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Le protestantisme franco-québécois : de la possibilité d'un « marranisme huguenot »

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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© Jean-Samuel Lapointe, 2019

Le protestantisme franco-québécois : de la possibilité

d'un « marranisme huguenot »

Mémoire

Jean-Samuel Lapointe

Maîtrise en sciences des religions - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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ii

Le protestantisme franco-québécois :

de la possibilité d’un « marranisme huguenot »

Mémoire

Jean-Samuel Lapointe

Sous la direction de :

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iii

Résumé

Dans un livre publié en 2014, Marie-Claude Rocher signe une introduction où il est affirmé qu’après la Conquête quelques protestants francophones pratiquaient un culte discret dans la Province de Québec. Dans la préface du même ouvrage, Philippe Joutard invite les jeunes chercheurs à étudier l’hypothèse d’un « marranisme huguenot » en Amérique du Nord. Avant 2014, jamais aucun historien n’avait avancé avec autant de force l’idée d’une continuité sur le territoire du Québec entre les protestants en Nouvelle-France et le protestantisme du 19e siècle.

Ce nouveau concept de « marranisme huguenot » n’avait jamais encore fait l’objet d’un projet de recherche. Il convenait donc de s’y lancer. De nature essentiellement historiographique, cette étude tente donc d’éclairer comment a pu se former la thèse du « marranisme huguenot » tout en évaluant aussi sa plausibilité. En plus d’un regard historiographique sur le protestantisme québécois allant de la Nouvelle-France jusqu’au début 20e siècle, cette étude opte pour une comparaison de la thèse du « marranisme huguenot » avec les phénomènes de religiosité souterraine qu’ont été le marranisme juif, le valdéisme et le protestantisme français.

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iv

Abstract

In a book published in 2014, Marie-Claude Rocher signs an introduction where it is stated that after the Conquest some French Protestants practiced a discreet cult in the Province of Quebec. In the preface of the same book, Philippe Joutard invites young researchers to study the hypothesis of a "Huguenot Marranism" in North America. Before 2014, no historian had advanced as far as these two, the idea of continuity in Quebec between Protestants in New France and Protestantism in the 19th century This new concept of "Huguenot Marranism" had never been the subject of a research project. It was therefore necessary to start there. Of an essentially historiographical nature, this study attempts to shed light on how the "Huguenot Marranism" thesis was formed while also assessing the plausibility of the thesis. In addition to a historiographic look at Quebec Protestantism from New France to the beginning of the 20th century, this study opts for a comparison of the thesis of "Huguenot Marranism" with the phenomena of underground religiosity that have been Jewish Marranism, the Waldensians, and French Protestantism.

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Table des matières

Résumé ... iii

Abstract ... iv

Table des matières ... v

Listes des abréviations ... viii

Remerciements ... x

Introduction ... 1

Chapitre 1 : Historiographie du protestantisme en Nouvelle-France ... 9

1.1 - Des protestants tout au long du Régime français ? ... 9

1.1.1 – Les débuts : une présence non problématique ... 9

1.1.2 - La Compagnie des Cents-Associés : début des conflits historiographiques ... 12

1.1.3 - Une mauvaise utilisation des sources à l’origine des conflits historiographiques ... 14

1.1.4 - La difficulté d’une évaluation quantitative ... 17

1.1.5 - L’identité des individus d’origine protestante ... 18

1.2 - Fragments d’histoire de la Nouvelle-France mobilisés pour affirmer l’existence d’un « marranisme huguenot » ... 21

1.2.1 - La foi catholique suspecte des anciens protestants ... 22

1.2.2 - Les plaintes provenant du clergé catholique ... 24

1.2.3 - Comparaison des pratiques sacramentelles avec la France ... 24

1.2.4 - Une volonté de fuir vers des terres protestantes ... 26

1.2.5 - Critique et analyse de ces fragments d’histoire ... 26

Chapitre 2 : Historiographie du protestantisme sous le Régime britannique ... 32

2.1 - Des traces de quelques individus malgré la rareté des recherches et des sources ... 32

2.1.1 - Tout protestant est un Suisse ? ... 33

2.2 - Le « marranisme huguenot » et les fragments d’histoire de l’Église anglicane d’après la Conquête ... 34

2.2.1 – L’instauration des paroisses anglicanes et leur ministre du culte ... 35

2.2.2 - L’abandon des ministres du culte d’arrière-plan non anglicans ... 40

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vi

3.1 - Le protestantisme francophone comme sujet de recherche pour les historiens

universitaires ... 48

3.1.1 - L’implantation durable d’un protestantisme francophone ... 48

3.1.2 - Les relations entre catholiques et protestants ... 49

3.1.3 - La pensée de pasteurs canadiens-français ... 51

3.2 - Le « marranisme huguenot » et les fragments d’histoire du protestantisme francophone du 19e siècle ... 52

3.2.1 - Des catholiques lecteurs de Bible au 19e siècle ... 54

3.2.2 - Bref historique de la Bible francophone et catholique ... 60

3.2.3 - La Bible catholique au Québec ... 62

3.2.4 - Une généalogie de la Nouvelle-France jusqu’aux protestants du 19e siècle ... 67

Chapitre 4 - Comparaison entre l’hypothétique « marranisme huguenot » et certains phénomènes de religiosités souterraines connues ... 72

4.1 - Historiographie du marranisme juif ... 72

4.1.1 - Les sources utilisées dans l’étude du marranisme juif ... 72

4.1.2 - Renouvèlement de l’historiographie marrane ... 75

4.1.3 - La théologie marrane ... 77

4.2 - Les pratiques religieuses clandestines face aux persécutions ... 80

4.3 - Historiographie vaudoise... 82

4.4 - Historiographie du protestantisme français ... 83

4.4.1 - L’Historiographie protestante confessante et sa généalogie pré-Réforme. ... 85

Conclusion ... 88

La religion dans la société contemporaine et l’hypothèse du « marranisme huguenot » ... 90

La religion comme jeu ... 90

La religion comme préoccupation ultime et plénitude ... 92

La religion comme mémoire ... 93

Les généalogies imaginaires comme mémoire de substitution ... 96

Bibliographie ... 99

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Protestantisme franco-québécois ... 99 Autres ouvrages ... 101

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Listes des abréviations

AAQ – Archives de l’Archevêché de Québec ASQ – Archives du Séminaire de Québec

BAnQ – Bibliothèque et Archives nationales du Québec DBC – Dictionnaire biographique du Canada

FCMS – French Canadian Missionary Society

SHPFQ – Société d’histoire du protestantisme franco-québécois SPG - Society for the Propagation of the Gospel in Foreign Parts

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Ce qui est dialectique en face du temps a en soi une ambiguïté : celle de pouvoir, après avoir été présent, subsister comme passé (c’est du fini; jours ou années, le recul n’y fait rien) et, comme passé, elle est réelle; car il est de science sûre et certaine qu’elle est arrivée; mais le fait même d’être arrivée constitue; à son tour l’incertain de l’histoire qui empêchera toujours l’entendement de concevoir le passé comme ayant été ainsi de toute éternité. Seule cette contradiction d’incertain et de certain, discrimen du devenu ainsi que du passé, fait comprendre le passé; à comprendre autrement, l’entendement s’est mépris sur lui-même (croyant voir là un entendement) et sur son objet (croyant voir en pareille chose l’objet d’un entendement). Tout entendement du passé qui veut le comprendre à fond en le construisant ne fait que se tromper à fond.

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Remerciements

Ce mémoire de maîtrise a été réalisé avec le soutien de plusieurs personnes que je tiens à remercier ici. Merci à la Province du Canada des Filles de Jésus, dont la contribution a rendu possible mon projet de maîtrise grâce à une bourse remise par le programme de bourses de leadership et développement durable de la Fondation de l’Université Laval. Je remercie l’archiviste responsable du fonds du diocèse anglican de Québec à la Bibliothèque de l’Université Bishop, James Sweeney, pour son accueil lors de ma visite à Lennoxville.

Un énorme merci à ma directrice de recherche, Brigitte Caulier, qui a été d’une disponibilité et d’une patience immense durant ce long processus, sans oublier la rapidité avec laquelle elle m’a toujours donné de précieuses rétroactions à chacune des étapes de l’avancement de mon projet.

Merci à mes parents, Sylvain Lapointe et Martine Poulin, qui m’ont toujours encouragé dans tout ce que j’ai entrepris.

Finalement, merci à mon épouse, Camille Légaré, qui est arrivée dans ma vie au courant de ma rédaction, et qui a fini par comprendre la valeur relative du temps alors que je lui ai si souvent répété que j’avais presque terminé la rédaction de ce mémoire. Elle doit probablement être autant, sinon plus, heureuse que moi de voir enfin le point final apposé.

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1

Introduction

La neutralité d’un auteur par rapport à son sujet est, certes, un noble objectif; l’historien Gabriel Monod allait jusqu’à parler de « recherche désintéressée et de vérité scientifique »1. Une telle vision des sciences historiques ne serait-elle rien d’autre qu’un vœu pieux, risquant de nous faire inhaler au passage quelques bouffées de ce que Raymond Aron appelait « L’opium des intellectuels »? Peut-être serait-il un peu exagéré que de penser ainsi? Cependant, il me semble impératif de prendre en considération le caractère existentiel de la recherche historique en n’oubliant pas le « cordon ombilical qui relie l’histoire à son historien »2 dont parlait Henri-Irénée Marrou. Voilà pourquoi, en guise d’introduction, seront dévoilés les chemins empruntés par l’auteur de cette recherche, le conduisant vers son sujet : le protestantisme francophone québécois.

Depuis aussi longtemps que je puisse me rappeler, fouler de mes pieds un lieu de culte ou avoir conscience d’appartenir à une tradition religieuse quelconque, cela s’est toujours fait à l’intérieur d’un univers protestant. Malgré une enfance loin de la messe catholique, on m’offrit une éducation similaire au reste des Québécois quant à l’histoire du Québec. Pratiquement tout ce que l’école m’enseigna sur l’histoire du Québec fut catholique, mis à part les autochtones et quelques Anglais protestants. Ma véritable connaissance et ma curiosité au sujet d'un protestantisme francophone et québécois prirent donc naissance lors de la dernière année de mon baccalauréat, dans le cours Cultures religieuses au

Québec avec la professeure Brigitte Caulier. À ce moment débuta mon apprentissage de

l’histoire d’un protestantisme québécois ; la maigreur de la production sur le sujet me frappa aussitôt. J’y vis donc un besoin. Cette lacune de l’historiographie québécoise concordant avec un de mes intérêts personnels semblait être une belle opportunité pour s’initier à la recherche historique. Comme quoi ces mots d’Esther Benbassa s’avèrent avoir leur raison d’être :

1 Gabriel Monod, À mes élèves et amis : 14 novembre 1894, Paris : L. Cerf, 1896, p. 9.

[http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6459492z].

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Malgré des percées ici et là, et les évolutions qu’a connues l’historiographie depuis quelques décennies, l’histoire des « humbles » [minorités] reste ordinairement confinée à l’univers des spécialistes, sans atteindre les livres scolaires, et encore moins les « humbles » eux-mêmes.3

Une fois le choix fait d’étudier le protestantisme francophone, il y eut un deuxième moment décisif venant influencer la rédaction de ce mémoire. À l’automne 2014, lors de ma première session à la maitrise, un ouvrage collectif portant sur le protestantisme québécois fut publié : Huguenots et protestants francophones au Québec.4 Philippe Joutard signe la préface de ce livre en laissant planer l’hypothèse qu’il existerait « un lien entre l’Institut Feller5 et les premiers temps de la Nouvelle-France ». Il va jusqu’à affirmer que :

Se pose ainsi la question d’un hypothétique marranisme huguenot, facilitant la tâche des missionnaires suisses, en d’autres termes, la présence de traits culturels spécifiques, chez les descendants de familles huguenotes passés au catholicisme depuis plusieurs générations.

Il invite par la suite, à « redonner une histoire à ceux qui en ont été privés ». Et il termine en écrivant « Nul doute que de jeunes chercheurs puissent être tentés par cette aventure. »6 Bien sûr, en lisant ces mots, je me suis tout de suite reconnu comme étant ce jeune chercheur. J’ai été tenté par l’aventure !

Quelques pages plus loin, dans l’introduction du même ouvrage, parlant des Huguenots de la Nouvelle-France, Marie-Claude Rocher écrit :

[…] avec la venue du Régime anglais vers 1763. Qu’advint-il d’eux ? Une large majorité avait déjà réintégré l’Église catholique, une proportion plus petite se joint aux anglicans et un nombre plus restreint encore maintient,

3 Esther Benbassa, « Préface », dans Stéphanie Laithier et Vincent Vilmain (dir.), L’histoire des minorités est-elle une

histoire marginale?, Paris : PUPS, 2008, p. 7.

4 Marie-Claude Rocher et collab., Huguenots et protestants francophones au Québec : Fragments d’histoire, Montréal :

Novalis, 2014.

5 L’institut Feller est une école fondée par des protestants francophones à la Grande-Ligne (l’actuelle ville de

Saint-Blaise-sur-Richelieu), elle fut en activité de 1840 à 1967. L’institut porte le nom d’Henriette Odin Feller, membre fondatrice de la mission de la Grande-Ligne.

6 Philippe Joutard, « Vaincre l’oubli et le silence : Des fragments de mémoire pour écrire une histoire », dans M-C.

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3

privément, son attachement à la foi protestante et à la langue française, pratiquant un culte discret mais tenace.

Cette affirmation de l’existence du culte privé et tenace d’une minorité protestante m’a alors motivé à entamer mes recherches en direction d’une forme de protestantisme souterrain qu’on pourrait qualifier de « marrane ». Je me sentais alors appelé à déterrer ces secrets enfouis quelque part sous les deux grandes catégories que sont protestants anglophones d’un bord et catholiques francophones de l’autre.

Une brève définition de ce qu’on entend par marrane s’impose. Ce terme péjoratif, dérivé de l’espagnol marrano et du portugais marrão, signifiant porc, servait à l’origine à désigner les nouveaux convertis au catholicisme dont on craignait que la conversion ne soit qu’hypocrisie. Le terme est aujourd’hui utilisé, sans référence au sens premier de porc, pour désigner les juifs convertis au catholicisme et leurs descendants, sur la péninsule Ibérique et à travers les colonies espagnoles et portugaises.

L’histoire marrane débute en Espagne avec les massacres de 1391. À la suite de ces persécutions anti-juives sanglantes, de nombreux juifs ont quitté l’Espagne, et d’autres ont demandé le baptême. La sincérité de ces conversions était grandement mise en doute par l’Église qui soupçonnait encore quelques générations plus tard la présence d’un crypto-judaïsme persistant; ce qui donna naissance à l’Inquisition espagnole en 1481. Ces mesures mises en place pour combattre le judaïsme espagnol menèrent à l’expulsion complète des juifs d’Espagne en 1492, sauf s’ils acceptaient le baptême. Par la suite, dès 1497, les juifs qui avaient quitté l’Espagne pour le Portugal, et ceux qui étaient déjà en terre portugaise se font administrer le baptême de force. À cette époque le judaïsme avait donc été, théoriquement, éradiqué sur l’ensemble de la péninsule Ibérique.7

Dans de pareilles circonstances, on peut croire que la fin des synagogues et le baptême imposé à tous n’ont pas nécessairement mené à la fin de toute forme de judaïsme au sein de la population.

7Gérard Nahon, « Marranes », Encyclopædia Universalis,

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Le terme marrane désigne donc d’une part le crypto-juif qui en apparence semble pleinement assimilé au catholicisme, bien qu’il pratique le judaïsme dans le secret de sa propre conscience, dans son propre foyer, et aussi parfois à l’intérieur d’un réseau de crypto-juifs. Il désigne aussi d’autre part celui qui a des origines juives et qui s’est converti au catholicisme, mais chez qui le processus d’acculturation reste apparent, conservant ainsi quelques traits de son identité juive, bien que cela puisse être involontaire. Ainsi lorsque nous utiliserons l’expression « marranisme huguenot » dans cette étude, nous entendons par là toute forme de trace de protestantisme, pleinement assumé ou non, chez des individus vivant au sein d’une société francophone et catholique d’Amérique du Nord.

En recherchant la possibilité d’un protestantisme souterrain au Québec, me voilà engagé dans le champ de l’histoire des minorités. Il s’agit donc de travailler avec une vision de l’histoire qui affirme : « Oui, l’histoire d’un pays n’est pas celle des épopées dont on ne retient les noms que des seuls vainqueurs. Oui, l’histoire d’une nation intègre le passé historique de ceux qui la composent, d’où qu’ils viennent »8, pour emprunter les mots de Jean Carpentier, inspecteur général honoraire de l’Éducation nationale française.

Lorsque l’on fait l’histoire d’une minorité, la relation entre mémoire et histoire se doit d’être prise en compte d’autant plus, que parfois tout ce qu'il reste de cette histoire n’est que trace de mémoire. Depuis le renouveau de la place de la mémoire à l’intérieur des sciences historiques popularisée par l’article « Mémoire collective » de Pierre Nora, où il conclut : « L’analyse des mémoires collectives peut et doit devenir le fer de lance d’une histoire qui se veut contemporaine ».9 Ce recours à la mémoire est parfois presque devenu un devoir, voire une obligation morale pour l’historien.

Cette importance de la mémoire est d’ailleurs au cœur des propos des auteurs de l’ouvrage ayant motivé mes recherches10. On y mentionne « l’importance de porter un

regard sur cette réalité historique encore peu reconnue dont la mémoire officielle n’est

8 Jean Carpentier, « Un livre pour notre temps », dans François Durpaire (dir.), Enseignement de l’histoire et diversité

culturelle : Nos ancêtre ne sont pas les Gaulois, Paris : Hachette Éducation, 2002, p. 8.

9 Pierre Nora, « Mémoire collective », dans Jacques Le Goff, Roger Chartier et Jacques Revel (dir.), La Nouvelle

Histoire, Paris : Retz, 1978, p. 402.

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5

pas conservée ».11 C’est d’ailleurs des opérations mémorielles qui sont à la genèse de la publication de cet ouvrage :

La mémoire a aussi joué un autre rôle. C’est d’abord à l’occasion de la commémoration du quatrième centenaire de la fondation de la ville de Québec, opération mémorielle par excellence, qu’ont été organisés un colloque dont ce livre est partiellement issu et une exposition intitulée Une

présence oubliée, les huguenots en Nouvelle-France.12

Cet ouvrage est, par ailleurs, un bel exemple de l’alliance féconde entre mémoire et histoire. Au départ, une mémoire protestante voulant mettre à jour un passé bien réel mais totalement ignoré, celui des Réformés au Québec depuis les premiers temps de la Nouvelle-France jusqu’à aujourd’hui, en passant par le Canada français devenu colonie britannique.13

Après avoir eu une vision très positive, voire un peu naïve, d’une certaine école de pensée de l’histoire des minorités, et de l’importance de la mémoire dans la rédaction de l’histoire, j’ai été un peu désillusionné de constater l’inexistence des sources qui nous permettait d’émettre l’hypothèse de ce que Philippe Joutard appelle un « marranisme huguenot ». C’est alors que j’ai écrit ceci dans une recension de l’ouvrage qui motiva d’abord mes recherches :

Les premières pages nous présentent plus qu’il n’en faut la possibilité d’un protestantisme souterrain et persistant malgré l’oppression, sans toutefois s’appuyer sur des recherches concrètes. […] On semble calquer nos idées sur la situation française, par contre la rareté et le mutisme des sources et l’absence d’étude sérieuse sur le sujet nous permettent difficilement de faire de tels liens.14

Presque au même moment, Robert Larin publiait aussi une recension peu élogieuse du même ouvrage :

Ces propositions d’une présence huguenote effacée de l’histoire de la Nouvelle-France, de la rareté des sources pouvant la documenter, et des quelques fragments subsistant qu’un groupe d’experts serait parvenu à

11 Michel Côté, « Exposer l’absence » dans M-C. Rocher et collab., Huguenots et protestants francophones …, p. X. 12 Philippe Joutard, « Vaincre l’oubli et le silence : Des fragments de mémoire pour écrire une histoire », dans M-C.

Rocher et collab., Huguenots et protestants francophones …p. XIII.

13 Ibid, p. XII.

14 Jean-Samuel Lapointe, recension de M-C. Rocher et collab., Huguenots et protestants francophones …, Laval

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débusquer rendent le lecteur mal à l’aise en le prenant à témoin d’une histoire paradoxale : celle d’une présence qu’une quasi absence de manifestations rendrait en quelque sorte plus manifeste. […] On croira y déceler un certain désir de la communauté franco-protestante de raviver sa mémoire, de montrer la profondeur de ses racines et d’affirmer la pérennité de son identité et de son patrimoine. [..] Cette affirmation de "survivance inattendue d’une communauté marginale et pérenne" reste dénuée d’évidences et repose parfois sur certaines inexactitudes.15

Malgré le malaise que cette histoire paradoxale, utilisant l’absence comme « preuve », procure à Robert Larin, il faut tout de même donner le mérite à Marie-Claude Rocher d’assumer pleinement l’accent qu’elle met sur l’absence dans l’étude du protestantisme francophone en écrivant d'entrée de jeu :

Étudier les franco-protestants du Québec, c’est souvent étudier l’absence : absence de l’historiographie traditionnelle, absence des manuels scolaires, absence des commémorations collectives, absence des institutions dépositaires de la mémoire commune. 16

De toute évidence, l’absence doit parfois être la « source » utilisée par l’historien. Pour reprendre les propos d’un ouvrage en hommage à l’historien Thierry Wanegffelen, il faut dire qu’il est vrai qu’un bon historien doit savoir faire parler les silences17. Justement, Thierry Wanegffelen a interprété le silence des protestants français du 16e siècle comme étant des « fidèles entre deux chaires »18, faisant ainsi tomber les conceptions anachroniques d’une certaine identité religieuse fixe. Ce genre de travaux nous porte à nous demander si un certain silence franco-protestant québécois ne pourrait pas s’interpréter d’une façon différente qu’en y voyant une « preuve » de marranisme, ou de toute autre forme religion souterraine; ouvrant ainsi la porte à une compréhension de l’histoire religieuse du Québec des 18e et 19e siècles sous l’angle de la fluidité identitaire.

15 Robert Larin, recension de M.-C. Rocher et collab., Huguenots et protestants francophones …, Revue d’histoire de

l’Amérique française, vol. 69, nos 1–2, Été, Automne, 2015, p. 218.

16 Marie-Claude Rocher, « Rhizomes et réseaux », dans M-C. Rocher et collab., Huguenots et protestants francophones

…p. XVIII.

17 Fabien Salesse (dir.), Le bon historien sait faire parler les silences. Hommages à Thierry Wanegffelen, Toulouse :

FRAMESPA (coll. Méridiennes), 2012.

18 Thierry Wanegffelen, Ni Rome ni Genève. Des fidèles entre deux chaires en France au XVIe siècle, Paris : Honoré

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Mis à part l’absence et le silence qui sont nécessairement omniprésents dans l’histoire des minorités, mais dont il faut aussi se méfier et qu’il faut savoir faire parler de la bonne manière, les questions de mémoire peuvent s’avérer problématiques, précisément lorsqu’elles touchent à des questions religieuses et identitaires où le motif apologétique est omniprésent. Yves Krumenacker a bien montré ce danger dans l’article « La généalogie imaginaire de la Réforme protestante »19. La nouveauté en matière religieuse

étant assez souvent mal perçue, il devient donc tentant de légitimer l’innovation en y voyant un retour à la plus pure des traditions, ou en décalant l’accent de la rupture vers celui de la continuité. Ainsi les nouveaux mouvements religieux ont tendances à se nommer des ancêtres en accentuant les similarités qu’ils partagent tout en niant leurs différences.

Ce mémoire se veut donc sur ses gardes face à une vision trop positive de la question d’un hypothétique « marranisme huguenot ». Au moment où ils ont été écrits, les propos de Marie-Claude Rocher et Philippe Joutard portant sur un « marranisme huguenot » québécois, étaient probablement prématurés. Il est donc nécessaire de poursuivre les recherches afin de déterminer s’il nous est possible de considérer un quelconque lien entre les descendants de familles huguenotes de la Nouvelle-France et les protestants de la deuxième moitié du 19e siècle.

Cette enquête sur le « marranisme huguenot » relèvera l’ensemble des fragments de l’historiographie protestante portant sur les périodes de la Nouvelle-France, de l’après Conquête, et des débuts de la mission franco-protestante, qui pouraient mener vers la thèse d’un « marranisme huguenot », pour après tenter d’évaluer s’il est valable de se laisser conduire vers cette thèse en examinant les sources à notre disposition. Ensuite, afin d’offrir davantage de pistes de réflexion, seront mis en comparaison d’autres cas de religions souterraines connues (marranes juifs, vaudois, protestants de France) avec l’hypothétique « marranisme huguenot ».

Le présent projet n’entend pas régler « une fois pour toutes » la question du « marranisme huguenot », ni aborder toutes les avenues possibles, mais certainement faire avancer d’un

19 Yves Krumenacker, « La généalogie imaginaire de la Réforme protestante », Revue historique, vol. 638, no 2, 2006,

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8

pas la réponse à cette question. Par une recherche essentiellement historiographique, nous serons à même de mieux comprendre la formation de la thèse du « marranisme huguenot » et les défis qu’elle pose en rapport avec le paysage religieux actuel et la production historienne. Ainsi, parmi les nombreux domaines des sciences des religions, ce mémoire s’insère dans le domaine des sciences historiques, tout en effleurant la sociologie religieuse et les questions épistémologiques afin de répondre le plus globalement possible aux interrogations que pose l’hypothèse du « marranisme huguenot ».

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Chapitre 1 : Historiographie du protestantisme en Nouvelle-France

1.1 - Des protestants tout au long du Régime français ?

1.1.1 – Les débuts : une présence non problématique

Lorsque l’on aborde l’histoire protestante de la Nouvelle-France, on le fait pratiquement toujours en parlant des fondateurs de la colonie qui étaient d’origine réformée. La présence protestante débute dès 1541 lorsque François 1er confia la charge de lieutenant-général des « Terres-Neuves » à Jean-François de La Rocque de Roberval, un protestant. Cette première tentative d’implantation d’une colonie en Amérique fut brève et infructueuse, mais la présence de protestants persista dans les voyages subséquents. Quelques années plus tard, en 1600, le protestant Pierre Chauvin installa un premier poste de traite à Tadoussac. En 1603, le protestant Pierre Du Gua de Monts assistait Samuel de Champlain, récemment devenu catholique, dans le peuplement de l’Acadie. Il portait le titre de lieutenant-gouverneur. Les traversées de Chauvin et de Du Gua de Monts ont toutes deux fait voyager des ministres du culte protestant. En 1620, Guillaume de Caën et son neveu Émery de Caën, un protestant et un catholique, s’installèrent à Saint-Malo et obtinrent le monopole des fourrures. Gabriel Sagard raconte dans un ouvrage publié en 1636, qu’à cette époque, des services religieux réformés avaient cours en Nouvelle-France: « […] les Catholiques sans devotion s'accommodoient aysement à l'humeur des huguenots, & ces heretiques malicieux se maintenoient dans leur vie libertine, point d'obstacle ny d'empeschement à leur tirannie qui forçoit mesme les Catholiques d'assister à leurs prieres & chants de Maror. »20

Durant cette même période, les tentatives de colonisation en Amérique du Sud comportaient aussi leur lot de protestants avec des noms comme Daniel de la Touche de la Ravardière, Jean Ribaut et René de Laudonnière à la tête des expéditions. Dans un ouvrage de 1617, Marc Lescarbot, avocat et historien, témoigne de services religieux réformés ayant cours dans une colonie d’Amérique du Sud. Il y souligne même que Nicolas Durand de Villegaignon, qui ne s’est jamais officiellement déclaré huguenot, partageait l’eucharistie avec les réformés : « Et lors Villegagnon s'étant mis à genoux sur

20Gabriel Sagard, Histoire du Canada et voyages des Pères Récollets en la Nouvelle-France en Canada, Tome 1, chap.

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un careau de velours, lequel son page portoit ordinairement aprés lui, fit deux prieres publiques & à haute voix, […] il se presenta le premier à la Cene, & receut à genoux le pain & le vin de la main du Ministre. »21 La présence de protestants parmi ces acteurs importants de la colonie nous permet d’y voir une situation de tolérance en Nouvelle-France, du moins, de la part du pouvoir royal envers ceux à qui il confia ces tâches. Cette période de l’histoire n’a pas soulevé de grands débats historiographiques. Il est généralement admis par les historiens de toutes les époques et de toutes idéologies qu’aux débuts de la Nouvelle-France, les protestants y séjournaient en toute liberté. Il est intéressant de noter l’écart qu’il pouvait y avoir entre la politique officielle et la réalité. En théorie, l’Édit de Nantes ne permettait pas aux protestants d’étendre leur culte au-delà des terres qu’ils possédaient déjà.22 Ainsi, pouvait-il persister à La Rochelle, mais pas s’implanter à Paris, quoique l’individu protestant y avait tout à fait droit de cité, mais seulement à titre individuel. Selon la même logique, il n’aurait pas dû y avoir de ministres protestants en Nouvelle-France. Cependant, certains témoignages nous font part de la tenue de cultes protestants ainsi que de la présence de quelques ministres du culte. Ce genre d’écart a été amplement relevé par Marc-André Bédard23 et Robert Larin. L’histoire des débuts du protestantisme en Nouvelle-France nous est souvent présentée sous forme de courtes biographies des principaux acteurs protestants. En ce sens, Hervé Fines, pasteur de l’Église Unie, élabore des récits biographiques, presque à la manière des récits de la vie de saints. Son histoire des protestants en Nouvelle-France a vraisemblablement pour objectif d’édifier des fidèles. Avec des tournures de phrase comme « grâce à l’initiative, au désintéressement et au patriotisme de Mont » ou encore « avec une ténacité toute huguenote »24, il vante les bienfaits qu’ont apportés ces protestants à notre pays.

21Marc Lescarbot, Histoire de la Nouvelle-France, Tome 2, chap. 7, 1617,

[http://www.gutenberg.org/files/22268/22268-h/22268-h.htm].

22 Robert Larin, « La monarchie française et l’immigration protestante au Canada avant 1760. Un contexte social,

politique et religieux », dans Nicole Lemaître (dir.), La mission et le sauvage : huguenots et catholiques d'une rive

atlantique à l'autre, XVIe-XIXe siècle, Québec : Presses de l'Université Laval, 2009, p. 59.

23 Marc-André Bédard, « Les protestants en Nouvelle-France », Mémoire de maîtrise, Université Laval, 1973. 24 Hervé Fines, Album du Protestantisme français en Amérique du Nord, vol. 1, Montréal : L'Aurore, 1976, p. 14.

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Marc-André Bédard est un des premiers à avoir tenté d’évaluer le réel climat religieux qui pouvait se cacher derrière cette apparence de liberté. En citant Gabriel Sagard, Chrestien Le Clercq, et Samuel de Champlain, Bédard insiste sur les conflits, soulignant que des catholiques se plaignaient de devoir assister à des offices protestants, évoquant un ministre du culte et un curé se battant à coups de poing, des jésuites ayant bien failli rester en France faute de navire les acceptant à bord, ou encore ces autres jésuites qu’Émery de Caën a temporairement refusé de faire héberger en Nouvelle-France. Les conflits dépassaient la sphère religieuse. Les protestants ne semblaient pas intéressés par l’évangélisation ni par le peuplement de la colonie. Certains leur ont reproché d’avoir été trop avares et de n’avoir eu d’intérêt que pour le commerce, mais comme Bédard nous le rappelle, la politique française ne leur permettait pas d’instituer une Église protestante en Nouvelle-France. Et soulignons aussi que la théologie protestante n’est résolument pas missionnaire avant le 19e siècle. À l’époque de la Nouvelle-France les théologiens protestants se posaient la question de savoir s’il leur était permis d’annoncer l’Évangile aux peuples autochtones d’Amérique, si ceux-ci étaient élus; ils concluaient généralement par la négative.25 Il n’est donc pas surprenant que les protestants en Nouvelle-France n’aidaient pas à la conversion des autochtones. Les marchands protestants n’avaient donc sans doute pas d’autre intérêt que le commerce puisque participer au peuplement signifiait aider l’Église catholique à s’établir en Nouvelle-France. Ce qu’ils ne souhaitaient probablement pas. Les tenants des deux religions pouvaient donc difficilement avoir la même vision d’avenir pour la colonie. D’un côté, on voulait peupler la terre et y faire grandir la religion, tandis que de l’autre, étant exclus des plans des uns, on ne voulait généralement que se concentrer sur le commerce. Il n’est pas étonnant que ces divergences aient mené les catholiques à une campagne de « lobbying » contre les protestants de la colonie, pour reprendre l’expression de Bédard.26 Cette campagne menée contre les protestants de la colonie mena à la rédaction, en 1627, de la charte de la Compagnie des Cents-Associés qui révoqua le droit de commercer aux protestants. Sur les territoires de la Nouvelle-France, il y eut donc une sorte de révocation de l’Édit de Nantes de 1598 avant même la promulgation de l’Édit de Fontainebleau en 1685.

25 Yves Krumenacke, « Can we give the Gospel to those who have not heard it? Reformed theological discourses about

the salvation of the pagans in the Early Modern Era », Bažnyčios Istorijos Studijos, no VI, 2013, p. 55-69. 26 M-A Bédard, « Les protestants en Nouvelle-France », p. 16.

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1.1.2 - La Compagnie des Cents-Associés : début des conflits

historiographiques

Un changement dans la situation des protestants semble subvenir à partir de 1627, date à laquelle le cardinal Richelieu débuta ses tentatives d’exclusion des huguenots des territoires de la Nouvelle-France. Différentes thèses ont circulé dans le milieu historien, or tous les chercheurs se refusent à voir une possibilité légale de la présence d’individus protestants après 1627. L’année 1627 marque donc théoriquement la fin de la présence d’huguenots en Nouvelle-France. Pour les historiens catholiques du 19e siècle, c’est finalement grâce à la conquête des frères Kirke en 1629 qu’on obtiendra définitivement la fin de la présence d’huguenots.

Cette conquête a été interprétée comme étant le fruit de la providence servant à extirper de la colonie ses derniers protestants. Le fait que la colonie soit restée aux Anglais de 1629 à 1633 a obligé beaucoup de colons à rentrer en France, permettant ainsi de rebâtir à neuf après 1633 avec un effectif uniquement catholique. C’est du moins ce que pensaient des historiens comme Narcisse-Eutrope Dionne et Étienne-Michel Faillon. Ce dernier écrivait :

La Providence ménagea sans doute tous ces événements, si malencontreux en apparence, pour éloigner du pays tous ces hommes, dont la conduite avait été jusqu’alors un obstacle à la propagation de l’Évangile chez les sauvages, et pour former ensuite, dans le même lieu, une nouvelle colonie, toute composée de Catholiques.27

Jusqu’à la fin du 20e siècle, tous les historiens s’entendent qu’après la conquête des frères Kirke, il n’y a plus d’huguenots en Nouvelle-France. Certains regrettent et d’autres applaudissent qu’on ait fini par interdire les protestants en Nouvelle-France. Le Baron de La Hontan est le premier, en 1728, à écrire son regret quant à l’interdiction des protestants en Nouvelle-France :

Je suis surpris qu'au lieu de faire sortir de France les Protestants qui passant chez nos ennemis, ont causé tant de dommage au Roiaume par l'argent qu'ils ont aporté dans leurs Païe, & par les Manufactures qu'ils y ont établi, on ne les ait pas envoïez en Canada. Je suis persuadé que si on leur avait donné de

27 Étienne Michel Faillon, Histoire de la colonie française en Canada, Tome I, 1865, p. 251,

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bonnes assurances pour la liberté de conscience, il y en a quantité qui n'auraient pas fait difficulté de s'y établir28

L’historien le plus connu à avoir soutenu cette thèse est sans doute François-Xavier Garneau, qui en 1845, écrit :

Richelieu fit […] une grande faute lorsqu’il consentit à ce que les protestants fussent exclus de la Nouvelle-France; […] il portait un coup fatal au Canada en en fermant l’entrée aux huguenots d’une manière formelle par l’acte d’établissement de la compagnie des cent associés.29

Beaucoup d’historiens ont dépeint les protestants en Nouvelle-France comme ne s’intéressant qu’au commerce. En 1905, Émile Salone poussait cette position à l’extrême; tout en niant une présence protestante après 1627, il limitait également une présence antérieure. Il soutenait que les protestants en Nouvelle-France n’avaient été que des marchands de La Rochelle ne songeant qu’à commercer et non pas à s’établir : « Ils n’y envoyèrent pas un seul colon protestant, pas un. […] les protestants furent, au Canada, les artisans de leur propre disgrâce. »30 Ainsi, leur exclusion de la colonie n’était aucunement regrettable.

En 1913, le pasteur presbytérien Rieul-Prisque Duclos écrivait que « des violences physiques furent exercées sur les protestants de la colonie et même qu'il y en eut qui furent emprisonnés et tués. »31 Il soutenait que des dragonnades avaient eu cours en Nouvelle-France. Duclos allait dans le même sens que l’historiographie de son époque quant à la quasi-impossibilité d’être protestant en Nouvelle-France. Cependant, il présente l’illégalité protestante différemment; d’une façon qui semble vouloir édifier la foi des croyants à la manière des récits de martyr. Ainsi tous les auteurs reprennent la même trame narrative à propos de la fin de la présence protestante en Nouvelle-France, en usant d’un ton différent selon qu’ils étaient de tendance catholique, libérale ou protestante.

28 Baron de La Hontan, Voyages du baron de La Hontan dans l'Amérique septentrionale, Amsterdam : François

l'Honoré, 1728, vol. 2, p. 89-90, cité dans M.-A. Bédard, « Les protestants en Nouvelle-France », p. 22.

29 François-Xavier Garneau, 1845, cité dans Jean Levasseur, « La censure du protestantisme dans le Québec et la

Franco-Américanie de la seconde moitié du XXe siècle : les cas de Joseph Provost et de Charles Chiniquy »,

Francophonies d'Amérique, vol.15, 2003, p. 177.

30 Robert Larin, Brève histoire des protestants en Nouvelle-France et au Québec : (XVIe - XIXe siècles), Boucherville:

Éditions de la paix, 1998, p. 27.

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1.1.3 - Une mauvaise utilisation des sources à l’origine des conflits

historiographiques

Il existe un écart entre notre connaissance actuelle sur les protestants en Nouvelle-France et ce qu’en disaient les historiens du 19e siècle. Cet écart n’est pas dû au fait que ces historiens auraient été malveillants, voulant véhiculer une idéologie plutôt qu’une vérité historique; tous s’entendaient sur la fin de la présence protestante après 1627 et pouvaient s’appuyer sur des sources. Le problème provient surtout d’une mauvaise interprétation de celles-ci et d’un manque de confrontation entre elles. L’historiographie universitaire nous a révélé que le protestantisme en Nouvelle-France n’avait pas réellement pris fin en 1627. Le mémoire de maitrise de Marc-André Bédard en 1973 marque un véritable tournant dans l’historiographie. Il réussit à retracer des allusions à une persistance de la présence protestante et à établir le nom de plusieurs huguenots en utilisant des correspondances concernant la marine dans le fonds des Archives coloniales françaises conservé aux Archives nationales du Québec, les abjurations et les correspondances des archives du Séminaire et de l’Archevêché de Québec, les registres de malades de l’Hôtel-Dieu et l’ouvrage généalogique posthume d’Archange Godbout, Familles venues de La Rochelle. Marc-André Bédard démontre que s’il est vrai qu’il n’y a pas de ministre du culte, ni de culte protestant après 1627, que même si l’article II de la Compagnie des Cent-Associés et, par la suite, la révocation de l’Édit de Nantes ne devaient pas permettre aux protestants de s’établir en Nouvelle-France, des témoignages permettent d’affirmer que des individus ayant un lien avec le protestantisme ont été de passage ou se sont établis en Nouvelle-France tout au long de l’histoire de la colonie. Bédard nous fait comprendre que des protestants avouant leur foi haut et fort sur la place publique n’était pas chose commune, mais que malgré cela, une origine protestante était attestée chez des colons de la Nouvelle-France. Certains avaient réussi à se fondre dans la masse malgré leur baptême réformé, sans s’attirer les plaintes du clergé catholique. Même si depuis 1627, les protestants ne devaient plus venir en Nouvelle-France, la Congrégation pour la propagation de la foi a émis deux actes, datés de 1635 et 1637, insistant pour que les réformés ne puissent plus s’installer au Canada.32 Les protestants n’avaient donc

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probablement pas cessé leurs activités en Nouvelle-France pour qu’on s’inquiète de la situation jusqu’au Vatican. L’évêque de Québec, Mgr de Laval, rédigea en 1670 un mémoire à l’intention de la couronne française afin de dénoncer la présence de protestants dans la colonie et de présenter les risques que cela représentait pour l’Église et pour la fidélité du peuple envers la royauté. N’ayant pas véritablement l’appui de la couronne, il fit instaurer un règlement de police interdisant aux gens de la religion prétendue réformée de se regrouper pour célébrer un culte.33 Il a aussi interdit aux réformés de passer l’hiver au Canada, s’ils venaient y faire du commerce l’été. Le droit de passer l’hiver leur était tout de même octroyé s’ils vivaient, sans scandale, comme des bons catholiques.34 En 1682, les autorités françaises ont d’ailleurs répondu aux plaintes continuelles du clergé canadien à l’encontre des protestants :

Qu'il faut des hommes en Canada et qu'il faut que la paix s'établisse, qu'il faut pour cela permettre à toutes sortes de personnes de s'y établir, que ceux qui ont fait des établissements en ont usé de la sorte : que la république de Rome était au commencement un amas de brigands.35

Le mémoire de Bédard représente un tournant dans l’historiographie du protestantisme en Nouvelle-France. Avant lui, on nous présentait la fin d’une présence d’individus protestants en Nouvelle-France vers 1627. On attestait de quelques cas isolés de familles protestantes ayant réussi, ici et là, à traverser en Nouvelle-France, mais on ne s’y attardait guère. Même l’histoire confessante n’avait pas creusé la question plus loin. C’est d’ailleurs ce qu’atteste le maigre paragraphe d’Hervé Fines dans son album sur le protestantisme français en Amérique du Nord qui résume 143 ans d’histoire en six phrases.36

De 1685 à 1715 débute une nouvelle période pour l’histoire du protestantisme en Nouvelle-France. À partir de l’Édit de Fontainebleau qui interdisait le protestantisme en sol français, jusqu’à la mort de Louix XIV qui fut un roi profondément antiprotestant, la migration de protestants français vers la Nouvelle-France a beaucoup ralenti. Les protestants persécutés en France ont alors cherché des terres d’accueil plus propices à la

33 Ibid, p. 61. 34 Ibid, p. 32.

35 Lettre de M. Dudouyt à Mgr de Laval, 26 mai 1682, ASQ, Lettres N, no 62, p. 5-7, cité dans M.-A. Bédard, « Les

protestants en Nouvelle-France », p. 34.

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pratique de leur foi dans des pays protestants.37 Cette période d’intolérance aurait pu avoir mis fin à la présence protestante en Nouvelle-France. Cependant, Bédard nous fait remarquer qu’en 1749, l’intendant François Bigot fit parvenir une lettre au ministre de la Marine afin qu’il ne tienne pas compte des plaintes du clergé. Il estimait que les protestants étaient discrets et qu’ils étaient nécessaires au commerce de la colonie.38 Témoignant ainsi d’une certaine persistance de la présence protestante en Nouvelle-France.

Les propos de Bédard sont aujourd’hui repris par la majorité des historiens du protestantisme en Nouvelle-France, et ce même si ses méthodes ont été critiquées et que sa recherche comporte plusieurs limites. Au sujet de la méthode utilisée et des lacunes dans les tableaux de données quantitatives de Marc-André Bédard, Dale Miquelon écrit :

Perhaps their absence is an indication that while we historians have long tamed narrative, we have not yet brought our tables and numbers under control. […] [H]ow important were the Protestants numerically? What proportion of the immigration to New France, of the total number of persons who ever lived in New France, of the population of New France at any given time, was Protestant.39

Lucien Campeau avait particulièrement mal reçu les travaux de Bédard. Il avait conclu que l’« ouvrage ne pourra pas être utilisé sans discernement » et que « [d]e l'histoire apologétique catholique, on est passé avec le même zèle à l'histoire anticatholique ». Il lui reprochait de,

[m]ettre dans le même sac tous les protestants, convertis ou non, qui passent, séjournent ou meurent au pays, sans qu'on permette vraiment de contrôler la religion de tous ceux qu'on enliste [et ainsi de] jeter un soupçon systématique sur la sincérité des abjurations.40

Même si Lucien Campeau écorche probablement un peu trop les travaux de Bédard, il n’en reste pas moins que ce dernier tient pour protestants des individus

37 R. Larin, « La monarchie française et l’immigration … », p. 61. 38 M.-A. Bédard, « Les protestants en Nouvelle-France », p. 42.

39 Dale Miquelon, « Les Protestants en Nouvelle-France by Marc-André Bédard (review) », dans The Canadian

Historical Review, vol. 60, no 4, 1979, p. 491.

40 Lucien Campeau, recension de Marc-André Bédard, Les Protestants en Nouvelle-France, Cahiers d’Histoire no 31,

Québec : La Société Historique de Québec, 1978, parue dans Revue d'histoire de l'Amérique française, vol. 32, n° 4, 1979, p. 631.

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qui n’ont rien d’autre que le baptême, ou une abjuration pour en faire des protestants.

Ainsi, plusieurs questions persistent toujours à la lecture du mémoire de Marc-André Bédard. Il reste tout de même très utile pour nous faire prendre conscience des divergences qui existaient entre politique officielle et application de celle-ci. Il nous permet d’observer la dualité entre tolérance et intolérance qui semble avoir eu cours durant toute l’histoire de la colonie.

1.1.4 - La difficulté d’une évaluation quantitative

En mettant en lumière la persistance d’une présence protestante durant la colonisation française, Bédard pouvait maintenant tenter d’évaluer cette présence de façon quantitative. Il est le premier à s’être penché sur la question en établissant une liste de protestants en Nouvelle-France. Il a par la suite ouvert la porte à d’autres historiens tels que Leslie Choquette, Cornelius J. Jaenen, Robert Larin et Didier Poton. Ces historiens ont tous tenté d’évaluer quantitativement la présence protestante durant la période de la Nouvelle-France.

En 1973, Marc-André Bédard a dénombré 853 protestants durant la période du Régime français. Il n’arrive cependant qu’à nous fournir le nom de 471 d’entre eux.

Cornelius Jaenen estimait, en 1974, à 1000 le nombre de protestants passés en Nouvelle-France41. Il utilisait les travaux du prêtre et généalogiste Archange Godbout, le rapport de l’archiviste de Québec, les archives de l’Hôtel-Dieu et le registre d’abjurations pour en arriver à ce chiffre, avec les mêmes sources donc que Bédard.

Leslie Choquette, en 1997, exclut 123 noms de la liste de Bédard puisque ces marchands ou soldats n’avaient qu’été de passage dans la colonie sans jamais y résider de façon permanente. Si à partir de sources européennes comme les listes de passagers à bord des bateaux ayant voyagé vers la Nouvelle-France, elle conclut que certains noms retenus par Bédard ne doivent pas être conservés, elle se permet d’en ajouter. Elle conclura tout de

41 Cornelius J. Jaenen, « La persistance de la présence protestante en Nouvelle-France : 1541-1760 », La vie chrétienne,

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même en affirmant : « En général, les propositions de Bédard coïncident avec les nôtres. »42

Robert Larin dans sa Brève histoire des protestants en Nouvelle-France et au Québec, arrivera à un chiffre beaucoup plus élevé que ses prédécesseurs. Il utilise une tout autre approche. Il ne part pas à la recherche d’individus en établissant des listes. Il préfère évaluer la quantité de protestants dans les régions françaises d’où proviennent les immigrants et ensuite projeter ces statistiques sur la Nouvelle-France. C’est ainsi qu’il arrive à une population de la Nouvelle-France ayant été à 7.9% d’origine protestante, soit environ 2470 personnes. Il avance même que « [c]ette estimation n’est que minimale. »43 Didier Poton souligne par la suite que la thèse de Larin est séduisante, mais qu’elle ne pourrait être confirmée que par une démarche généalogique rigoureuse. 44 Cependant, il souligne aussi le fait que cette démarche est impensable en raison de la précarité du protestantisme français à la suite des interdictions qui ont fait de ses adeptes des fugitifs ou des « nouveaux catholiques ». Les sources qui seraient nécessaires à la démarche généalogique sont inexistantes. Nous sommes donc condamnés à ne pas pouvoir établir avec précision le nombre de protestants en Nouvelle-France.

1.1.5 - L’identité des individus d’origine protestante

Si nous avons de la difficulté à établir le nombre de protestants en Nouvelle-France, c’est aussi parce qu’il est difficile de définir ce qu’était un protestant en Nouvelle-France. Robert Larin apporte lui-même quelque nuance à son hypothèse de 7.9% d’immigrants protestants en spécifiant qu’il doit parler de gens d’origine protestante plutôt que de protestants.45 Cependant, Larin a parfois tenté, comme d’autres avant lui, de parler de protestants d’une manière un peu trop large.

42Leslie Choquette, De Français à paysans, modernité et tradition dans le peuplement du Canada français, Québec :

Septentrion, 2001, p. 115.

43 Robert Larin, Brève histoire des protestants en Nouvelle-France et au Québec : (XVIe - XIXe siècles), Boucherville:

Éditions de la paix, 1998, p. 137.

44 Didier Poton, « L’émigration protestante en Nouvelle-France », dans Marie-Claude Rocher et Marc Pelchat (dir.), Le

patrimoine des minorités religieuses du Québec : Richesse et vulnérabilité, Québec : Presses de l’Université Laval,

2006, p. 13.

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Les travaux de Bédard avaient fait réagir Lucien Campeau qui lui reprochait de compter comme protestants des gens ayant abjuré le protestantisme pour passer au catholicisme.46 En effet, l’abjuration peut tout autant être faite en bonne conscience et être le reflet d’une conversion sincère. On pourrait cependant reprocher autant de naïveté à Campeau qui considère presque toutes les abjurations comme étant sincères, qu’à Bédard qui ne semble jamais les considérer comme une preuve d’appartenance au catholicisme.

Bien entendu, il ne nous est pas possible de reconstituer tous les cas d’abjuration pour évaluer leur sincérité, mais nous en connaissons tout de même certaines qui semblent plus opportunistes que sincères. La sincérité des abjurations n’est probablement connue que par le cœur de ceux qui ont eux-mêmes abjuré. Nous sommes encore une fois obligés d’accepter un vide tout en étant conscients de la diversité des motivations. Comme Poton nous le fait remarquer, la nature même du patrimoine religieux protestant duquel il ne nous reste (ou pas) que la conscience des fidèles vivant sous un régime sans Église protestante instituée est difficile à saisir puisque nous n’avons pas les sources qui en témoigneraient :

[La] difficulté majeure : les lacunes des archives des églises réformées du XVIIe siècle puis l’interdiction du protestantisme en 1685 qui fait des réformés des fugitifs ou des « nouveaux catholiques ».

La politique d’étouffement puis d’éradication du protestantisme avec l’Édit de Fontainebleau révoquant l’Édit de Nantes (1685) a pour conséquence la disparition de nombreux registre des églises réformées.47

Comme le souligne Robert Larin, les protestants français fervents voulant célébrer le culte reformé publiquement ont probablement majoritairement immigré vers des pays protestants. Malgré tout certains pouvaient voir dans la Nouvelle-France une situation intermédiaire où ils pourraient conserver leur langue et un sentiment d’appartenance français tout en étant moins surveillés qu’en France par les autorités royales et religieuses.48

Même s’il est difficile de définir précisément notre sujet lorsqu’on parle des protestants en Nouvelle-France, on peut tout de même se risquer à parler de gens d’origine

46 L. Campeau,, « recension de M.-A. Bédard … ». 47 Ibid.

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protestante. Nous avons donc ainsi un sujet d’étude assez bien défini et ne portant pas toute l’ambiguïté des questions de conscience et d’identité religieuse.

Il est possible d’étudier les secteurs d’activités priorisés par ces personnes. L’importance des protestants dans le commerce en Nouvelle-France est maintenant bien connue avec les travaux de J.F. Bosher, Didier Poton et Robert Larin. On sait que les débuts de la colonie ont été assurés par le commerce protestant. Ce commerce protestant a connu un ralentissement à la suite de l’implantation de la Compagnie des Cent-Associés. Toutefois les huguenots ont joué un grand rôle dans le financement des voyages commerciaux catholiques de la Compagnie des Cents-Associés.49 Très impliqués dans ce secteur d’activité, ils ont su revenir en force lorsque les conflits religieux furent moins forts. Ainsi de 1740 à 1760, ils étaient redevenus majoritaires jusqu’à être responsables de deux armements sur trois à la veille de la Conquête.50 Il faut bien sûr aussi mentionner les cas de contrebandiers d’origine protestante navigant sur le fleuve sans avoir légalement le droit d’y être51, un autre cas difficilement quantifiable de par sa nature proprement illégale.

Des soldats engagés vers la Nouvelle-France étaient aussi d’origine protestante. Larin souligne que « l’engagement militaire ne nécessitait aucune preuve de catholicité ».52 Il était donc facile pour un protestant d’origine de se faire militaire. On peut donc dire que la majorité des protestants en Nouvelle-France était des militaires, des marchands ou des artisans.53 Leslie Choquette nous fait remarquer que bien que légalement désavantagés, ces gens étaient économiquement avantagés de par les fonctions qu’ils occupaient; le quart d’entre eux appartenait à l’élite de la colonie.54

Quant à l’identité religieuse de ces gens d’origine protestante, elle était probablement assez variée, Robert Larin a bien résumé les différents types de protestants qui ont dû participer à la vie de la Nouvelle-France :

49 Didier Poton, « Les huguenots et les échanges économiques avec la Nouvelle-France aux XVIIe et XVIIIe siècles »,

dans Rocher, M-C. et collab., Huguenots et protestants francophones …, p. 69.

50 Didier Poton et Mickaël Augeron, « La Rochelle, port canadien : le négoce protestant et la Nouvelle-France », dans

Philippe Joutard et Thomas Wien (dir.), Mémoires de Nouvelle-France : De France en Nouvelle-France, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2005, p. 116.

51 D. Poton, « Les huguenots et les échanges économiques », p. 17. 52 R. Larin, « La monarchie française et l’immigration … », p. 64. 53 Ibid.

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On pourrait distinguer cinq types de protestants au Canada : d’abord ceux mal convertis ayant abjuré et qui sont ainsi devenus officiellement et apparemment catholiques; ensuite, ceux qui n’ont jamais abjuré et qui ont réussi à se fondre en douceur dans la majorité catholique; troisièmement ceux que l’on considère être seulement de passage, comme les marins en attente de leur embarquement, les marchands forains, les représentants de firmes commerciales, les travailleurs engagés, les soldats, les prisonniers capturés dans les colonies anglo-américaines…; quatrièmement, les protestants notoires qui pouvaient venir hiverner au Canada, du moins tant que les autorités religieuses ne s’acharnaient pas à obtenir leur abjuration ou leur départ; et enfin le cas particulier de Pierre Granet "un homme de la Religion prétendue réformée fort obstiné et dangereux" qu’on déporta au Canada.55

À cela, on pourrait ajouter une dernière classe, celle des filles du roi. Nelson-Martin Dawson a bien travaillé la question. Ses conclusions se rapprochent de celles portant sur la population masculine; c’est-à-dire, qu’il y a eu des filles du roi d’origine protestante, mais qu’il faut toujours en parler avec une certaine réserve, mentionner une origine protestante et non pas un protestantisme affirmé. « Il ne s'agit pas, bien sûr, de l'hypothèse d'une déportation organisée de filles de la Religion réformée, mais plutôt d'une concentration du recrutement dans les milieux nouvellement, et souvent mal, "romanisés." »56

1.2 - Fragments d’histoire de la Nouvelle-France mobilisés pour

affirmer l’existence d’un « marranisme huguenot »

Un bilan historiographique général du protestantisme francophone en Nouvelle-France permet de situer dans un ensemble plus large la question de la possibilité d’une forme quelconque de religiosité protestante souterraine. Tâchons maintenant de déceler de façon plus spécifique les fragments d’histoire qui, souvent à demi-mot, donnent des arguments qui permettraient de construire l’hypothèse du « marranisme huguenot ». Avant les affirmations de Marie-Claude Rocher et Philippe Joutard publiées en 2014, l’hypothèse n’avait jamais été clairement formulée. Toujours est-il que de nombreux passages de la production historienne peuvent sembler confirmer cette hypothèse lorsqu’on les lit sous la lentille du « marranisme huguenot ». Bien que les auteurs ne se risquent pas à parler de ce phénomène à l’affirmative, il est possible de trouver des pistes dans la production

55 Robert Larin, Brève histoire du peuplement européen en Nouvelle-France, Québec: Septentrion, 2000, p. 21. 56 Nelson-Martin Dawson, « Les filles à marier, envoyées en Nouvelle-France (1632-1685). Une émigration protestante

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historienne qui pourraient y conduire. Dans cette section, nous allons répertorier ces cas tout en évaluant s’ils doivent véritablement nous faire tendre vers l’affirmation d’un marranisme.

1.2.1 - La foi catholique suspecte des anciens protestants

L’Église réformée n’a jamais été instituée en Nouvelle-France ; il n’y a donc aucune source archivistique protestante témoignant des activités religieuses protestantes. Par conséquent, pour retracer les individus d’origine huguenote en Nouvelle-France on a souvent recours aux actes d’abjuration. Ainsi, ce n’est généralement que parce qu’ils ne furent plus officiellement protestants que paradoxalement on arrive à identifier le passé protestant de plusieurs. Toutefois, parmi ces cas, certaines abjurations eurent lieu dans des circonstances qui laissent planer un doute sur la sincérité de l’attachement ultérieur à la foi catholique.

Comme la seule Église autorisée de Nouvelle-France était la catholique, et que l’état civil avait été remis à l’Église, lorsqu’un baptisé protestant demandait à se marier ou encore à faire baptiser ses enfants, cela se produisait nécessairement au sein de l’Église catholique. On peut lire dans un article de Cornelius J. Jaenen qu’ « onze couples ont été identifiés comme abjurant afin de pouvoir se marier. »57 Il s’agit de personnes demandant l’abjuration peu avant leur mariage. Il mentionne aussi que « cinq autres couples, […], réussirent à cacher leur croyance protestante et furent mariés comme catholiques […]. [C]’est seulement dans les années qui suivirent que leurs convictions furent découvertes et que des pressions pour qu’ils se convertissent furent faites sur eux. »58 Évidemment, ces conversions n’ont pas l’apparence de cheminements spirituels menant à une conversion au catholicisme. Il s’agit probablement d’actes opportunistes, visant à obtenir le statut légal de mari et femme, pour ainsi éviter les conséquences du concubinage. En France, on sait que sous l’Ancien régime, « pendant une très longue période, les protestants n’eurent donc le choix qu’entre l’union de fait et le mariage catholique. »59 L’union de fait était considérée comme « très dangereuse pour le protestantisme » elle se

57 C. J. Jaenen, « La persistance de la présence … », p. 6. 58 Ibid. Ces cas sont aussi mentionnés par Bédard et Larin.

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heurta « à l’opposition […] de l’Église reformée reconstituée ».60 La plus grande conséquence était que « les enfants des mariages contractés entre soi, ou au Désert, avaient été inhabiles à hériter ».61 Ainsi, on comprend bien que le mariage catholique n’est pas forcément un acte de foi catholique.

Si certains ont abjuré après avoir réussi à recevoir des sacrements catholiques, d’autres n’ont jamais abjuré tout en ayant eu recours aux sacrements. Certains ont été retracés comme ayant une origine protestante à partir de baptêmes dans des temples réformés en France, sans toutefois qu’on les retrouve par la suite dans les actes d’abjuration en Nouvelle-France. Il y avait donc des gens qui fréquentaient l’Église catholique sans toutefois en être officiellement membres. À leur sujet, Marc-André Bédard a écrit : « il faut se souvenir que ces personnes pratiquaient extérieurement le catholicisme pour ne pas être inquiétées par les autorités religieuses. »62 S’il est difficile de connaitre les convictions profondes des gens de l’époque, en affirmant que le catholicisme n’est pratiqué qu’extérieurement, Bédard laisse néanmoins entendre qu’il doit aussi y avoir un protestantisme pratiqué en privé.

Les travaux généalogiques d’Archange Godbout63 et de Cyprien Tanguay64, qui ont d’ailleurs été réemployés à maintes reprises65, ont permis de découvrir un cas où, sur quatre générations, on s’est marié seulement entre anciens protestants66. Dans deux autres, ce type d’union s’est produit sur deux générations67. Face à de telles situations, il peut paraître facile de voir des réseaux de protestantisme souterrains. Marc-André Bédard conclut d’ailleurs que « [c]es nouveaux foyers continuaient sans doute secrètement à éduquer leurs enfants dans les mêmes principes religieux. »68

60 Ibid. 61 Ibid., p. 236.

62 M.-A. Bédard, « Les protestants en Nouvelle-France », p. 85.

63 Archange Godbout, « Familles venues de La Rochelle en Canada », Rapport de l'Archiviste de la province de

Québec, vol. 48, 1970

64 Cyprien Tanguay, Dictionnaire généalogique des familles canadiennes depuis la fondation de la colonie jusqu'à nos

jours, Québec : Eusèbe Sénécal, 1871-1890, 7 vol.

65 Marc-André Bédard, Robert Larin, Cornelius J. Jeannen, et Leslie Choquette les citent allègrement.

66 Marc-André Bédard, « Les protestants en Nouvelle-France », p. 114. Louis Sargent et Isabelle de Lavoie sont les

derniers de cette lignée à se marier, en 1718, entre familles d’origine protestantes.

67 Marc-André Bédard, « Les protestants en Nouvelle-France », p. 113. Jean Royer et Marie Targer mariés en 1966;

ainsi que Jacques Bédard et Isabelle Doucinet, mariés en 1963 étaient tous de famille d’origine protestante.

68 Marc-André Bédard, « La présence protestante en Nouvelle-France », Revue d'histoire de l'Amérique française, vol.

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