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L'image du faire en peinture et en dessin : l'entre matière-pensée

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Academic year: 2021

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L’Image du faire en peinture et en dessin

L’Entre matière-pensée

Mémoire

Cynthia Fecteau

Maîtrise en arts visuels avec mémoire

Maître ès arts (MA)

Québec, Canada

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RÉSUMÉ

Les propos tenus dans ce mémoire accompagnent l’exposition L’Antichambre présentée à L’Œil de Poisson du 14 au 30 juin 2013. Ils ont pour point de départ le concret de mes actions sur la matière en peinture et en dessin, leur rapport au corps et à l’expérience. Le texte est divisé en six segments qui abordent ma pratique de la peinture et du dessin en suivant un ordre allant du simple au complexe, du concret à l’abstrait.

Ce mémoire témoigne du processus de recherche-création réalisé de septembre 2011 à juin 2013 durant ma maîtrise en arts visuels à l’Université Laval.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ III

TABLE DES MATIÈRES V

REMERCIEMENTS IX

INTRODUCTION 1

Aller vers les choses mêmes en peinture et en dessin ― Une approche poïétique 1

ENTRE MATIÈRE ET PENSÉE 3

La matière de la pensée / La pensée de la matière 3

LE FAIRE EN PEINTURE 7

Un trajet créateur allant des potentialités de faits aux faits picturaux 7

EFFACER POUR FAIRE ADVENIR EN DESSIN 13

Érailler, frotter, écorcher, égruger la trame du papier 13

L’EFFACEMENT, LA FISSURE, L’ÉCART 17

Une convergence peinture-dessin 17

CONCLUSION 23

ILLUSTRATIONS 25

BIBLIOGRAPHIE 45

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TABLE DES ILLUSTRATIONS

Figure I Cynthia Fecteau, Sans titre I, 2010, Huile sur bois, 152 x 122 cm 25

Figure II Cynthia Fecteau, Sans titre III, 2013, Graphite et alcool sur bois, 152 x 122 cm 26 Figure III Cynthia Fecteau, Sans titre IV, 2013, Noir de carbone et alcool sur bois, 152 x 122 cm 27 Figure IV Cynthia Fecteau, Sans titre V, 2013, Graphite et alcool sur bois, 152 x 122 cm 28 Figure V Cynthia Fecteau, Sans titre VI, 2013, Graphite et alcool sur bois, 152 x 122 cm 29 Figure VI Cynthia Fecteau, Sans titre VII, 2013, Noir de carbone et alcool sur bois, 152 x 122 cm 30 Figure VII Cynthia Fecteau, Sans titre VIII, 2013, Noir de carbone et alcool sur bois, 152 x 122 cm 31 Figure VIII Cynthia Fecteau, Sans titre IX, 2013, Graphite et alcool sur bois, 152 x 152 cm 32 Figure IX Cynthia Fecteau, Sans titre X (TOP), 2013, Graphite et alcool sur bois, 152 x 122 cm 33 Figure X Cynthia Fecteau, TOP III, 2013, Noir de carbone, aérosol et pastel sur papier, 148 x 108 cm 34 Figure XI Cynthia Fecteau, TOP V, 2013, Aérosol, noir de carbone et pastel sur papier, 148 x 108 cm 35 Figure XII Cynthia Fecteau, TOP VI, 2013, Noir de carbone, pastel et aérosol sur papier, 148 x 108 cm 36 Figure XIII Cynthia Fecteau, Sans titre I, 2013, Graphite, pastel et aérosol sur papier, 148 x 108 cm 37 Figure XIV Cynthia Fecteau, [DÉTAIL] Sans titre I, 2013, Graphite, pastel et aérosol sur papier, 148 x 108 cm 38 Figure XV Cynthia Fecteau, Sans titre III, 2013, Aérosol, sanguine et graphite sur papier, 148 x 108 cm 39 Figure XVI Cynthia Fecteau, [DÉTAIL] Sans titre III, 2013, Aérosol, sanguine et graphite sur papier, 148 x 108 cm 40 Figure XVII Clyfford Still, 1951-t-no-2, 1951, Huile sur toile, Dimensions non spécifiées 41

Figure XVIII Lucio Fontana, Concetto Spaziale, 1968, Dimensions non spécifiées 42

Figure XIX - Figure XX Cynthia Fecteau, Vues partielles [Grande Galerie] de l’exposition

L’Antichambre présentée à l’Œil de Poisson, crédit photo : Ivan Binet 43 Figure XXI - Figure XXII Cynthia Fecteau, Vues partielles [Petite Galerie] de l’exposition

L’Antichambre présentée à l’Œil de Poisson, crédit photo : Ivan Binet 44

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REMERCIEMENTS

Mes plus sincères remerciements s’adressent à Bernard Paquet, mon directeur de recherches et professeur titulaire à l’École des arts visuels.

Je désire également remercier en la personne de Caroline Flibotte, l’ensemble de l’équipe de l'Œil de Poisson qui a cru à la potentialité du projet L’Antichambre et qui, du même fait, m’accorde leur espace d'exposition afin de présenter mon travail dans des conditions favorables à son plein déploiement.

Je souhaite de même offrir mes plus sincères remerciements à tous les professeurs et le personnel enseignant de l’École des arts visuels de l’Université Laval qui m’ont accompagnée, de près ou de loin, durant les six dernières années au baccalauréat et à la maîtrise.

Aux compères de la maîtrise avec qui les moments d’échanges, de détente et les discussions fécondes ont eu une incidence particulière.

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INTRODUCTION

Aller vers les choses mêmes en peinture et en dessin ― Une

approche poïétique

Je m’intéresse à la condition de l’être humain dans le rapport de sa présence au monde. Je dis vouloir « aller vers les choses mêmes »1. Je n’ai toutefois pas la prétention de croire que j’accède à un type de vérité absolue et indéfectible. La tâche est beaucoup plus modeste et la simplicité de cette entreprise nous reconduit à l’expérience vécue. Aller vers les choses mêmes est une philosophie de vie qui m’est chère et qui introduit le type de rapport que j’entretiens avec le réel, la vie, et du coup, la pensée que je privilégie en art. Une pratique artistique constante et autonome m’a permis de réaliser que d’aller vers les choses mêmes était un principe déjà fortement inscrit dans ma pensée. Il génère d’ailleurs tout cet aspect de ma démarche créatrice en peinture et en dessin qui concerne essentiellement l’économie des moyens, des matières utilisées et la simplicité des méthodes mises en œuvre. Dans une perspective élargie, ce positionnement m’amène à réfléchir sur les liens que l’on entretient avec le réel et l’art me permet de revenir à ce qui me semble être le plus essentiel : l’expérience de ce que l’on voit et de ce que l’on sent nous dispose à une certaine manière d’être dans le monde. J’ai toujours cru que l’art et la vie étaient intimement liés, et ce, non pas de la façon dont il nous arrive de l’entendre le plus souvent, car c’est avant tout la façon dont j’appréhende le réel, ma manière d’être dans le monde, l’ensemble des déterminations inscrites en moi qui nourrissent ma pratique artistique et font d’elle ce qu’elle est. L'art devient pour moi un lieu d'expérimentation qui me permet de réfléchir, d’habiter et de m'interroger sur mon rapport au réel. En ce sens, repenser l’expérience de création, celle de réception et ce qu’elles impliquent au niveau des perceptions, des sensations et les élever au niveau d’une certaine forme de connaissance primaire vise à faire renaître une conscience de soi qui se voit solidaire du monde.

Il serait possible, et tout aussi viable, d’étudier cette proposition en peinture et en dessin abstraits sous d’autres versants, dans des domaines éloignés de ceux qui concernent mon expérience. Je préfère pour ce mémoire privilégier une approche qui est familière à celle de la poïétique, plus précisément parce qu’elle tend à reposer sur l’ensemble des modes opératoires, des méthodes et des processus menant à la création de mon corpus. L’instauration d’un mode opératoire, le faire des œuvres, ce mode d’être particulier, annonce à son tour une prédisposition à la mise en œuvre d’une pensée : un dialogue constant et synergique entre le

1 Aller vers les choses mêmes est la maxime d’Edmund Hurssel. Edmund Husserl fut le pionnier d’une nouvelle méthode

de réflexion qui apparaît comme le principal mouvement de pensée de notre temps : la phénoménologie est la science de ce qui apparaît à la conscience. Aller vers les choses mêmes c’est donc remettre en question le sujet et le statut de son regard en proposant une méthode directement liée à un nouveau type de regard où toute connaissance se développe comme l’auto-exploration de la conscience réflexive sur notre champ d’expérience.

Renaud Barbaras et Jean Greish, « PHÉNOMÉNOLOGIE ». In Encyclopédie Universalis. [En ligne]. http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/phenomenologie/ (Page consultée le 21 mars 2013).

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faire et la conscience. Ce texte d’accompagnement propose de parcourir ce « trajet créateur »2 tel qu’il a cheminé dans ma pratique.

Ce texte est partagé en six segments distincts qui reprennent chacun à leur tour l’essentiel d’un aspect de ma démarche telle qu’elle s’est développée au fil des années. Une telle répartition des idées et des événements correspond à la nécessité d’isoler les pratiques que comportent mes recherches afin de mieux les comprendre de l’intérieur ― la spécificité des méthodes mises en œuvre pour chacune, leur mouvement intrinsèque menant à l’émergence d’entités conceptuelles. Voici pourquoi le premier segment de ce texte est consacré à ma démarche en peinture qui est pour moi une sorte de point de départ dans ce processus. Le segment suivant aborde ma pratique du dessin dans l’idée d’un prolongement du mode opératoire instauré initialement en peinture qui a permis le surgissement d’une conception de la présence singulière en dessin. Le segment qui suit clôt le corps du texte et tente d’expliciter en quoi ces deux pratiques, prises de manière individuelle en un premier temps, parviennent à se rejoindre, à former un corpus dont la cohérence découle tant bien de similarités que de différences dans ses modes opératoires, ses matières et leurs fondements expérientiels et conceptuels. Pour sa part, la conclusion est destinée à expliciter le point de jonction entre les entités conceptuelles déployées tout au long de ces écrits, les auteurs auxquels je les emprunte et la manière dont ils s’articulent.

2 Dans son article intitulé « Poésie/Peinture : La présence énergétique » paru à l’occasion du Dossier L’énergie créatrice

de la revue Recherches Poïétiques, Rachida Boubaker-Triki cite les paroles de Paul Klee au sujet de la notion de trajet créateur : « Les étapes principales de l’ensemble du trajet créateur sont ainsi : le mouvement préalable en nous, le mouvement agissant, opérant, tourné vers l’œuvre et enfin le passage aux autres, aux spectateurs du mouvement consigné dans l’œuvre». Entendus au sens que leur confère Paul Klee, la notion de trajet créateur reprise ici en introduction aux propos tenus à l’égard de mon cheminement artistique, tente d’annoncer les nombreux déplacements et mouvements liant chaque entité tant bien conceptuelles, concrètes et expérientielles qui jalonnent mon parcours et mes recherches.

Rachida Boubaker-Triki. « Poésie/Peinture : La présence énergétique ». In Recherches Poïétiques : Revue de la Société Internationale de poïétique, n° 4 (été), 1996, p. 36.

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ENTRE MATIÈRE ET PENSÉE

La matière de la pensée / La pensée de la matière

Le corpus de tableaux et de dessins actuel, bien qu’il ait été réalisé au courant des deux dernières années, est le résultat d’oscillations, d’allers et de retours constants dans la pratique entre le dessin et la peinture. Ce trajet créateur initié avant même le commencement de la maîtrise en arts visuels annonçait les caractéristiques de la présente proposition.

Retracer sans cesse les réalisations antérieures pour mieux comprendre les présentes procède de ce mouvement par lequel la création telle que je la conçois, est ponctuée par de nombreuses déviations, divers glissements qui infléchissent tant mes méthodes que le contexte théorique auquel elles se réfèrent. Le regard rétrospectif porté aujourd’hui sur ce cheminement me permet de réaliser de quelle manière ma pratique de la peinture et du dessin sont parvenues à se répondre réciproquement, à croître conjointement de telle sorte qu’en de multiples points elles convergent, s’étreignent et parcourent les mêmes champs d’investigations méthodologiques, expérientiels et théoriques. Il ne s’agit pas ici de générer l’inventaire exhaustif des réalisations passées, mais plutôt de voir en quoi celles-ci ont participé à l’émergence d’une « pensée de la procédure »3, une sorte de connaissance qui se déploie dans la pratique, une nouvelle sensibilité qui se développe au contact de la matière, durant le temps du faire.

À l’origine, c’est l’anticipation du potentiel expressif inscrit dans la matière qui est signifiant lorsque je commence un tableau ou un dessin. J’ai constaté que ce qui précède mon travail, ce ne sont pas les concepts, ou du moins ceux qui annoncent une représentation concrète ou abstraite que l’on a d’un objet préalable. Bien qu’il y ait des idées directrices sur lesquelles repose mon travail, celles-ci convergent vers ce que Georges Didi-Huberman désigne être la « matérialité matricielle »4. Ce sont des idées qui se situent dans le contexte de l’immanence, car l’expérience du contact avec la matière possède ceci d’inattendu qu’elle parvient à s’imprégner et à modifier la matière même de la pensée.

3 Cette formule mise en œuvre par Georges Didi-Huberman dans son ouvrage La Ressemblance par contact :

Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, suppose que le contact, les interventions concrètes et physiques portées sur la matière transforment et infléchissent les conditions fondamentales de la pensée. Nous le verrons, cette pensée en acte ou pensée de la procédure telles que décrites par Didi-Huberman, se manifestent dans ma pratique en modifiant la façon habituelle dont je concevais le contact avec la matière vers un modèle plus complexe qui tient compte des intrications entre le faire et la pensée.

4 La matérialité matricielle, termes employés par Georges Didi-Huberman dans l’article Image, Matière : Immanence paru

dans le Collège de Philosophie/Rue Descartes désigne l’intrication entre forme et matière. Par matérialité matricielle, Didi-Huberman entend remettre en jeu certaines notions présentes dans son ouvrage sur l’empreinte, dont celle d’immanence, de matière, d’image et de forme. Lorsque j’affirme que mes recherches se situent dans le contexte de l’immanence et qu’elles évoquent l’idée de matérialité matricielle, j’affirme à la fois que le contact et le travail sur la matière sont nécessaires à l’engendrement des formes et des images tant bien concrètes qu’idéelles.

Georges Didi-Huberman, « Image, matière: Immanence ». In Collège International de Philosophie | Rue Descartes, Vol. 4, n° 38, 2002, p. 89.

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Les premières manifestations de cette sensibilité sont survenues au cours d’une démarche de création en dessin amorcée lors des études de premier cycle. Elles consistaient à soustraire par frottement des couches de papier engorgées de peinture aérosol. Ces gestes de soustraction révélaient la trame du papier et les qualités concrètes de la matière. Au moment du faire, ce type d’intervention accède à type de complexité transformant ces simples gestes ― presser, frotter, érailler ― en une trame de liens synergiques entre la main, le corps tendu en entier vers l’action, l’outil, le subjectile, la conscience. En étant subordonnés aux tensions et aux résistances intrinsèques à la matière, la main et par extension tout le corps, sont engagés dans un rapport de force qui ne peut exister que si la pensée l’éprouve simultanément. En modifiant de la sorte la manière dont je concevais les actes dans leur singularité, cette nouveauté au sein de mes méthodes m’avait permis de prendre conscience des articulations existantes entre des éléments intrinsèquement liés, et ce, dans le temps comme dans le sens. En effet, si ces gestes de soustractions sont un type d’interventions à l’origine très simples, ils engendrent pourtant dans l’expérience un ensemble de relations abstraites et complexes. Ils comprennent en eux les deux sens du mot expérience, c’est-à-dire celui de l’emprise physique que l’on a sur le monde matériel ainsi que le chemin que se fraie ce contact originel dans la pensée.

La signification foncièrement charnelle de ces gestes sur le papier avait permis la transition en peinture. Au commencement de mon cheminement de deuxième cycle, mes intentions initiales visaient à la poursuite de cette démarche picturale initiée lors des études de baccalauréat. Cette démarche en peinture abstraite consistait à appliquer de la pâte picturale par le contact direct des mains sur la surface de bois du tableau. Dans l’idée d’un prolongement du processus instauré en dessin, la surface peinte était ensuite soumise à diverses interventions de soustraction locales visant à produire de légères différences matérielles modifiant à certains endroits l’opalescence de la peinture. Les tableaux issus de cette série (Figure I), tous des monochromes présentant pour la plupart de grandes surfaces saturées de différentes tonalités de noirs, résultaient tous de ce même mode opératoire. Les mains dans la pâte picturale, sur la surface verticale, j’exerçais de la pression en frottant vers le bas. Les réserves sous mes paumes s’épuisaient, le bois s’engorgeait d’huile, je pouvais sentir sa texture duveteuse et sèche. La matière était plus opaque vers le bas. Simultanément lors du faire, c’est tout mon corps qui fléchissait, je ne pouvais pas voir ce que je faisais, je n’en avais pas une vue globale du moins. Lorsque mes mains foulaient la surface, c’est la trajectoire qu’adoptait mon corps qui permettait à la peinture de s’accumuler, de faire modulations. Ce n’est qu’après, lorsque je quittais la surface, que le tableau exposait à ma vue l’ensemble de son étendue. Je constatais ce que je savais déjà, l’intuition du corps avait ouvert en moi cet espace de la sensation capable de faire image et vision. L’acte de peindre tel que je l’entends participe à la régénération de tout un pan de l’expérience qui repose exclusivement sur les sensations et les perceptions du corps. Le lien fondamental que la peinture ranime repose alors sur l’abolition de la distance qui sépare mon corps, ma pensée et la matière. D’un point de vue phénoménologique, durant cet instant du faire, je deviens coextensive à la matière. Bien que la

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première année de mes études de deuxième cycle ait été consacrée à une démarche de création en peinture abstraite qui reprenait les fondements de ces gestes, je suis revenue au terme de cette première année de maîtrise vers le dessin, la pratique qui autrefois avait ouvert en moi ce type de sensibilité et qui avait progressivement engendré la transition en peinture.

Il y a donc mouvance dans l’expérience. Le mouvement a pour origine un état de conscience naissant par la proximité essentielle avec la matière, à travers ses résistances et l’investissement corporel des actions. Bien qu’elle ait sa fragilité, l’expérience possède une capacité extraordinaire à faire surgir des singularités inattendues capables de transformer d’un coup notre vision du monde. Il s’agit de l’ouverture d’une autre région de phénomènes et d’une nouvelle façon d’appréhender notre emprise sur le réel. Ce travail est animé par un désir, jusqu’à présent ininterrompu, d’interroger notre emprise sur le réel en lien avec nos créations de sens. Une telle entreprise liée à un processus en recherche-création en peinture et en dessin me permet de prendre conscience dans la pratique des diverses articulations qui infléchissent la manière dont je conçois l’expérience et comment celle-ci peut s’ouvrir vers d’autres formes à venir. Le mouvement créateur dont il est question a pour origine le concret. Par concret, j’entends dans le contexte de mon travail la réalité physique de nos actions sur la matière, ce qui est en prise directe avec la réalité matérielle, son incarnation en rapport étroit avec l’expérience de création. Cette première dimension concrète s’imbrique à la suivante, l’expérience de la pensée, sans qu’il y ait de distinction de niveaux entre ces deux états de réalité. Ce processus créateur dont j’indique le mouvement interne mène à la question de la relation entre le sujet et l’objet, c’est-à-dire les liens qui se tissent entre le créateur et l’objet de sa connaissance. Cet objet de connaissance repose sur la pratique, sa capacité à faire surgir des singularités inattendues, le contact premier avec la matière et l’attention portée à l’émergence de savoirs tacites dans l’expérience. Ces derniers m’ont rendue graduellement sensible et réceptive à la reconnaissance de ces moments liminaux et singuliers qui caractérisent mon processus et qui ont permis le surgissement de la prise de conscience initiale. En dépit de la simplicité des interventions sur la matière et de l’économie des moyens déployés à la réalisation de mes œuvres, la pensée qui en émerge ne peut être réduite à une idée élémentaire. Ces niveaux de sens plus complexes qui s'entrelacent dans mon processus de création rappellent les propos d’Edgar Morin dans son ouvrage Introduction à la pensée complexe, car ils portent en eux l’idée de cohésion entre des domaines qui semblent parfois isolés les uns des autres.

Ainsi le monde est à l’intérieur de notre esprit, lequel est à l’intérieur du monde. Sujet et objet dans ce procès sont constitutifs l’un de l’autre. […] Une nouvelle conception émerge et de la relation complexe du sujet et de l’objet, et du caractère insuffisant et incomplet de l’une et l’autre de ces notions. Le sujet doit rester ouvert, dépourvu d’un principe de décidabilité en lui-même; l’objet lui-même doit demeurer ouvert, d’une part sur le sujet, d’une part sur son environnement,

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lequel à son tour, s’ouvre nécessairement et continue de s’ouvrir au-delà des limites de notre entendement.5

C’est donc sous l’effet de ce contact physique avec la matière et de ses potentialités épistémologiques implicites que je conçois l’expérience de création comme un révélateur de notre emprise sur le réel. À la lumière de ce qui précède, le caractère apparemment corporel qui embrasse la dimension du faire de l’œuvre participe de l’indiciel et signale sa mouvance dans la rencontre qu’elle engendre avec le regardeur. L’image du

faire en peinture et en dessin, les actions concrètes sur la matière, ce rapport à la corporéité si spécifique à

mon expérience créatrice et les images qu’une telle expérience injecte dans la pensée au point d’en modifier la substance, constituent les fondements de ma réflexion en art. En l’occurrence, en quoi la corporéité peut-elle être intimement liée à ma pratique de la peinture et du dessin et de qupeut-elle manière institue-t-peut-elle un espace charnière, un mode d’entrée en présence à l’œuvre?

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LE FAIRE EN PEINTURE

Un trajet créateur allant des potentialités de faits aux faits

picturaux

Le premier volet de mon corpus consiste en une série de tableaux réalisés lors de la seconde année de mon cheminement à la maîtrise. Il y aura dans ce présent chapitre, avec l’arrivée de ma nouvelle série picturale à la maîtrise, des déviations méthodologiques et expérientielles considérables qui annoncent la transformation de certains aspects des modes opératoires dépeints antérieurement. Le mouvement effectué des tableaux réalisés au commencement de la maîtrise jusqu’à la présente série marque une somme d’écarts tant bien en ce qui concerne les matières utilisées, les méthodes déployées que la mouvance de ces dernières à l’intérieur de la pensée de la procédure inhérente à ma pratique. Avec les nombreuses variations méthodologiques survenues lors de mon trajet créateur subsiste une récurrence fondamentale qui assure la cohésion entre elles des diverses entités conceptuelles et concrètes qui traversent mes recherches. En plus de signaler la constitution physique des corps et des matières et à la différence de corps, la notion de corporéité implicite à ma pratique picturale aspire à rendre compte de l’ensemble des déterminations inscrites en la matière et en sa capacité à abstraire, à mes gestes concrets et physiques qui l’infléchissent en tendant tout mon corps vers l’action.

En peinture, depuis la seconde moitié du 20e siècle, de nouveaux modes de penser le corps comme traces, empreintes ou phénomènes émergent et intègrent le discours pictural. Le corps acquiert une nouvelle place au cœur de l’action de peindre au détriment de sa représentation. L’échelle du corps devient un paradigme, le pivot central sur lequel repose le potentiel expérientiel de la peinture. L’un des cas exemplaires est celui des tableaux monochromes d’Yves Klein. Lors d’une conférence intitulée L’évolution de l’art vers l’immatériel présentée à la Sorbonne en 1959, Yves Klein décrit une forme de réalité augmentée liée à l’expérience de contemplation des états de surfaces matérielles et les qualités concrètes de ses tableaux monochromes. Le dépassement de la problématique de l’art selon Yves Klein nécessite le retour à un nouveau réalisme caractérisé par une réalité authentiquement immatérielle, sorte de frontière poreuse entre les qualités concrètes de la matière et leur versant immatériel pour mieux rendre sensible un espace en devenir qui abolirait les dualités matière-esprit, vide-plein, concret-abstrait. Cela peut sembler ambigu de proclamer le renouveau du réalisme par cette posture vers l’immatérialité, mais ces propos sont d’une cohérence éclairante en regard de l’expérience phénoménologique. Tout comme les surfaces monochromes de Klein, mes tableaux recèlent cette force inhérente à la matière, ce « vide colorant »6 ponctué par des variations matérielles ténues

6 Ces termes employés par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans leur ouvrage Qu’est-ce que la philosophie? insufflent

l’idée que les plages de couleurs des tableaux monochromes, leur vide caractéristique et l’ensemble des variations matérielles presque imperceptibles qui les ponctuent, recèlent un potentiel spatialisant. En affirmant que ce que fait la

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presque imperceptibles. En réifiant le monochrome, mon corpus pictural porte en lui cette idée opérante du presque rien, du très peu. En changeant l’intensité de l’aplat par différents états de transparence et d’opacité, ces inflexions matérielles donnent à penser différents phénomènes de jonctions et de tensions. Tout comme les champs picturaux de Clifford Still (Figure XVII) se développant sur un profil accentué en crescendo, mes tableaux présentent des figures amplifiées émergeant de la cohésion de plages de différents tons de noirs et de gris. Ma plus récente série picturale sur bois est composée d’une solution de pigment noir, de graphite et d’alcool appliquée à la touche, au pinceau (Figure II-IX). Friable et évanescente, cette matière s’offre comme une seconde peau précaire et éphémère. Un effleurement accidentel de la matière sur la surface provoque une altération définitive de ses qualités premières. À la différence des tableaux antérieurs gorgés de peinture à l’huile (Figure I), la matière actuelle engendre une fois séchée une sédimentation de poudre colorante pouvant aisément se réduire en poussière, en menus fragments. Cette solution recèle certaines propriétés concrètes et singulières, jusqu’à présent inégalées par nulle autre matière dont j’ai fait l’usage auparavant. Sa texture poudreuse engouffre toute opalescence lumineuse et cela insuffle à la couleur une apparence tactile que notre regard peut embrasser d’un touché visuel : « Enfin on parlera d’haptique chaque fois qu’il n’y aura plus subordination étroite dans un sens ou dans l’autre, ni subordination relâchée ou connexion virtuelle, mais quand la vue elle-même découvrira en soi une fonction de touché qui lui est propre, et n’appartient qu’à elle, distincte de sa fonction optique»7. Dans le contexte de ma récente démarche picturale, l’émergence de cet espace optique-haptique, comme l’explique les propos de Deleuze, survient lorsque le regard de l’observateur du tableau bascule dans la sensation.

Il y a mouvance d’un état à un autre, de la visualité à la sensation tactile. Bien que ma main n’applique plus par contact et pression soutenue la matière picturale sur la surface, que le pinceau s’impose parfois comme outil intermédiaire, les espaces picturaux issus de cette série semblent vibrer et se fendre de l’intérieur. Ce sont des d’entrelacs où se rencontrent des tracements courbes réalisés dans des gestes près du corps. Tout comme ceux de Clifford Still, mes tableaux dressent à leurs surfaces des figures d’apparence escarpée résultant d’espacements que créent les vides laissés entre les différentes étendues de noirs (Figure IV-IX). En suivant les mouvements de mon corps lorsqu’il s’incline, s’arque et se redresse, les bandeaux et les tracements de matière picturale s’accordent à ma stature debout, à ma stature debout inhérente à ma corporéité. En s’édifiant de la sorte à la verticalité, les pans de matière colorée suggèrent une codification vers le haut qui figure et matérialise ce passage allant du concret à l’abstrait. Ces formes recèlent un caractère peinture monochrome est de […] peupler l’aplat des forces qu’il porte, faire voir en elles-mêmes les forces invisibles, Deleuze et Guattari soutiennent que les espaces colorant des peintures monochromes sont générateurs de percept, c’est-à-dire qu’ils figurent des forces sensibles qui peuplent le monde, nous affectent et nous font devenir. Cette mouvance interne propre à l’expérience de contemplation des surfaces monochromes, ce potentiel spatialisant inhérent à la matière-couleur, est aussi opérant à l’intérieur de mon travail pictural.

Gilles Deleuze et Félix Guattari, 2005. Qu’est-ce que la philosophie? Paris : Les Éditions de Minuit, p. 172.

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sublime, elles incarnent un mouvement d’élévation en inadéquation avec le seul monde matériel. Elles engendrent l’émergence d’un surplus indiciel qui n’aurait pu exister sans l’implication de ma corporéité : « […] c’est d’abord sur le corps que le peintre taille des rubans ou des pans colorés, qui donneront dans le vide les plans courbes qui le peuplent en devenant des sensations cosmogénétiques. Est-ce la sensation spirituelle ou déjà un concept vivant : la chambre, la maison, l’univers? L’art abstrait, puis son rapport avec le concept, son rapport avec la fonction »8. À travers leurs courbures verticales qui peuplent les plans de matière colorante, mes tableaux réitèrent cette idée du sublime inhérente à la peinture romantique, une sensation d’incommensurabilité et son actualisation à l’intérieur d’une démarche en peinture abstraite.

Tel qu’évoqué lors du chapitre précédent Entre matière et pensée, le point de rencontre entre matière et pensée par l’abolition de la distance qui sépare mon corps, ma pensée et la matière lors du temps du faire des tableaux marque une étape initiale qui annonce des niveaux de complexité nouveaux. Dès lors, après l’étape du faire, les écarts tangibles qui scindent les masses et les formes de mes tableaux (Figure II-IX) fonctionnent par rapprochement indiciel avec le passage de ma main qui a entraîné avec elle l’ensemble de ma corporéité lors de l’application de la matière. À cet aspect indiciel sont intimement liés des éléments de complexité autres, qui émergent de ces diverses masses, de ces fissures et ces figures escarpées présentes à même les surfaces de mes tableaux. Des pans de matière colorés et verticaux résultant de ma stature érigée, surgit un excédant symbolique qui figure cette sensation d’élévation et d’ascension sans la signifier concrètement. En évoquant ce caractère sublime latent et en recourant à des rapprochements avec la peinture romantique, j’accède également à des déterminations iconiques implicites. Car, malgré leur imminente simplicité, ces plages et ces pans de matière colorante résistent à se laisser réduire uniquement à une analyse concrète et formelle. Elles tendent à faire image. S’ouvre ainsi un espace de sens qui concilie à des niveaux concrets et idéels des dimensions indicielles, symboliques et iconiques.

Si au commencement j’utilise le pinceau aux fins de profiler les pans et les plans courbes formant le plan d’immanence du tableau ― un espace plan annonçant l’instauration de potentialités picturales ― ce n’est qu’en prévision d’un type d’interventions autres, qui prolonge ce premier volet de mes méthodes. Dans leur ouvrage intitulé Qu’est-ce que la philosophie?, Gilles Deleuze et Félix Guattari consacrent un chapitre dédié au plan d’immanence. Celui-ci est décrit comme un milieu qui recèle des conditions internes aptes à favoriser l’émergence de concepts. Le plan d’immanence n’est pas concept, mais plutôt une étendue mouvante, des remous auxquels s’accrochent les concepts et par lesquels ils se meuvent. À l’évidence, ces propos s’inscrivent à l’intérieur d’un principe philosophique vitaliste selon lequel tout est mouvance, animée par des forces à l’image d’un mouvement vital allant à l’encontre de l’inertie. Les liens entre le premier volet de mes méthodes qui consistent en l’instauration d’un milieu pictural par le tracement au pinceau de plans courbes,

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résultant d’une sorte d’expérimentation tâtonnante, menant à la mise en œuvre d’un plan d’immanence découlent du fait que cette première étape méthodologique sert à faire surgir des potentialités picturales. Celles-ci habitent l’interface picturale et invitent à un second type d’intervention. À ce premier volet méthodologique ― saisir l’outil du bout de la main, l’appuyer sur la surface, s’arquer, s’incliner, tracer, se dresser ― s’ajoute, de manière coextensive, un ensemble d’interventions de soustraction de matière. En passant ma main sur la surface, d’un geste constant et en exerçant une légère pression, je réduis en poussière certaines régions du dépôt de matière colorée éphémère. Par son passage, ma main effrite, balaye et emporte avec elle la couche superficielle de pigment en retirant suffisamment de matière pour rendre visible à nouveau la fibre du bois. En plus de révéler les qualités matérielles du support, elle charge la surface d’un signe direct, désignant le passage de ma main et par extension celui de mon corps (Figure VIII). En plus de révéler les qualités matérielles du support de bois dissimulées par la sédimentation de poudre colorante, ces interventions de soustraction recèlent une valeur indicielle différente des tracements au pinceau commis à la première étape méthodologique. Pour le spectateur des tableaux, elles se donnent à voir dans un rapport de contigüité aigüe avec l’indice de mon contact corporel direct avec la matière. En dépit de leurs différences spécifiques, cette première étape méthodologique et la seconde qui met en œuvre des gestes de soustraction de matière ne pourraient être totalement dissociées, elles se complètent étroitement et imposent l’impossibilité de les concevoir dans un rapport distinct. Le processus pictural tel que je l’entends nécessite des rétroactions, c’est-à-dire des allers et des retours constants sur l’interface picturale qui lui a donné naissance. Lorsque les tracements courbes forment les plaques de sédiments poudreux, que les touches agglutinées dénotent des gestes près du corps, la surface du tableau recèle alors un ensemble de potentialités latentes n’ayant pas tout à fait atteint détermination. Les interventions de soustraction de matière dans la série picturale actuelle surgissent à ce moment précis et se manifestent par ma main qui exerce une pression directe sur la surface. En dépit de la simplicité des méthodes et des moyens déployés ― des différences entre les tracés au pinceau chargeant la surface de signes graphiques et l’empreinte anthropologique du passage de la main ― se dresse un écart fondamental qui émerge dans l’expérience et qui infléchit de manière considérable les rapports par lesquels j’envisage les gestes dans leur singularité et leur passage à des conceptions plus complexes permettant l’émergence d’une pensée de la procédure. Cette conversion d’une suite de gestes distanciés ― saisir l’outil du bout de la main, l’appuyer sur la surface, s’arquer, s’incliner, tracer, se dresser ― en un ensemble synergique de gestes entre un corps et un substrat ― exercer de la pression de la paume des mains, frotter, s’incliner, s’imprégner, révéler à nouveau la trame du bois ― signale certaines altérités en regard des modes d’être dans la création. De la relation indiquée dans le chapitre précédent, entre le créateur et l’objet de sa connaissance, de cette béance les laissant ouverts l’un à l’autre, c’est par les subtilités qui différencient les actions et les postures que se façonne ce type d’ouverture. À la différence de procéder au tracé de façon distanciée en saisissant le pinceau du bout des doigts, le contact direct de la main ― sentir la

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poudre s’amonceler dans ma paume et toucher sa texture vaporeuse ― signale une plus importante proximité avec la matière. À travers ces deux traits méthodologiques se dessinent donc des potentialités épistémologiques à la fois distinctes et connexes.

Si la main n’exerce plus le contact premier sur la surface, il n’en demeure pas moins que l’acte de peindre tel qu’il est mis en œuvre lors de la création de mes tableaux actuels ouvre sur la question du corps. La subordination du corps aux sphères pragmatiques de ma peinture m’amène à considérer le concept d’être-au-monde, cher à Maurice Merleau-Ponty, comme étant le concept fondamental qui inaugure le type de rapport au réel que je privilégie et qui alimente ma réflexion en art. L’être-au-monde est un concept orienté vers le rôle du sensible et du corps dans l’expérience humaine de la connaissance du monde. Il s’agit d’une posture philosophique qui se propose, par la description des choses elles-mêmes, d’aller au plus près des phénomènes. On est d’abord au monde par notre condition incarnée et c’est par elle qu’avant tout nous pensons, ressentons et éprouvons le réel. C’est par elle que nous sommes au monde et que le monde nous affecte. J’affectionne particulièrement ce concept parce que je crois en la nécessité du renouvellement d’une telle manière de penser et de vivre notre relation au monde. Nous optons trop souvent pour une posture distanciée. En suivant ainsi Merleau-Ponty, mon corps qui peint est simultanément un outil et une trace, car sa stature verticale devant la surface, les mouvements auxquels il se prête et la façon dont il tend à s’incorporer et à s’imprégner en elle réitèrent la dimension corporelle sous forme d’inflexions matérielles. Bien que les vestiges du corps et la trace de la main ne soient pas aussi manifestes sur les tableaux récents, il n’en demeure pas moins que la corporéité est à l’œuvre, ne serait-ce que par le conditionnement des actions du corps sur la surface, qui par la force des choses, dispose la matière de sorte qu’elle témoigne de cette rencontre.

Depuis les premiers tableaux réalisés durant mes études de premier cycle, ma démarche créatrice en peinture s’est développée en étant soucieuse de faire voir et sentir la présence des choses, particulièrement en m’incarnant dans le processus de création et par les qualités matérielles issues de la proximité corporelle. Le tracé des formes, qu’elles soient appliquées par le pinceau ou façonnées par le passage direct de mes mains sur la surface, leurs contours, leur ascension à la verticalité et les écarts qui laissent apparaître la trame des supports de bois insufflent une sensation de densité, une présence à l’œuvre. Cette présence dans l’expérience de réception, je peux la supposer « expérience poétique », « de l’ordre de la sensation », « évènementielle », « de la donation ». Bien que je ne puisse m’avancer sur la nature exacte de cette présence, il m’est toutefois possible de croire qu’elle situe l’expérience du regardeur dans un mouvement commun entre sa corporéité, ses perceptions, l’espace environnant et les tableaux. Ainsi, dans cette expérience de réception près du corps, j’espère pouvoir faire renouer le regardeur avec une conscience plus

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aigüe de sa posture physique et idéelle dans l’espace. En suivant l’idée de cette conscience plus près du corps, le prochain chapitre aborde la notion de corporéité dans ma démarche du dessin.

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EFFACER POUR FAIRE ADVENIR EN DESSIN

Érailler, frotter, écorcher, égruger la trame du papier

Mon corpus comporte également une série de dessins amorcée à la fin de la première année de mes études de deuxième cycle. Ce travail est arrivé en entraînant certaines déviations dans à la manière dont la corporéité investit le moment du faire de l’œuvre. La notion de corporéité est opérante en dessin davantage comme une mémoire mise en œuvre par les indices ténus des actions du corps. Cela substitue le signe direct de la main pour les forces expressives inhérentes à la matière ainsi qu’à ses manières d’apparaître. En peinture, le passage de ma main réduit en menus fragments la couche superficielle de pigment et charge ainsi la surface picturale d’un surplus indiciel. Il n’en est pas de même en dessin. Manifestement, le procès créateur déployé à ma démarche du dessin recèle certaines caractéristiques méthodologiques et expérientielles en lien immédiat avec celui de ma démarche picturale. En raison de leur adéquation, de ce passage incessant du dessin à la peinture dans ce que j’ai indiqué être le trajet créateur, il est ardu, et même invraisemblable, d’ignorer le mouvement confluent par lequel ces deux pratiques se sont imprégnées l’une sur l’autre. C’est pourquoi en dessin je ne peux totalement évacuer les références aux méthodes relatives au procès créateur de ma démarche picturale. De manière générale, ce chapitre porte sur mon travail en dessin et vise à expliciter en quoi l’ensemble des méthodes spécifiques au faire des dessins participe à générer un état particulier de présence dans l’expérience de création.

Similairement aux méthodes de ma démarche de la peinture, il s’agit dans un premier temps en dessin d’instaurer des conditions de possibilités ― un plan d’immanence pour reprendre l’analogie Deleuzienne du chapitre précédent ― par la création d’un milieu matériel qui comporte des conditions de potentiels nécessitant le passage vers d’autres interventions concrètes. C’est pourquoi la première étape des méthodes en dessin vise la création de diverses masses d’apparence informe par la vaporisation de peinture aérosol sur la surface du papier. Bien qu'il puisse sembler inutile de décrire ce processus préalable, il me permet de reconnaître en quoi il institue un espace matériel chargé de certains potentiels. En s’imprégnant dans la trame du support, les masses diffuses de peinture vaporisée lient et durcissent la fibre du papier. Elles altèrent ainsi les propriétés premières de la matière. En plus d’être les premières interventions sur le papier, elles opèrent des transformations définitives de sa matérialité et annoncent l’émergence de singularités matérielles inattendues en adéquation avec le nouveau relief désormais inhérent au papier. Ces densités dans la trame du papier invitent au passage vers un type d’intervention autre. Les espaces de condensation picturale durcissent la trame du support et invitent au deuxième volet de mes méthodes qui consiste à soustraire par frottement et effacement la couche superficielle du papier gorgée de peinture (Figures X-XVI). Ces espaces de soustraction dressent à la surface du papier des figures d’apparences éthérées qui recèlent une puissance

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originelle et brute, car s’érigent à la surface du support des forces abstraites issues d’un principe de formation qui évoquent des forces invisibles et primaires dans le monde et dans la nature. Ceci fait écho à la parole de Paul Klee qui évoquait la métaphore de la croissance et de la germination pour opposer à la notion de forme, au sens d’une entité finie et arrêtée, le principe de formation qui recèle pour sa part l’idée de mouvance et d’un devenir continuel entre forme et matière. Pour Klee toutefois, ce principe de formation a pour origine un moyen d’expression graphique fondamental qui est la ligne, ce que Maurice Merleau-Ponty caractérisait de « matrice ou loi d’un champ de possibles »9. La matière, dans son acception aussi bien matérielle que conceptuelle, constitue donc le fondement de mon travail tel qu’est la ligne pour Klee, car elle est génératrice d’un champ de potentialités infinies. La matière est ce qu’il s’agit d’incarner, de mettre en mouvement par des interventions concrètes afin qu’elle devienne un champ de virtualités.

Mais plus encore, ces gestes précis ― érailler, frotter, écorcher, enfoncer, égruger la trame du papier ― participent à l’émergence d’un état de présence dans l’expérience de création. Alors que je retire des strates de papier durcies de peinture, j’en arrive en quelque sorte à la question du rapport au monde annoncé en introduction et évoqué à la fin du dernier chapitre. Comment, malgré leurs limites, leur apparente simplicité, ces gestes spécifiques du faire parviennent-ils à poser les conditions favorables au surgissement d’une pensée capable de traiter avec le réel, de dialoguer avec lui de manière coextensive? Puisque dès que je soustrais par frottement ― une main appuyée sur le mur pour intensifier ma stabilité physique, l’autre tenant la gomme à effacer ― j’exerce de la pression en tirant vers le bas. J’éprouve la résistance du papier et la densité de sa trame engorgée de peinture durcie. En insistant suffisamment, je sens la fibre se rompre sous les allées et les venues de mes passages. Elle se disjoint progressivement, s’use et se bouloche en suivant les différents niveaux d’intensité de pression déployée ma main et tout mon corps. Au fil du temps et d’un dessin à l’autre, l’utilisation de matières semblables, la répétition de gestes similaires, la récurrence de ce mode opératoire ont permis le développement de connaissances tacites qui proviennent de la nature spécifique des matières utilisées, de leur résistance caractéristique et de la manière dont elles réagissent aux divers niveaux d’intensité de mes gestes. En ouvrant ainsi la trame du papier, en composant ces espaces qui me façonnent à leur tour, je renoue avec une conscience aigüe de mes postures corporelles, des sensations qui adviennent et qui s’imprègnent durablement en moi. Mon contact physique avec la matière, à travers ses résistances et les sensations qu’il engendre, me travaille et me modèle de sorte que je devienne coextensive à la matière de corps et de pensée. Dans l’idée d’un prolongement de cette filiation charnelle avec la matière, les marques laissées par ma main dans la trame du papier portent en elles un sensualisme diffus. En taillant dans ma propre œuvre, aux racines de mes sensations, en me rendant ainsi présente à moi-même avec cette méthode de soustraction par frottement, je ne sépare jamais l’espace de la pensée et celui du monde concret,

9 Maurice Merleau-Ponty, 1996. Notes des cours au Collège de France : 1958-1959 et 1960‐1961. Paris : Gallimard,

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de la matérialité et de la corporéité. Il devient pour ainsi dire impossible pour moi de trancher entre le sens propre et le sens figuré de cette expérience. Je me confonds corporellement avec ces matières dans le registre de l'imaginaire et de la pensée, que ces matières soient l’espace environnant dans lequel je me meus, le papier qui s’effrite, le vide matériel que crée la soustraction de papier. En regard de ce sensualisme diffus, je ne peux donc pas ignorer la nature imaginale que recèle la dimension charnelle de mes gestes et celle des espaces de papier éraillés. C’est l’ouverture d’un espace figural de la chair, cette chair de l’œuvre exposée, une béance charnelle à même la trame du papier.

Des méthodes mises en œuvre dans ma démarche picturale à celles relatives au dessin et du sensualisme diffus dépeint brièvement à l’instant, le déplacement qui s’opère alors dans ma pratique actuelle en dessin en regard de l’idée de corporéité n’est que le simple report du signe de la main pour l’indice du contact dans la matière. L’insistance du geste par frottement sur le support et sa matière mène désormais jusqu’à l’éraillure. La proximité du corps lors de l’expérience du faire, l’investissement d’un effort physique et l’utilisation de surfaces dont les dimensions se rapportent à celles de mon corps m’incitent à penser que le concept d’être-au-monde de Maurice Merleau-Ponty est une assise théorique qui à elle seule résume le type de rapport à la création que je privilégie. Lorsqu’il soustrait par frottement des couches de papier gorgées de peinture, mon corps n’est pas uniquement un outil et une trace, il devient coextensif à la matière. C’est en éprouvant les tensions et les résistances issues de ma rencontre avec la matière que ma corporéité se manifeste intrinsèquement liée à ma pensée. Ma stature verticale, le déploiement de ma puissance physique réitèrent la dimension corporelle sous forme d’inflexions matérielles.

Faire disparaître pour faire advenir donc. Ce qui découle de cette méthode par soustraction de couches de papiers gorgées de peinture aérosol et de pigments sont des effacements partiels. À la fois permanents, ces effacements laissent dans le papier des traces tangibles, de légers reliefs en creux, du rapport de force avec lequel la main s’est imprégnée dans le support (Figure XIV et XVI). Par l’action de ma main, ces éraillures cheminent de mon corps à la surface du papier, vers une actualisation, un plus que présent. Les marques dans la matière, qui correspondent à des inscriptions d’apparences informes, façonnent des espaces dont les contours semblent s’estomper et s’évaporer graduellement. Cette méthode par effacement récurrente à ma démarche en dessin tend à faire émerger l’évanescence des formes en plus d’avoir pour effet d’estomper la stabilité, la dure présence des choses, pour faire émerger un mode d’être matériel et formel manifestement différent que celui en peinture. Si en peinture les tracements incurvés, l’ensemble des touches conglutinées et les fissures se dessinant parfois à la rencontre de deux pans de peinture se donnent à voir dans l’évidence de leur présence, en dessin ce surplus de présence arrive différemment. Les formes sont effacées pour ne laisser émerger que leurs qualités substantielles. À ce sujet, Anne Cauquelin introduit la deuxième partie de son ouvrage Fréquenter les incorporels en définissant la notion de corporéité de manière à ce qu’elle transcende

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celle de corps, qui pour sa part recèle l’idée que la finitude des êtres réside uniquement dans leur matérialité. Pour l’auteure, la corporéité se définit par la nature tangible des corps et des matières avec lesquels nous partageons notre existence, mais bien que cela puisse sembler inattendu, sa définition de la corporéité se tourne aussi vers la densité particulière du vide, sans lequel il nous serait impossible de comprendre la nature constituante des corps et des matières avec lesquels nous partageons notre existence. Bien que les espaces de soustraction de mes dessins ne présentent pas de vides concrets, que la force déployée ne gruge pas le papier jusqu’à le percer, ils recèlent ce caractère propre à la corporéité par le fait même que ce qui est perçu et ressenti, c’est la présence de mon passage, l’éloquence avec laquelle ces effacements témoignent de ma rencontre avec la matière. En ce sens, les éraillures, ces espaces de sensibilité matérielle qui habitent et modulent la trame du papier, relèvent de l’indiciel et indiquent la présence de mes gestes définitivement inscrits dans la matière par-delà de l’étape primaire du faire. Ceci n’est pas sans liens avec Lucio Fontana d’un geste précis, d’un coup de lame, a commencé à fendre en 1949 ses tableaux monochromes pour y produire des déchirures (Figure XVIII). Ouvrir ainsi une brèche dans l’espace physique du tableau, c’est remettre en question l’idée traditionnelle de la surface plane en peinture, mais ce geste en apparence simple participa de plus à la découverte d’une nouvelle dimension allant au-delà de la toile. Bien qu’il n’en soit pas tout à fait ainsi dans ma pratique du dessin, que l’engendrement d’espaces matériels par soustraction de matière n’affecte pas la surface jusqu’à la déchirure, il n’en demeure pas moins que ces éraillures participent à l’ouverture d’une nouvelle région de phénomènes déjà sous-jacente à ma démarche picturale, mais plus opérante en dessin. Tout en ayant substance, en étant concrètes et matérielles, les marques laissées dans la trame du papier tendent vers l’immatériel. En effet, si les gestes de soustraction révèlent les couches antérieures du support de papier et que concrètement, ces espaces se définissent tels des manques, des absences de matière, ils résistent cependant à apparaître comme tel. Tout comme la brèche de Fontana, ces marques s’objectivent et se donnent à voir tel un surplus de présence implicite aux actions qui infléchissent la matière.

Dans ce processus, les notions de matérialité, de qualités substantielles et de mode d’être sous-entendent que ma démarche créatrice s’articule autour d’un principe d’immanence. Cependant, l’ensemble des phénomènes liés à la matière, à l’expérience et à cette idée d’émergence interagissent pour faire advenir un niveau de complexité qui transcende la seule analyse immanente. Cette manière propre à l’œuvre d’apparaître et d’avoir lieu, cette expérience de tension entre l’objet et son dépassement, cette transition de l’immanence à la transcendance ne permettraient-elles à leurs tours d’interroger la signification phénoménologique d’un tel processus expérientiel et de fonder ontologiquement des phénomènes comme la présence et la mouvance?

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L’EFFACEMENT, LA FISSURE, L’ÉCART

Une convergence peinture-dessin

Parce qu'elles partagent des déterminations communes dans les méthodes mises en œuvre à leur réalisation, dans leur facture, dans leur format ― déterminations que j’assimile par l’expérience de création et par la notion de corporéité qui les concilie ― les deux pratiques dépeintes dans les chapitres précédents parviennent à se rejoindre, à former un corpus dont la cohérence découle tant bien de similarités que de différences dans leurs modes opératoires, leurs matières et leurs fondements conceptuels. Les gestes d’effacement implicites à ma démarche picturale, et encore plus évidents dans le corpus de dessins, sont liés à une conception de la présence qui diffère aussi bien dans ma proposition picturale que dans celle en dessin. Néanmoins, qu’il soit explicite ou subtil, l’acte d’effacement en dessin et en peinture constitue un moment liminaire dans l’ordre méthodologique établi. Dans l’une ou l’autre de ces pratiques, il annonce le passage des potentialités de faits initiales aux faits picturaux. Cette idée de potentialités de faits, on la retrouve également dans la notion de diagramme évoquée par Gilles Deleuze dans l’ouvrage Francis Bacon : Logique de la sensation. Ce que Francis Bacon nommait le diagramme se réfère à l’étape préparatoire et exploratoire qui précède le travail du peintre. Sa fonction est de suggérer et d’introduire certaines possibilités de faits, c’est-à-dire des conditions de potentiel qui ne forment pas encore de faits picturaux. Par faits, j’entends évidemment le fait pictural ayant atteint détermination qui est devenu une structure matérielle autonome. C’est à ce travail exploratoire que se réfèrent les traits et les taches diffuses, la trame du papier durcie par la peinture aérosol et les lignes verticales appliquées dans des gestes près du corps en peinture. Ces zones du diagramme ne se suffisent pas à elles-mêmes, elles doivent être utilisées pour donner une impression sommaire de composition. Cette étape est la plus décisive du travail du peintre, car le diagramme est une catastrophe, un chaos, mais aussi un potentiel d’ordre et de rythme. C’est alors que surviennent les interventions de soustraction. Dans la composition, l’acte d’effacement entraîne un changement d’état des choses. Il s’agit d’une nouvelle mise en forme de la surface picturale, de l’ouverture d’une nouvelle région de phénomènes et de l’établissement d’une nouvelle couche constitutive à mes méthodes :

[…] toutes ces formes d’effacement dans l’art ont une même et ultime finalité qui les pénètre et les soulève : faire naître un monde nouveau ; écarter pour faire voir plus et mieux que ce qu’on écarte ; repousser pour attirer ; retrancher pour ajouter ; éloigner pour faire advenir ; déconstruire ou dissoudre pour recomposer ou reconstruire mieux autrement ; faire disparaître pour faire apparaître. 10

Dans le contexte de l’exposition L’Antichambre, l’effacement lié à mes méthodes picturales investit de façon singulière l’expérience de contemplation des tableaux (Figures XIX-XX). Au loin, les tableaux sombres se

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dressent côtes à côtes. Ils absorbent la lumière. Leurs surfaces sont si denses qu’elles rendent impossible tout rayonnement lumineux. En me déplaçant progressivement dans l’espace environnant, au centre de la Grande Galerie de l’Œil de Poisson, je vois apparaître des stries, des ponctuations. À certains endroits, lorsque je fais face aux tableaux, le nouage des fibres de bois est visible, la matière y est mince. La superficie n’est pas homogène, au contraire, certaines zones sont plus opaques, accumulées. Lorsqu’à quelques reprises je me trouve en oblique, ma position en rapport à la surface me permet de percevoir de légers reliefs, des coups de pinceau qu’il m’était improbable de voir autrement. Je m’approche et resserre mon regard sur une d’entre elles. Au point où j’en suis, la surface recouvre ma dimension physique et mon déplacement occasionne la variabilité des apparences. D’abord saisis dans leur apparente permanence, le tracement des formes et leurs contours incisifs semblent alors s’évanouir pour laisser place à des espaces où la matière se meut au rythme de ma déambulation. À l’égard de mon travail en peinture et de son contexte d’exposition, ce potentiel de transformation consiste en ce que la matière institue son propre espace, bien au-delà de ce qui se donne à voir sur la surface. Il s’agit d’un « processus plus que des états »11. Durant l’expérience de contemplation des tableaux dans le contexte d’exposition, mon regard pénètre l’étoffe de la matière et des surfaces pour s’y enfouir. Bien avant que je n’arrête mon parcours à une distance près d’un tableau, je réalise que mes déplacements dans l’espace commandent à ma vue une sorte de tumulte de traits et de masses où les formes semblent perdre leur identité fixe et initiale. Ce n’est pas un hasard si cette expérience physique étend sur moi son pouvoir au point d’effacer la fixité de mes perceptions premières. À travers mes déplacements concrets, l’espace acquiert une densité particulière, je gagne conscience de ma constitution physique, comme si mon regard entrait dans mon corps. Les tableaux sont bien plus que des superficies inertes, ils tendent à se projeter et à s’incorporer dans l’espace environnant, à l’intérieur du lieu du regardeur. Le corps dressé devant le tableau et le tableau dressé devant ce corps sont alors réunis dans un rapport d’embrassement. Dans ce contexte expérientiel, le fait de déposer les tableaux au sol dans la Grande Galerie de l’Œil de Poisson, simplement appuyés contre les murs, instaure certaines conditions d’attention à leur présence. Ils se donnent à voir à la fois telles des surfaces changeantes au rythme de nos déplacements, mais aussi comme des objets concrets qui recèlent une certaine intensité dans la manière dont ils occupent l’espace. Les conditions d’attention exercées par ce type de mise en espace mettent d’abord l’accent sur le poids et la lourdeur des surfaces de bois. Ils se présentent de plain-pied, la plupart au niveau du sol et debout, dans l’évidence de leur pesanteur. L’intensité dans leur manière d’occuper l’espace et d’avoir lieu réside en ce rapport d’adéquation de stature partagé entre les regardeurs et les tableaux les laissant ouverts l’un à l’autre.

En regard de la présence physique et immédiate des tableaux, les dessins génèrent une sensation de densité, mais non pas de pesanteur dans ce cas-ci puisqu’ils suggèrent davantage une impression d’élévation, une

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sorte de condensation et de flottement. Les supports de papier sont seulement maintenus aux murs par leurs deux extrémités supérieures. Leurs extrémités inférieures tendent à courber en se redressant suffisamment pour nous laisser voir et sentir la constitution matérielle du papier qui flotte. Le suspens du support et les espaces de soustraction de matière posent aussi la question de la signification phénoménologique. Il la situe dans une « zone d’indiscernabilité »12. Cette sensation de présence liée à l’imprégnation de mon geste dans les couches de papier écorchées trouve contrepartie dans le vide : le vide que génèrent les espaces de retrait de matière, mais aussi celui des plages blanches que j’ai laissé vierges et qui enrobent la masse centrale du dessin. C’est le poids du vide, un vide effectif, la présence du dénuement. Un dénuement qui n’est guère une absence. Car il faut aller au-delà des dichotomies ancrées en la pensée occidentale ― présence/absence, vide/plein ― pour mettre en évidence comment ces figures du vide deviennent les principes organisateurs de mes dessins: des absences qui sont à la fois saturation de présence.

Ignorée des Orientaux, cette obsession de la présence est si présente dans la mentalité occidentale qu’elle sécrète, dans une climatique angoissée, son symétrique opposé : l’obsession craintive de l’absence; de là, dans la culture occidentale, la série souvent tourmentée de couples oxymoriques qui se font écho l’un à l’autre : apparition-disparition, continuité-rupture, repos-violence, construction-démolition, création-destruction, […]. Si, à l’opposé la peinture orientale nous paraît, à nous Occidentaux, si apaisée et si sereine, c’est qu’elle conçoit et utilise un certain vide pour y attirer le passage incessant de la Vie et nous y entraîner avec elle, quitte à y fondre notre propre identité. 13

La blancheur des espaces de soustraction et les vastes plages de papier laissées vierges deviennent des lieux où s’accomplissent les transitions. C’est dans cet état premier des évènements ― frotter pour abimer le papier, gratter pour le faire céder, effacer pour retirer les lambeaux disjoints ― qu’est dégagé le superflu en révélant les qualités substantielles. En accédant par soustraction à cet espace de la chair du matériau, je rejoins ce thème de l’effacement et je provoque l’émergence d’un surplus de présence.

Lent travail d’effacement puis l’espace déferle 14

12 Dans le chapitre L’Œil et la main, Gilles Deleuze évoque l’idée de zone d’indiscernabilité à l’occasion de ses propos

concernant la notion de diagramme en peinture : Le diagramme a donc agi en imposant une zone d’indiscernabilité ou d’indéterminabilité objective entre deux formes, dont l’une n’étais déjà plus, et l’autre, pas encore : il détruit la figuration de l’une et neutralise celle de l’autre. En empruntant cette idée à Deleuze, j’affirme que les espaces de soustraction de matière de mes dessins et leurs vides caractéristiques engendrent un suspens, une zone d’indiscernabilité

phénoménologique où se rencontrent des états de fait dont les rapports originaux se sont transfigurés, pour produire un surplus de présence à l’oeuvre.

Gilles Deleuze, Francis Bacon : Logique de la Sensation. Paris : Éditions du Seuil, 2002, p. 148.

13 Op. cit., p. 14-15.

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Alors que je regarde l’un de mes dessins intitulé TOP III (Figure X), je me tiens debout en face de lui, mes yeux à la hauteur des lettres inscrites. Les altérités incisives des lettres qui ont été produites par soustraction de couches de papier montrent les écarts entre ce qui est ajouté et enlevé. En dirigeant mon regard vers le bas, je perçois que la trame du papier est plus mince à certains endroits, au centre. La persistance du geste a produit de légères trouées. En adoptant ce rapport de proximité physique avec la surface de papier, j’accède d’une certaine manière aux indices qui me permettent de saisir le processus par lequel ces espaces ont été engendrés. Je sens l’insistance du geste qui a mené à ces écorchures. Je touche la surface avec les yeux. Ce n’est qu’au moment où je m’éloigne, que je me déplace à nouveau dans l’espace environnant, que le dessin expose à ma vue l’ensemble de son étendue, je ne vois plus le particulier de sa fibre éraillée. Ce qui apparait à ma vue est une surface de papier battante dont les dimensions sont presque celles de mon corps, elle tend à se détacher du mur sur lequel elle est accrochée. Au centre du support siègent des marques éthérées condensées semblables à un corps flottant. Lors de mon déplacement physique dans l’espace s’effectue alors un transfert de la vision haptique ― cette subordination étroite de la visualité au touché ― au ressentir qui recèle pour sa part une sensation de présence. Cette rencontre et ce qu’elle implique au niveau des perceptions et des sensations dissimulent également la question du regard : « Regarder, ce serait prendre en acte que l’image est structurée comme un devant-dedans : inaccessible et imposant sa distance, si proche soit-elle – car c’est la distance d’un contact suspendu, d’un impossible rapport de chair à chair. Cela veut juste dire – et d’une façon qui n’est pas seulement allégorique – que l’image est structurée comme un seuil. » 15. L’acte de regarder tel qu’entendu dans le contexte de mon travail est une continuité entre deux espaces dont l’un est celui de la chair, du sensoriel et du matériel, l’autre est un espace fantasmatique, idéel et immatériel. Il y a toujours dans l’exercice du regard des permutations, des transfigurations, des inflexions de toutes sortes lorsque les données visuelles immédiates franchissent le seuil du regard pour atteindre le domaine de la pensée.

En ce sens, éprouver et ressentir la présence des œuvres ― en peinture ou en dessin ― et leurs qualités matérielles, c’est acquérir la sensation de notre propre cohésion et renouer avec un sentiment duquel la matière, le corps et l’esprit deviennent une unité de présence. Pour ce qui est de l’espace concret et matériel, ma peinture se donne à voir par l’affirmation des contrastes et l’exubérance des formes courbes se détachant de leur fond de bois. Les dessins pour leur part se situent davantage dans ce que Michel Ribon désigne être la création d’un certain vide pour engendrer une sensation diffuse de présence. Ces différences fondamentales entre mes dessins et mes tableaux mènent à la question commune de la présence par laquelle se meut et s’incarne la signification phénoménologique dans l’expérience de réception. En jouant donc de cette alternance lors de l’exposition de fin de maîtrise ― tableaux déposés au sol et appuyés contre les murs

15 Georges Didi-Huberman. Ce que nous voyons, ce qui nous regarde. Coll. : « Critique ». Paris : Les Éditions De Minuit,

Figure

Figure I Cynthia Fecteau, Sans titre I, 2010, Huile sur bois, 152 x 122 cm
Figure II Cynthia Fecteau, Sans titre III, 2013, Graphite et alcool sur bois, 152 x 122 cm
Figure III Cynthia Fecteau, Sans titre IV, 2013, Noir de carbone et alcool sur bois, 152 x 122 cm
Figure IV Cynthia Fecteau, Sans titre V, 2013, Graphite et alcool sur bois, 152 x 122 cm
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