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Savoir et pouvoir au confluent du discours, des pratiques et de la matérialité : le développement du potentiel hydro-électrique et le processus de modernisation de l'État du Québec

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Academic year: 2021

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SA VOIR ET POUVOIR AU CONFLUENT DU DISCOURS, DES PRATIQUES ET DE LA MATÉRIALITÉ: LE DÉVELOPPEMENT DU POTENTIEL HYDRO-ÉLECTRIQUE ET LE PROCESSUS DE MODERNISATION DE L'ÉTAT DU

QUÉBEC

MÉMOIRE PRÉSENTÉ

COMME EXIGENCE PARTIELLE DE LA MAÎTRISE EN SOCIOLOGIE

PAR

ALEXIS CASTONGUA Y LAPLANTE JANVIER 2019

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Avertissement

La diffusion de ce mémoire se fait dans le respect des droits de son auteur, qui a signé le formulaire Autorisation de reproduire et de diffuser un travail de recherche de cycles

supérieurs (SDU-522 - Rév.10-2015). Cette autorisation stipule que «conformément à l'article 11 du Règlement no 8 des études de cycles supérieurs, [l'auteur] concède à l'Université du Québec à Montréal une licence non exclusive d'utilisation et de publication de la totalité ou d'une partie importante de [son] travail de recherche pour des fins pédagogiques et non commerciales. Plus précisément, [l'auteur] autorise l'Université du Québec à Montréal à reproduire, diffuser, prêter, distribuer ou vendre des copies de [son] travail de recherche à des fins non commerciales sur quelque support que ce soit, y compris l'Internet. Cette licence et cette autorisation n'entraînent pas une renonciation de [la] part [de l'auteur] à [ses] droits moraux ni à [ses] droits de propriété intellectuelle. Sauf entente contraire, [l'auteur] conserve la liberté de diffuser et de commercialiser ou non ce travail dont [il] possède un exemplaire.»

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Tout d'abord, j'aimerais remercier mes parents du fond du cœur. Merci à mon père, Robert Laplante, qui aura joué les rôles de mentor, conseiller, motivateur et bibliothécaire, en plus d'avoir été mon plus sévère critique. Son amour des mots, de la pensée et de la culture québécoise, la force de son engagement .et sa détennination ont été et continuent d'être une source de fierté et d'inspiration. Merci à ma mère, Denise Castonguay pour son humour, sa générosité, son dévouement et sa gourmandise. Mais surtout, merci de m'avoir enseigné ce qu'est un esprit libre. Je tiens aussi à remercier mon directeur Frédérick Guillaume Dufour pour m'avoir épaulé tout au long de mes études universitaires et pour m'avoir sorti plus d'une fois du bourbier administratif. Merci de ton écoute, de ta disponibilité, de ta confiance et de la liberté académique que tu m'as offerte. Merci aussi à Ève Séguin de m'avoir fait découvrir les travaux de Chandra Mukerji, qui auront eu une influence importante sur le développement de ma pensée et ultimement sur la forme qu'aura pris ce mémoire de maîtrise. Il me faut aussi mentionner mes pairs, sans qui mon parcours universitaire n'aurait pas été aussi formateur: mon frère et correcteur, Etienne Castonguay-Laplante, ainsi que mes comparses Marc-André Cyr, Yoann D. Vincent et Frédérik Pesenti.

Mais ces remerciements ne sauraient être complets sans mentionner Annie-Claude Malo. Elle dont le sourire, la fougue, l'intelligence, la persévérance et l'amour auront contribué à faire de moi l'homme que j'ai voulu être.

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Les hommes nés sous le joug, puis nourris et élevés dans la servitude, sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés et ne pensent point avoir d'autres biens nid' autres droits que ceux qu'ils ont trouvé; ils prennent pour leur état de nature l'état de leur naissance.

Etienne de La Boétie

Je ne suis pas revenu pour revenir Je suis an·ivé à ce qui commence

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REMERCIEMENTS ... i

DÉDICACES ... ii

TABLE DES MATIÈRES ... .iii

LISTE DES FIGURES ... V LISTE DES ACRONYMES ... vi

RÉSUMÉ ... vii

INTRODUCTION ... .-... 1

CHAPITRE 1 : ... . LE CADRE THÉORIQUE ... ; ... 15

1.1 - État et science dans la modernité: changements paradigmatiques ... 16

1.2 - Culture, science et État : conceptualisation du Science-State Plexus ... · ... 23

1.2.1 - Biopopulations ... 32

1.2.2 - Technoterritoires ... 34

1.2.3 - Juridictions infrastructure/les ... 3 7 CHAPITRE II : ... . LE DISCOURS IDÉOLOGIQUE STATO-SCIENTIFIQUE ... ~9

2.2 - Éléments d'analyse discursive ... 46

2.2.1 - Exalter le futur par un présent magnifié ... 46

2.2.2 - La rupture avec l'ordre ancien ... · ... 53

2 .2.3 - De l'anarchie de la nature à l'ordre artificialisé du monde ... 5 7 CHAPITRE III : ... . LA PRAXIS STATO-SCIENTIFIQUE ... 66

3.1 - La cartographie: de la matière à l'abstraction ... 69

3 .2 - L'ingénierie : moderniser l'État pour construire la nation ... 77

3.3 - La santé publique: l'essor des préoccupations environnementales ... 83

CHAPITRE IV : ... . LA MATÉRIALITÉ DU« SCIENCE-STATE PLEXUS » ... 93

(6)

4 .1 - La formation du technoterritoire ... 94

4.1.l - Le détournement Eastmain-Opinaca-Lagrande ... 99

4.1.2 - Le détournement Caniapiscau-Laforge ... 100

4 .1.3 - De l'exploitation à l' artificialisation ... 102

4.1.4 - L'occupation du technoterritoire ... 104

4.2 -La mise en place des juridictions infrastructurelles ... 112

4.2.l - L'économie politique du développement hydroélectrique ... 115

4.2.2 - Électrification, intégration et consolidation territoriale ... 122

4.2.3 - Infrastructures matérielles et transformations sociales ... 129

4.3_-Les biopopulations ... 142

4.3.l - Sédentarisation ... 144

4.3.2 - Tradition, modernité et changement social... ... 148

4.3.3 - Médicalisation ... 157 CONCLUSION ... 167 ANNEXE A : ... ; ... 183 ANNEXE B : ... 184 ANNEXE C : ... 185 ANNEXE D : ... 186 ANNEXEE : ... 187 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ... 191

(7)

Figure 1 : Culture---Am1exe A : p.179 Figure 2 : State---Annexe B: p.180 Figure 3 : Science. ---'.'"---Annexe C : p.181 Figure 4: Science-State Plexus---Annexe D: p.182

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BAPE - Bureau des Audiences publiques sur

!

'Environnement CBJNQ - Convention de la Baie James et du nord du Québec

CCSSSBJ - Conseil Cri de la santé et des services sociaux de la Baie James CEC - Commission des eaux courantes

CEIMQ - Comité d'Étude et d'Intervention sur le Mercure au Québec CEN - Centre d'Étude Nordique

CNE- Convention du Nord-Est

CRIQ - Centre de Recherche Industriel du Québec EOL- Eastmain-Opinaca-La Grande

GECCK - Groupe d'étude conjoint Caniapiscau-Koksoak INRS - Institut National de Recherche Scientifique IREQ - Institut de Recherche en Électricité du Québec LQE - Loi sur la qualité de l'environnement

MAINC - Ministère des Affaires Indiennes et du Nord du Canada MLHP - Montreal Light Heat and Power

SCHL - Société Canadienne d'habitation et de logement SEBJ - Société d'énergie de la Baie James

SOTRAC - Société des travaux de correction du complexe La Grande SHQ - Société d'Habitation du Québec

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Le présent mémoire est porté par le projet de développer une sociologie des institutions étatiques québécoises par le truchement d'une théorie de la modernisation des États élaborée à partir du croisement des outils de la sociologie des sciences, de la sociologie politique et de la sociologie historique. En abordant la modernité comme une réorganisation du rapport savoir-pouvoir, nous proposons d'explorer la modernisation de l'État du Québec sous l'angle des transformations politiques et matérielles permises par la rationalisation technoscientifique. Postulant que ses agents agissent à titre d'expérimentateurs scientifico-politiques, notre démonstration repose sur l'étude du développement du potentiel hydro-électrique de la Côte-Nord et de la Baie James par l'État québécois dans la seconde moitié du 20e siècle.

À la suite d'un premier chapitre élaborant un cadre théorique largement inspiré des travaux du sociologue irlandais Patrick Carroll, nous avons exploré, en trois chapitres distincts, les dimensions synergiques du tandem science-État moderne : le discours idéologique stato-scientifique, les pratiques scientifiques mises en place par l'État et les effets matériels générés par leur interaction. L'analyse de nos observations empirique nous permet de conclure que la modernisation de l'État du Québec est un processus dynamique et non un point de rupture qui pourrait être symbolisé par la Révolution tranquille. En ce sens, les développements hydro-électriques que nous avons étudiés marquent plutôt une forme d'accélération et d'intensification du processus de modernisation de l'État qu'un moment fondateur.

Mots clés : Modernisation, Hydro-Québec, État du Québec, État moderne, Science-State Plexus, Révolution tranquille, hydroélectricité, sociologie du Québec, sociologie des sciences, sociologie politique

(10)

Nombreux sont les auteurs qui, à travers le temps, ont tenté de théoriser les rapports complexes existant entre la production et le contrôle du savoir et l'exercice du pouvoir. De Nicolas Machiavel à Michel Foucault, en passant par Max Weber, ces relations fascinent tout autant qu'elles orientent le développement de la co1111aissance et la structuration du politique. L'objectif du présent mémoire est de poser une nouvelle pierre à un cadre théorique en espérant y contribuer humblement par l'application de théories récentes à un cas concret n'ayant pas encore été analysé et étudier selon cette approche.

Nous proposons d'appliquer l'appareil théorique élaboré par le sociologue irlandais Patrick Carroll dans son ouvrage « Science, Culture and Modern State Formation » 1,

au développement de la société d'État Hydro-Québec et des grands projets de développement hydro-électriques. Construits sans interruption du milieu des · al111ées 1950 au début des années 1980, ils ont été qualifiés, dans l'imaginaire culturel et politique québécois, de symboles de la modernisation

9e

l'État du Québec et sont au cœur de ce qu'on a appelé la Révolution tranquille. Nous croyons ainsi pouvoir être en mesure d'élargir la compréhension des liens qui unissent science et État dans la modernité en général et surtout dans le cadre des initiatives de modernisation, de formation ou de consolidation des États par la réalisation de grands projets d'ingénierie. Cette double perspective est requise puisque ces projets, bien qu'éminemment politiques, reposent sur un réseau complexe de co1111aissances et de 1Carroll, P, Science, (2006). Science, Culture and Modem State Fonnation. Berkeley: University of

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savoir-faire scientifique et technique. L'ambition est ici de connaître l'impact considérable qu'a eu l'entreprise d'État à la fois sur le développement des sciences et techniques au Québec, mais aussi sur l'État, la construction d'un nouveau récit national et la modernisation des institutions.

Le présent projet vise à explorer les différentes facettes des transformations générées par le tandem science/État dans une approche liant le théorique et l'empirique, en démontrant que les liens unissant la science et le politique prennent racine et fleurissent à la fois dans le discours, les pratiques et la matérialité. Hydro-Québec, en effet, est à la fois le résultat et le porteur d'un discours influant sur les pratiques politiques, scientifiques et techniques, lesquelles ont un effet mesurable sur le territoire, les infrastructures et les populations. Ce type de raisonnement théorique a pour avantage de lier les dimensions culturelles et symboliques à la réalité matérielle dans lesquelles elles s'inscrivent et qui les transforment à son tour. C'est pourquoi nous favorisons et développons une sociologie de la modernisation des États qui s'intéressera autant à la façon dont se structurent les représentations discursives et symboliques - le discours scientifico-politique qui sous-tend la rationalisation de ses institutions - qu'à la façon dont les pratiques politiques sont, toujours dans la modernité, élaborées et légitimées par la science, comprise, elle aussi, comme un ensemble cohérent de discours et de pratiques visant à comprendre, organiser et transformer la matière.

L'approche que nous privilégions pose une multitude de questions. L'une d'elles et non la moindre étant: peut-on poser une distinction qualitative entre les États prémodemes et les États modernes? De quelle façon peut-on alors étudier un État comme celui du Québec qui ne possède pas l'entièreté de sa souveraineté et donc de toute la liberté d'action nécessaire à sa modernisation? Bien que le projet de

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confirmer ou infirmer un moment de fracture proprement moderne dans l'évolution des instituti01is politiques soit fort ambitieux et débordant le cadre de notre projet, une esquisse de réponse à l'une ou l'autre des facettes de la question entraîne des conséquences théoriques aussi bien que pratiques. En effet, le fait de parler de modernisation des États repose sur une interprétation des faits historiques et sociologiques renvoyant à l'existence d'une rupture ou du moins d'une mutation dans la forme des États, même s'il se peut qu'il soit difficile d'en trouver un seul point d'origine. Mais le qualificatif« moderne» accolé au processus ne revêt pas ici un caractère axiomatique. En ce sens, il y a dans l'expression même de «modernisation» un présupposé qu'il nous apparaît important de justifier et historiciser, si bien que nous évitons de l'inscrire comme un postulat extérieur à la

démarche de recherche. Notre projet s'inscrit ainsi dans un mouvement intellectuel qui vise à expliciter les changements paradigmatiques qui sont constitutifs de la modernité politique. Il ne suffit pas de postuler théoriquement l'existence de tels changements qualitatifs, il faut en faire la démonstration empirique et s'en servir comme point d'appui pour élaborer les questions auxquelles nous tenterons de répondre.

Il est par contre important de préciser que ces changements ne doivent pas être compris comme une transformation de ce qui peut être interprété comme la

«substance» de ce qui est et fait l'État. En suivant les traces de Max Weber, nous croyons qu'une sociologie de l'État doit aborder son objet comme un « ensemble de relations sociales »2 et non comme un objet opaque auquel on accorderait une volonté et une rationalité sui generis indépendante de celles des agents qui participent à sa formation et à la prégnance de ses institutions. De cette façon, nous pouvons

2 Dufour, F-G, (2015). La sociologie historique; traditions, trajectoires el débats. Québec: Presses de l'Université du Québec, p.136

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prétendre à une meilleure compréhension du phénomène de la modernisation et des processus de sa mise en place, puisque ceux-ci sont ici considérés comme le fait d'acteurs sociaux produisant des discours et des praxis dont c'est l'agrégation et la rencontre (que celle-ci soit conflictuelle ou consensuelle) qui forment l'abstraction conceptuelle que nous appelons l'État, sans pour autant nier le fait que celui-ci, par l'action concertée ou résiduelle de ses agents, qu'ils soient individuels ou institutionnels, a une existence et un effet concret dans la réalité matérielle.

Nombre de travaux ont été effectués sur les premiers États à avoir modernisé leurs institutions ou qui ont été parmi les premiers à les reconfigurer sous la poussée de l'industrialisation : la France, l'Angleterre, les États-Unis, la Prusse, etc. Cependant, notre objectif est de poser notre regard sur un État dont la modernisation a été plus tardive et moins achevée, dans lequel se sont longtemps côtoyés des pratiques et des discours modernes et prémodernes, nous permettant ainsi de comprendre comment les mécanismes de la modernisation se mettent en place dans certains domaines politiques et sociaux alors que d'autres l'ont déjà été ou tardent encore à l'être. Dans le cas du Québec, le texte de Paul-André Linteau dans l'ouvrage collectif «La Révolution tranquille 40 ans plus tard : Un bilan » 3 présente bien les multiples dimensions de la modernité québécoise et les différentes phases de leur mise en place. Alors que des éléments de la modernité économique sont visibles dès le milieu du 19e siècle, notamment par l'industrialisation et l'urbanisation qui lui est corollaire, le développement plus systématique de la science et son institutionnalisation ne débutera que dans le dernier quart de ce siècle avee la fondation de l 'École Polytechnique en 1873 et l'émergence« d'une vision scientifique de la médecine et

3 Bélanger. Y, Corneau. R et Métivier. C, (clir.) (2000). La Révolution tranquille 40 ans plus tard: un

(14)

de la santé

»

4. Cependant, comme l'indique Linteau à la suite de Marcel Fournier, cette modernisation et consolidation du « champ scientifique canadien-français

»

5

restera «partielle » 6 tout au long de la première moitié du 20e siècle. Au niveau politique, nous assistons au même type de développement sporadique et discontinu. Si les balbutiements d'un État providence sont visibles par l'adoption de la Loi sur !'Assistance publique en 19217, c'est effectivement dans les décennies de l'après-guerre que l'État prendra définitivement le relais des institutions cléricales tant au niveau de l'éducation qu'à ceux du filet social et des services de santé.

Malgré cela, il est passé dans le langage courant et dans l'imaginaire culturel collectif du Québec que les tendances débutant dans les décennies de l'après-guerre et culminant dans les années 1960-70 ont été le moment de la modernisation de l'État et de la société québécoise. Ce qu'on appelle à présent la « Révolution tranquille

»

a en effet été la manifestation de changements en profondeur dans l'appareil gouvernemental de l'État québécois, dans les cultures politiques et populaires, dans les modes de représentation symboliques, dans les luttes sociales et syndicales, bref dans de larges pans de la société québécoise. De la première phase de nationalisation de l'hydro-électricité en 1944 à la création du ministère de }'Éducation vingt ans plus tard, c'est un ensemble d'institutions nouvelles qui ont été mises en place. En acceptant de les inscrire et de les traiter, dans une démonstration théorique, comme manifestations de la modernisation des États, on peut alors être justifié de se demander si elles doivent être analysées comme sources des transformations économiques, culturelles, religieuses et philosophiques (sécularisation,

4 Ibid., p.27

5Jdem 6Jdem 7Jbid., p.28

(15)

rationalisation, etc.) ou, au contraire, comme l'effet de transformations socioculturelles apparaissant dans un espace libéré par des changements d'ordre politique. Dans le cas qui nous concerne, le questionnement devient donc le suivant: est-ce que ce sont les grands chantiers hydro-électriques qui sont à l'origine des transformations économiques et culturelles importantes de la Révolution tranquille ou en sont-ils le résultat? Et en tenant compte de nos remarques précédentes sur la modernité, comprise comme une transformation du rapport savoir/pouvoir exprimé par la relation entre l'État et la science, quels sont les changements instituti01mels, politiques et sociaux nous permettant de qualifier les décenni.es de l'après-guerre et de la Révolution trànquille de moments de modernisation de l'État du Québec et de la société québécoise ?

Bien que nous soyons conscients de nous inscrire dans un débat historiographique existant, il ne s'agit pas ici de tenter de déconstruire la Révolution tranquille en tant que mythe fondateur, mais plutôt d'analyser les institutions qui y ont été implantées - qui sont symboliquement porteuses de ce récit de la modernisation de l'État - et de voir si elles répondent aux caractéristiques déterminées par notre cadre théorique. Nous n'avons pas la prétention d'analyser l'ensemble des transformations sociales ayant eu cours lors de cette période. Nous entendons centrer notre travail sur Hydro-Québec, puisque la nature même de l'institution repose sur la mobilisation et la création d'un savoir-faire technique lui-même le fruit de la connaissance scientifique. La question à laquelle ce mémoire tentera de répondre est donc celle-ci: de quelle façon les chantiers hydro-électriques nord-québécois réalisés entre 1953 et 1984 ont-ils participé à la fonnation d'un paradigme étatique proprement moderne, dans lequel science et État entretie1ment des liens co-constitutifs visant à aménager, transformer et organiser le territoire, les infrastructures, et les populations ?

(16)

Nous avons fait le choix de cette période, car elle recoupe les trois prellllers complexes hydro-électriques d'importance entièrement conçus et construits par Hydro-Québec et qui répondent d'un même mouvement de progression et d'intensification du développement : Bersimis, Manicouagan-Outarde et la phase 1 du Complexe de La Grande Rivière. La réponse à notre question de recherche - et surtout le cadre théorique que nous allons mobiliser pour la produire - permettra d'ouvrir un horizon nouveau dans la sociologie de l'État québécois. Bien que des travaux en sociologie politique concernant l'État québécois existent, aucun, à notre connaissance, n'approche son objet à partir des outils théoriques développés par la

sociologie des sciences et les théories de l'État que nous qualifierons de

«

néo-matérialistes ». La démonstration que nous entendons conduire repose sur le traitement et l'analyse de sources documentaires très diversifiées. Les références à la littérature ayant pour objet Hydro-Québec ou les impacts de ses projets sont nombreuses et ponctuent l'ensemble de notre démonstration. Notre analyse étant principalement réalisée et étoffée par une agrégation importante de données primaires et secondaires et reposant sur une grande variété de sources, la revue de littérature que nous proposons ici ne prétend pas à l'exhaustivité, mais elle couvre néanmoins un corpus réunissant les principaux ouvrages traitant d'Hydro-Québec, aussi bien de ses réalisations que de la modernisation de l'État québécois. Quelques ouvrages clés nous permettent de poser les principaux jalons qui nous auront servi de repères. Il faut d'abord souligner le caractère fondateur des travaux de Stéphane Sa.va.rd sur Hydro-Québec et sur lesquels nous assoirons notre travail de recherche. « Hydro-Québec et l'État québécois 1944-2005 »8 a été pour nous une source indispensable d'infonnations factuelles autant qu'analytiques. Nous considérons que notre travail 8 Savard, S, (2013). Hydro-Québec et l'État québécois 1944-2005. Québec: Les Éditions du

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s'inscrit en continuité de celui-ci, aussi bien en ce qui a trait au sens qu'ont pu prendre l'appropriation du territoire et l'exploitation des ressources hydrauliques, que pour la façon dont le discours de la modernité hydroquébécoise a façonné l'État québécois et les représentations de l'identité nationale qui y sont intimement liées. La

dimension symbolique de la construction étatique et nationale par la nationalisation de l'hydroélectricité a aussi été abordée et documentée par Dominique Perron dans «Le nouveau roman de l'énergie nationale »9. À travers une analyse rigoureuse de

plusieurs types de productions discursives, l' auteure montre que c'est par l'adoption d'un« éthos singulier présidant aux configurations diverses de la représentation de la société d'État délibérément confondue avec la nation »10 que les discours d'Hydro-Québec et de l'État « cristallisent des paramètres identitaires » 11 qui sont portés par une volonté politique d'affirmation nationale et d'émancipation économique.

Il nous faut aussi mentionner le travail de Bolduc, Hogue et Larouche dans «L'héritage d'un siècle d'électricité

»

12 qui permet d'intégrer le développement des

ressources hydro-électriques dans un cadre qui dépasse celui de l'entreprise publique, puisque la période qu'il couvre précède de près de 60 ans la création d'Hydro-Québec. Ce document est aussi une source d'information concernant le contexte politique, le développement et les impacts des centrales de Bersimis et du complexe Manicouagan-Outarde puisque les ouvrages abordant exclusivement ces projets sont encore à écrire. Les données utiles à une compréhension sociologique de ces complexes hydro-électriques existent, il aura fallu cependant les glaner dans un large éventail de documentation, allant du document promotionnel d'Hydro-Québec aux

9 Perron, D (2006). Le nouveau roman de l'énergie nationale. Calgary: University of Calgary Press

10 Ibid., p.265 11 Idem

12 Bolduc, A, Rogue, C. et Larouche, D, (1989). Hydra-Québec L'héritage d'un siècle d'électricité, Montréal : Libre expression

(18)

mémoires de maîtrise et thèses de doctorat. Les analyses sociologiques ou historiographiques des impacts de ces projets demeurent cependant moins abondantes que celles traitant du développement de la Baie James.

Nous avons aussi eu recours aux analyses contenues dans plusieurs chapitres du recueil« Hydro-Québec: Autres temps, autres défis »13. Cet ouvrage collectif paru au

cours des années 1990 contient une section historique riche en informations factuelles, mais c'est surtout la section concernant l'innovation des sciences et techniques comme moteur de l'entreprise publique qui aura servi notre démonstration. Cet aspect de la question est aussi abordé dans un autre recueil de textes: «Grands projets et innovation technologique au Canada »14• Dans le chapitre

«De Manie-Outardes à la Baie James. La gestion des choix techniques à Hydro-Québec » 15 , l'auteur Carl Caron fait la démonstration que les innovations

technologiques ayant marqué les grandes réalisations d 'Hydro-Québec ont été des processus socialement négociés, leurs formes ayant été intimement liées à la structure organisationnelle et institutio1melle de l'entreprise publique ainsi qu'au contexte politique et économique de l'époqùe. Les choix d'une technologie ou d'une autre dans la réalisation des grands projets reposent, en effet, sur une rationalité qui dépasse le cadre strict de la logique technoscientifique. Ces décisions relèvent d'un processus inscrit dans un réseau d'acteurs (politiques, économiques, institutionnels, scientifiques, etc.) possédant diverses capacités d'influence, mais qui sont intégrées de façon plus ou moins formelle au processus politique de planification et de réalisation des grands projets.

13 Bélanger, Y et Corneau, R (dir.) (1995). Hydra-Québec.'. Autres temps, autres défis. Sainte-Foy: Presses de l'Université du Québec

14 Faucher, P ( dir.) (2000). Grands projets et innovation technologique au Canada. Montréal : Presses de l'Université de Montréal

(19)

«Puissance nord: Territoire, identité et culture de l'hydro-électricité au Québec »16 aura été un autre outil important. Bien que cet ouvrage porte principalement sur le développement de la Baie James, cette étude réalisée par la géographe Caroline Desbiens aborde de front la question de l'appropriation territoriale comme moteur de la formation de

«

l'État technocratique moderne

>>17.

Selon elle, ce projet ayant eu d'énormes conséquences à la fois sur les écosystèmes touchés par le développement hydro-électrique, mais aussi, et surtout, sur les populations autochtones qui ont vu le territoire, substrat de leur vie sociale, économique, culturelle et spirituelle est en quelque sorte devenu un «laboratoire en plein air

»

18. Ce qui s'inscrit parfaitement dans notre ·cadre théorique. La thèse de Desbiens se rapproche aussi de celles développées dans « Social and Environmental Impacts of the James Bay Hydroelectric Project »19 sous la direction de James F. Hornig. Cette collection de textes, parue en 1999, met en lumière plusieurs problématiques causées par le développement industriel du territoire de la Baie James. Cet ouvrage nous aura permis de situer dans un contexte élargi les transformations profondes du mode de vie traditionnel des Cris et des Inuits de l'Eeyou Itshee, notamment par l'implantation des infrastructures routières ou par la pollution au mercure méthylique des écosystèmes.

Outre ces documents analytiques, trois sources principales auront servi de recueils d'informations factuelles. Le projet de la rivière Bersimis a été largement couvert et

16 Desbiens, C, (2015). Puissance nord: Territoire, identité et culture de! 'hydro-électricité au Québec. Sainte-Foy : Presses de l'Université Laval

17 Carons, M, in Desbiens, C, (2015). Puissance nord: Territoire, identité et culture de l'hydro-électricité au Québec. Sainte-Foy: Presses de l'Université Laval, quatrième de couverture 18 Ibid., p.178

19Hornig, J.F. (1999). Social and Environmental Impacts of the James Bay Hydroelectric Project, Montréal: McGill-Queens University Press

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documenté par Richard Landry dans le mémoire de maîtrise intitulé «Leprojet d'aménagement hydro-électrique de larivière Bersimis 1952-1956 »20Le document «Manicouagan »21 publ par Hydro-Québec en 1964 couvre l'ensemble des phases

préparatoires du complexe Manicouagan-Outarde et nous aura permis d'obtenir certaines informations techniques comme la taille des réservoirs ou les procédés de construction utilisés pour réaliser les différents ouvrages. «Le complexe La Grande; Réalisation de lapremière phase »22aura é une véritable mine d'informations sur le

développement de laBaie James. Des données techniques des travaux d'endiguements aux bilans comptables concernant l'allocation des contrats aux entrepreneurs sous-traitants de laSociété d'Énergie de la Baie James, cet ouvrage volumineux a été laprincipale source d'infonnation primaire concernant lecomplexe La Grande.

Bien que le projet de notre mémoire ne soit pas une entreprise historienne, nous avons eu recours aux imposantes archives disponibles chez Hydra-Québec (discours d'inauguration, documentation publicitaire, devis techniques,journaux internes, etc.) afin d'étayer notre analyse et produire une connaissance empirique des projets hydro-électriques, du contexte sociohistorique de leur développement ainsi que de 1' évolution des relations existant entre le gouvernement du Québec et ce que certains ont nommé «Un État dans l'État»23.C'est par l'analyse du discours propre aux

acteurs du développement hydro-électrique du Québec que nous avons choisi de faire ressortir l'idéologie qui sous-tend la réalisation de ces immenses chantiers. Ce sont

20Landry,R.(2009).Le projet d'aménagement~ de larivière Bersimis 1952-1956, (mémoire de maîtrise). Université du Québecà Montréal

21Hydro-Québec. (1964)Manicouagan, Montréal: Les Presses de Montréal

22Le complexe hydroélectrique de La Grande Rivière Réalisation de lapremière phase. (1987). Montréal :Société d'énergie de laBaie James

23Savard, S, (2013).Hydro-Québec et ltatquébécois 1944-2005. Québec: Éditions du Septentrion p.18

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donc principalement les discours des acteurs de premier plan que nous avons choisi de mobiliser : présidents d 'Hydro-Québec, premiers ministres, commissaires, porte-paroles, etc. À travers ces archives c'est non seulement le discours officiel d'Hydro-Québec que nous avons pu analyser, mais le déploiement discursif de la logique politique au cœur du développement hydro-électrique que nous avons pu contextualiser. Si les documents plus anciens semblent montrer l'existence d'un consensus social, tant dans la forme qu'auront prise les discours que leur contenu, il nous aura été possible d'observer l'évolution du contexte politique et l'émergence d'une opposition organisée aux projets d'Hydro-Québec.

Dans le chapitre initial, nous aborderons la question large de la modernité politique et du rapport co-constitutif de l'État et de la science moderne. C'est là que nous présenterons le cadre théorique qui sera mobilisé pour répondre à notre ·question de recherche. Ce cadre nous permettra de définir les concepts qui seront utilisés (État, science, modernité, matérialité, etc.) tout au long de l'exposé. Ce chapitre nous permettra de voir comment ces concepts ont été opérationnalisés dans l'appareil théorique de Carroll, et en quoi l'étendue de son potentiel analytique nous sera utile. C'est dans les chapitres subséquents que nous proposons d'aborder directement notre objet empirique, soit le développement des grands projets hydro-électriques au Québec entre 1953 et 1984. Pour ce faire, nous proposons de suivre le schéma proposé par Patrick Carroll, dont le concept central, le« science state plexus» repose sur l'interaction de trois sphères 24 distinctes: le « Science-State discourse », le « Science-State practice

»

et le « Science-State material culture

».

C'est par la

24 Carroll, P, (2006). Science, Culture and Modem State Formation. Berkeley et Los Angeles: University of California Press, p.25

(22)

mobilisation des outils théoriques développés par Carroll que nous pensons pouvoir être en mesure de poursuivre le travail de l'historien Stéphane Savard et d'élargir -par une approche liant les champs de la sociologie politique, la sociologie historique et la sociologie des sciences - et d'expliciter l'analyse des relations sociales constitutives des liens unissant Hydro-Québec et l'État québécois.

Dans le second chapitre, nous verrons comment les discours de l'État et de la science se rencontrent et se construisent mutuellement dans la façon dont sont décrits et présentés les projets hydro-électriques. En puisant da:ns les archives d'Hydro-Québec, nous serons en mesure d'observer comment a été mobilisé le langage de la science et de l'innovation technologique comme base de légitimation de l'action politique et de

la modernisation des structures de l'État. Nous pourrons ainsi analyser et qualifier l'idéologie à l'origine de la construction d'un nouveau récit national projeté vers l'avenir et le progrès dans lequel l'innovation scientifique et technique devient le fondement du discours sur l'émancipation du peuple du Québec. C'est dans cette portion du travail que nous croiserons les travaux de James C.Scott sur le «Haut modernisme » avec ceux de Stéphane Savard sur le rôle historico-symbolique et politique d'Hydro-Québec au sein de l'État et de la société québécoise afin d'identifier, chez les acteurs de l'époque, les bases idéologiques du discours venant légitimer l'exploitation du potentiel hydroélectrique québécois .. Plusieurs autres chercheurs ayant déjà exploré la portion discursive/symbolique du rapport entre Hydro-Québec, la société québécoise et son État, notamment Dominique Perron et Caroline Desbiens, ce chapitre sera pour nous l'occasion de contribuer de façon originale, avec les outils théoriques de la sociologie des sciences et de la sociologie politique, à un champ de recherche multidisciplinaire.

(23)

Le troisième chapitre portera sur l'étude des différentes pratiques étatiques reprenant les outils épistémiques de la science identifiés par Patrick Carroll (le mètre, le graph, le scope, et la chambre). Nous verrons comment et pourquoi ces pratiques ont été mises en place lors de la réalisation des projets hydro-électriques, et comment elles ont servi à les légitimer ou à en observer les impacts. La cartographie, la recherche et développement (R&D), l'ingénierie, les études environnementales et autres commissions d'enquête feront partie des sujets abordés dans ce chapitre.

Considérant que notre question de recherche aborde spécifiquement les enjeux et dimensions de la matérialité dans les dispositifs d'aménagement et d'organisation du territoire, de construction des infrastructures et de modes d'encadrement des populations, la portion consacrée à cet aspect de la réalité sera plus substantielle. Nous nous emploierons dans ce quatrième chapitre à observer comment la rencontre entre les politiques mises en place par l'État et les pratiques implantées par la science visent à organiser et transformer la matière, principalement le territoire et les infrastructures et, par là, l'organisation du peuplement et les populations elles-mêmes. Nous prendrons la mesure des transformations territoriales et de leurs conséquences sur l'environnement social et écologique et nous analyserons la constitution des

juridictions infrastructure/les visant à matérialiser la puissance mobilisatrice et organisatrice de l'État par la construction des infrastructures techniques servant d'agents politiques de consolidation de l'État et du projet de modernisation. Enfin, nous observerons les effets de ces nombreuses transformations sur la formation et la consolidation des biopopulations. Nous espérons ainsi démontrer que la réalisation

des grands barrages n'est pas seulement un projet technique, mais bien une entreprise où se conjuguent rapports sociaux et connaissances technoscientifiques dans un processus de prise en charge du territoire, des infrastructures et des populations où s'exprime et se construit l'État.

(24)

LE CADRE THÉORIQUE

Dans le présent chapitre, nous proposons d'explorer le changement culturel fondamental ayant permis la formation de l'État et de la science moderne. Le développement d'un cadre théorique fort permettra de mieux comprendre la teneur des liens explicites et implicites qui existent entre la science et l'État dans la modernité et l'expression de ceux-ci dans la portion empirique de notre démonstration. Ces liens sont d'une importance capitale puisque dans le sillage de Patrick Carroll, nous croyons que la dynamique les structurant et les · organisant détermine la façon dont l'État moderne, à travers la science, modélise et transforme le réel. Le Science-State Plexus est donc présenté à la fois connne une abstraction conceptuelle et une force qui agît comme un agent de transformation de la matière à travers des pratiques particulières :

« From public health and geology to cartography and censuses, the land, built environment and people were targeted as natural and artificial objects whose cultural, political and economic capital could be augmented. Land, people and the built environment, [ ... ] were materially incorporated into forms of governing through the practices and knowledge of science and were transformed into a social-technical network of techno-territory, bio-population and infrastructural jurisdiction»25

25Carroll, P, (2006). Science, Culture and Modern State Fonnation. Berkeley et Los Angeles:

(25)

Cette section, centrée sur les différentes étapes de développement de l'appareil théorique de Patrick Carroll, permettra de comprendre le sens et les fonctions des notions de science et d'État dans le néologisme Science-State Plexus. Nous nous emploierons à démontrer que l'apparition, l'essor et l'institutionnalisation de la science ainsi que la construction de l'État moderne sont intrinsèquement liés; que celui-ci, àtravers l'adoption de politiques élaborées àpartir -de la connaissance scientifique visant à organiser leterritoire, les populations et les infrastructures, est à même de consolider et légitimerl'exercicede sa domination de façon formelle autant que symbolique. En mobilisant le discours scientifique comme un outil pédagogique formant une technologie de pouvoir et la connaissance technoscientifique comme un dispositif de contrôle et de déploiement de ses propres structures, l'Étatmoderne, ou plutôt le Science-State Plexus, devient un formidable levier de développement économique, politique, social et militaire.

1.1 -État et science dans lamodernité :Changements paradigmatiques

Nous faisons ici le choix ambitieux de proposer une définition composite de l'État, issus de différents travaux de Michel Foucault, qui nous apparaît refléter adéquatement lafaçon dont se structurent les moyens d'action de l'Étatet ladiffusion du pouvoir dans les institutions politiques. Mais le choix d'une théorie foucaldienne de l'État n'est pas fortuit puisque Carroll semble s'être largement inspiré de Foucault26en setachant de la philosophie politique classique et des lectures

strictement ~ de l'État afin d'y intégrer les éléments d'une définition basée

à

la fois sur la transformation des rapports savoir/pouvoir et des

26Ferrara, E, Science. (2008) Culture, and Modem State Fonnation by Patrick Carroll, book review, Leonardo, 41(2)avril

(26)

rapports disciplinaires27Bien que Foucault ne propose pas une théorisation formelle de l'État, ses analyses du pouvoir nous pennettent de penser qu'il comprend la structure étatique moderne selon deux champs d'exercices distincts. L'un dirigé vers l'extérieur, dont la doctrine et la pratique rationnelle sont qualifiées par Foucault de «Raison d'État »28. L'autre champ, et c'est celui qui nous intéresse particulièrement, le« pouvoir pastoral »29, vise plutôt à légiférer et organiser les dynamiques internes de l'État:

On observe, au cours de son évolution, un changement d'objectif. On passe du souci de conduire les gens au salut dans l'autre monde à l'idée qu'il faut l'assurer ici-bas. Et, dans ce contexte, le mot« salut» prend plusieurs sens : il veut dire santé, bien-être (c'est-à-dire niveau de vie correct, ressources suffisantes), sécurité, protection contre les accidents. Un certain nombre d'objectifs «terrestres» viennent remplacer les visées religieuses de la pastorale traditionnelle, et ce d'autant plus facilement que cette dernière, pour diverses raisons, s'est toujours accessoirement assigné certains de ces objectifs; il suffit de penser au rôle de la médecine et à sa fonction sociale qu'ont longtemps assurée les Églises catholique et protestante [ ... ] On a assisté conjointement à un renforcement de l'administration du pouvoir pastoral. Parfois, cette forme de pouvoir a été exercée

gar

l'appareil d'État, ou, du moins, une institution publique comme la police. 3

Le pouvoir pastoral, théorisé comme« un dispositif de pouvoir

»

31 et non comme une structure politique ou un type de souveraineté, maintient un ordre disciplinaire par divers mécanismes normatifs et coercitifs, mais celui-ci est aussi réalisé à travers un

27 Ogbom, M, (2007). Science, Culture and Modern State Formation by Patrick Carroll, book review, The American Historical Review, 112( 4) (October 2007). p. 1259-1260

28Foucault, M. (2004). Naissance de la biopolitique; Cours au Collège de France (1978-1979). Paris: Seuil/Gallimard, p.6

29Foucaul, M. (1994). Le sujet et le pouvoir, in Dits et Écrits tome IV texte n° 306, Paris : Gallimard,

p.230 30 Idem

31Foucault. M. (2004). Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (1977-78). Paris: Gallimard/Seuil, p.15 2

(27)

accès à un certain nombre de services, en offrant des conditions de vie sécuritaires, celles-ci étant tout aussi relatives à l'hygiène publique qu'à la répression de la criminalité. C'est là où la reconfiguration de la relation savoir-pouvoir prend une importance particulière ·dans notre démarche. C'est en explicitant l'étendue des liens unissant la science et l'État dans la modernité, et en rappelant leur caractère synergique que nous serons en mesure d'expliquer le rôle qu'a joué le développement hydro-électrique dans la modernisation de l'État du Québec.

Mais si la science entretient des liens particuliers avec l'État moderne, c'est parce que des changements politiques et philosophiques ont permis l'émergence d'une rationalité renouvelée dans l'exercice du pouvoir. MaX Weber, qui qualifiait l'essor de la bureaucratie moderne d' «expropriation politique» 32 reconnaissait que la complexification croissante de la gestion des États modernes favorisait l'émergence d'un fonctionnariat ayant des« connaissances techniques spécialisées

»

33

• S'éloignant des anciens modèles pré et protomodernes dans lesquels les charges publiques étaient des biens patrimoniaux ou des formes élaborées de capital politique, les bureaucraties modernes sont basées sur le mérite et la connaissance rationnelle plutôt que sur ·1e statut social. Frédérick-Guillaume Dufour écrit, en référence à l'analyse wébérienne de la bureaucratie rationelle-légale, que l'efficacité de la bureaucratie moderne repose sur sa capacité à générer ou rassembler une connaissance approfondie des phénomènes sociaux dont elle a la charge : « Ces spécialistes veillent à la standardisation et à la centralisation des unités de mesure à travers lesquelles

32 Ibid., p.196

(28)

l'administration construit un portrait de la population, des ressources, des récoltes, du territoire et des marchés »34·

N'y a-t-il pas ici une possibilité de voir dans cette situation la nécessité du développement des sciences telles que la démographie, la statistique, la sociologie, l'agronomie, la géographie et l'économie, pour ne nommer que celles-là? Si ce n'est pas par la science, comment est alors produite la connaissance permettant le savoir-faire technique propre à l'administration rationnelle des États modemes ? Cependant, si Weber ne fait pas de référence directe au développement de la science, il parle tout de même d'un «savoir spécialisé »35 contribuant, de par son caractère utilitaire, à la

légitimité de la domination rationnelle légale exercée par une bureaucratie impersonnelle agissant« sans considération de personne »36.

À la suite de Weber et Foucault, le processus de modemisation, tel que nous le concevons est la mise en place d'un dispositif permettant un redéploiement du pouvoir de l'État basé sur une reconfiguration du rapport savoir-pouvoir. Ce n'est qu'à partir du moment où ce rapport est émancipé des représentations mystiques ou religieuses et fondé dans la rationalité que les projets de la science et de l'État se rencontrent et convergent véritablement. Tant que l'ordre social et la représentation de celui-ci sont le fait du divin, il peut sembler futile d'essayer de voir dans les comportements sociaux ou les phénomènes naturels autre chose que des états de fait ; que l'explication des relations sociales ou des réalités physiques, chimiques ou biologiques telles qu'elles se devraient être dans l'ordre divinement institué. Ce n'est

34Dufour, F-G. (2015). La sociologie historique; traditions, trajectoires et débats. Québec : Presses de l'Université du Québec, p.196

35Weber, M. (1971). Économie société. Paris: Pion, p.230 . 36 Ibid., p.231

(29)

que par la

« gigantesque rupture

»

37

instituée par ce que Weber a nommé

« le

désenchantement du monde »

38 ,

c'est-à-dire une sécularisation des institutions

sociales et une démystification des structures de représentation, qu'a pu apparaître

une société dans laquelle le lien social repose sur une volonté d'existence propre à

elle-même. Si la société moderne existe telle qu'on la connaît ce n'est pas parce

qu'une volonté extérieure la contraint à s'instituer, mais parce que les individus qui la

composent agissent de manière à la comprendre (la science) et à l'organiser (l'État).

La notion d'organisation n'est d'ailleurs pas sans rappeler la façon dont John K.

Galbraith qualifie le pouvoir de l'État moderne, qui tire, selon lui, sa puissance et sa

capacité d'action de la force de sa

« techno-structure »

39

et d'une présence

systématisée des trois sources et des trois instruments du pouvoir :

L'État moderne réunit dans sa structure les trois sources du pouvoir: la

personnalité des hommes politiques, la propriété sous la forme des ressources

qu'il gère et dispense, et l'organisation. Il dispose également, c'est clair, des

trois instruments d'exercice du pouvoir : le pouvoir dissuasif dont il reste [ ... ]

le seul détenteur, le pouvoir rétributif, en abondance, et la persuasion, dont il

fait un usage de plus en plus massif Il en allait déjà ainsi, dans une certaine

mesure, au siècle dernier et auparavant. Ce qui a changé c'est l'importance

absolue et relative de ces diverses composantes

à l'intérieur de la structure

institutionnelle de l'État et l'usage étendu et divérs qu'en font des

organisations extérieures

à

cette structure dans la poursuite de leurs fins

propres.

40

Dans le contexte d'une étude sur Hydro-Québec et la modernisation de l'État, une

telle définition, combinée avec les théories de Foucault et Carroll sur le rôle de la

37 Ibid., p.454

38Weber, M, (2010). L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme. Plon/Pocket, pages 117

39 Galbraith, J.K (1983). Anatomie du pouvoir. Paris : Éditions du Seuil, p.128

(30)

science en tant qu'épistémè de référence dans la modernité, nous semble particulièrement porteuse: l'État,par l'intermédiaired'Hydro-Québec, tireune partie de sa capacité d'action du charisme et de la vigueur de ses dirigeants et gère et distribue de grandes quantités de ressources, financières autant qu'énergétiques. Il est aussi en position d'imposer ses orientations politiques et économiques à lafois par la force dissuasive de ses appareils judiciaires et législatifs, mais aussi en favorisant la diffusion d'un discours basé sur la science et le progrès technologique qui vient appuyer et légitimerses projets de développement.

Cependant, que l'onadopte une position où l'onconsidère que« science et politique sont naturellement congruents»41ou qu'une politique de lascience moderne devrait

«

s'étendreàl'ensemble de la collectivité afin de larapprocher du statut idéal de la communauté scientifique

»

42

,il n'en reste pas moins que le Science-State Plexus de Carroll s'exprime en premier lieucomme une nouvelle forme d'utopie politique où le protocole ~ est une garantie de légitimité ou du moins l'espérance qu'il

saura réconcilier les intérêts de tous à travers un processus rationnel :« ...1'activité scientifique devient un moyen d'action privilégié pour organiser le tissus social, structurer l'économie et donner un but à l'État, qui est à la fois celui de sa propre découverte et de sapropre puissance.»43

La modernisation est un processus de transition ayant permis aux sociétés humaines de s'émanciper de la subordination à un ordre fondamentalement hiérarchisé et opaque à toute volonté d'en distinguer un sens extérieur au domaine du symbolique. Les changements sociaux, politiques et économiques apportés par elle, la

41Rouban, L, (1988).Ltat et la science lapolitique publique de lascience et de la technologie, Paris :Editions du CNRS, p.29

42Idem 43Ibid., p.48

(31)

différenciation sociale et la sécularisation des structures de représentation ont permis une nouvelle cohésion sociale et une nouvelle matrice culturelle à la base de l'apparition d'institutions sociales volontairement construites: l'État et la science moderne. Ainsi, le projet politique inhérent à la modernité ne peut être compris

à

l'extérieurdu paradigme scientifique, du fait que c'est celui-là même qui lui permet de se déployer :

Il ne peut y avoir de débat politique moderne sans activité scientifique organisée44

[...] définir de nouvelles institutions ou de nouvellesconstitutions implique désormais non seulement de recourir aux ressources d'ingénierie socio politique [...], mais encore de reconnaitre implicitement la possibilité de leur amélioration et de leurrévision, leurperfectibilité.45

Il serait difficile de ne pas reconnaître ici la ressemblance avec la définition foucaldienne de la

«

~

»

à laquelle l'inclassable philosophe attribue

les changements profonds ayant mené à lamodernité politique et lamise en place de nouvelles technicalitésdu pouvoir. Alors que les formes archaïques d'État exerçaient leur souveraineté sur des territoires aux délimitations changeantes, au gré des alliances et des conflits militaires et que les populations n'étaient des ressources que dans la mesure où elles pouvaient être conscrites ou taxées, la modernité politique, par la gouvemementalité, en ce qu'elle est une refondation de la dynamique savo ir-pouvoir, a façonné de nouvelles façons de comprendre et d'agir sur le réel. L'objet de lagouvernementalité se distingue donc de celui des anciennes·formes de domination politiques, puisqu'il est construit selon une science de l'Étatqui se veut rationnelle et

44Rouban, L, (1988).Ltat etlascience lapolitique publique de lascience etde latechnologie,

Paris :Editions du CNRS, p.29

(32)

émancipée des anciennes formes de représentation symbolique du pouvoir, qu'elles soient monarchiques, divines ou patrimoniales. Ce passage implique donc, autant pour les États que ceux qui les étudient, de nouvelles compréhensions et

~ conceptuelles, à la fois des populations, des territoires et des infrastructures.

1.2 -Culture, science et État :Conceptualisation du Science-State Plexus

Dans le contexte particulier de la modernité, larelation entre savoir et pouvoir revêt un caractère presque symbiotique. En effet, la place qu'occupe lascience en tantque cadre référentiel par excellence de laproduction d'un savoir légitimetout autant que comme élément structurant de l'exercice du pouvoir, nous invite

à

une réflexion renouvelée tant sur les institutions qui les produisent que sur l'épistémè qui les rendent possibles. Il nous apparaît donc impératif, dans une volonté d'actualiser la réflexion sur lesliensentre savoir et pouvoir, de réfléchirà partir de ces deux grandes innovations : l'État et la science moderne. À ce titre, les travaux du sociologue irlandais Patrick Carroll, s'inscrivant à la fois dans une tradition foucaldienne46et dans le sillage de l'anthropologie des sciences de Bruno Latour47, nous semblent particulièrement féconds.

Carroll propose un appareil théoriquequi permet une compréhension élargie,àlafois de la science et de l'État, en sortant de l'opposition idéel-matériel, puisque sa démarche repose sur une suite de triangulations les liants par lapraxis. Le modèle

46Ferrara, E, Science. (2008) Culture, and Modem State Fonnation byPatrick Carroll, book review, Leonardo, 41(2) avril 2008

47Carroll, P, (2006). Science, Culture and Modern State Formation. Berkeley et Los Angeles: University ofCalifomia Press, p.11, p.24

(33)

développé par Patrick Carroll dans son ouvrage « Science, culture and modem state formation »48 est composé d'une suite de triangulations conceptuelles aboutissant au concept central de son ouvrage, le science state plexus. Nous proposons ici d'exposer

ces quatre différentes triangulations, de les commenter et de les mettre en relation avec les travaux d'autres auteurs ayant travaillé à définir et qualifier l'État moderne. La culture, telle que théorisée par Patrick Carroll et présentée dans le schéma en Annexe A, est le centre d'une triangulation conceptuelle. Comprise comme un carrefour, aussi bien au niveau théorique que dans la réalité historique, la culture serait à la jonction de« pratiques», de« discours» et de« matérialités

»

49. Bien qu'il peut sembler contre-intuitif d'intégrer des éléments qui ne relèvent pas de l'ordre symbolique dans la définition de culture, Carroll considère que leur intégration dans la défmition conceptuelle permet de résoudre différents problèmes ontologiques et épistémologiques, notamment la distinction entre savoir abstrait et savoir pratique50 ou encore le rôle prépondérant de la culture dans la transformation de la matière :

« Developing an observation made by both Michael Polanyi and Thomas Kuhn, Harry Collins bas demonstrated that not only is tacit knowledge distinct from abstract knowledge in that it is acquired in practice rather than through formai communication, but also in many cases it is in principle impossible to communicate other than through practice. One cannot learn, for instance, to be a carpenter or surgeon from a book [ ... ] With respect to material world a similar argument can be made. The material world created and transformed cultural discourses and practices (institutionalized and organized)-tools, instruments, engines, buildings, landscapes, and so on - is indisputably cultural, not simply in the meanings such a world bas for social actors, but also because humanly transformed materiality embodies cultural designs,

48Carroll, P, Science, Culture, and Modern State Formation, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 2006

49 Ibid., p.15

(34)

aspirations and objectives, materializing and structuring discourses and practices»51

Ainsi, une compréhension plus complète de la culture doit non seulement inclure des éléments symboliques discursifs comme le langage, mais toute une panoplie de pratiques qui ont pour effet de lier l'idéel et le matériel. L'ordre du discours se matérialise, par exemple, par des formes particulières d'écriture, par les habitudes alimentaires ou vestimentaires ou encore par l'architecture, etc.

Bien que Carroll soit conscient qu'une telle définition de la culture prête flanc à une critique voulant que ce type d'ontologie ·évacue en partie l'efficacité conceptuelle théorique de la notion de culture en y incluant des éléments qui ne répondent pas d'une dynamique strictement discursive ou cognitive 52, il soutient que celle-ci

solutionne plus de problèmes épistémologiques qu'elle n'en cause:

« The point I wish to make here, however, is that I do not advocate a conceptualization of culture that uniformly and homogeneously applies to "everything ». While from an ontological perspective it is impossible to deny the intemality of culture with respect to practice and humanly transformed materiality, analytically distinctions can still be maintained»53.

Du même coup, ce type de raisonnement peut s'appliquer à la deuxième triangulation de son analyse, celle de l'État (Annexe B). Bien qu'il ne présente pas un modèle ayant la prétention de décrire tous les aspects du rôle de l'État et des formes qu'il peut prendre, Carroll pense que le type de triangulation qu'il propose permet (au même titre qu'il le permettait en regard à la culture) de répondre à certaines problématiques générées par d'autres théories et modèles explicatifs. Alors qu'une 51 Jdem

52 Jbid., p.15 53 Ibid., p.16

(35)

définition de l'État qui met l'accent uniquement sur sa dimension idéologique -comme une sorte de convention mythifiée54- n'offre que peu d'avenues analytiques fécondes sur son rôle en tant qu'acteur politique à l'extérieur du domaine de l'abstraction idéelle, une définition purement axée sur les systèmes de Gouvernementalité (gouvernements, tribunaux, bureaucraties, etc.) ne permet pas de saisir l'étendue du pouvoir de l'État à l'extérieur de ses institutions formelles.

Ainsi une théorisation du rôle de l'État dans la relation savoir-pouvoir devient beaucoup plus difficile si l'on rejette d'emblée une définition qui, dans la tradition hobbesienne, embrasse le concept de 1' « État-idée » selon laquelle il y aurait une fusion conceptuelle entre l'État et le gouvernement qui incarnerait la volonté universelle comme dépositaire de la souveraineté. Mais puisqu'elle ne permet pas de théoriser la façon dont les idées politiques s'incarnent matériellement étant donné que l'État serait avant tout une production discursive55, un résultat idéologique, une telle définition mène irrémédiablement à une forme d'idéalisme limitant la compréhension du rôle de l'État en tant qu'acteur politique de par son manque d'emprise dans la réalité matérielle. A contrario une théorie de l'État qui ne s'intéresserait qu'à« l'État-système », aux appareils de gouvemementaité, ne permet pas vraiment de comprendre comment, par exemple, le discours rationaliste émanant de la science en est venu à imprégner et changer les structures internes de l'État et sa représentation dans la modernité. Le travail de triangulation effectué par Carroll vise donc à développer un modèle étant en mesure de répondre à ces types de contradictions.

En lien avec l'interprétation que fait Patrick Carroll de l'État, qu'il conçoit selon le même schéma que la culture - comme un point de rencontre entre le discours, la

S4 Ibid., p.20

(36)

pratique et la matérialité - nous nous devons ici de mentionner les travaux de Phil Corrigan et Derek Sayer qui ont, eux aussi, analysé l'État moderne par une approche sensible aux transformations culturelles. Ils théorisent ainsi l'État moderne en tant que révolution culturelle, expression politique d'un long processus de transformation de l'éthos individuel et de la morale ainsi qu'institutionnalisation des valeurs véhiculées à travers de nouvelles relations sociales de propriété générant un nouvel ordre politique construit sur une fiction émancipée des rapports hiérarchiques aristocratiques:

«

Moral regulation is coextensive with state formation, and state forms are always animated and legitimated by a particular moral ethos. « ... » The reality is that bourgeois society is systematically unequal, it is structured along lines of class, gender, ethnicity, age, religion, occupation, localty. States act to erase the recognition and expression ofthese differences »56.

Ils rejoignent ici les thèses wébérienne sur la rationalisation, effectuant le tour de force de les relier à l'analyse marxiste des régimes de propriété.

On retrouve donc l'État, chez Carroll, au centre de l'interaction entre la dimension discursive (State-discourse: la nation, la souveraineté, et autres représentations symboliques impalpables), la dimension pratique (State-practice : les gouvernements, les institutions politiques et juridiques, les différentes formes de pratiques sociales et politiques, etc.) et la dimension matérielle (State-Country: le territoire, le patrimoine bâti, les routes, les canaux, les digues, et bien sûr, les populations). Cependant, cette relation ne doit pas être comprise comme un processus fini, antérieur à l'État, duquel celui-ci serait issu. Il s'agit plutôt d'un mouvement synergique perpétuel qui engendre la formation de l'État tout autant qu'il le transforme:

,56Corrigan, P, Sayer, D. (1985). The Great arch: English State Formation as Cultural Rrevolution. Oxford: Basil Blackwell, p.5

(37)

«The state-system, however, can be viewed as well-bonded once it is analytically distinguished from the state-idea ... It is through the state-system that governing practices materially incorporate land, bodies, and built environment into the state-country »57.

Ce dernier extrait nous mène à la troisième triangulation conceptuelle de Carroll, puisque la transformation de la matière ou de l'organisation sociopolitique renvoie, dans la modernité, indubitablement vers les technosciences (Annexe C). En suivant le même schéma liant l'idéel, la praxis et la dimension matérielle, Carroll propose une conception culturelle de la science58Une telle démarche permet de la comprendre à la fois connue un régime de pensée, mais aussi comme un ensemble de pratiques réalisées par le biais d'appareils de mesure et de contrôle aussi bien conceptuels que physiques. C'est là où l'influence latourienne est plus évidente. Pour Bruno Latour et d'autres auteurs du champ des Science and Technology Studies, la science moderne est enracinée dans les laboratoires et l'expérience59, elle est une activité foncièrement pratique, mais aussi et surtout un comportement culturel60 par lequel s'exprime un ordre épistémique. La« science-qui-se-fait» de Latour, mais aussi selon la définition que retient Carroll, doit être comprise comme une activité institutionnelle, professionnalisée et socialement organisée.

Présentée ainsi, on pourrait être tenté d'assimiler la science aux autres types de représentations culturelles (qu'elles soient mythologiques, philosophiques,

57 Ibid., p.22

58 Carroll, P, (2006). Science, Culture and Modem State F onnation. Berkeley et Los Angeles : University of California Press, p.23-24

59Latour, B. (1987). Science in Action: How to Follow Scientists and Engineers through Society. Cambridge : Harvard University Press

Figure

Figure 1 :  Culture------------------------------------------------------------Am1exe  A : p.179  Figure  2 :  State--------------------------------------------------------------- Annexe  B:  p.180  Figure  3 :  Science

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