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Le gel personnifié dans la littérature russe : d'entité populaire à personnage littéraire

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Academic year: 2021

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HAL Id: dumas-01808207

https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01808207

Submitted on 5 Jun 2018

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Le gel personnifié dans la littérature russe : d’entité

populaire à personnage littéraire

Simon Albertino

To cite this version:

Simon Albertino. Le gel personnifié dans la littérature russe : d’entité populaire à personnage littéraire. Sciences de l’Homme et Société. 2018. �dumas-01808207�

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Le gel personnifié dans la

littérature russe : d'entité

populaire à personnage

littéraire

Albertino

Simon

Sous la direction de Laure Thibonnier

UFR de langues étrangères

Département Langues, Littératures et Civilisations Etrangères et Régionales

Section d'études germaniques et slaves

Mémoire de master 2 mention LLCER - 30 crédits Parcours études russes

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Le gel personnifié dans la

littérature russe : d'entité

populaire à personnage

littéraire

Albertino

Simon

Sous la direction de Laure Thibonnier

UFR de langues étrangères

Département Langues, Littératures et Civilisations Etrangères et Régionales

Section d'études germaniques et slaves

Mémoire de master 2 mention LLCER - 30 crédits Parcours études russes

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Remerciements

Je voudrais exprimer tout d'abord ma profonde gratitude à ma directrice de recherche Madame Laure Thibonnier pour toute l'aide apportée tout au long de la rédaction de ce mémoire. Sa bienveillance ainsi que sa disponibilité et la confiance qu'elle a su placer en moi ont été un moteur déterminant dans la réalisation de cette étude. Le fait d'avoir pu travailler à ses côtés est pour moi un gage de fierté qui, je l'espère, pourra être ressenti à la lecture de ce mémoire.

Je remercie également chaque membre de l'équipe pédagogique de la section russe sans qui ce travail n'aurait sans doute pas existé.

Enfin, j'adresse un dernier remerciement à ma famille et mes amis pour leur soutien inconditionnel et l'aide qu'ils ont apporté.

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Déclaration anti-plagiat

Document à scanner après signature et à intégrer au mémoire électronique

______________________________________________

DÉCLARATION

1. Ce travail est le fruit d’un travail personnel et constitue un document original. 2. Je sais que prétendre être l’auteur d’un travail écrit par une autre personne est une

pratique sévèrement sanctionnée par la loi.

3. Personne d’autre que moi n’a le droit de faire valoir ce travail, en totalité ou en partie, comme le sien.

4. Les propos repris mot à mot à d’autres auteurs figurent entre guillemets (citations). 5. Les écrits sur lesquels je m’appuie dans ce mémoire sont systématiquement référencés

selon un système de renvoi bibliographique clair et précis.

NOM : Albertino PRENOM : Simon

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Sommaire

INTRODUCTION ...8

PARTIE 1 LAFIGUREDU GELDANSLESCONTESETLEFOLKLORESLAVES ...17

Chapitre 1. Le conte central : Morozko... 19

1. Apparence et caractéristiques du Gel...19

2. Fonction et rôle... 24

3. Les motifs rattachés au personnage... 27

Chapitre 2. Le Gel dans les autres contes... 31

1. Le Gel comme personnage aidant le héros... 31

2. Le Gel comme personnage non auxiliaire... 35

3. Le Gel dans les contes et folklores non russes...40

Chapitre 3. Le Gel dans les croyances et rites populaires slaves...44

1. Place du Gel au sein des légendes et des mythes païens slaves...44

2. Rôle du Gel dans la vie paysanne populaire... 49

3. La relation des Slaves avec le Gel... 53

PARTIE 2 MOROZ IVANOVITCHDE VLADIMIR ODOÏEVSKI ...58

Chapitre 4. L'écrivain et son œuvre... 61

1. L'auteur, ses écrits et le contexte littéraire... 61

2. La place de l'éducation et de la jeunesse dans l'œuvre de l'auteur...65

3. Moroz Ivanovitch : un conte littéraire pour enfants...69

Chapitre 5. Échos, ressemblances et divergences...73

1. Cohabitation de l'ancien et du nouveau : motifs et attributs... 73

2. Une fonction reprise mais adoucie...78

3. Les croyances et les mythes présents mais discrets... 83

Chapitre 6. La place de l'auteur dans la création du personnage...86

1. Un personnage adapté à l'éducation et à la jeunesse...86

2. Un nouveau discours imbibé de didactisme...89

3. L'utilisation des motifs liés au personnage populaire pour générer un matériau éducatif...92

PARTIE 3 LE GELAUNEZROUGE DE NIKOLAÏ NEKRASSOV ...97

Chapitre 7. Le poète et son œuvre... 99

1. L'auteur, ses écrits, le contexte littéraire et social...100

2. La paysannerie et la femme dans l'œuvre de Nékrassov...103

3. Le Gel au nez rouge : un poème à portée sociale...107

Chapitre 8. Échos, ressemblances et divergences...110

1. Une nouvelle cohabitation ? Portrait du personnage...111

2. Motifs rattachés au Gel dans le poème... 116

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Chapitre 9. La place de l'auteur dans l'élaboration du personnage...125

1. La poésie : un nouvel univers pour Moroz ?...125

2. Un personnage soumis au regard réaliste et paysan...129

3. La présence du Gel personnifié dans le poème de Nékrassov...133

CONCLUSION ...139

BIBLIOGRAPHIE ...147

SITOGRAPHIE ...149

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Introduction

Le conte littéraire est un genre auquel se sont confrontés nombre d'écrivains de toutes nationalités confondues. Si l'on peut généralement attribuer les débuts officiels de ce genre à Charles Perrault avec son recueil Histoire ou Contes du temps passé. Avec des Moralités publié en 1697, il reste indubitable que le travail d'écrivains italiens tels que Giambattista Basile (Le Conte des Contes, 1634-1635) et Boccace (Le Décaméron, 1349-1353) en sont des prémices évidentes. L'écrivain français, cependant, fut celui qui initia la pérennité du conte littéraire dans la littérature française, son travail inspira en effet de nombreuses femmes écrivaines qui, pendant la première partie du 18e siècle, prirent plaisir à présenter

leurs travaux à la cour. Ces contes, s'ils conservent en eux quelques marques du folklore français telles que les fées, se distinguent des œuvres de Charles Perrault par leur longueur et leur style ornemental et précieux. Un style qui finira par s'essouffler au bout de quelques dizaines d'années, tout comme le genre du conte littéraire, qui ne connut un véritable renouveau qu'à la fin du 18e siècle et au début du 19e grâce à de nombreux écrivains qui

virent en ce genre littéraire un jeu digne d'intérêt auquel ils prenaient plaisir à participer. Le 19e siècle signa en effet les débuts majeurs du conte littéraire qui apparut dans d'autres

pays d'Europe, à commencer par l'Allemagne avec les travaux de E. T. A. Hoffmann à partir de 1816, parallèlement aux publications de contes populaires des frères Grimm. C'est également à cette époque que le folklore et le conte firent une apparition plus marquée dans la littérature encore frémissante de la Russie, notamment sous la plume d'Alexandre Pouchkine, qui lui-même se prêta au jeu du conte littéraire dans plusieurs de ses œuvres. Déjà avant lui, à la fin du 18e siècle, apparurent quelques textes qualifiés de « contes » par

leurs auteurs, dont l'impératrice Catherine II en personne qui elle-même écrivit deux contes : Tsarévitch Khlore (1781) et Tsarévitch Féveï (1782). Il convient de noter que si la littérature en occident était déjà nettement avancée, en Russie elle était à cette époque encore très jeune, car ce n'est réellement qu'à partir de la seconde moitié du 18e siècle que

des œuvres autres que des textes religieux ou des traductions d'œuvres étrangères commencèrent réellement à apparaître dans le pays, grâce à des écrivains comme Lomonossov ou Novikov.

Le conte littéraire connut, après Pouchkine, nombre d'autres pères, figures du siècle d'or de la littérature russe, tels que Léon Tolstoï ou le poète romantique Vassili Joukovski. Le thème même du folklore slave fut une source d'inspiration non négligeable pour les

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écrivains du 19e siècle en Russie, comme ce fut le cas pour Nicolas Gogol, qui put

notamment s'inspirer du recueil de contes populaires russes publié au milieu du siècle, fruit du travail de collecte d'Alexandre Afanassiev. Ayant ainsi fait son apparition avant le conte populaire dans la littérature écrite russe, le genre du conte littéraire traversa les années et les siècles en Russie, adoptant une forme tantôt satirique sous la plume de Mikhaïl Saltykov-Chtchedrine et plus tard Maxime Gorki, tantôt artistique avec Alekseï Tolstoï ou Korneï Tchoukovski. Durant la période soviétique, le genre du conte littéraire trouva refuge dans le domaine de la littérature de jeunesse, lui donnant une apparence plus naïve, ce qui ne lui permit pas en revanche d'empêcher son utilisation à des fins idéologiques à partir des années 1930.

Le conte, qu'il soit littéraire ou populaire, garde aujourd'hui encore une place importante dans la culture russe et sert encore de source d'inspiration aux écrivains contemporains comme Dmitri Bykov qui publia en 2005 des textes satiriques intitulés Nouveaux contes

russes fortement inspirés des contes populaires.

Cette présence perpétuelle du conte littéraire au fil des siècles montre aussi bien sa faculté d'adaptation à tout contexte littéraire que la complexité de lui donner une définition concrète. S'agit-il réellement d'un conte, ou bien d'un simulacre, une œuvre proche du conte populaire qui cherche à se faire passer pour ce qu'elle n'est pas ? La lecture de textes appartenant à ce genre littéraire conduit à penser que le conte est vraisemblablement fait pour subir des modifications et pour être confronté à d'autres genres littéraires. Cette appellation même de conte « littéraire » implique que contrairement à un conte populaire, il est le fruit du travail artistique d'un écrivain, et non d'une tradition populaire ancienne. Il reste donc à comprendre ce qui distingue le conte littéraire d'une simple œuvre fantastique ou d'une utopie, qui tous deux décrivent un monde éloigné de la réalité, fruit de la pensée de l'écrivain. Admettre par ailleurs qu'un conte se déroulerait nécessairement dans un environnement éloigné de la réalité serait une erreur, en témoignent les Contes de la Rue

Broca de Pierre Gripari, dont l'action se déroule pour certains dans une véritable rue

parisienne et dans un contexte parfaitement réaliste, si l'on omet bien entendu les personnages fantastiques.

La définition du conte littéraire demeure donc extrêmement complexe car il s'agit d'un genre hybride, fruit d'un mélange indispensable entre un ensemble d'éléments relatifs au conte populaire, et une volonté artistique, un jeu de l'écrivain désireux d'écrire un conte, qui ne peut finalement pas en être un au sens premier du terme, c’est-à-dire un conte

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populaire. Le conte littéraire semble donc fonder son existence sur un paradoxe, il s'agirait d'un genre incomplet, qui, à défaut de jouir de la base populaire caractéristique à tout conte source, est complété par un travail littéraire pouvant être poétique ou simplement stylistique. Ainsi, à la différence d'une simple œuvre fantastique, le conte littéraire naît de la combinaison de plusieurs genres orchestrée par un écrivain, l'un de ces genres étant nécessairement celui du conte populaire.

Il semblerait donc que la parenté entre le conte littéraire et populaire soit inévitable. Mikhaïl Bakhtine discernait déjà ce lien grâce au terme de la « mémoire du genre », qui impliquerait que le genre du conte populaire vivrait au travers de celui du conte littéraire. Cette idée fut reprise par Mark Lipovetski dans son étude sur le conte littéraire1, qui vise à

approfondir cette approche afin de comprendre où se situe réellement cette mémoire du genre et quelle forme elle peut avoir. Le travail de ces deux théoriciens garde néanmoins en commun l'idée que le conte littéraire reste lié au conte populaire, qui demeure la source nécessaire de toute écriture de conte par un écrivain. Ainsi, selon Lipovetski, la parenté de ces genres réside essentiellement dans l'ensemble des éléments caractéristiques du conte populaire (skazočnost'), que ce soit stylistique ou narratif, qui font qu'à la lecture du texte littéraire, le lecteur parvienne à percevoir la présence du conte, « l'archaïque » formulé par Bakhtine. Il comprendrait ainsi que ce qu'il lit n'est pas une nouvelle ou une œuvre fantastique, mais bien un conte, par le biais d'un procédé psychique faisant écho à des éléments relatifs aux contes présents dans la conscience du lecteur.

Si la question du genre littéraire est désormais plus claire, celle de sa formation demeure encore trouble. Il serait en effet intéressant de comprendre en détail comment s'articule ce passage du conte populaire au conte littéraire. Nous savons que le genre du conte littéraire se base sur son hérédité avec les textes issus de la conscience populaire, cependant les éléments transmis du premier genre au second ne revêtent pas systématiquement la même forme ; il s'agit parfois d'un lien plus confus, né d'un mélange de plusieurs éléments, ou bien d'une modification résultant de contraintes dues au style littéraire.

Il sera question, dans l'étude menée ici, de suivre cette transmission d'éléments originaires du conte populaire au conte ou œuvre littéraire. Notre travail se concentrera sur des textes de la littérature russe et visera à identifier et cerner la transformation d'un élément populaire en une forme littéraire et artistique.

1 M. Lipoveckij, Poètika literaturnoj skazki (na materiale russkoj literatury 1920 – 1980-x godov) , Ekaterinburg, Université de l'Oural, 1992.

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L'élément sélectionné pour cette étude est celui de la figure personnifiée du gel (en russe moroz), c’est-à-dire l'élément naturel responsable de la transformation de l'eau en glace et de la formation du givre ou de la neige entre autres. Les raisons de ce choix s'expliquent par le fait qu'il s'agit d'un personnage récurrent des contes populaires russes, qui malgré la variété de ses formes, conserve, nous le verrons, un rôle semblable au fil des récits dans lesquels il apparaît. À titre de comparaison, Moroz, contrairement à la célèbre Bab a Yaga, est par ailleurs la personnification d'un élément naturel central du folklore slave, il ne s'agit pas seulement d'un personnage dont l'apparence et les attributs sont déjà fixés, ce qui lui donne plus facilement accès à toutes sortes de transformations. Cette étude visera donc à dresser un portrait de ce personnage aux formes multiples mais néanmoins récurrent et célèbre et le mettre en confrontation avec quelques-unes de ses transpositions dans le monde littéraire russe.

En dépit du fait que le personnage du Gel apparaisse dans une variété d'œuvres littéraires russes, toutes époques confondues, cette étude se concentrera uniquement sur deux textes datant du 19e siècle. Ce choix s'explique notamment par le fait que le personnage de Moroz

a subi une profonde transformation à la fin du 19e siècle, consistant de manière générale en

une fusion de ce dernier avec la figure de Santa Claus, quant à lui issu de la culture occidentale. Cette rencontre provoqua l'apparition, comme l'explique Elena Douchetchkina dans une étude consacrée à l'image de l'arbre de noël2, du célèbre personnage russe appelé

Père Gel (Ded Moroz), à ne pas confondre donc avec le personnage dont nous traitons ici, c’est-à-dire simplement Moroz. Aujourd'hui très connu, Ded Moroz sert d'équivalent russe au Père Noël occidental et dispose d'une imagerie riche et conséquente, si bien que l'on associe son apparence à celle du personnage populaire Moroz, pourtant apparu bien avant lui. De la même manière, le Gel personnifié présent dans les œuvres littéraires du 20e et 21e

siècle est susceptible d'être lié à l'image du Père Gel, ce qui place nécessairement ces textes dans une branche différente de ceux du 19e siècle, du fait de ce nouvel élément à prendre

en considération. Cette étude visant par ailleurs essentiellement à étudier le lien entre le conte littéraire et le conte populaire, dont Ded Moroz est absent, nous nous intéresserons uniquement aux entrées du Gel dans le monde littéraire avant que la fusion avec Santa Claus ne s'opère. L'ensemble de cette étude ne prendra par conséquent aucunement en considération l'existence du Père Gel, postérieure aux textes étudiés, et demandera au lecteur connaissant Ded Moroz de l'oublier temporairement, afin d'établir un portrait aussi fidèle que possible du Moroz de l'époque.

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Le premier texte auquel nous nous intéresserons s'intitule Moroz Ivanovitch, publié pour la première fois en 1841. Son auteur, Vladimir Odoïevski, est l'une des figures du romantisme russe dont font également partie des écrivains bien plus connus comme Pouchkine ou Lermontov. À la fois savant et homme de lettres, Odoïevski est l'auteur d'une multitude de textes traitant de sujets divers tels que la science, l'ésotérisme, les mœurs de la société mondaine ou encore l'éducation et la jeunesse. Véritable touche à tout, cet écrivain produisit un tel nombre de textes que beaucoup d'entre eux sont restés à l'état d'ébauche ou de brouillon, c'est pourquoi la majorité de ses œuvres sont aujourd'hui regroupées dans plusieurs ouvrages. Particulièrement connu pour son recueil de nouvelles Les nuits russes (Russkie noči, 1843), il s'est également fait un nom dans le domaine de la littérature de jeunesse, notamment grâce à son conte littéraire La petite ville dans la tabatière (Gorodok

v tabakerke, 1834) devenu un classique du genre, ainsi que pour le texte que nous

étudierons ici, autre conte littéraire dont la particularité vis-à-vis des autres textes de l'auteur réside en ce que son personnage central, Moroz Ivanovitch, s'inspire ouvertement d'une figure populaire issue de la culture orale russe, Moroz.

Cette œuvre ne se base toutefois pas uniquement sur une simple inspiration visant à prendre un personnage déjà connu et se contenter de le placer de manière stérile dans un nouveau texte. Il s'agit là d'un travail littéraire plus complexe au cours duquel la figure du Gel personnifié issue de la tradition orale subit plusieurs modifications et transformations, sans pour autant être tout à fait dépossédée de ses racines premières. Du fait de ses préoccupations pour les questions d'éducation et d'apprentissage des enfants, Odoïevski verra en effet en Moroz un réceptacle idéal à travers lequel il pourra administrer ses propres idées, créant un nouveau personnage à la fois constitué d'éléments issus de la culture populaire et d'autres, relatifs uniquement à la personnalité de l'écrivain.

Cette étude visera ainsi à analyser l'ensemble de ce processus et comprendre de manière précise de quelle façon Odoïevski reprend le personnage du Gel et s'en nourrit afin de donner naissance à Moroz Ivanovitch. Il sera question de visualiser les traits de son parent populaire ainsi que de son auteur dont a hérité ce nouveau-né littéraire, et de lui trouver une place parmi l'ensemble des manifestations du personnage de Moroz dans le paysage littéraire et populaire.

C'est cette même analyse que nous répéterons lors de notre étude du second texte sélectionné pour ce travail, paru quant à lui une vingtaine d'années plus tard. Intitulée Le

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conte littéraire à proprement parler, mais d'un long poème d'un millier de vers écrit en 1863 par Nikolaï Nekrassov. Poète de renom en Russie, Nekrassov appartient au courant littéraire dit réaliste : la paysannerie, la société, le peuple, tous ces sujets étaient abordés par l'écrivain qui adressait son travail à l'ensemble de la population russe, que ce soit dans les campagnes ou dans les villes. Très préoccupé par l'état de son pays, il voyait principalement en la classe paysanne une source conséquente d'inspiration, si bien qu'un grand nombre de ses vers ont pour but de dénoncer les conditions de vie des paysans ainsi que leur souffrance. Les nombreux bouleversements sociaux de l'époque de Nekrassov furent en effet un moteur non négligeable pour une quantité d'écrivains dont faisait partie le poète, qui dédièrent principalement leurs travaux à la cause sociale.

Le poème que nous étudierons ici s'inscrit également dans ce mouvement. Toutefois il se démarque de ces autres œuvres, tout comme le fait le premier texte littéraire présenté précédemment, par le fait qu'il reprenne un sujet issu de la culture orale et populaire, et plus précisément des contes, qui n'est autre que le personnage de Moroz. À l'inverse d'Odoïevski toutefois, qui place son personnage dans une œuvre à portée éducative, Nekrassov l'inscrit dans un contexte parfaitement inédit car teinté de réalisme et sous un format non plus en prose mais en vers. Racontant l'histoire d'une paysanne veuve devant aller couper du bois dans la forêt enneigée pour réchauffer l'isba où dorment ses enfants, le poèmeplace notre personnage dans un environnement lui était tout à fait étranger, sans pour autant le dénaturer. C'est cette nouvelle entité produite sous la plume de Nekrassov qui concentrera notre attention, afin de comprendre par l'analyse d'un deuxième cas le fonctionnement du processus de transition d'un personnage de la culture populaire vers un environnement littéraire, en particulier du fait qu'ici le Gel semble quitter son genre littéraire initial qui est celui du conte.

Ces deux œuvres, bien qu'elles semblent parfaitement éloignées l'une de l'autre, se rejoignent ainsi sur leur utilisation commune de la figure du Gel tirée des contes et du folklore populaire russe. Cette étude visera par conséquent à comprendre et analyser le lien rattachant ces textes littéraires à une même source populaire, en dépit de leur différence évidente sur le plan stylistique, historique et littéraire, ainsi que le résultat qu'aura produit cette hérédité manifeste et commune lors de la création de deux nouveaux personnages distincts.

La question centrale sur laquelle se base par conséquent notre étude est celle-ci : quelle forme adopte la figure de Moroz dans les œuvres littéraires de Vladimir Odoïevski et

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Nikolaï Nekrassov vis-à-vis de ses premières occurrences dans le folklore et les contes populaires ?

Afin de répondre à cette question, nous devrons nous acquitter d'une variété de tâches nous permettant d'apporter des réponses aussi précises que possible. Nous chercherons par conséquent à déterminer quels sont les éléments hérités par ces nouveaux personnages littéraires de leurs précédentes manifestations populaires, mais également ce qui a été ajouté par leur auteur respectif, ou bien ce qui a pu disparaître ou être volontairement occulté. La question de savoir la place qu'occupe chaque occurrence du Gel sera également abordée, à savoir par exemple si Moroz Ivanovitch remplace le Moroz des contes populaires, ou bien s'il le complète, se place dans sa continuité ou alors s'il peut éventuellement être effacé par le personnage de Nekrassov qui lui succède. L'ensemble de ces interrogations seront résolues tout au long de cette étude, au fil des trois parties autour desquelles cette dernière sera organisée.

Il sera premièrement question d'établir un portrait précis et concret de Moroz tel qu'il apparaît dans les contes et le folklore populaires russes. Cette étape se voit en effet être indispensable car si l'on connaît principalement le Gel au travers de son conte majeur

Morozko3, traduit par Le Gel craquant4 en français, il ne s'agit pas là de sa seule apparition

dans les contes populaires. Au contraire Moroz est présent dans une variété de récits dans lesquels il est dépeint de façon différente, bien que chaque occurrence conserve une proximité avec ses pairs. Nous viserons par conséquent à établir quelles sont ces similarités et différences afin d'établir un premier portrait le plus exhaustif possible. Notre analyse ne s'arrêtera toutefois pas qu'aux contes populaires, car comme nous l'avons déjà mentionné, le folklore et la culture traditionnelle russes seront aussi abordés, du fait que le Gel personnifié y soit également présent. La culture populaire orale ne comprenant en effet pas que les contes, mais aussi un ensemble de coutumes et de croyances, il nous est impossible de passer à côté de ce dernier domaine, notamment car, nous le verrons, plusieurs éléments associés à ces croyances trouvent également leur place dans l'identité de Moroz, que ce soit dans les contes populaires ou dans ses apparitions littéraires.

Une fois ce portrait dressé, notre étude pourra enfin s'intéresser aux textes littéraires présentés précédemment. Le texte d'Odoïevski, étant le premier publié, sera d'abord analysé. Nous nous concentrerons principalement sur son personnage, Moroz Ivanovitch,

3 A. Afanas'ev, Narodnie russkie skazki, Moscou, Nauka, 1984 (1855), t.1, n°95.

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que nous comparerons notamment au portrait dressé dans la première partie de cette étude. Il sera d'abord question de déterminer les points communs et les différences entre cette figure littéraire et l'ensemble des personnifications du Gel issues du folklore et des contes populaires russes. Par la suite, nous tenterons d'analyser la place qu’occupe réellement Odoïevski dans le façonnage de son propre Moroz et de comprendre en profondeur comment s'est articulé ce processus de passage du monde populaire au monde littéraire. Cette première analyse menée aussi précisément que possible servira de base à la seconde, cette fois-ci consacrée à l'œuvre de Nekrassov.

En suivant le même mode opératoire que dans la seconde partie, cette dernière analyse visera à identifier la forme que le poète donne à son personnage du Gel. Pour ce faire, nous le comparerons d'une part à ses occurrences populaires, mais aussi au personnage d'Odoïevski, qui, nous le verrons, rejoint à son tour l'ensemble des manifestations de Moroz et peut également servir de source d'inspiration pour une future apparition du Gel en littérature. Nous chercherons par conséquent à déterminer si Moroz Ivanovitch joue un rôle important dans la création du personnage de Nekrassov, ou s'il se fait discret, au profit des occurrences populaires qui seraient par conséquent plus présentes.

À l'issue de cette analyse, nous pourrons dresser un bilan global de l'ensemble de notre travail. Nous chercherons principalement à répondre aux questions précédemment soulevées, ainsi qu'à apporter nos propres observations sur le sujet, obtenues au fil de notre travail d'analyse. Enfin, nous chercherons à établir quel rôle pourraient jouer l'ensemble de ces informations et résultats dans l'étude du conte littéraire, notamment au sujet de son lien avec le conte populaire.

Tout au long de cette étude, nous traiterons par conséquent d'un personnage précis, celui du Gel personnifié, dont le nom russe est Moroz. Du fait de ses nombreuses occurrences et afin de ne pas perdre le lecteur, nous conviendrons d'une appellation précise visant à désigner de quelle manifestation nous parlons. Pour ce qui est des multiples apparitions de ce personnage dans l'ensemble des contes populaires et du folklore russes, nous préciserons à quelle origine appartient le Gel dont nous parlons (soit Moroz des contes, ou Moroz des croyances etc.), ou alors nous donnerons son nom tel qu'il est donné dans le conte où il figure (par exemple Morozko pour le conte éponyme). Une fois l'analyse littéraire entamée, nous mettrons en général trois occurrences principales en perspective, sauf dans certains cas précis. Nous parlerons ainsi de Moroz pour parler de l'ensemble des occurrences populaires du personnage (contes et folklore compris, si distinction il y a elle sera

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signalée), de Moroz Ivanovitch pour traiter du personnage d'Odoïevski, et enfin de Moroz de Nekrassov, qui quant à lui n'a pas besoin d'explications.

Une dernière remarque est également à apporter avant de commencer concrètement notre analyse. Un article scientifique intitulé « L'image mythologique de Moroz dans le folklore russe et dans la littérature du 19e et du début du 20e siècle5 » a été publié par Larissa

Martynenko et Sergueï Avdeïèv en 2015, et reprend dans l'ensemble le même sujet que cette étude. Toutefois dans ce travail de recherche il est question d'autres textes en plus de ceux que nous analysons (Moroz de Anton Tchékhov, 1887, et L'Orpheline de Sergueï Essénine, 1914), œuvres que nous écartons volontairement afin de nous concentrer plus en détail sur les deux textes ciblés précédemment présentés. En outre, notre étude abordera la question avec une plus grande précision que le fait cet article qui se limite à souligner la présence de ces occurrences littéraires du Gel sans entamer de dissection analytique comme nous entendons le faire ici. Si par conséquent cet article servira éventuellement de référence occasionnelle à notre étude, il n'est aucunement la source de la réflexion ayant motivé la rédaction de ce travail, c'est pourquoi nous ne nous appuierons pas sur lui afin d'élaborer notre propre thèse, en dépit de la proximité des sujets traités. Il convenait toutefois de signaler la présence de ce document afin d'en clarifier la situation vis-à-vis de notre propre étude, que nous pouvons désormais entamer.

5 L. Martynenko & S. Avdeev, « Mifologizirovannyj obraz Moroza v russkom fol'klore i literature XIX – načala XX veka », Nasledie vekov, n°2, 2015.

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Partie 1

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Au même titre que Baba-Yaga ou Ivan l'Idiot, le Gel, ou Moroz tel qu'il est nommé en russe, fait son apparition dans plusieurs contes et ne se limite pas à un seul récit, un trait que partagent la majorité des figures majeures des contes slaves, contrairement aux contes allemands notamment. Cette récurrence se démarque cependant par une multitude de descriptions et de rôles au fil des récits, des apparences variées parfois contradictoires qui lui confèrent des visages multiples qu'il convient de présenter afin d'avoir une vision concrète de cette figure du folklore slave.

L'analyse s'appuiera uniquement sur des sources textuelles et non pas iconographiques, le but étant de concevoir un portrait de la figure du Gel proche de celui que l'on pouvait avoir au 19e siècle par le biais du contage et des croyances populaires. Le livre illustré n'arrivant

que plus tard en Russie, les illustrations possibles de Moroz à cette époque n'auraient eu, quoi qu'il en soit, que très peu d'influence sur la conception populaire du personnage. Celui-ci sera identifié en trois étapes : il sera d'abord essentiellement question du conte majeur où apparaît le personnage du Gel, Morozko, publié pour la première fois en Russie en 1860 dans le quatrième tome des Contes Populaires Russes d'Alexandre Afanassiev. Point de départ de cette étude, ce conte est le texte le plus complet et descriptif du personnage du Gel, il s'agit également de l'élément principal de comparaison avec les textes littéraires analysés dans les parties suivantes.

Les autres occurrences du Gel dans les contes populaires russes seront quant à elles traitées à la suite de cette première analyse afin de compléter ce portrait. Nous nous intéresserons également aux incarnations du gel et du froid dans les contes et mythes populaires étrangers afin de comprendre si, comme Moroz, certaines personnifications du Gel occupent dans une autre culture que celle russe, une place suffisamment importante pour nourrir l'imaginaire d'écrivains. Enfin, nous chercherons à remonter jusqu'aux racines folkloriques slaves du personnage, afin d'ajouter à ce portrait exclusivement issu des contes d'autres éléments populaires concrets relatifs au Gel pouvant être présents dans l'imaginaire et l'inconscient russes, sans pour autant l'avoir ouvertement été dans les contes.

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Chapitre 1. Le conte central : Morozko

Portant les numéros 95 et 96 dans les éditions actuelles des recueils d'Alexandre Afanassiev, le conte intitulé Morozko est le plus connu des récits ayant le Gel comme personnage central. Il entre, selon Vladimir Propp, dans la catégorie des contes dits merveilleux et traite du sujet de la belle-fille et de la marâtre. Ce dernier mentionne en effet à plusieurs reprises ce texte dans ses travaux de recherches sur le conte populaire russe et le compare fréquemment aux récits où apparaît Baba-Yaga, qui, selon lui, joue un rôle similaire au Gel vis-à-vis de l'héroïne. Ce conte possède deux numéros car il existe sous deux versions dans le recueil d'Afanassiev, toutes deux publiées dès la première édition de ce travail. La majorité de notre analyse s'appuiera sur le n°95, le plus célèbre et digne d'intérêt, mais il sera parfois également fait mention de la seconde variante, presque identique, lorsque la différence sera importante à souligner.

À titre indicatif, l'histoire présente une jeune héroïne subissant la haine de ses belles-sœurs et de sa belle-mère. Cette dernière décide de donner la jeune Marfa en mariage au Gel, au grand dépit du père de la jeune femme. Une fois amenée et abandonnée dans la forêt, celle-ci rencontre le Gel qui, adoucelle-ci par sa gentillesse, lui offre un grand nombre de richesses et de présents avant de disparaître. Jalouse, la belle-mère décide d'envoyer ses propres filles récupérer des trésors à leur tour, mais les deux sœurs, trop égocentriques et idiotes, finissent tuées par le Gel auquel elles ont manqué de respect.

1. Apparence et caractéristiques du Gel

Dans ce conte, le Gel est avant tout présenté comme un élément de la nature ; il s'agit de la personnification du froid mordant qui règne en hiver et qui contraint les hommes à rester chez eux pour s'abriter. N'ayant a priori aucune forme humaine, il semble dominer le monde extérieur recouvert de neige et de glace. La marâtre, en révélant à sa belle-fille à qui elle va être donnée en mariage, est la première à lui conférer des attributs humains en le décrivant de « bel homme riche6 » qui possède de nombreux biens tels que « les sapins, les

cimes des pins et les bouleaux enveloppés de duvet7 ». Celle-ci le présente comme un

« véritable bogatyr8 », ce terme désignant, nous le verrons, les chevaliers des récits épiques

slaves (bylines), et vante ainsi tout ce que l'on pourrait désirer d'un fiancé idéal. Cette présentation du Gel comme s'il s'agissait d'un véritable individu peut à première vue être

6 A. Afanas'ev, Narodnie russkie skazki, op. cit. : « красавец и богач » (toutes les traductions, sauf mention contraire, sont faites par l'auteur de cette étude)

7 Ibid. : « все елки, мянды и берёзы в пуху » 8 Ibid. : « да и сам он богатырь! »

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mise sur le compte du mensonge de la marâtre, désireuse de se débarrasser de sa belle-fille. Prête à lui mentir, elle pourrait ainsi présenter le Gel de façon à convaincre l'héroïne, qui n'est dans tous les cas pas en position de refuser, et ne croirait donc aucunement à ce qu'elle dit, et donc au fait que le Gel puisse adopter une telle apparence physique. Il pourrait également s'agir d'une certaine ironie de la part de la vieille femme qui en réalité est parfaitement consciente d'envoyer sa belle-fille vers une mort certaine, et tenterait donc faussement de la convaincre que c'est une bonne chose pour elle. Ces détails dépendent essentiellement du contage, c’est-à-dire de la façon dont le conteur oriente son ton lors de ce passage, il est donc également possible que la marâtre voit réellement le Gel tel qu'elle le présente.

Cette apparence humaine se concrétise finalement lors de la rencontre de Marfa avec Moroz en personne, qu'elle reconnaît aussitôt. Le Gel se révèle ainsi être doué de la parole et apparaît donc comme une forme bel et bien personnifiée du phénomène naturel, capable de « sauter de sapins en sapins9 » pour rejoindre l'héroïne du conte. Malgré son apparence a

priori humaine, ou en tout cas pourvue de jambes, le Gel demeure donc bel et bien une créature puissante et magique, capable de prouesses semblables à celles de la créature folklorique slave Liéchi (lešij), esprit des forêts dont il sera fait mention plus en détail par la suite. Nous pourrions ici noter qu'il n'est finalement nulle part précisé que le Gel adopte réellement une forme humaine, seul le fait qu'il saute d'arbres en arbres permet de lui dessiner une silhouette qui au demeurant reste floue. Cependant si son apparence était réellement extraordinaire, elle aurait sans doute eu droit à une description plus détaillée. À défaut d'avoir davantage d'éléments descriptifs le concernant, des termes récurrents associés au son accompagnent le Gel lors de son apparition. On l'entend en effet à plusieurs reprises « craquer » (potreskivat') et « claquer » (poŝëlkivat'), un son que l'une des deux sœurs, lors de leur séjour en forêt, compare à des cloches. Ces termes n'apportent que peu de détails et jouent essentiellement un rôle oral, de par leur prononciation et leur rythme semblables. Il s'inscrivent en effet dans une longue phrase répétée à deux reprises à chaque fois que le Gel fait son apparition, une phrase riche en assonances et allitérations visant à reproduire à travers ces verbes les sons que le gel produit réellement. Ajoutons que ces deux termes sont extrêmement proches d'un point de vue lexical, le premier se rapportant cependant surtout au bruit du gel sur le bois ainsi que celui produit par la glace, le second, plus large, faisant notamment référence aux dents qui claquent, pour conserver notre image

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du froid, mais aussi au claquement de doigts, d'un fouet ou pour parler de noix que l'on casse10. Ces verbes complètent un champ lexical du froid très complet parcourant

l'ensemble du conte, même lorsque le Gel n'est pas physiquement présent. Plusieurs termes lui sont ainsi fréquemment associés, tels que « mordant » (treskučij ou treskun pour la 2e

variante), « pétrifier » (okostenevat', littéralement ossifier), et un verbe relatif aux engelures, brûlure par le froid (oznobit'), terme aujourd'hui rarement utilisé mais dont l'étymologie est intéressante car il vient de znobit', signifiant avoir la fièvre, un élément qui est également associé au Gel dans le folklore slave.

L'ensemble de ce vocabulaire semble finalement indissociable du Gel, de sorte que la quasi totalité de ses actions se résume à produire ces bruits et à exercer sa force glaciale autour de lui. Plus ce dernier s'approche des personnages, plus ceux-ci ont froid et sont sur le point de finir congelés, sort que connaîtra finalement les deux belles-sœurs.

Il convient ici de souligner l'une des particularités principales de la seconde version du conte, qui nous apporte une information supplémentaire sur le personnage du Gel. En effet, ce dernier, contrairement à son homologue de la première variante, se présente à plusieurs reprises auprès de l'héroïne en se faisant appeler « Le Gel au nez rouge » (Moroz Krasnij

Nos), un nom qui lui fut solidement associé et que l'on trouvera également dans d'autres

contes. Outre l'ajout descriptif physique moindre, cette appellation souligne un trait typique du personnage du Gel, dont héritera même Ded Moroz jusque dans ses représentations contemporaines. Aujourd'hui le conte ici présent adopte tantôt le titre Morozko, tantôt

Moroz Krasnij Nos, bien que l'histoire dominante restera celle de la première variante .

Enfin, ce même intitulé de « Gel au nez rouge » servira de titre au poème de Nikolaï Nekrassov dont il sera essentiellement question dans la dernière partie de cette étude. La narration ne donnant finalement pas d'autres détails descriptifs sur Moroz, il est intéressant de voir de quelle manière et avec quels termes les personnages humains s'adressent à lui. Nous avons déjà traité de la description faite par la marâtre, mais comme nous l'avons précisé, son caractère mauvais empêche de savoir s'il s'agit d'un mensonge de sa part ou non, d'autant plus qu'elle ne s'adresse pas directement au Gel, contrairement aux trois autres personnages féminins. Concernant Marfa, celle-ci, suivant les conseils de son père, s'adresse au Gel avec beaucoup de respect et de bonté. Elle lui donne ainsi un diminutif « morozuško », le surnomme « batiuško », terme employé pour témoigner son

10 V. Dal', Tolkovyj slovar' živogo velikorusskogo âzyka, Saint-Péterbourg et Moscou, ed. M. Vol'f, 1882 (1863), t. 4, p. 673.

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respect envers un aîné masculin, et « golubčik », autre façon de s'adresser de manière tendre à un homme11, Moroz employant quant à lui « lapuška » pour s'adresser à Marfa et

« golubuški » envers les deux sœurs afin de leur témoigner sa bienveillance.

Difficile par conséquent d'attacher une apparence précise à notre personnage, si ce n'est savoir qu'il adopte une forme plus ou moins humaine. Une question qui mériterait toutefois d'être posée porte sur son âge, qui tout comme ses caractéristiques physiques, n'est pas ouvertement renseigné. Nous observons en effet l'absence de tout terme comme « grand-père » (deduška) ou « vieillard » (starik), d'ordinaire fréquemment utilisés dans les contes populaires russes, aussi bien par les personnages que dans la narration. Faut-il y voir là un signe que Morozko n'est pas nécessairement à imaginer comme un vieil homme comme c'est le cas aujourd'hui ? Une possibilité serait que son âge avancé soit implicitement connu par l'orateur ou le lecteur, ne nécessitant donc aucune précision du conteur à cet égard. Mentionnons par ailleurs le fait qu'Afanassiev s'est contenté de retranscrire seulement deux textes, il est tout à fait possible que dans une variante demeurée orale le Gel soit ouvertement décrit comme un vieil homme. Le folkloriste lui-même parle de Morozko comme d'un homme vieux12, cependant il tire cette définition d'un recueil ethnographique

paru en 1864 dont les sources restent invérifiables.

Aucun élément textuel n'empêche par conséquent d'imaginer que Morozko puisse être conçu comme un homme d'âge adulte ou même comme un jeune homme, idée pouvant être notamment renforcée par l'image des fiançailles soulevée dans ce conte. Nous verrons dans le chapitre suivant qu'une telle possibilité existe déjà dans un autre conte populaire, Les

deux Gels, où notre personnage apparaît aussi bien sous les traits d'un vieil homme que

d'un jeune.

Il demeure finalement difficile d'attribuer un visage et une tranche d'âge précise au personnage du Gel. Ce dernier conserve en effet une apparence trouble et pourrait être, si nous le voulions, aussi bien vu comme un jeune homme que comme un individu d'âge suffisamment mûr pour inspirer le respect dans l'esprit de l'héroïne du conte. Ce qui en revanche ne peut être débattu est le caractère masculin du personnage, qui, très clairement, est représenté en homme. Ceci s'explique naturellement par le genre grammatical du substantif « moroz », qui comme sa traduction française, le gel, est masculin, à l'image d'un large ensemble de termes basiques russes associés au froid : « le givre » (inej), « le froid »

11 V. Dal', op. cit., t. 1, p. 381.

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(holod), « la glace » (lëd), « la neige » (sneg). Seul l'hiver « zima » se distingue de par son genre féminin, ainsi que d'autres termes moins récurrents comme « stuža », désignant une forte gelée. Cette identité masculine octroie au Gel une certaine particularité au sein des autres donateurs des contes populaires russes, le plaçant d'une certaine façon comme un pendant masculin à Baba-Yaga, de par la proximité du sujet de leur conte majeur.

Un dernier élément relatif, non pas à son apparence, mais plutôt à son identité, sont ses dialogues avec le personnage principal du conte. Le Gel parle peu, mais il parle, et s'adresse dans chaque variante à l'héroïne à trois reprises par le biais d'un système de répétition ternaire classique. Si dans la deuxième variante du conte il s'adresse à elle en se présentant : « Jeune fille, jeune fille, je suis le Gel au nez rouge ! » (devuška, devuška, â

moroz krasnyj nos), terme qui, nous l'avons vu, est devenu indissociable du personnage,

dans la première version il en est autrement. En effet le Gel pose à trois reprises à l'héroïne et aux deux belles-sœurs la même question : « As-tu chaud jeune fille ? » (Teplo li te,

devica ?), sa demande devenant plus longue à chaque réponse positive de Marfa, et plus

courte face aux plaintes irrespectueuses des deux sœurs. Cette formule récurrente et répétitive est intrinsèquement liée au personnage du Gel, car il est le seul personnage à l'utiliser dans l'ensemble des contes populaires russes. Un grand nombre d'adaptations du conte ont par ailleurs repris ce dialogue mot pour mot, preuve qu'il s'agit bel et bien d'un élément définitivement rattaché au personnage du Gel, et qui contrairement à l'apparence du personnage, n'a connu que peu de modifications.

Ces transformations physiques qu'a subies le Gel s'expliquent finalement par le fait que son apparence ait dès le départ été relativement inconsistante. Si nous pouvons difficilement nous détacher de son apparence de vieil homme barbu, il convient de souligner que cet élément semble, pour ce conte, uniquement avancé au niveau implicite, s'appuyant notamment sur l'imaginaire préconstruit du lecteur ou de l'orateur pour le visualiser comme tel. Le fait qu'il subsiste néanmoins un doute, aussi infime soit-il, sur ce sujet nous pousse à penser que Moroz aurait théoriquement pu être envisagé tout à fait différemment de son portrait actuel. Il nous est donc pour le moment difficile de donner une description claire du personnage à la lecture de ce conte, malgré le rôle central de ce récit dans l'histoire de la figure du Gel. Ce que nous pouvons dire en revanche est qu'il est principalement vu comme un élément naturel doté d'une grande puissance, capable de revêtir une apparence humaine sans pour autant être physiquement clairement identifiable. Le conte n'étant pas un genre descriptif, cela n'a rien d'anormal, bien que d'autres personnages majeurs aient

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droit à une description plus précise. Mais à défaut d'avoir une apparence claire, le personnage du Gel se distingue très clairement des autres personnages par les nombreux attributs textuels qui lui sont rattachés : ce sont ainsi ses actions qui le définissent en tant que Gel, et non la représentation que l'on se fait de lui.

2. Fonction et rôle

Malgré le fait que le conte Morozko soit essentiellement centré sur le personnage du Gel, ce dernier n'apparaît qu'à deux reprises dans l'ensemble du récit, et ce peu importe la variante. À première vue le conte semble en effet essentiellement porter sur Marfa, la véritable héroïne, ou « héroïne positive » selon Vladimir Propp, et sur les deux belles-sœurs, « anti-héroïnes » ou « héroïnes négatives ». De plus, le Gel ne dévoile aucune information le concernant personnellement, excepté son nom, comme nous l'avons démontré précédemment. Il semble donc être un personnage secondaire classique, un adjuvant dont le rôle est avant tout d'aider le personnage principal en contribuant à sa réussite. Cependant, si l'on replace le conte dans le contexte du recueil, ce dernier ne se démarque non pas pour son histoire, qui, Propp le souligne également13, est

fondamentalement très proche des contes ayant pour sujet la marâtre et la belle-fille, mais bel et bien pour son personnage du Gel, plaçant ce dernier comme véritable point d'intérêt vis-à-vis des autres récits.

En effet, le Gel possède une importance fondamentale pour ce conte, car il est l'élément le rendant distinctif des autres aux yeux du lecteur. Il n'est pas principalement question de la jeune fille repoussée par sa belle-mère, mais plutôt du Gel auquel doit être confronté le personnage principal. Ainsi, outre son importance intertextuelle, il revêt également un intérêt intratextuel, puisqu'il est d'une certaine manière l'élément central du conte autour duquel gravite l'ensemble des évènements qui y sont racontés.

Si la marâtre est bien le déclencheur physique des péripéties, car c'est elle qui prend la décision d'envoyer Marfa dans la forêt, le Gel demeure au cœur de ce déclenchement puisqu'il est directement question de lui. L'envoi de la belle-mère est motivé par le personnage du Gel, celle-ci cherchant certainement à se débarrasser de sa belle-fille, au sens propre comme au figuré, en pensant pouvoir utiliser ce personnage. De plus, si le Gel n'apparaît physiquement que dans la seconde partie du conte, il est déjà mentionné, nous l'avons dit, par la belle-mère, mais aussi plus tôt, dans la narration, lorsqu'il est question de l'hiver après que Marfa s'est préparée à partir : « Et le fait est que c'était l'hiver, et dans la

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cour il gelait à pierre fendre14 ». Le motif du gel, si ce n'est le personnage lui-même, se

révèle être ainsi omniprésent dans l'ensemble du conte, tantôt sous forme d'entité élémentaire au travers de sous-entendus, tantôt physiquement, en tant que personnage. Nous ne pouvons pour autant aucunement affirmer que le Gel est le héros du conte, au sens où Vladimir Propp l'entend, puisqu'il s'agit incontestablement de Marfa. Selon le folkloriste, le personnage nommé Moroz fait partie, dans ce conte, de la catégorie des donateurs, c'est-à-dire celui qui « est toujours rencontré par hasard » et qui « donne, d'une façon ou d'une autre, le moyen magique » grâce auquel le héros triomphera de l'obstacle auquel il est ou sera confronté. Dans le cas du conte ici présent, nous pouvons dire que le moyen magique sont les richesses et les présents du Gel offerts à Marfa, qui permettront à cette dernière de surmonter la cruauté de sa belle-mère. À l'inverse, les deux belles-sœurs, anti-héros donc, « réagissent autrement, négativement » au donateur, résultant en une mort ou un malheur certain.

Mais outre cette fonction de donateur à laquelle correspond le Gel dans ce conte selon Propp, nous pouvons distinguer plusieurs rôles du personnage au fil de la lecture. En effet, nous observons qu'aux yeux des différents acteurs du conte, le Gel peut adopter un rôle différent. Ainsi, du point de vue de la marâtre, le personnage de Moroz peut être d'abord vu comme un auxiliaire destiné à l'aider dans sa volonté de se débarrasser de Marfa. Ce même rôle de bourreau envers le personnage principal est ressenti par l'héroïne même qui, dans la seconde variante, l'accueille d'ailleurs en déclarant qu'il est un envoyé de Dieu venu pour punir son âme coupable. Jusqu'à ce moment là, le Gel est un personnage en tout point antagoniste au héros positif du conte, cependant ce rôle négatif connaît un changement au cours du récit, rendant à terme le Gel auxiliaire de l'héroïne et non plus de la marâtre, dont il devient finalement l'opposant. Cette dernière, voyant sa belle-fille couverte de richesses, subit donc un retour de bâton de celui qui jusqu'alors était son auxiliaire, et pense pouvoir le duper en lui envoyant ses propres filles. Ici un phénomène inverse se produit vis-à-vis des deux sœurs qui pensaient accueillir un auxiliaire, qui finalement deviendra un antagoniste. Bien entendu ces changements de rôle ne contredisent en rien sa fonction de donateur, mais ils visent à démontrer que le Gel, s'il semble être un personnage essentiellement positif, est motivé en réalité par un jugement variable et binaire selon le héros, positif ou négatif, auquel il est confronté.

14 A. Afanas'ev, Ruskie narodnie skazki, op.cit. : « А дело-то было зимою, и на дворе стоял трескучий мороз. »

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À ce sujet, Propp déclare : « La conscience populaire opère une partition binaire des héros positifs et négatifs, authentiques et faux. Il n'y a pas de milieu. Le héros négatif est puni, le héros positif récompensé15 ». Si cette affirmation vaut pour les héros de contes slaves, elle

n'est pas forcément valable pour les donateurs tel que le Gel qui, nous l'avons vu, peut tantôt se révéler bon, en récompensant Marfa, tantôt se révéler cruel, en tuant les deux sœurs. Il est évident que l'acte du donateur dépend de ceux du héros, le plaçant ainsi dans un équilibre perpétuel entre l'acte positif et salvateur, et l'acte négatif, cruel, voire même létal. Bien qu'il ne soit jamais dans ce « milieu », il ne reste pas limité pour autant à un côté ou à un autre. C'est toute là la particularité des personnages auxiliaires des contes slaves, qui ne sont ni fondamentalement bons, ni fondamentalement mauvais. Cette caractéristique vaut donc également pour le Gel qui, nous le verrons, hérite grâce à ses racines anciennes de ce caractère binaire au fil de ses différentes représentations, tout comme il les transmet à ses futures adaptations et apparitions. Propp attribue d'ailleurs un caractère de base plutôt négatif au Gel, disant « le Gel essaie de la faire périr (Marfa), mais elle répond à ses questions si gentiment qu'il l'épargne et la comble de cadeaux16 ». À en croire ce qui est dit,

Moroz serait donc initialement un personnage cruel et violent, mais occasionnellement capable d'actes de bonté. Nous préférerions plutôt dire que les donateurs tel que le Gel sont fondamentalement neutres et agissent positivement ou négativement uniquement selon le héros qu'ils reçoivent.

Cette idée impliquerait par conséquent un travail de jugement de la part du donateur, et par conséquent du Gel. Celui-ci chercherait donc à tester la valeur du héros qui lui fait face et réagirait différemment en fonction des actes de ce dernier. Propp parle de « mise à l'épreuve », cette étape précédant d'une certaine manière celle que nous nommons le jugement du donateur, moment décisif dont dépend l'avenir du héros et la réussite de sa quête. Nous pourrions donc également approprier au Gel un rôle de juge, rôle qui incarne cet aspect à la fois neutre et binaire dont nous parlions précédemment. Notons qu'il s'agit ici d'une entité masculine jugeant les valeurs d'un personnage féminin, fait relativement rare dans les contes slaves, puisqu'en général il s'agit d'un rôle occupé par Baba-Yaga. À la manière d'un juge ayant droit de vie et de mort sur l'héroïne, le Gel soumet au jugement Marfa en mettant à l'épreuve les valeurs qui lui sont inculquées, ici il s'agit principalement du respect, valeur qui est clairement introduite par le second personnage masculin du conte, le père de la jeune fille : « Assieds-toi et attends ton fiancé, et attention,

15 V. Propp, Le conte russe, op. cit., p. 95. 16 Ibid. p. 97.

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accueille le tendrement17 ». Cette mise en garde du père à sa fille n'est pas répétée lors du

jugement des deux sœurs, et c'est sur ce même détail que dépendra le jugement. Nous pouvons également émettre la théorie selon laquelle, le Gel semblant être omniprésent dans l'univers de Morozko, le caractère travailleur de Marfa, opposé à la fainéantise des sœurs, ait également contribué au jugement. Enfin, de la même manière qu'il juge les jeunes personnages féminins du conte, la marâtre elle-même semble être jugée par le Gel qui semble condamner sa haine envers Marfa en récompensant la jeune fille, et punit la cupidité de la vieille femme en tuant ses filles.

Le Gel adopte donc dans ce conte un rôle central. Bien qu'auxiliaire et non héros, Moroz garde une importance fondamentale puisque c'est autour de lui que gravite l'ensemble des événements et des personnages du récit. Correspondant essentiellement à la fonction de donateur selon Propp, il apparaît également comme un juge capable de récompenser l'acte positif et de punir l'acte négatif des personnages du conte. Ce rôle binaire et variable va de pair avec un ensemble de motifs rattachés au Gel qui, parfois, se révèlent contradictoires.

3. Les motifs rattachés au personnage

Comme déjà mentionné plus haut, le récit Morozko est central pour l'étude du personnage du Gel dans le conte car c'est lui qui en dresse le portrait le plus complet. Cela comprend aussi bien le point de vue purement descriptif que fonctionnel, comme nous l'avons traité dans les parties précédentes. Un dernier élément qu'il convient d'analyser et qui jusqu'alors n'a pas été abordé réside dans les motifs rattachés au personnage du Gel dans ce conte. Nous verrons dans la suite de cette étude que ces motifs sont très intimement liés au personnage même, car ils sont récurrents aussi bien au fil des contes où le Gel est présent, que dans les œuvres littéraires où il apparaît. Il est donc nécessaire de cibler et définir quels sont ces éléments récurrents qui lient toutes ces incarnations du personnage du Gel.

Écartons tout d'abord tout élément relatif au froid, à la glace et à l'hiver, qui, bien évidemment, sont ce qui constitue l'identité même du personnage du Gel. Ce froid mordant et dangereux capable de figer la nature même fera l'objet d'une analyse plus détaillée lors du traitement du Gel comme personnage folklorique païen, c'est pourquoi nous nous contentons pour le moment de mentionner ces termes.

Un premier motif majeur intrinsèquement lié au personnage Moroz est celui de la forêt et des arbres. Il s'agit là d'un attribut commun à un grand nombre de figures auxiliaires

17 A. Afanas'ev, Ruskie narodnie skazki, op.cit. : « — Сиди и жди жениха, да мотри — принимай ласковее. »

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majeures des contes slaves, la forêt étant, dans la majorité des contes russes et même européens, l'incarnation de la frontière entre le monde réel et le monde magique, une caractéristique reprise aussi dans la littérature, tel que dans Songe d'une nuit d'été de Shakespeare. Pour ce qui est du conte de Morozko, c'est là où apparaît le Gel et où prennent place l'ensemble des événements fantastiques, de sorte que le Gel n'apparaît jamais sous son apparence humaine hors de cet endroit. La forêt devient ainsi son sanctuaire, le lieu où il vit et règne en maître. Une caractéristique partagée par l'une des figures importantes de la mythologie slave, Léchi, qui lui aussi, nous le disions déjà plus haut, saute d'arbre en arbre et vit principalement dans la forêt qu'il gouverne. Ce personnage, à l'instar de l'ensemble des créatures du folklore slave, est lui aussi connu pour son comportement binaire. Il lui arriverait ainsi parfois d'aider des enfants perdus dans sa forêt tout en prenant également plaisir à égarer les promeneurs négligents ou bien les chasseurs. À la différence de Liéchi cependant, Moroz ne gouverne pas simplement la forêt, mais surtout la forêt enneigée, c'est-à-dire pendant l'hiver, période où, selon la légende, Liéchi ne serait pas visible. Le Gel peut ainsi être considéré comme un pendant hivernal du gardien habituel des forêts, qui règnerait sur la forêt gelée et les arbres enneigés. Ce dernier possèderait ainsi son propre monde, un univers que finalement peu d'autres personnages de contes partagent, composé d'arbres recouverts de neige produisant un craquement caractéristique qui lui est naturellement associé.

C'est dans ce cadre glacial que le Gel joue réellement son rôle de personnage et où il rencontre Marfa et les deux belles-sœurs. Ces rencontres soulignent une deuxième symbolique importante liée au Gel, qui est la relation de l'auxiliaire envers un personnage féminin. Certes Moroz est loin d'être le seul personnage à traiter avec des individus féminins, mais il est bel et bien l'un des seuls à en être présenté comme fiancé. En effet la relation qu'entretient le Gel avec ces héroïnes est particulière en ce qu'elle implique une relation amoureuse, ou en tout cas conjugale. Nous constaterons par la suite que cet élément relationnel du Gel envers un individu féminin est caractéristique du personnage, notamment dans ses transpositions littéraires.

Pour ce qui est du conte Morozko, nous pouvons voir que le Gel n'est pas présenté comme un donateur comme les autres, puisqu'il est destiné à épouser les héroïnes qu'il va rencontrer, c'est pour cette raison qu'il est qualifié à deux reprises de « promis » (suženij), littéralement celui qui vivra avec celle à qui il est fiancé. Cet élément des fiançailles, bien que central, ne connaîtra cependant aucune conclusion concrète, puisque Marfa épousera

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un autre homme et les deux sœurs ne connaîtront que la mort. Cette mort, d'après une traduction française du conte, intitulé Les fiançailles du Gel18, serait la preuve d'amour du

Gel envers les belles-sœurs, mais le conte d'origine ne donne aucune précision et se contente d'une ellipse. Quelques éléments néanmoins sous-entendent une relation entre le Gel et les personnages féminins. Marfa tout d'abord, parmi les présents offerts, reçoit un voile de mariée (fata en russe), symbole d'une union. Nous pourrions même distinguer une relation presque charnelle entre les personnages, provoquant des tremblements, des frissons chez les jeunes femmes, jusqu'à même brûler leurs mains par le froid. Le Gel semble en effet capable de s'engouffrer sous les manteaux de fourrure et envelopper totalement le corps des jeunes femmes qui lui sont présentées. Ces caractéristiques fantastiques font de Moroz un fiancé qui n'a par conséquent rien d'humain, impossible à épouser physiquement, appartenant à une classe presque divine, purement naturelle élémentaire. Ce fiancé suprême, dirigeant d'un monde qui lui est propre, gagne encore davantage en importance lorsqu'il est question de ses possessions matérielles, puisque la marâtre elle-même le qualifie d'extrêmement riche.

C'est en effet là un autre motif propre au Gel, celui de la richesse. Cette richesse peut aussi bien être concrète, matérielle, que métaphorique. D'abord, la grande quantité de présents offerts par Moroz à Marfa démontre bien qu'il est le gardien d'un grand nombre de trésors :

En s'approchant de là où se trouvait sa fille, il (le vieil homme) la trouva vivante, vêtue d'une belle fourrure, d'un voile de mariée précieux et avec elle une boîte remplie de riches présents19.

Dans la 2e variante du conte, il est également question de précieux vêtements, cette fois-ci,

précise-t-on, faits d'or et d'argent. Inutile de préciser que l'ensemble de ces biens, à l'époque comme aujourd'hui, sont vus comme ayant une valeur considérable. Notons que la fourrure est fréquemment associée au Gel, du fait notamment qu'il s'agisse de l'habit principal pour lutter contre le froid, mais également de sa proximité visuelle avec la neige, fréquemment comparée à du duvet ou de la fourrure blanche, donc précieuse. La couleur blanche est également associée à l'argent, matériau qui pendant longtemps en Russie avait une valeur supérieure à l'or. De ce fait, si d'un côté les preuves matérielles de richesse sont évidentes, la neige elle-même est vue comme précieuse, pure, associée à la glace dont l'apparence se rapproche de celle des pierres précieuses. Ces riches présents sont ainsi offerts à Marfa, en opposition directe avec la punition réservée aux deux belles-sœurs, qui

18 Jiři Serých, Légendes du soleil, de la lune et des étoiles (trad. I. Segers), Paris, Gründ, 1977, p. 110-116. 19 A. Afanas'ev, Ruskie narodnie skazki, op.cit. : « Подъехавши к дочери, он нашёл её живую, на ней

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est la mort. Dans ce conte, et dans un grand nombre de récits slaves en réalité, la richesse devient le pendant direct de la mort, et incarne par conséquent la vie et le succès.

Si de ce fait le Gel est associé d'une part à la richesse et à la vie, il symbolise également l'opposé, la mort. Cette opposition et cohabitation des motifs dans une seule et même figure correspond parfaitement à son caractère binaire présenté plus haut, lui octroyant ainsi un double visage, tantôt positif et salvateur, tantôt négatif et cruel. La mort reste en effet indissociable du Gel, puisqu'il s'agit d'une force naturelle avant tout dangereuse et possiblement létale, notamment en Russie, réputée pour son froid mordant. N'oublions pas que si la marâtre envoie avant tout Marfa épouser Moroz, c'est dans l'espoir qu'elle n'en ressorte pas vivante. De même, dans la seconde version du conte, le Gel pensait la « frapper et la geler20 » avant de se raviser en écoutant ses paroles. Le froid est un élément

mortel et était, surtout quelques siècles auparavant, vu comme extrêmement redoutable et impardonnable, notamment pour les paysans qui craignaient le froid vis-à-vis de leur bétail et de leurs récoltes, les gelées printanières pouvant parfois décimer une plantation entière. Cette crainte qu'inspire le Gel se lit dans le conte dès l'annonce de son nom par la marâtre, à en juger par la réaction du père et sa fille : « le vieillard écarquilla les yeux, resta bouche bée et cessa de manger tandis que sa fille hurlait »21. De même, à la fin du récit, le vieil

homme devenu grand-père s'emploie à effrayer ses petits enfants en parlant du Gel, un trait que ce dernier semble à nouveau partager avec Baba-Yaga.

Créature fantastique mortelle ou fiancé riche et salvateur, le Gel concentre par conséquent une quantité de motifs d'apparence contradictoire, mais qui ensemble forment un personnage de conte à part entière. L'étude de ce premier récit nous permet ainsi de constater la complexité de la figure du Gel, les points qui le rapprochent d'autres personnages majeurs des contes et du folklore slave, mais également ce qui l'en distingue.

Morozko nous présente par conséquent un personnage à la fois difficilement identifiable

physiquement tout en étant porté par une solide base textuelle propre. Sa fonction semble principalement centrée sur celle de donateur, bien que son caractère binaire le rende plus souple qu'on ne le pense. Enfin, outre cette base textuelle indissociable du personnage, plusieurs motifs forts accompagnent le Gel et constituent son identité. L'image du Gel est donc forte et riche, suffisamment pour être présente dans une variété de récits populaires.

20 A. Afanas'ev, Ruskie narodnie skazki, op.cit. : « Мороз хотел её тукнуть и заморозить. » 21 Ibid. : « Старик вытаращил глаза, разинул рот и перестал хлебать, а девка завыла. »

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