectives entre individus ou institutions

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en lutte pour le même enjeu. Pour que l’espace social se transforme en champ, c’est-à-dire un lieu où s’affrontent des intérêts, il importe que l’enjeu en question (revenu, pouvoir, prestige…) entraine une compétition entre les individus, ces derniers décidant d’investir leurs capitaux pour le conquérir (Delas et Milly, 2015). La contribution de Bourdieu à la théorie des classes sociales consiste ainsi à appréhender le positionnement dans l’espace social en fonction de la capacité des individus à mobiliser des quantités distinctes de capitaux pour s’emparer d’un enjeu spécifique. Se définissant comme un ensemble de ressources et de pouvoirs effectivement mobilisables, les espèces de capital distinguées par Bourdieu sont au nombre de quatre.

Le capital économique correspond à l’ensemble des facteurs de production, ressources financières et ressources matérielles. Le capital culturel comprend pour sa part les qualifications et dispositions intellectuelles, ainsi que l’ensemble des biens culturels acquis par le biais de la formation et au cours de l’histoire individuelle. Ce dernier se décline en trois formes distinctes : la forme incorporée correspondant aux dispositions de l’individu ; la forme objective que sont les biens culturels (livres, œuvres d’art…) ; et la forme institutionnalisée référant aux titres scolaires. Le capital social est composé de l’assemblage des ressources actuelles et potentielles liées à la possession d’un réseau durable ; la quantité totale de capital social d’un sujet étant fonction de la taille du réseau mobilisable ainsi que du volume de capital détint par les agents constituants ce réseau. Il dépend en outre de structures plus ou moins institutionnalisées favorisant les échanges légitimes entre les membres du groupe, et du travail de sociabilité. Enfin, le capital symbolique réfère aux biens symboliques que sont l’honneur, le prestige ou la réputation, et à la légitimité de ces derniers, c’est-à-dire à leur reconnaissance par les autres (Delas et Milly, 2015).

En fonction de leur volume global de capital et de la structure de ce dernier, c’est-à-dire du poids relatif des différents types de capital détenus, les individus occupent des positions différentes dans l’espace social ; la structure de ces capitaux permettant aux individus de rivaliser plus ou moins efficacement à l’intérieur d’un champ donné. On notera à cet effet qu’en fonction du champ choisi

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et des règles du jeu lui correspondant, les capitaux revêtiront des importances distinctes. À titre d’exemple, dans le champ littéraire le capital culturel détiendra une valeur supérieure au capital économique, alors que la logique inverse pourra être observée dans le champ des affaires.

En plus de leur répartition inégale et de l’importance relative des divers types de capital en fonction d’un champ donné, Bourdieu souligne notamment la possibilité pour les individus de convertir un type de capital vers un autre lorsque ce dernier s’avère plus profitable à la défense de leurs intérêts (Bourdieu et Wacquant, 1992). Ce principe de conversion s’avère notamment très utile dans l’étude des migrations, ce dernier permettant de comprendre comment des individus disposant d’un très faible capital économique arrivent, via la conversion de leur capital social (réseaux), par exemple, à accéder à la mobilité (Van Hear, 2014)4. Nous aborderons plus bas l’importance de ces réseaux dans la construction des trajectoires d’exil.

Cette conception bourdieusienne de la classe sociale fut notamment utilisée par Nicolas Van Hear (2004) dans ses travaux abordant la migration en contexte de conflit, de manière à démontrer comment la capacité à mobiliser plus ou moins de ressources – économiques, sociales, culturelles, symboliques – influence le degré de choix (pouvoir) des individus concernant la décision de partir ou de rester, et modèle également la construction et la résultante des trajectoires migratoires ; l’accès à ces ressources (capital) s’avérant largement déterminé par le profil socioéconomique (classe sociale) des individus (Van Hear, 2004). Partant de cette idée, l’auteur propose un schéma de la diaspora des réfugiés présentant une hiérarchie des destinations pouvant être atteinte en fonction de cette capacité à mobiliser leurs ressources – principalement économiques et sociales (Figure 2).

4 Conformément aux écrits de Bourdieu et Waquant (1992) toute forme de capital – économique, social, symbolique, culturel – peut être convertie en une autre. Par exemple, le fait de faire appel aux services d’un passeur dans le but d’élargir son réseau social et ses possibilités de destination constitue une forme de conversion du capital économique en capital social.

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Figure 2 : Diasporas des réfugiés : Destinations et flux (Van Hear, 2014)

Ainsi, selon le schéma présenté par Van Hear, on observera l’apparition d’un gradient de l’exil, avec au bas de l’échelle de la mobilité, les individus extrêmement précaires, ne disposant pas des moyens nécessaires pour accéder à l’exil et se trouvant ainsi confinés à l’intérieur de leurs propres frontières nationales. En deuxième lieu, on retrouvera les individus dont les ressources permettront l’atteinte d’un pays d’accueil frontalier. Et finalement, à l’extrémité du gradient, les individus présentant une quantité de ressources suffisamment importante pour atteindre par leur propre moyen un pays de réinstallation.

Bien qu’apparaissant ici comme un facteur pertinent pour aborder les causes et déterminants de la migration, cette approche de classe n’a eu que très peu d’échos

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depuis le tournant culturel des années 1990, période marquée par la fragmentation des sociétés contemporaines et la montée en importance de diverses autres formes d’affinités ou d’appartenances sociales (Chauvel, 2001). En ce sens, Van Hear (2014) réitérait dernièrement la pertinence de considérer le facteur « classe sociale » dans l’étude des processus migratoires, notamment en ce qui a trait aux causes et déterminants de la migration. Un retour sur la littérature des dernières années permet, conformément aux écrits de Van Hear, de constater le faible intérêt porté au facteur « classe sociale » dans l’étude des processus migratoires ; les travaux s’y étant intéressés abordant davantage l’influence de la classe sociale après la migration, entre autres en ce qui a trait à la mobilité sociale suivant l’installation dans le pays de destination (Castles and Kosack, 1973; Cohen, 1987; Oliver and O’Reilly, 2010; Portes, 2010; Card and Raphael, 2013; Però; 2014). On remarque notamment que bien que mobilisée au sein de diverses théories et approches de la migration, la notion de classe sociale est plus souvent périphérique que centrale dans l’explication des processus migratoires. La prochaine section propose un retour sur ces différentes théories de la migration ayant indirectement fait appel au – ou s’étant fait reprocher l’absence du – facteur « classe sociale » dans leur compréhension des processus migratoires.

Migration et classe sociale

Depuis la fin du 19e siècle, de nombreuses théories furent développées dans le but d’expliquer les causes et déterminants des processus migratoires. Visant toutes à comprendre le même phénomène, ces théories utilisent des concepts, hypothèses et cadres de références radicalement différents leur permettant d’éclairer divers aspects du processus migratoire et de se positionner à des niveaux d’analyse distincts (Massey et al., 1993).

Étant donné que bon nombre de ces théories confèrent aux migrants, ou migrants potentiels, un certain pouvoir d’action en ce qui a trait à leur décision de migrer, plusieurs études tendent généralement à opérer une distinction entre « migration » et « migration forcée » (Bakewell, 2008). Néanmoins, certains auteurs proposent de dépasser la dichotomie classique entre déplacements forcés et déplacements

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d’aspirations à naviguer un ensemble de contraintes structurelles données. Ainsi, selon de Haas (2009) :

It is therefore probably more appropriate to conceive of a continuum running from low to high constraints under which migration occurs, rather than applying a dichotomous classification of forced versus voluntary migration to much more complex realities in which all migrants deal with structural constraints, although to highly varying degrees […] For instance, while certain forms of moves may be classified as ‘forced’, ‘irregular’ or ‘transit’, to apply such labels to migrants themselves is problematic because it obscures migrants’ agency and the fact that the motivations, aspirations, legal statuses and constraints they face tend to change over time and while they move (de Haas, 2009).

De même, pour Castles (2003) la mondialisation, et les inégalités sociales mondiales qu’elle implique, participe du flou existant entre migrants économiques et migrants forcés, ce qu’il appellera le « asylum-migration nexus » :

Failed economies generally also mean weak states, predatory ruling cliques and human right abuse. This leads to the notion of the ‘asylum-migration nexus’: many migrants and asylum seekers have multiple reasons for mobility, and it is impossible to completely separate economic and human right motivations […].

Conséquemment, il nous apparaît pertinent et nécessaire d’aborder la migration d’exil à la lumière des théories de la migration, certaines d’entre elles permettant d’entrevoir plus ou moins tacitement l’importance de la classe sociale dans l’explication des causes ou de la continuité des processus migratoires, notamment vis-à-vis de la possibilité et de la volonté des individus à accéder à la mobilité (Van Hear, 2014).

La classe sociale au prisme des textes fondateurs des théories de la migration

Appartenant au courant fonctionnaliste, les théories néoclassiques identifient comme moteur de la migration les disparités géographiques concernant l’offre et la demande sur le marché du travail ainsi que les différences de salaires en résultant (Castles et al., 2014). Suivant une analyse coût-bénéfice individuelle, les travailleurs décident de migrer pour atteindre les régions leur offrant de meilleures opportunités salariales (Borjas, 1989, 1990 ; Todaro, 1969 ; Harris et Todaro, 1970). La théorie du capital humain, souvent présentée comme complémentaire à la théorie néoclassique, conçoit pour sa part la migration comme un investissement

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permettant d’accroître la productivité de ce capital humain, notamment le savoir et les compétences (Sjaastad, 1962). Au rang des critiques adressées à la théorie néoclassique on retrouve la faible place accordée au pouvoir d’action des individus ainsi qu’aux contraintes structurelles influençant la capacité et l’aspiration des individus à migrer, par exemple, la classe sociale, l’accès au marché du travail, les inégalités de pouvoir ou les répertoires culturels affectant les préférences des individus (Castel et al, 2014).

En opposition aux théories fonctionnalistes, les approches historico-structuralistes prennent racine dans l’économie politique marxiste critiquant une répartition inéquitable du pouvoir politique et économique entre les pays pauvres et les pays riches ; un accès inégal aux ressources pour les différentes classes et différents groupes ; et une tendance au renforcement de ces inégalités résultant de l’expansion du capitalisme (Massey et al., 1998). Donnant suite aux théories de la dépendance (Wallerstein, 1975) et du système monde (Sassen, 1998), la théorie de la mondialisation pose la stratégie néolibérale et les transformations des structures productives, des marchés du travail et des inégalités sociales qu’elle implique, comme principal moteur des dynamiques migratoires post-1980 (Petras, 1981 ; Simmons, 2002). Certains auteurs rappellent néanmoins que cette migration internationale demeure un processus hautement sélectif et que seul ceux ayant accès au capital économique, social et culturel pour couvrir les coûts élevés de cette migration et notamment pour accéder aux visas auront la chance de réaliser cette migration (Castle et al, 2014). Bauman (1998 : 9, 74) soulignait ainsi à juste titre que dans un monde mondialisé, la mobilité est devenue le facteur de stratification le plus puissant et le plus convoité ; les contrôles sur la mobilité ainsi que les traitements différenciés en regard des divers statuts migratoires formant le socle d’une nouvelle structure de classe transnationale : « the riches are global,

misery is local. » Ainsi, Cresswell (2010 : 22) réitérera quelques années plus tard

l’argument avancé par Bauman en désignant la mobilité comme l’une des ressources majeures du 21e siècle et en posant la distribution inégale de cette ressource à l’origine des différences les plus marquées de notre époque. Il divisera ainsi la mobilité en six dimensions – force motrice, vitesse, rythme, route,

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expérience et friction – lesquelles se déploieront différemment en fonction de l’accès différencié des individus à la ressource « mobilité ».

Aux côtés de ces approches déterministes posant les individus comme acteurs passifs soumis aux contraintes structurelles, plusieurs théories se sont intéressées au pouvoir d’action des individus dans les processus migratoires. Appartenant à ce courant, la nouvelle économie de la migration du travail note que la décision d’entreprendre un projet migratoire s’effectue souvent à l’échelle du ménage plutôt qu’à l’échelle individuelle (Stark, 1978, 1991 ; Stark et Bloom, 1995), dans le but non seulement de maximiser les revenus de ce dernier, mais également de partager les risques entre ses différents membres (Stark et Levhari, 1982). Prenant en considération l’influence de la classe sociale – à l’échelle locale – sur la volonté d’entreprendre un projet migratoire, cette approche aborde la pauvreté en des termes relatifs plutôt qu’absolus en affirmant que même si les plus pauvres sont souvent privés de la possibilité de migrer sur de longues distances, le sentiment d’être moins bien nantis que le reste des membres de la communauté peut devenir un incitatif puissant à la migration, dans le but d’accéder à une mobilité sociale ascendante (Castle, et al., 2014). Parallèlement, on peut observer, en contexte de conflit prolongé, qu’à défaut de participer à la mobilité ascendante du ménage, ce genre de stratégies migratoires à l’échelle du ménage pourra également être mobilisé pour en assurer la survie ; le départ du ménage en entier ainsi que sa subsistance dans un pays tiers s’avérant souvent trop coûteux pour permettre les départs groupés des familles précarisées.

Enfin, la théorie des réseaux migratoires (Anderson, 1974; Boyd, 1989; Castles, 2004; Tilly; 1990), ainsi que les théories des systèmes migratoires (Mabogunje, 1970) et des causalités cumulatives (Massey, 1990) permettent d’expliquer la mise en place et la pérennité des mouvements migratoires. Ces théories affirment que la création de réseaux migratoires via le maintien des liens entre les migrants et leur famille, amis non migrants ou autres migrants agissent comme facilitateurs des migrations futures ; ces réseaux migratoires devenant une forme de capital social localisé induisant un accès aux ressources dans un endroit précis (Massey et al., 1998). Dans cet ordre d’idées, la notion de causalités cumulatives soutient l’idée

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voulant que la migration provoque des changements dans la structure sociale et économique, permettant par la suite davantage de mouvements migratoires (Massey, 1990). Ces théories soulignent l’influence de la classe sociale sur la construction des trajectoires migratoires en mobilisant notamment la notion de capital social, ce dernier étant considéré – aux côtés du capital économique et du capital humain – comme une troisième ressource affectant la possibilité et la volonté de migrer des individus (Böcker, 1994; de Haas, 2010; Massey et al., 1993). Comme il en sera question dans la section suivante, le poids de ce capital social en regard du choix des destinations à atteindre ainsi que de la pérennité des réseaux migratoires s’avère également extrêmement important dans la construction des trajectoires d’exil au Proche-Orient.

Ce survol rapide des théories de la migration permet de constater que bien que rarement à l’avant-plan, la notion de classe sociale demeure présente en filigrane dans plusieurs des cadres d’analyse ayant marqué l’évolution des théories de la migration. En resserrant l’objectif sur les travaux s’étant intéressés à la migration d’exil au Proche-Orient, on peut constater la même influence tacite de la classe sociale, notamment via la mobilisation de la théorie des réseaux, ou plus explicitement dans des travaux ayant documenté les expériences d’asile dans les premiers pays d’accueil. La prochaine section vise à faire état de cette littérature.

Classe sociale et trajectoires d’exil au Proche-Orient

Sujet à de nombreuses transformations politiques et économiques depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le Proche-Orient et le Moyen-Orient demeurent les théâtres de violents conflits et d’oppressions politiques à l’origine de vastes mouvements de populations. Le conflit israélo-palestinien, la révolution islamique iranienne de 1979, l’invasion soviétique en Afghanistan lors de la même année, la guerre du Golfe de 1991 et l’invasion américaine de 2003 en Irak, ainsi que les conflits actuels en Syrie et au Yémen, pour ne nommer que ceux-ci, participent depuis 1948 aux nombreux déplacements internes et externes dans la région. Parmi les études s’étant intéressées aux trajectoires et à l’expérience d’asile des exilés dans la région, certaines abordent, de manière plus ou moins explicite, la relation entre la classe sociale et les trajectoires d’exil. La présente section a pour

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objectif de présenter ces différents travaux à la lumière de certains des cadres théoriques exposés précédemment, notamment les approches mobilisant l’importance des réseaux migratoires.

De l’importance du capital social pour contourner les contraintes structurelles dans la construction des trajectoires d’exil

Les travaux abordés dans cette section démontrent l’influence du capital social et des réseaux migratoires sur la construction des trajectoires d’exil se déployant principalement au sein du Proche-Orient, mais également vers des destinations plus éloignées. Ils démontrent notamment comment les migrants arrivent activement, en fonction de leur accès aux divers types de capital, à contourner les contraintes structurelles telles que les barrières migratoires et les cadres juridiques restrictifs à leur égard ; les trajectoires d’exil se devant, comme le souligne Jolivet (2007) d’être abordées en regard de ces dimensions de pouvoir politique et juridique.

Les nombreux conflits ayant traversé la région du Proche-Orient au cours des dernières décennies ont provoqué, et provoquent encore aujourd’hui, l’exil de larges pans de la population. N’accédant que très difficilement à la mobilité, la majorité de ces migrants demeurent dans la région et sont bien souvent confrontés à des cadres juridiques très contraignants. Dans une étude s’intéressant aux parcours migratoires de réfugiés palestiniens en partance du Liban pour rejoindre l’Europe, Doraï (2004) aborde l’influence de ces contextes juridiques nationaux dans la mise en place de stratégies migratoires. L’étude démontre que la situation juridique précaire des Palestiniens du Liban (droit au séjour ambigu, entraves à la mobilité internationale, droit au travail discriminant et accès limité à la naturalisation) serait le principal moteur de leur émigration en direction de l’Europe. Conséquemment, cette dégradation de leur situation au Liban, conjuguée au contexte de fermeture progressive des frontières européennes vis-à-vis des demandeurs d’asile de toutes provenances, participe de cette complexification des parcours migratoires ; ces derniers s’inscrivant dans un contexte nouveau de clandestinité en regard d’une multiplication des barrières juridiques. De la même manière, dans ses travaux traitant du rôle de la Syrie dans l’accueil des réfugiés

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irakiens depuis l’éclosion de la guerre en Irak en mars 2003, Doraï (2009) décrit les parcours migratoires des demandeurs d’asile irakiens comme étant le plus souvent complexes et laborieux, constitués de nombreuses étapes, contraignant ces derniers à déployer des stratégies d’adaptation visant à contourner les difficultés rencontrées tout au long de leur itinéraire. Cet exil par étape, passage obligé pour bon nombre de ces migrants involontaires en raison des contraintes à l’établissement permanent dans les pays voisins, serait caractéristique des migrations irakiennes post-2003 ; des parcours ponctués d’installations récurrentes dans un « provisoire précaire ».

Comme nous le mentionnions plus tôt, les réseaux migratoires font partie des ressources mobilisables par les migrants afin de contourner les différents obstacles rencontrés. Dans ses travaux abordant la géographie de l’exil, Dorai (2015) s’intéresse à la situation particulière des réfugiés palestiniens installés en Syrie et confrontés, dans le contexte du conflit assiégeant actuellement la République arabe syrienne, à un second exil. Il y démontre comment l’éclatement des familles entre les différents pays de la région depuis 1948 ; les circulations transfrontalières développées à l’échelle régionale entre les groupes familiaux vivant au Liban et en Syrie ; et le rôle de la diaspora dans la structuration des mobilités actuelles ont participé à orienter vers le Liban près de la moitié des réfugiés palestiniens exilés en Syrie, et ce malgré la politique libanaise très discriminante à leur égard. En effet, depuis 2011, les trajectoires migratoires des réfugiés palestiniens disposant d’un certain capital économique reposent en partie sur des circulations transnationales mises en place au cours des dernières décennies entre le Liban et la Syrie ; un espace migratoire structuré par un large réseau familial. Pour les moins nantis, l’absence de circulation précédant l’émergence du conflit – leur situation économique les contraignant alors à l’immobilité - fut compensée par l’existence de liens symboliques s’appuyant sur la connaissance de familles et de leur dispersion, depuis 1948, dans les pays avoisinants ; cette dernière permettant par la suite une mobilité vers le Liban pour ces Palestiniens paupérisés. De la même manière, plusieurs auteurs ayant travaillé sur les parcours d’exil entre la Syrie et la Jordanie ont mis en lumière l’importance qu’eurent les réseaux familiaux, tribaux ou d’accointances dans les premiers temps de la crise, notamment pour les

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habitants du Hauran5 dont plusieurs familles vivaient de part et d’autre de la frontière (Roussel, 2015; Jaber, 2016).

S’inscrivant dans une approche transnationale, Clochard et Doraï (2005) insistent également sur l’influence décisive des solidarités familiales pour comprendre la géographie actuelle de l’exil palestinien au Liban ainsi que la poursuite de leurs parcours d’exil [vers la Scandinavie]. S’intéressant aux réseaux transnationaux mis en place par ces migrants dans le but de contourner les contraintes légales et politiques des pays traversés, les auteurs parleront ainsi d’un « transnationalisme forcé » (Smith, 2002) s’organisant, dans un contexte de crise, autour de réseaux de solidarité à l’initiative de réfugiés palestiniens se trouvant dans différents pays d’accueil. En effet, pour ces migrants irréguliers, les pays du Moyen-Orient sont souvent perçus comme une étape dans un parcours visant une installation définitive en Europe, aux États-Unis ou encore en Australie. Le choix du pays de transit s’avérant toutefois crucial pour ces derniers, puisqu’il déterminera en grande partie, en fonction des réseaux familiaux, villageois ou religieux en place, les chances de départ vers un pays tiers ; le passage de la frontière, l’accès à l’emploi ou encore au logement, reposant pour l’essentiel sur l’activation de ces réseaux de solidarité transnationaux. En effet, comme le faisait remarquer Böcker (1994): « already settled migrants often function as ‘bridgeheads’, reducing the risks

and costs of subsequent migration and settlement by providing information, organizing travel, finding work and housing and adaptation to a new environment. »

À titre d’exemple, un rapport portant sur les problèmes de logements, de terrains et de propriétés découlant de la crise syrienne au Liban rapportait qu’en milieu urbain, près de la moitié des familles migrantes6 s’étaient installées chez un membre de la parenté immédiate déjà familier avec la région et que les relations familiales furent, dans une large mesure, à l’origine de la structure de cohabitation (Fawas et al., 2014).

Néanmoins, bien que l’influence du capital social soit désormais largement reconnue (Koser, 1997; Massey et al., 1987; Palloni et al., 2001; Portes, 1998), des

5 Région de la Syrie méridionale, entre les gouvernorats de Quneitra, As-Suwayda, et Deraa. 6 Enquête de terrain réalisée dans la ville de Naba’a.

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études tendent à démontrer certaines limites de la théorie des réseaux migratoires. Dans cette perspective, Collyer (2005) s’est intéressé aux mouvements migratoires de demandeurs d’asile algériens vers l’Angleterre ; les réseaux familiaux algériens s’avérant plus solidement établis en France. L’étude révèle qu’en dépit de l’existence de ces liens familiaux forts, l’augmentation des contrôles migratoires ainsi que de la politique restrictive à l’égard des demandeurs d’asile sur le territoire français réduisent largement les possibilités pour ces migrants de mobiliser leur capital social par l’activation de réseaux français. Conséquemment, certains de ces « illégaux » se voient dans l’obligation de développer de nouvelles stratégies migratoires pour arriver à leurs fins en faisant appel à des relations moins évidentes. L’activation de ces liens, pour certains migrants, pouvant nécessiter – voire être déterminée par - les services d’un passeur (Koser et Pinkerton, 2002; Salt 2000) ; ces derniers étant engagés dans le but d’augmenter l’étendue des réseaux – un exemple fréquent de conversion du capital économique en capital social. L’auteur ajoute également qu’en l’absence d’impératifs familiaux forts sur le territoire, les facteurs économiques et politiques détiennent une importance plus grande dans le choix de la destination. Par ailleurs, outre son absence possible, l’épuisement sur le long terme du soutien relationnel constitue également l’un des revers de la théorie des réseaux (Böcker, 1994; Collyer, 2005). Stevens (2017) démontrait, en ce sens, dans ses travaux sur la relation entre l’aide humanitaire et les réseaux sociaux de réfugiés en milieu urbain, que la tension financière et émotionnelle expérimentée lors de l’exil, doublée de l’échec des agences internationales dans le soutien et le maintien des connexions sociales préexistantes ou nouvelles, avait mené à l’effondrement des réseaux de support pour les réfugiés syriens établis à Irbid, en Jordanie ; l’absence de soutien effectif ayant conditionné des processus de ségrégation sociale ainsi que la reproduction d’espace de camp et de contrôle humanitaire en milieu urbain. Enfin, Portes (1998) énonce également certaines critiques à l’endroit d’une interprétation unilatéralement positive du capital social, des conséquences négatives pouvant également découler de ces réseaux solidement ancrés, telles que l’exclusion des individus n’appartenant pas au groupe (ethnie, religion, classe…) ou encore une pression sociale et matérielle excessive sur les mieux nantis pouvant ultimement mener, comme le démontre Stevens (2017) à l’effondrement de ces réseaux.

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Enfin, bien qu’une approche critique soit sans nul doute nécessaire pour mieux saisir la complexité de la mise en place ainsi que de la fragilisation de ces réseaux migratoires (de Haas, 2010), la mobilisation de la théorie des réseaux dans l’étude des trajectoires migratoires démontre bien comment le capital social, qu’il soit présent ou absent, influence la construction des trajectoires d’exil et permet lorsque mobilisé, de contourner les différentes contraintes structurelles rencontrées.

Classe sociale et expérience de l’asile dans le premier pays d’accueil

Aux côtés de ces études s’intéressant davantage à la mobilité et au traçage des trajectoires d’exil, se trouvent d’autres travaux ayant abordé l’expérience d’asile au sein des pays d’accueil ; nombre d’entre elles faisant directement appel au concept de classe sociale dans le but d’expliquer les différences de traitements, de mobilité ou encore d’accès aux droits pour les populations réfugiées.

Dans un rapport de 2018 s’intéressant à l’influence des politiques – turques, libanaises et jordaniennes – sur l’évolution de la crise syrienne, Betts et al., démontrent comment, de manière sous-jacente, la classe sociale d’appartenance des Syriens arrivant au Liban modula leur expérience d’asile au fil des changements politiques. On observe ainsi que les Syriens possédant un fort capital économique furent largement moins contraints par les frais associés à l’obtention d’un permis de résidence ainsi que par les restrictions d’accès au territoire – largement subordonnées aux capacités financières des ressortissants depuis octobre 20147. Afin de restreindre l’accès aux strates syriennes les plus pauvres, mais en permettant toutefois l’entrée au pays pour ceux étant en mesure d’y assurer personnellement leur subsistance (LIFE, 2015), cette nouvelle politique restrictive impose désormais aux Syriens se présentant à la frontière de disposer, par exemple, d’une preuve de réservation d’hôtel, d’avoir en poche l’équivalent de 1000 USD pour obtenir un visa de tourisme, ou encore de présenter la preuve de propriété d’un bien immobilier au pays (Frangieh, 2015). Comme toute mesure

7 Voir la section De l’importance des cadres nationaux pour une revue détaillée des changements politiques depuis l’éclosion du conflit.

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prohibitive, ces restrictions eurent pour effet d’engendrer le développement d’un marché noir permettant d’emprunter à la frontière, pour une somme minimale, les frais d’entrée ou les preuves de résidence nécessaires. Bien entendu, cette avenue du marché noir demeure elle aussi réservée à ceux disposant de moyens suffisants pour y accéder (Janmyr, 2016). Enfin, les nouvelles exigences monétaires et légales – documents, preuves - nécessaires au renouvellement du permis de résidence provoquent elles aussi le même type de fracture sociale, plaçant, une fois de plus les individus précarisés dans des conditions d’extrême indigence (Bobeseine, 2016, Council, N. R., 2014).

S’intéressant pour sa part aux politiques de (non) mise en camp emblématiques des approches libanaise et jordanienne vis-à-vis des arrivées syriennes, l’étude de Turner (2015) témoigne des logiques ségrégatives des politiques de mise en camp du Royaume hachémite ; la mise en camp des strates plus pauvres de réfugiés étant opérée de manière à restreindre la compétition sur le marché du travail jordanien dans certains secteurs d’emploi précis. Cette logique de classe s’observe notamment lorsque l’on compare les politiques de non mise en camp ou de mise en

camp instaurées pour les vagues respectives de réfugiés irakiens et syriens, ces

derniers jouissant de portraits socioéconomiques forts distincts : les premiers, largement issus de milieux urbains, éduqués et appartenant aux classes moyennes et hautes de la société irakienne (Chatelard, 2010) ; les seconds étant en moyenne plus pauvres, d’origine rurale et moins éduqués que la population jordanienne (ILO et Fafo, 2015)8. En ce sens, en ne décrétant pas l’installation obligatoire en camp pour les Irakiens, l’État jordanien aura pu jouir de l’investissement de leur capital économique (Saif et DeBartelo, 2007), alors qu’une logique inverse pour les Syriens les plus paupérisés aura permis d’éviter la compétition avec la population locale sur le marché du travail. De la même manière, le système de parrainage obligatoire pour l’installation hors camp en Jordanie et son application ségrégative à l’égard des réfugiés syriens réitère, ici encore, l’importance de la classe sociale relativement à l’expérience d’asile dans le pays d’accueil. En effet, malgré son application de

8 87% des réfugiés à Zaatari et 58% de ceux hors camp proviennent de milieux ruraux. De plus, les résidents de Zaatari sont moins susceptibles d’avoir terminé leurs études secondaires ou l’université que les réfugiés urbains en Jordanie, ces derniers étant toutefois également moins éduqués que la population jordanienne.

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plus en plus restrictive (Achilli, 2015), ce système aura permis à plusieurs Syriens, disposant d’une réserve de fonds et de connexions au pays, de contourner illicitement la longue et laborieuse procédure de parrainage afin d’accéder plus rapidement aux milieux urbains ; stratégie inaccessible pour les réfugiés privés de ressources économiques ou sociales. Toujours dans cet ordre d’idée, les restrictions politiques concernant l’entrée des réfugiés sur le territoire jordanien – qui débutèrent en 2013 et menèrent à la fermeture complète des frontières en 2015 – incitèrent certains d’entre eux à se tourner vers les services de passeurs pour accéder à l’exil. Une stratégie qui nécessite bien entendu une somme d’argent importante, et suppose donc un accès restreint à la mobilité pour les Syriens incapables de mobiliser les fonds requis (Lagarde et Doraï, 2017). Mentionnons également que dans les premiers temps de la crise, et ce jusqu’à une date avancée de 2012 - les Syriens entrant en Jordanie ne jouissant pas du statut de réfugiés - le royaume n’autorisait le passage de la frontière que sous condition de présentation d’un passeport – document largement inaccessible pour les Syriens paupérisés (Ababsa, 2015).

Enfin, la mise en œuvre de ces politiques et le pouvoir discrétionnaire y étant rattaché démontrent également l’influence du profil socioéconomique des individus dans un contexte de restriction de la mobilité au sein même des frontières des pays d’accueil. Ces restrictions furent notamment concrétisées au Liban, sous forme de couvre-feux réservés aux réfugiés syriens résidant dans certaines municipalités, ainsi que par la présence d’un nombre important de postes de contrôle visant à vérifier l’identité des individus se déplaçant sur le territoire (Council, N. R., 2013). On remarque en effet qu’en vertu de leur appartenance sociale, les Syriens provenant de milieux plus aisés seront moins sujets aux vérifications arbitraires, leur habitus leur permettant de se mêler aisément aux franges plus riches de la société libanaise ; et a contrario que les réfugiés syriens en proie à des situations de pauvreté se buteront à une immobilité forcée et à des conditions de vie extrêmement précaires (El Helou, 2014).

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Ce succinct survol des théories de la migration et de la littérature abordant les trajectoires d’exil et l’expérience d’asile des réfugiés au Proche-Orient démontre d’une part l’influence de la classe sociale sur les processus migratoires, et de l’autre, l’importance de mener des travaux abordant directement la relation entre classe sociale et migration. En effet, bien que les travaux cités aient permis d’exposer l’existence de cette relation, la majorité de ces derniers ne visait pas explicitement cet objectif et n’offre en ce sens au final qu’un faible aperçu sur cette question complexe. La prochaine section présente le cadre méthodologique ayant guidé notre réflexion sur cette question.

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