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La Théorie des Situations Didactiques est-elle une théorie de la connaissance collective?

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Academic year: 2021

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L a t h é o r i e d e s s i t u a t i o n s d i d a c t i q u e s e s t - e l l e u n e

t h é o r i e d e l a c o n n a i s s a n c e c o l l e c t i v e ?

Les phénomènes sociologiques sont expliqués par des lois sociologiques

Ce principe énoncé par Durkheim est valable en didactique des mathématiques comme en sociologie ou en toute science : les phénomènes didactiques sont expliqués par des lois didactiques ; cela signifie en particulier qu’en bonne méthode, des raisons non didactiques n’expliquent pas des phénomènes didactiques. Suivant ce principe, j’aborderai ici le problème du cognitif comme un problème de la didactique des mathématiques parce qu’il relève pour cette science d’un domaine scientifique particulier, le didactique.

Q u e l l e p l a c e l e s t h é o r i e s d e l a c o g n i t i o n t i e n n e n t - e l l e s e n d i d a c t i q u e d e s m a t h é m a t i q u e s ?

Par méthode, bien que des chercheurs connaissant bien Piaget, Vygotsky, Bachelard et plus généralement les théories psychologiques et philosophiques de la connaissance, aient réalisé les premières recherches en didactique des mathématiques, leurs théorisations se sont construites dans une autonomie relativement grande par rapport à ces théories. De ce fait, le cognitif tel que le pensent les théories psychologiques de la cognition semble souvent n’être traité que comme une variable muette en didactique des mathématiques. La théorie didactique de la connaissance qui a fondé ce domaine scientifique nouveau est en fait « la théorie des situations » (Brousseau, 1973, 1984, 1986).

La connaissance des mathématiques et les objets de savoir mathématiques que les élèves produisent dans une institution didactique y est considérées comme l’effet d’une

situation didactique, c’est-à-dire, que ces mathématiques trouvent leur origine dans la

présentation, par l’enseignant, d’une suite de tâches faisant problème, pour que les enseignés y trouvent matière à connaître des mathématiques. Chacune des connaissances d’objets mathématiques et chacun des objets mathématiques produits à partir de ces connaissances peuvent être décrits comme une stratégie d’action avec ou

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comme le compte-rendu de la stratégie la plus économique pour réaliser une tâche, du point de vue de la société des élèves. Selon Brousseau, la connaissance socialement stable associée à une situation didactique et le savoir correspondant peuvent donc être prévus par l’étude du coût des différentes stratégies permettant de réussir la suite des tâches demandées. Je rappelle ici que le coût d’une stratégie s’analyse en un coût à l’apprentissage et un coût à l’emploi, ce qui permet de prédire d’emblée qu’une connaissance chère à l’apprentissage ne sera stable que si les occasions de son emploi sont nombreuses (c’est par exemple le cas de la table de soustraction, qui souvent n’est connue des élèves qu’à l’apprentissage de la technique de division, parce que la division d’un nombre de trois chiffres par un nombre de deux chiffres nécessite deux soustractions mentales, et quatre usages de cette table). Lorsqu’il propose une tâche, l’enseignant pose en effet une injonction d’agir et l’on peut observer que si la situation satisfait aux conditions que montre l’analyse a priori du coûts des stratégies possibles et si les élèves de la classe développent une stratégie d’action (s’ils apprennent effectivement), la connaissance collective que les élèves produisent est la connaissance prévue.

Pour que la connaissance première, acquise dans l’action, soit transformée en savoir mathématique objectif (en objet de savoir, reconnaissable à l’extérieur de la classe et de l’Ecole), une situation didactique doit satisfaire à ces conditions, que Brousseau énonce au terme de plusieurs années d’expérimentation : que la situation donne aux élèves le moyen d’évaluer l’échec ou la réussite de l’action demandée1, qu’ils puissent recommencer l’action en cas d’échec2, qu’ils aient à formuler leurs stratégies3 pour en débattre, dans le but de les valider4. La classe de mathématiques est

1 L’action n’appartient aux élèves que si le professeur n’est pas le garant du jugement sur sa réussite ou son échec : les conditions de l’action demandée aux élèves doivent donc comporter un moyen sûr d’en évaluer le succès. Cette condition, normale dans une situation non didactique, est rarement satisfaite par une situation didactique ordinaire.

2 Recommencer l’action, c’est d’abord vérifier que l’échec n’est pas l’effet d’un malheureux hasard, c’est ensuite explorer les possibilités d’évolution d’une stratégie manifestement inefficace. Il ne s’agit donc pas de recommencer une ou deux fois seulement. Ces deux conditions sont draconiennes mais si elles sont réalisées, elles sont efficaces. La connaissance est ici une manière de faire, au mieux une technique naturelle.

3 La formulation des stratégies doit être organisée comme un type d’action à part entière, elle doit donc satisfaire aux critères énoncés ci-dessus. La validation opératoire d’une formulation (par exemple, comme message) permet de juger de la réussite de la formulation. la connaissance est ici discours sur la technique, technologie.

4 La validation dont il s’agit à est encore un type d’action à part entière. Il s’agit alors de juger de la cohérence des connaissances nouvelles avec les connaissances précédemment construites. La connaissance est maintenant regard sur la technologie, théorie. La transformation de ces connaissances en objets de savoir peut alors commencer, mais cela est une autre histoire, sur laquelle je reviendrai.

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alors considérée comme une micro société scientifique, et la théorie des situations didactiques apparaît comme une théorie sociale de la formation intentionnelle des

connaissances et des savoirs scientifiques du type de celle qu’a proposée Fleck (1935).

Les théories que forment les anthropologues actuels, et qui reprennent la ligne des études sociales sur les techniques (Mauss, 1966) en considérant par exemple les techniques collectives de décision (Hutchins, 1995), permettent de mieux comprendre la théorie des situations de Brousseau. Elles développent l’idée que les interactions relatives à la connaissance dans un groupe humain produisent des formes cognitives socialement stables, des outils de pensée que nous nommerons des savoirs s’ils ne sont pas sensibles, des machines à calculer (en général, des ordinateurs) s’ils sont matériels, des ostensifs (soit, des représentations calculables) s’ils sont sensibles (graphiques, sonores, ou tactiles) mais non matériellement manipulables. Aux théories anthropologiques, il suffit de supposer qu’un humain est capable d’apprendre, à partir de sa propre expérience bien sûr, mais aussi à partir de l’apprentissage d’un autre humain, dont il partage une part de l’expérience.

D e u x q u e s t i o n s r e l a t i v e s à l a c o g n i t i o n

En ce point de notre étude, je peux poser deux problèmes didactiques relatifs à la cognition.

1) « Un humain peut apprendre d’un autre humain dont il partage une part de l’expérience. » ai-je dit. C’est bien une question relative à la cognition, et au didactique, parce qu’un tel apprentissage suppose une intention d’apprendre. Mais, quelle est la part d’expérience que deux humains doivent partager, pour que l’un puisse apprendre de l’autre ? Les études didactiques étudient, objet de savoir par objet de savoir, les expériences humaines qui fondent ces objets et la nécessité de fonder la connaissance de leur usage sur de telles expériences. C’est, en didactique des mathématiques, le domaine des études sur les situations fondamentales relatives à des savoirs identifiés. Je n’y ferai pas plus longuement référence : ces études sont connues, diffusées et accessibles.

2) « Si les élèves de la classe apprennent effectivement » ai-je précisé lorsque j’ai affirmé que la théorie des situations permettait de prédire la connaissance produite. J’ai pointé ainsi l’intervention possible des théories psychologiques de la cognition dans le champ du didactique. Mais cette question est pour une grande part, du point de vue de la didactique des mathématiques, relative à la cognition des élèves d’une classe considérés comme collectif de pensée (au sens de Fleck). Je vais donc tenter de

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construire le problème didactique correspondant : les élèves d’une classe ne sont jamais une collection de sujets accédant chacun pour soi à des connaissances personnelles. C’est là un point essentiel de la théorie des situations didactiques, qui est la clé du problème didactique de la cognition.

C o m m e n t s e r é a l i s e l ’ i n j o n c t i o n d i d a c t i q u e ?

Le professeur organise le passage, d’une situation où les élèves pouvaient économiser leur pensée (ils menaient par exemple une action par essais et erreurs) à une situation où l’économie de l’action supposera une pensée plus développée, en jouant sur une

variable didactique de la situation. Ainsi, le professeur enseigne (il induit des

apprentissages) et les élèves de la classe peuvent apprendre (développer des stratégies nouvelles c’est-à-dire, changer de comportement). Ils le font d’autant plus rapidement qu’ils font confiance à la situation parce qu’ils savent, d’expérience, le bénéfice que leur procureront les savoirs nouveaux : le succès des situations didactiques tient pour une part essentielle au contrat didactique, qui permet aux élèves d’interpréter l’intentionnalité dont les situations sont porteuses pour identifier les mathématiques qui leur sont enseignées. C’est pourquoi les études de laboratoire ne rendent pas compte des

apprentissages scolaires : la cause de ces apprentissages est la situation,

intentionnellement proposée, dans laquelle ils économisent l’effort demandé. Et, par exemple, on ne peut trouver de raison d’être à un apprentissage scolaire en dehors d’une situation didactique de validation qui soit la cause de cette raison d’être, en la rendant scolairement nécessaire.

P o u r q u o i d e s c o n n a i s s a n c e s n o u v e l l e s n a i s s e n t - e l l e s ?

Elles naissent du besoin qu’en ont les élèves. L’enseignant crée ce besoin par son action, il est supposé le faire intentionnellement (Brousseau & Péres, 1981).

Par exemple, les élèves sont rendus ignorants de ce que l’enseignant leur désigne ainsi : il leur demande d’exécuter une tâche dans une situation qu’ils reconnaissent mais qui est devenue problématique par le changement d’une variable didactique. C’est le cas lorsque l’enseignant pose le problème « Dans ce sac, il y a quarante trois billes, dix-sept ne sont pas rouges, combien y a-t-il de billes rouges dans le sac ? » à des élèves qui ne savent répondre qu’au problème suivant, qu’ils connaissent bien « Dans ce sac, il y a dix-sept billes, six ne sont pas rouges, combien y a-t-il de billes rouges dans le sac ? »,

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en faisant une soustraction sans retenue. Il leur faut donc découvrir ainsi le cas où la stratégie connue ne produit plus la réponse, découvrir qu’une nouvelle stratégie est possible, puis, toujours sous la direction de l’enseignant qui propose une suite de tâches adéquates, chercher collectivement des manières de faire, étudier enfin une ou plusieurs solutions techniques socialement reconnues dont fait partie la soustraction avec retenue, s’exercer à la nouvelle technique, etc.

L’enseignant crée ce besoin par son action, mais pour une part non négligeable, il le fait sans intention d’enseigner les connaissances dont il crée l’ignorance (Mercier, 1992).

Par exemple, les élèves sont faits ignorants sans que l’enseignant cherche à les enseigner, parce que la mise en œuvre d’un savoir nouveau rend implicitement nécessaire un changement technique : ils doivent alors se proposer d’apprendre seuls la technique nouvelle. C’est le cas lorsque l’enseignant pose le problème « Pour étudier les cas d’égalité des formules suivantes, A(x)=3x2+5x-1 et B(x)=x2-3x-1, écrire et résoudre l’équation A(x)-B(x)=0 » sans avoir donné les règles de la soustraction des polynômes, parce que la théorie des polynômes, considérée comme trop difficile à enseigner formellement, ne figure pas au programme de la classe. Aussi l’enseignant considère, en cas de difficulté manifeste, que « les élèves ne savent pas appliquer la formule de distributivité dans les sens direct et inverse », ce qui est un prérequis de la classe : il se trouve ainsi déchargé de la responsabilité d’enseigner une technique utile mais forclose et il renvoie les élèves à leur ignorance en se limitant à montrer qu’il existe une solution fondée sur le prérequis reconnaissable qu’il désigne en l’utilisant.

On remarque alors à quel point les élèves d’une classe de mathématiques doivent porter une part importante de l’intention didactique. En particulier, ils doivent réaliser le projet (personnel et collectif) de s’enseigner à eux-mêmes des connaissances dont ils se trouvent ignorants, parce que l’enseignement leur en fait éprouver le besoin. Ainsi, si l’on demande à un groupe de personnes instruites mais non mathématiciennes « sachant un algorithme de la multiplication, peut-on s’aider d’une calculatrice de poche ordinaire pour montrer que le produit exact de 69 012 415 902 par 684 035 963 est 47 206 974 370 381 083 626, sachant qu’une telle calculatrice donne les produits exacts des nombres de trois chiffres ? (combien de tels produits faudra-t-il effectuer ?) », et si ces personnes n’ont pas l’intention de s’affronter à leur éventuelle ignorance de la réponse en s’appuyant sur l’algorithme de la multiplication qu’elles connaissent, la question ne fait pas une tâche problématique pouvant produire un apprentissage. C’est encore la notion de contrat didactique qui intervient ici avec la théorie des situations, pour désigner le partage de l’intentionnalité et plus particulièrement le temps initial de la

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dévolution de la tâche. Dans une situation non didactique, comme l’est une situation de

la vie quotidienne, l’expression d’une opinion peut suffire : à l’interrogation venue dans une situation ordinaire, la réponse « Oui. Je pense qu’une machine peut aider. » désengage de tout autre questionnement, aussi bien que la réponse : « Non, je ne vois pas comment. », au point que la deuxième partie de la question n’appelle même plus de réponse : elle ne constituait qu’une aide à la réalisation de l’injonction didactique. Brousseau a donc appellé situation adidactique une tâche problématique posée dans le cadre d’un contrat didactique, milieu de la situation adidactique les conditions d’exécution de la tâche, et situation didactique l’ensemble des situations adidactiques nécessaires à la production d’un savoir, de leurs milieux respectifs, et du contrat qui définit les règles du partage de l’intentionnalité.

D ’ o ù v i e n n e n t l e s m a t h é m a t i q u e s a p p r i s e s ?

Peu importe qu’elles viennent d’un livre, du professeur, ou d’un des élèves, l’essentiel est qu’elles viennent, pour chaque élève, répondre à un problème qu’il a expérimenté en personne ou dont il peut imaginer l’expérimentation. Il s’avère en effet que lorsqu’un élève a étudié un problème dans l’intention de s’enseigner le savoir permettant de le résoudre (lorsque la dévolution de l’intention didactique est réalisée), il peut s’emparer de ce savoir si un autre élève ou le professeur ou même un livre de référence en montre l’usage. Bien sûr, il y a ici un problème, relatif à la taille du problème qu’un élève peut aborder et à celle de l’objet de savoir qui en donne la solution. Dès que l’on sort des mathématiques immédaites des pratiques du quotidien, ce problème peut se poser et il relève sans nul doute d’études de la cognition.

Mais en pratique, le fait que, sur les vingt ou quarante élèves de la classe, un élève au moins puisse (chaque fois qu’il en est besoin) produire la connaissance attendue, suffit au professeur pour régler quotidiennement la question du cognitif. Cette question trouve donc quotidiennement une solution expérimentale que les traditions d’enseignement rôdent. La plus grande part du travail observable d’un professeur, en classe, consiste à obtenir les conditions d’apparition de la connaissance visée, pour un élève un moins5, parce qu’il est ensuite assuré de pouvoir réaliser la diffusion de celle-ci : on peut montrer que les moyens qui sont dès lors à la disposition du professeur réalisent (avec plus ou moins de bonheur) les conditions de l’apprentissage collectif que

5 L’étude des phénomènes didactiques que l’on peut alors observer, a été menée par de nombreux cheurcheurs en didactique des mathématiques et ces phénomènes ont été théorisés par Brousseau (1984 et 1995) comme des « effets du contrat didactique » .

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la théorie des situations didactiques énonce6. Naturellement, le fait que les professeurs sachent pragmatiquement résoudre la question du cognitif (quitte, comme on l’observe quotidiennement, à l’escamoter par un « effet de contrat » si elle fait obstacle à la poursuite du travail de la classe) ne dispense pas les chercheurs en didactique de la poser théoriquement et pratiquement.

Je rencontre ainsi par exemple les questions de Vygotsky relatives à ce que j’appellerais volontiers la « zone de développement proche » (et accompagné) des connaissances d’un sujet. Cependant, les études didactiques portent toujours sur des apprentissages collectifs : c’est le sens du travail de Péres (1984), qui étudie la possibilité de l’invention d’un code commun de désignation d’objets par une « Grande Section » d’Ecole Maternelle (avant l’enseignement primaire) et montre les limites de cette invention. En effet, la nécessité d’obtenir un codage socialement efficace amène à limiter le problème à des objets matériels manipulables par les élèves, ce qui amène la classe à rechercher des graphismes plus proches d’une représentation iconique que d’un codage formel. Artigue (1984) pose la question complémentaire et montre, par une modélisation des probabilités d’irruption et de diffusion de la connaissance, qu’il est nécessaire de faire l’hypothèse d’une diffusion rapide pour comprendre l’augmentation massive de la réussite à certains problèmes que l’on constate après un enseignement collectif. Il faut conclut-elle, considérer que l’enseignement ne produit pas quinze irruptions du même nouveau parmi les vingt élèves de la classe mais une ou deux, sur lesquelles les autres s’appuient parce qu’ils sont en situation d’en reconnaître la nouveauté et la pertinence, et de se les approprier. Ratsimba-Rajohn (1986), montre alors qu’en général, le professeur aide à la coexistence de réponses d’élèves qui semblent pourtant contradictoires, parce qu’une réponse non pertinente aujourd’hui peut produire demain une réponse utile à la progression du questionnement collectif.

Il y a ici une difficulté que je ne voudrais pas passer sous silence : s’il est tout aussi aisé (ou difficile) de s’approprier un savoir mathématique pertinent pour résoudre un problème que l’on s’est posé, que de s’approprier un outil pour réaliser une tâche que l’on a l’intention de mener à son terme, c’est que le savoir mathématique est un outil de pensée. Mais la pertinence de l’outil social repose sur la connaissance personnelle du

problème qu’il aide à traiter, et c’est en ce point que nous rencontrons l’intervention

6 Pour autant que les autres élèves partagent l’expérience de celui qui a appris, ce qui n’est pas garanti lorsque le professeur dirige au jugé l’exploration des situations possibles en réduisant à la demande l’incertitude collective, jusqu’au point où un élève invente une connaissance nouvelle. Car dans cette dérive collective de la situation, le professeur devient le juge de la validité de la connaissance produite, les élèves ne sont plus les maîtres de l’action qu’ils mènent.

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incontournable d’une dimension psychologique de la cognition (Mercier, 1995) : elle

est relative à la connaissance du problème, pas à la connaissance du savoir par lequel il peut être résolu.

Qu’on me permette de l’illustrer par une expérience de pensée : cet élève du Cours Préparatoire compte sur ses doigts. « La mère de Paul a mis quatre pommes et trois poires dans une assiette, combien de fruits a-t-elle mis dans l’assiette ? » demande l’enseignant. L’élève dresse le pouce de sa main droite en pensant à la première pomme et dit “un”, dresse l’index et dit “deux”, dresse le majeur et dit “trois”, dresse l’annulaire et dit “quatre” ; il a perdu le fil de l’énumération des pommes de la mère de Paul, mais il sait qu’il a le compte des pommes et il entame le compte des poires ; l’élève dresse le pouce de la main gauche et dit “un”, dresse l’index et dit “deux”, dresse le majeur et dit “trois”, il sait qu’il a le compte des poires et qu’il n’a plus qu’à compter les doigts qu’il a levés. Pour les énumérer en les comptant, sans même y penser il touche son nez de chacun d’eux successivement et énonce “un”, “deux”, “trois”… “quatre”, “cinq”, “six”, “sept”. Il dit à voix plus haute “sept !” Il y a sept fruits reprend le professeur qui s’impatiente : n’a-t-il pas fait fabriquer une “boîte de sept” où sont toutes les décompositions de sept, qu’il a fait chercher systématiquement et fait écrire cérémonieusement par toute la classe, après les boîtes de un à six, et avant celles de huit, zéro, douze à seize, neuf, dix et onze ? « 4 + 3 = 7 devrait être connu depuis longtemps ! » Il est donc temps que cet élève utilise le savoir de tous les hommes qui comptent depuis la nuit des temps et montre qu’il est bien élevé : quatre « objets » et trois « objets » font sept « objets ». Lorsque la permanence des objets est assurée, c’est une vérité d’expérience universelle. Or il s’avère que, pour cet élève précisément, faire confiance à ce résultat suppose qu’il renonce à la procédure par laquelle il expérimente à son tour (que quatre (pommes) et trois (poires) font sept (fruits)), alors que cette expérimentation recommencée est son seul moyen de découvrir ce fait essentiel : la vérité de la loi mathématique enseignée tient au fait qu’elle est un résultat universel d’expérience humaine. C’est pour cela que nous pouvons faire confiance au résultat mathématique. Mais cela ne peut être réglé en étant dit, car il faut que chacun de nous l’expérimente à son tour : le coût que cet élève doit payer pour apprendre la loi mathématique 4+3=7 montre la nature expérimentale de cette loi. Pour apprécier le coût, pour tel élève ou tel autre, du comportement conforme par lequel il montrerait son rapport adéquat au savoir mathématique enseigné, il faut observer ce qu’est le rapport de cet élève au problème que le savoir social permet de résoudre (au moindre coût social).

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C o m m e n t l e s s a v o i r s n o u v e a u x p e u v e n t - i l s v i v r e ?

Les savoirs vivent partout où ils sont nécessaires, c’est-à-dire, là où ils sont les plus économiques pour une action, là où ils aident à exécuter une tâche problématique… pourvu qu’ils soient disponibles : déjà présents dans la mémoire du sujet qui en ressent la nécessité, comme un outil dans une panoplie , ou déjà présents dans la pratique d’un pair de ce sujet et influençant cette pratique de manière visible. C’est ainsi que l’on peut reconnaître, dans cette théorie sociale de la reproduction des rapports aux savoirs mathématiques, comme un écho des questions (sur ce qui est enseignable et ce qui ne l’est pas, sur la réminiscence comme moyen de former un rapport à ce qui peut être reconnu comme vrai, et sur l’aporie comme technique de la maïeutique) que posait déjà Socrate dans le dialogue du Ménon. Mais pour nous, la vérité est vérité de l’expérience humaine. Les élèves peuvent donc, en principe, expérimenter qu’elle est vérité d’un rapport humain aux objets du monde, et invention d’une société humaine. C’est une position épistémologique semblable qui a permis à Douglas (1986) de dire que les institutions humaines pensent, parce qu’elles donnent des outils à penser et que l’usage de ces outils définit ce qui est pensable par les sujets de telle institution (ces outils donnent aussi bien la décision médicale de qui risque de vivre et qui risque de mourir, lorsqu’il faut choisir le bénéficiaire d’un greffon, que la liste des goûts qu’un amateur peut trouver à un vin et qui est liée selon les sociétés aux moyens, aux lieux, aux temps ou aux modes de sa production).

La question du rapport de l’épreuve personnelle d’un problème à la pertinence d’un savoir pour ce problème devient alors une question centrale de toute réflexion didactique. Elle est en rapport à la question de la confiance qu’un sujet peut avoir dans

les savoirs que lui propose une institution. Il est sans doute des moments, dans la biographie didactique d’un sujet c’est-à-dire, dans l’histoire de ses rapports aux savoirs qui lui sont enseignés (Mercier, 1992), où la possibilité d’éprouver personnellement la difficulté d’un problème et la pertinence de la solution enseignée représente un élément essentiel de son assujettissement réussi au contrat didactique. Mais il est sans doute d’autres temps, où cette épreuve n’est pas nécessaire et où il peut être particulièrement économique de proposer sans ambages, ensemble, les savoirs avec les questions qu’ils permettent de traiter, selon les pratiques d’enseignement les plus traditionnelles.

Q u ’ e s t - c e q u ’ u n s a v o i r m a t h é m a t i q u e ? L ’ e x e m p l e d e l a m u l t i p l i c a t i o n e t d u c a l c u l d e s p r o d u i t s .

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Il est temps de traiter cette question, car deux idées nouvelles transforment fortement la vision du problème que nous pourrions avoir reçue de l’assujettissement à une institution où prévalent des théories psychologiques de la cognition. Tout d’abord, l’idée que le savoir est un outil socialement construit pour aider à une pensée efficace dans des situations identifiables, tandis que la connaissance est le rapport d’un sujet à l’objet qu’une institution lui présente. Ensuite, l’idée dérivée que l’enseignement des mathématiques propose des savoirs à connaître et aide à la transformation de certaines connaissances en savoirs.

Je propose ici un exemple (Mercier, 1994) de ce que peut être la rencontre d’un nouveau savoir à connaître. Soit par exemple l’introduction classique de la multiplication : « La multiplication d’un entier a par l’entier b est un entier c qui exprime la somme de b entiers égaux à a : ab = a+a+a+a+a … +a, a figurant b fois ». L’enseigné ne rencontre ici la multiplication que dans le discours de l’enseignant, ce n’est qu’une addition répétée. Comment assurer la rencontre effective de la nouveauté que représente la multiplication par un élève qui ne connaît encore sous ce nom qu’une forme particulière d’addition, l’addition répétée ? Il suffit de s’appuyer sur le nom, qui permet d’en parler, et de poser des questions à son sujet ! Ainsi, l’élève, n’entretient pas de rapport immédiat à « la multiplication » comme concept, mais bientôt il « la reconnaît », « la pose », « la fait », « l’utilise », « la démontre », etc., dans des situations où elle est une opération pertinente. Ces verbes désignent des formes de la

connaissance personnelle de la multiplication, qui comprend des manières de faire

(personnelles et sociales), mais aussi des techniques (culturelles) reconnues et leur instrumentation (Moumoud, 1970, Rabardel & Vérillon, 1985). Ainsi, les savoirs mathématiques ne sont pas seulement des concepts mais des objets, auxquels il est possible d’entretenir des rapports divers : des objets que l’on peut connaître puisque la connaissance, c’est le rapport d’un sujet à un objet. Même, à l’école, généralement, bien que ces objets soient des productions humaines qui rendent compte d’une pratique humaine (dans le cas de la multiplication : le dénombrement de certaines collections), ils sont ici réifiés, présentés comme des objets existant de toute éternité et indépendamment de tout problème, naturels.

Pour analyser le type de rapports que l’on peut entretenir à des objets mathématiques, nous devons progresser dans la compréhension des manières de faire qu’ils rendent possibles. Suivant sur ce point Bosch (1991), je distinguerai leurs deux dimensions : la dimension instrumentale (ce sont des outils pour une action matérielle, qui est, dans ce cas, production et transformation de traces graphiques (écritures et schémas), sonores, tactiles) et la dimension sémiotique (ce sont des objets qui évoquent

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des actions possibles et par ce moyen, donnent à penser parce qu’ils font voir de la pensée). Bosch (1994) a montré plus généralement que cette double dimension provient du fait que les objets mathématiques lient des ostensifs (ils ont une inscription sensible par laquelle ils peuvent être manipulés matériellement) et des non-ostensifs (ils ont une inscription dans le monde des idées, où les manipulations peuvent être pensées). Ainsi, 3×2 est un ostensif graphique associé à un ostensif sonore (trois fois deux) ; on peut le transformer en 2+2+2 (que l’on sait être deux et deux, quatre, et deux, six) de manière à écrire 3×2=6 (trois fois deux sont six), ce qui donne un peu d’existence au non-ostensif « multiplication » alors même qu’on ne calcule le résultat de la multiplication qu’en répétant des additions. C’est ainsi que l’on peut entrer progressivement en rapport à la multiplication, par le moyen de la table de résultats que l’on mémorise puis, par le développement d’une technique d’emploi de ces résultats qui se démontre par une manipulation ostensive (ce type de démonstration, fréquent en géométrie pré-euclidienne, se qualifie en grec de « diknume ») : « 7×32 = 7×(30+2) = 7×30+7×2 = 7×3×10+7×2 = 21×10+14 = 210+14 = 224 ».

Q u ’ e s t - c e q u ’ u n s a v o i r m a t h é m a t i q u e ? L ’ e x e m p l e d e s o p é r a t e u r s d e m e s u r e s m u l t i p l i c a t i f s .

Cependant, le non-ostensif « multiplication » qui ne correspond pour l’instant qu’à l’association de l’idée d’addition répétée avec un ensemble de techniques de calcul, sera travaillé à nouveau, profondément. C’est sans doute l’opération anciennement connue qui permet de répondre au problème suivant : « J’achète trois cahiers à cinq francs, combien dois-je payer ? » L’addition est maintenant du domaine privé (cinq francs pour le premier cahier, plus cinq francs pour le deuxième, plus cinq francs pour le troisième, comme 5+5+5 = 15, les trois cahiers coûtent ensemble 15 francs). Les élèves écrivent en effet “3×5 francs = 15 francs”, en même temps qu’ils énoncent : « Les trois cahiers à cinq francs coûtent trois fois cinq francs qui sont quinze francs”. » Mais deux ans plus tard, les mêmes élèves rencontrent le problème suivant : « J’achète 0,850 kilogramme de rôti à 120 francs, combien dois-je payer ? » Il faudrait cette fois traduire l’énoncé en grammes pour pouvoir ajouter : 850 grammes de rôti, à 0,120 francs le gramme… Soit 0,120 franc pour le premier gramme, 0,120 franc pour le second, 850 fois, et l’on écrit “850×0,120 franc = 102 francs”. Quelques questions-surprises sont alors possibles : Pourquoi faut-il effectuer 850×0,120 et non pas 0,850×120 ? Est-ce que “850” ce n’est pas 850 grammes ? Mais alors, comment peut-on multiplier des grammes par des francs et obtenir des francs ? Voilà que d’autres

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questions suivent : Est-ce que “3” ce n’était pas 3 cahiers ? Pour justifier que l’on ait encore le bon résultat en effectuant “0,850×120”, pourrait-on raisonner ainsi : « 0,850 kilogramme de rôti à 1 franc coûte 0,850 franc. Le même rôti coûte donc 0,850 franc par franc de prix au kilogramme, soit 0,850+0,850…+0,850 cent vingt fois, soit, 120×0,850 kilogramme = 102 francs ». Nous avons retrouvé, semble-t-il, une multiplication plus convenable, puisqu’elle fait intervenir les données de l’énoncé. Mais comment se fait-il que, ajoutant des kilogrammes à des kilogrammes, on obtienne des francs ?

Alors que la multiplication n’a jamais été enseignée que comme le résumé d’une addition répétée, trois ans plus tard, dans un problème apparemment bien ordinaire, la nouveauté radicale de l’opération apparaît, pour un élève ou pour toute une classe : le professeur reconnaîtra-t-il le problème des élèves ? C’est que la solution suppose connue la pertinence de la multiplication, mais que cette pertinence ne peut plus être démontrée par réduction à l’addition répétée. La pertinence de la multiplication comme modèle de la situation évoquée par l’énoncé de ce problème relève d’une formule d’économie qui de nos jours, en France, n’est pas enseignée de manière explicite :

« QUANTITÉ × PRIX UNITAIRE = PRIX TOTAL » soit, Q×(F/Q) = F.

Cette formule est un nouvel ostensif mathématique, qui donne à voir que la multiplication est ici l’effet d’un opérateur entre deux espaces de mesure (Vergnaud & alii, 1983), de l’espace des quantités à celui des valeurs. Dans le problème sur le coût de trois cahiers à cinq francs, cinq doit alors être pensé comme un prix unitaire : il faudrait dire, cinq ‘francs par cahier’ ! Les formules de physique élémentaire (Vitesse×Temps=Distance, Force×Distance=Travail, Résistance×Intensité=Tension, Travail×Temps=Energie et, pour tout cylindre ou prisme, Base×Hauteur=Volume) relèvent du même type d’analyse que cette formule économique - qui exprime le rapport marchand conventionnel d’un petit commerce -, parce qu’elles expriment toutes une relation de dépendance linéaire entre des espaces de grandeurs mesurables.

La multiplication est donc un objet mathématique complexe, ce qui en fait « un objet de savoir, à connaître » dont la connaissance peut prendre des formes très variables d’une année à l’autre (ce qui fait les délices des expérimentateurs des difficultés de la proportionnalité). La question, épistémologique, de l’entrée dans ce que l’on peut identifier comme le champ conceptuel (Vergnaud, 1983) de la multiplication (en tant qu’elle est outil de modélisation pour la physique du quotidien, parce qu’elle est « opérateur de mesures ») et la question, didactique, des moyens nécessaires à une entrée réussie, doivent, dès lors, être abordées : l’étude didactique nous a conduits à identifier un problème dont nous ne pouvons plus abandonner la résolution à la seule

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initiative des élèves. Car nous avons montré comment l’entrée traditionnelle dans le champ par l’addition répétée, si elle offrait un large domaine de plain-pied à une première étude, produisait un obstacle conceptuel d’autant plus important que le délai de sa rencontre était plus long. C’est un problème didactique récent : une analyse historique sommaire le montrerait, il était pris en compte et traité, dans l’enseignement de l’arithmétique traditionnelle. L’état actuel des choses est dû, en France, à la réforme des « mathématiques modernes » et aux contre-réformes tout aussi peu maîtrisées qui se succèdent depuis plus de quinze ans. Ces mouvements brutaux n’arrivent pas à former à nouveau une organisation stable du savoir à enseigner, faute - entre autres - d’avoir identifié les nombreux problèmes de ce type qui se posent quotidiennement à l’enseignement des mathématiques.

Ces problèmes didactiques sont parfois étudiés en psychologie de la connaissance comme « la difficulté cognitive de la proportionnalité », et il semble que ce soit à bon droit, puisqu’on peut observer que des élèves de quinze ans et plus échouent à faire le lien entre les problèmes de multiplication de l’Ecole Primaire (1e à 5e année de la scolarité) et les questions qui relèvent d’une application linéaire et que l’on étudie au Collège (6e à 9e année) ou au Lycée (10e à 12e année). Mais peut-on à bon droit étudier les difficultés de l’entrée dans le champ conceptuel de la multiplication sans étudier : 1) le parcours biographique (la suite des rapports aux objets de ce champ) des sujets que l’on observe, et 2) la géographie du champ (l’écologie des systèmes de rapports possibles). Il faudra encore garder en tête l’idée que les savoirs scolaires sont des artefacts : les biographies et les écosystèmes que l’on étudie sont relatifs à des productions sociales. C’est pourquoi la recherche de situations fondamentales pour le passage de l’obstacle que constituent les problèmes linéaires, telle que Guy Brousseau (1980, 1981) l’a menée à l’occasion des études sur l’enseignement des rationnels et décimaux est sans aucun doute, du point de vue d’une étude du champ conceptuel de la multiplication, légitime et pertinente : elle a formé un outil de recherche qui permet d’identifier les contraintes générales d’existence et d’évolution d’un rapport aux objets du champ dans le cadre scolaire.

Q u ’ e s t - c e q u e c o n n a î t r e u n s a v o i r m a t h é m a t i q u e ?

Les analyses didactiques que nous avons rapidement évoquées montrent que l’acte de « connaître » ne peut se décrire naïvement, comme s’il s’agissait d’un phénomène qui ne ferait de difficulté que parce qu’il se situerait dans la tête des sujets connaissants. Il s’avère au contraire que les modes du connaître font problème. L’abord du phénomène

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en termes de rapport (d’une institution ou d’un sujet d’une institution) à un objet, tel que Chevallard & Jullien (1989) et Chevallard (1992) proposent de le faire, nous a ouvert l’espace d’une description possible, que l’apport de la thèse de Bosch (1994) permet de réaliser précisément en donnant des outils pour l’analyse des objets mathématiques. Pour sa part, la théorie des situations décrit la production des connaissances institutionnelles et des savoirs, dans le cadre d’une institution didactique.

Les avancées que ces théorisations ont produites nous ont amené à des questions nouvelles, que, me semble-t-il, les approches cognitivistes n’avaient pas envisagées. Mais inversement, il n’est pas courant en didactique des mathématiques de considérer que Brousseau traite de la cognition institutionnelle et plus précisément, des conditions de l’émergence d’une connaissance sociale qui soit fondée sur l’épreuve personnelle du problème que porte l’institution didactique. La question du rapport de l’épreuve personnelle d’un problème à la pertinence d’un savoir pour ce problème devient alors une question centrale de notre réflexion sur le didactique : elle est en rapport à la question de la confiance qu’un sujet peut avoir dans les savoirs que lui propose une institution.

Dans l’histoire de ses rapports aux savoirs qui lui sont enseignés c’est-à-dire, dans la biographie didactique d’une personne (Mercier, 1992), il est sans doute des moments où la possibilité d’éprouver, personnellement, la difficulté d’un problème et la pertinence de la solution enseignée, représente un élément essentiel de l’assujettissement réussi de cette personne au contrat didactique : les situations fondamentales pour le savoir enseigné doivent alors être inventées. Mais il est sans doute d’autres temps, où cette épreuve n’est pas nécessaire et où il peut être particulièrement économique de proposer sans ambages, ensemble, les savoirs avec les questions qu’ils permettent de traiter. Ainsi, Chevallard propose-t-il en 1983 un enseignement introductif à l’algèbre aux élèves de Collège fondé sur l’étude de problèmes d’arithmétique des nombres entiers, sans prétendre faire explorer aux élèves aucun autre problème que celui de la désignation des propriétés générales d’un nombre par l’ostension de ses dénominations écrites (alors, la propriété « la somme de deux impairs consécutifs est paire » se démontre ainsi : « la somme (2n-1)+(2n+1)=2n-1+2n+1=2n+2n-1+1=4n=2(2n)=2p, est un multiple de 2 »). Chevallard suppose ainsi qu’il suffit de faire éprouver aux élèves de Cinquième (7e année) l’efficacité de l’outil algébrique pour le traitement de problèmes numériques connus par ailleurs pour pouvoir être suivi de ces élèves dans l’étude précise des difficultés techniques que pose l’usage de cet outil. Ce ne sont pas, non plus, des pratiques d’enseignement traditionnelles : celles-ci proposent plus souvent l’ostension immédiate des outils à

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penser (les savoirs) et ne donnent qu’après coup les problèmes qu’ils servent à résoudre (comme des applications systématiques du savoir) ou, de nos jours, elles proposent régulièrement leur ostension déguisée en redécouverte empirique (dans des activités qui se voudraient transparentes au savoir, qui s’y montrerait).

D e u x p r o b l è m e s d i d a c t i q u e s d e l a c o g n i t i o n

Deux des problèmes didactiques de la cognition des mathématiques seraient alors les suivants :

1) Quand est-il utile de proposer aux élèves l’épreuve personnelle préalable du problème dont un corps de savoir mathématique est la solution reconnue ?

C’est un problème relevant principalement d’une analyse d’épistémologie cognitive des mathématiques : ce problème demande une étude écologique des savoirs eux-mêmes, la recherche des obstacles épistémologiques et didactiques à l’entrée dans les champs conceptuels, la recherche des situations fondamentales qui permettent d’éprouver ces obstacles.

2) Quand est-il nécessaire, pour un élève particulier, de fonder sur l’épreuve personnelle d’un problème originaire les solutions culturelles qui lui sont enseignées et qu’il peine à s’approprier ?

C’est un problème cognitif relevant d’une analyse au cas pas cas des rapports personnels à certains savoirs, que l’on pourrait identifier comme la recherche des biographies possibles. C’est aussi un problème relevant d’une analyse institutionnelle des rapports contractuels relatifs à ces savoirs : une analyse géographique des domaines du savoir où les champs s’inscrivent.

Dans le cas du champ des opérateurs linéaires dans la scolarité obligatoire, l’étude de la possibilité d’un enseignement fondé totalement sur l’épreuve personnelle préalable des problèmes mathématiques a été menée à son terme par Brousseau (1987). Il reste à étudier en chaque point la nécessité de ces temps d’épreuve, dont le coût - lorsque ces temps sont tous respectés - est prohibitif, ce qui rend le montage complet par trop instable pour faire un objet d’enseignement socialement viable. Dans le cas des usages de la proportionnalité, l’étude de l’émergence d’une manière de faire puis, d’une technique standardisée pour des questions relevant du champ des problèmes de la physique du quotidien a été bien engagée par Bosch (1994). Cependant, le passage des prototypes aux objets techniques suppose l’étude des liaisons de la cognition personnelle à la cognition institutionnelle et le développement de dispositifs institutionnels de gestion de ces liaisons : nous sommes approximativement dans le cas

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de Clément Ader rêvant à l’Aéropostale.

Voici par exemple une des questions à laquelle, aujourd’hui, nous ne savons pas répondre, bien que nous puissions la poser avec précision et dire qu’elle porte sur la condition première de tout enseignement. Les élèves doivent apprendre que toute tâche scolaire porte une injonction didactique qu’il leur appartient de réaliser. La question de

l’intentionnalité de la transmission des savoirs (Brousseau, 1986), (Mercier, 1992,

1995), qui fonde les travaux en didactique des mathématiques et qui nous avait d’abord éloigné des études psychologiques de la cognition, nous y ramène aujourd’hui, avec un problème nouveau : « Comment se forme l’intentionnalité didactique, relativement à un corps de savoir enseigné ? » et un problème associé : « Comment un élève apprend-t-il à identifier un corps de savoir, au travers des enseignements qui lui sont proposés ? ». Si nous savons seulement qu’un corps de savoir émerge lentement de la construction institutionnelle qu’est une discipline scolaire (les activités mathématiques ne sont pas correctement identifiées par les élèves avant le terme de la seconde année d’école), nous pouvons dire qu’une discipline naît des systèmes d’ostensifs dont elle fait ses emblèmes et des rituels qui en assurent la présentation (l’addition en colonnes est le premier objet dont l’appartenance aux mathématiques est donnée à coup sûr, tandis que les comptages sont des objets sans sémioticité, car leur association à des systèmes de pratiques de la vie quotidienne rend douteuse leur appartenance aux mathématiques). Il semble donc que l’intentionnalité didactique doive se manifester avant même l’émergence des objets auxquels elle réfère ! Nous retrouvons ainsi l’idée de la confiance a priori en l’Ecole qu’un élève doit manifester, pour entrer dans un contrat didactique.

C o n c l u s i o n

Bien qu’il soit possible de montrer le programme que la didactique des mathématiques s’est donné pour étudier les dimensions du cognitif qui la concernent, la didactique des mathématiques n’est certainement pas quitte avec le cognitif. C’est ici le formateur d’enseignants qui parle, pour poser un problème didactique peu étudié : car, c’est jusqu’à aujourd’hui un fait qui n’appartient pas au domaine des études didactiques, il arrive plus souvent qu’on ne croit que les enseignants proposent aux élèves une tâche qu’il leur est cognitivement impossible de réaliser, même collectivement, et que ces enseignants ne s’aperçoivent pas de l’obstacle que constitue la tâche demandée parce

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qu’ils l’attribuent à l’absence d’un savoir prérequis : c’est « l’effet Sysiphe7 ». Nous avons là un des effets de contrat les plus destructeurs de la relation didactique qu’il soit possible d’imaginer, parce qu’il détruit la confiance que les élèves doivent collectivement avoir en l’institution didactique et en la personne qui fonde au quotidien cette institution, leur professeur. Cette confiance dans le fait que les actions demandées aux élèves dans les situations proposées par le professeur vont les conduire à rencontrer des problèmes qui leur feront connaître des savoirs nouveaux n’est pas, simplement, confiance en la personne d’un adulte qui professe : elle a une dimension institutionnelle et sociale, dont les responsables d’un système d’enseignement - qui portent pour le corps social l’intentionnalité didactique - sont comptables devant leurs mandants.

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B i b l i o g r a p h i e

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I n d e x biographie, biographique 15 cognitif 1; 6; 15; 16 confiance 4; 8; 9; 13; 16 connaître 7; 9; 10; 12; 13; 16 contrat 4; 5; 9; 14; 16 (le) didactique 1; 3; 13; 16

didactique des mathématiques 1; 3; 13; 15; 16 effets de contrat 16 enseignant 2; 4; 5; 7; 9; 16 géographie, géographique 15 injonction didactique 3; 5; 15 institution didactique 1; 8; 9; 13; 16 intention didactique 5; 6; 15; 16 non-ostensif 10; 11 objets mathématiques 1; 10; 13 obstacle 12; 13; 14; 16 ostensif 10; 11; 15 prérequis 5; 16 professeur 4; 6; 7; 16 psychologie, psychologique 1; 3; 7; 9; 12; 15 relation didactique 16 situation didactique 1; 2; 4; 16 tâche 1; 2; 4; 5; 7; 8; 15; 16 théorie des situations 1; 3; 6

théorie didactique de la connaissance 1 variable didactique 4

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T a b l e d e s m a t i è r e s

Comment appréhender le cognitif 1

Quelle place les théories de la cognition tiennent-elles en didactique des

mathématiques 1

Deux questions relatives à la cognition 3

Comment se réalise l’injonction didactique 3

Pourquoi des connaissances nouvelles naissent-elles ? 4

D’où viennent les mathématiques apprises ? 6

Comment les savoirs nouveaux peuvent-ils vivre ? 8 Qu’est-ce qu’un savoir mathématique ? L’exemple de la multiplication et

du calcul des produits. 9

Qu’est-ce qu’un savoir mathématique ? L’exemple des opérateurs de

mesures multiplicatifs. 10

Qu’est-ce que connaître 13

Deux problèmes didactiques de la cognition 14

Conclusion 16 Bibliographie 16

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