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L'expression stylistique du thème de la nature dans "Paul et Virginie."

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"L'expression stylistique du thème de la nature dans Paul et Virginie"

A thesis submi tted ta the Faculty of Grad:uate Studies and Research

in partial fulfilment of the requirements for the Degree of Master of Arts.

Département de Français - M. A.

J1me 1969

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ABSTRACT

Cette thèse se propose d'~tudier le thème de la nature en rapport avec les personnages dans Paul et Virginie, à l'aide des techniques de la stylistique.

Elle se compose de trois parties :

La première,divis~e en quatre chapitres, analyse les principaux aspects du vocabulaire se rapportant

à

la nature et aux personnages.

La seconde, comprenant trois chapitres, ~tudie la manière dont l'auteur caract~rise la nature à l'aide du matériel grammatical.

~ ,Enfin, la troisième partie, en trois chapitres, s'attache à ~r comment l'auteur a Il composé" sa nature et ses

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Avertissement

Je vais tenter, à travers cette étude stylist.ique, de cerner les mérites et les limites de Paul et Virginie.

Je n'ai voulu y voir ni un "plaidoyer en faveur de Dieu", ni une 'ïmage, d'Epinal" ; simplement une histoire d'amour, mais reliée à travers les saisons et le paysage aux forces élémentaires de la nature. On a tour à tour surestimé et sous-estimé cette

oeuvre, mais depuis les commentaires éclairés de critiques comme MM. Lanson, Trahard et Fabre, elle tend à retrouver sa véritable place dans l'histoire littéraire. Ce modeste travail vise,lui aussi,à rendre à Bernardin ce qui lui est dft.

Enfin, je tiens à remercier ici M. Fur 1 an , mon directeur

de thèse, dont l'aide m'a été si précieuse au cours de mon travail.

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Bernardin de Saint-Pierre ••• Voilà un écrivain qui semble se détacher tout à fait du passé. Que peut-il y avoir de commun entre Paul et Virginie et les Liaisons dang~~~~~, sinon que ces deux oeuvres reflètent en même temps qeux aspects de la sensibilité de leurs contemporains. Oui, Bernardin s'oppose à Laclos, à Voltaire, au marquis de Sade et se rapproche de Rousseau, mais en ce qui le rattache aux Romantiques.

De même, jamais caractère d'écrivain n'a semblé plus en contradiction avec son oeuvre : faux patriarche, philosophe naïf et ridicule, romancier larmoyant, savant prétentieux, il nous semble bien le Greuze du roman. Comme ce dernier, il est né en

1737.

Tout jeune, il verse déjà dans la sensiblerie et s'exalte en lisant lA vie des Saints et ~obinson Crusoé. A douze ans, il s'embarque pour la Martinique dont il reviendra déçu. Après s'être fait

)<

attribut un diplÔme d'ingénieur à Versailles, en

1759,

il s'engage dans une série de voyages qui l'entraîneront touD à tour en

Allemagne, à Malte, en Hollande, en Russie et en Pologne. Pourtant, c'est son voyage à l'Ile de France qui influencera le plus fortement son oeuvre.

Il peindra cette colonie sous des couleurs aimables et l'idéalisera dans son Voyage à l'Ile de France, pour les besoins de sa cause. Car il a une cause, et une philosophie qui se définit

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de plus en plus depuis sa rencontre capitale avec Jean-Jacques Rousseau, en 1772. C'est ce dernier qui a allumé en Bernardin le

"feu sacré". Au cours de leurs promenades autour de PAnis, le disciple se formera à la pensée du Maitre et la transposera dans ses Etudes de la Nature. Là, Bernardin reprendra la célèbre parole de Descartes pour s'écrier: "Je sens donc je suisn. La sensation est physique, le sentiment, moral: c'est lui qui, non seulement se confond avec la vertu, mais mène à la vérité. Le sentiment, dit-il, est l'expression des lois naturelles et par lui seul, l'homme découvre les harmonies qui gouvernent le monde. C'était là une méthode où l'influence de Rousseau transparaissait, mais qui n'en demeurait pas moins hasardeuse, puisqu'elle permettait d<!introduire des éléments subjectifs dans la recherche scientifique. Sa théorie des causes finales achèvera de la ridiculiser dans les Harmonies de la Nature. Si le disciple défigure la pensée du

Maitre, il exprime à merveille le sentiment de la nature qu'avait introduit Rousseau dans la littérature.

En effet, parait en 1788, Paul et Virginie. Ce petit livre est le résultat d'un vieux rêve social de Bernardin. L'Ile de France, c'est le paradis où vivent deux familles heureuses dans l'innocence et la vertu.Le roman tient à la fois de la pastorale et de l'idylle; Paul et Virginie sont des ignorants, ne connaissant que les' lois de la nature jusqu'au jour où Virginie sera initiée malgré elle à la culture européenne, et brisera l'enchantement de l'Eden.

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Paul et Virginie répond aussi à un rêve moral. Et c'est dommage parce que cette préoccupation morale va obséder de plus en plus l'auteur. L'êxotisme n'est plus celui du Voyage à l11le de France, gratuit et abondant, mais se subordonne à un dessein. Nous ne le croyons pas moins fort, moins insistant pour autant, car l'histoire d'amour de ces deux enfants est reliée au grand rythme de la nature.

Ce thème de la nature ne nous appara1t donc plus comme un accessoire utile, mais comme un personnage du roman au même titre que Paul et Virginie, et même plus intéressant qu'eux parce que plus complexe et plus dynamique. En effet, le visage de la nature est multiple : tantôt accueillant, tantOt fermé, il change selon le temps, selon les personnages.

Une approche stylistique nous a semblé particulièrement propre à saisir ce thème de la nature en relation avec les person-nages :dans la première partie, consacrée au vocabulaire, j'examinerai dans quelle mesure ce roman relève de la pastorale; s'il est

vraiment aussi exotique qu'on nous l'a l~issé croire, ou si, au contraire, ce n'est pas grâce aux artifices du style que nous avons l'impression d'être dans un autre univers.

La deuxième essaiera de découvrir quelle est la tlpersonnalité" de cette nature à travers l'étude du matériel grammatical: comment

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l'article et les temps verbaux indiquent tour à tour son indivi-dualité et sa dépendance vis-à-vis de l'homme. L'analyse des procédés picturaux tels que la phrase nominale, la métaphore et la comparaison, découvrira ensuite la "physionomie" de la nature.

Enfin, la troisième partie s'attardera aux passages les plus significatifs de l'oeuvre sur le plan de la composition et de la phrase; comment l'auteur élabore son dessin, sa peinture, et sa narration descriptive.

Certes, cette étude ne prétend pas épuiser toutes les ressources de Paul et Virginie, mais vise à éveiller un nouvel intérêt pour ce roman dont on a injustement exagéré les défauts et les qualités.

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Première partie

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Chapitre l Le vocabulaire de la pastorale

~,

Il serait ~aux de prétendre qu'avant la Nouvelle Hélo~se

on n'aimait pas la nature en France. Certes, on l'aime, mais rustique. Le sentiment de la nature sauvage est considéré demme de mauvais go~t et l'on pré~ère les bergers de Fontenelle à ceux de Théocrite. Puis, on se lasse de ces gentilhommes déguisés en

-campagnards, et l'on s'engoue des Idylles et de la Mort d'Abel de Gessner. Sa nature semble au public plus vraie et plus réelle, bien qu'elle soit e~~ectivement une métaphore apprise par coeur, et que sa réalité rustique soit celle d'un petit Trianon.

L'auteur suisse-allemand est bientÔt imité en France par

Bernardin, Florian, Chénier et Berquin dans son Ami des Enfants. Florian, dans son Essai sur la pastorale qui précède Estelle, établit les principes de la pastorale que nous retrouvons chez Bernardin; d'une part, tout doit se toucher dans la pastorale, nous dit Florian. Les bergers ne doivent guère quitter leurs

vallons et leurs bois. Le monde finit pour eux où doit ~inir leur village. :~::Enfin, le style prosaïque doit être à la fois simple parce que l'auteur raconte, naïf, parce qu'il décrit des person-nages, et noble pour inspirer la vertu. Mais la ressemblance entre Estelle et Paul et Virginie s'arrête là ; cette dernière oeuvre appartient sans doute à une tradition pastorale qui remonte à

l'Antiquité, mais il ~aut toujours se rappeler qu'elle fut d'abord une oeuvre "sans emploi".

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Elle appartint presque au Voyage à l'Ile de France, mais l'insuccès de ce livre fit changer l'auteur d'idée. Puis, il pensa l'insérer dans l'Arcadie; Paul et Virginie y

~

trouvé sa place, mais travesti dans le goftt antique. De simple récit de voyage, l'oeuvre se haussait donc au niveau de la pastor~le.

Il ne lui restait plus qüà s'élever d'un échelon pour accéder à la dignité philosophique. C'est ce qui lui arrive lorsqu'elle est publiée dans les Etudes de la Nature. Bernardin a cinquante ans. Ainsi cette pastorale n'est qu'un cadre commode pour exprimer un vieux rêve social qui consistait à fonder une république où revivrait l'~ge d'or quand les hommes vivaient en harmonie avec la nature. Paul et Virginie, ayant passé de récit de voyage à une pastorale pour devenir enfin un roman philosophique, a été marqué par ces trois genres: ce qui nous intéresse ici c'est de savoir dans quelle mesure elle appartient à la pastorale sur le plan du vocabulaire.

La mode de c:e genre convenait à Bernardin comme les conventions de la tragédie à Racine. Paul et Virginie est bien autre chose que l'expression de la sentimentalité de l'~ge néo-classique, un composé de conte moral et pastoral, le tout situé dans un décor exotique. La nature chez Bernardin est avant tout l'incarnation du rêve, d'une autre vie et du monde de la facilité. Le rave est si beau qu'on finit par ne plus croire à la réalité et qu'on ne

peut plus accepter le réel. C'est en quoi la nature ~ notre pastorale est bucolique. Tout exotique qu'elle est, elle

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n'en est pas moins aussi accueillante et exubérante que celle

de Théocrite dans les Thalysies. ~'homme aime à se reposer au sein de cette nature, à s'unir au chant heureux des cigales et des

grenouilles vertes sous le soleil. Si des poires et des pommes roulent en abondance aux pieds des voyageurs de Théocrite, si les rameaux chargés de prunes s'affai:sent jusqu'à terre, les plantes de l'Ile de France n'ont rien à leur envier avec leurs "raquettes chargées de fleurs", leurs "grappes de cocos" et leurs "longues courtines de verdure".

Le cadre de Paul et Virginie est, comme celui de Daphnis et Chloé, une 11e\ là, la poésie peut retrouver son climat de rêve et de nostalgie d'un bonheur perdu.Jean Fabre a dit que l'Ile de France est à la fois "lointaine et familière ( ••• ), secrète mais non farouche et promise à la culture comme le jardin de l'Eden; étrange mais peuplée IId'habitations" et divisées "en quartiers" ; excessive et tragique, mystérieuse et hostile, mais parfois infi-niment douce" (1). Les familles habitent un bassin protégé par de grands rochers, en milieu clos comme le voulait Florian. Leur univers, à eux aussi, finit au-delà de ce bassin. Ce sera pour avoir brisé son enchantement que Virginie périra. Les bergers et bergères des pastorales vivent dans un univers privilégié qu'ils ne doivent pas quitter s'ils veulent garder intact leur bonheur idyllique.

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les arbres, les fleurs et les. fruits, C'est une végétation amie qui offre substance, refuge et plaisir. L'homme s'unit étroitement à cette nature, et s'il cultive un jardin, il ne s'écarte jamais de ses plans. L'art et la nature s'entremêlent si bien qu'on ne sait plus distinguer l'un de l'autre. Cependant, le labyrinthe de Paul est fort à la mode en cette fin de siècle et les parcs se paraient alors de petits temples, de fausses ruines à l'antique. Aussi le rocher de la Découverte de l'Amitié, le Cercle de la concorde, les noms de Pleurs essuyés, Bretagne, Angola et Fouillepointe répondent-ils au go~t du jour. Les inscriptions latines sont aussi très

prisées; c'est la "voix humaine" qui "sort de la pierre" pour édifier les générations futures. Le vieillard inscrit sur les

arbres de Paul des vers d'Horace et de Virgile, comme Rousseau des vers de Pétrarque et du Tasse dans la Nouvelle Héloïse.

Parfois même, la nature se met dans le go~t des salons

Louis XVI. L'herbe est "fine", et les lianes du Repos sont semblables à des draperies flottantes qui forment de~_;grandes courtines de

verdure Cp. 1;17). Les I/bosquets de palmistes élèvent ça et là leurs colonnes nues C ••• ) surmontées à leurs sommets dlun bouquet de palmesl/."Des odeurs aromatiques sortent de la plupart de ces arbres" Cp. 171). La nature vraiment ne saurait être plus aimable qui va jusqu'à se plier à la mode. Les animaux dans un tel décor ne sauraient être sauvages. Nous avons quelques oiseaux habitués des pastorales comme la frégate, l'alouette, le corbigeau, et, pour que le tableau soit complet, l'inévitable troupeau de chèvres CP. 118-11

9)

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Quant au climat, il est lui aussi bucolique, donc propice à l'union de l'homme et de la nature. Le d~cor des pantomimes est celui de la forêt au soleil couchant. "Le lieu de la scène était pour l'ordinaire au carrefour d'une forêt dont les percées formaient autour de nous plusieurs arcades de feuillage ••• mais quand le soleil était descendu

à

l'horizon, ses rayons ••• " De plus, la nuit est si douce qu'elle permet aux deux familles de dormir en plein air: "la puret~ de l'air et la douceur du climat nous permettaient de dormir sous un ajoupa au milieu des bois" Cp. 126-127). C'est aussi dehors qu'elles prennent leur repas, sauf pendant la saison des pluies: "combien de fois, à l'ombre de ces rochers ai-je partagé avec elles vos repas champêtres" Cp. 119).

La vie de ces gens est donc réglée en tous points sur celle de la nature : "Dès que le chant du COq annonçait le retour de

l'aurore, Virginie se levait C ••• ) bientÔt après, gugnd le soleil dorait les pitons de cette enceinte, Marguerite et son fils se rendaient chez madame de la Tourn Cp. 91). Il s'établit donc entre l'a nature et ses habitants une sorte de connivence secrète, une correspondance mystérieuse entre cette vie pure et la grande vie de la nature. Le contact n'est pas gâté par la civilisation et les connaissances inutiles, semble nous dire l'auteur. Les héros n'ont ni "horloges, ni almanachs, ni livre de chronologie, d'histoire et de philosophie". "Les périodes de leur vie se réglaient sur celles de la nature. Ils connaissaient les heures du jour par l'ombre des arbres, les saisons par le temps où elles donnaient leurs fleurs ou leurs fruits" CP. 129).

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Ils se rapprochent des autres personnages de pastorales dans leur communion avec les animaux. Paul dialogue avec ses chèvres comme les pasteurs de Théocrite avec les leurs. Après le départ de Virginie, c'est à ses chèvres et à leurs petits chevreaux qu'il se confie. "Il disait à ses chèvres et à leurs

petits chevreaux qui le suivaient en balant Que me demandez-vous

?

C

••• )

Il fut au Repos de Virginie et à la vue des oiseaux qui voltigeaient autour, il s'écria: Pauvres oiseaux ••• "

CP. 157).

"

Virginie appara1t elle aussi avec ses chèvres : Quelquefois elle y menait pa1tre ses chèvres. Pendant qu'elle préparait des f~omages avec leur lait, elle se plaisait à leur voir brouter les capillaires sur les flancs escarpés.de la roche" (p. 119). Son "Repos" est

aussi un sanctuaire d'oiseaux: "Tous s'avançaient à ses pieds comme des poules" Cp. 119).

De même, le travail et les plaisirs de ces enfants se rap-prochent de ceux des autres héros de pastorale. Pourtant, le troupeau de Virginie ne semble pas l'absorber tellement. Sans doüte, est-ce parce que l'auteur se sert de la pastorale pour exprimer ses idées: l'accent est mis sur la simplicité de leurs occupations plutôt que sur ces occupations elles-mames. Virginie ~ène boire son troupeau de chèvres, prépare les repas, ou lave le

linge des deux familles. En aucun cas on ne la voit étudier ou s'adonner à quelque travail intellectuel. De même Paul nous

appara1t plutôt comme un jardinier que comme un berger. "Il allait avec lui dans les bois v01sins déraciner de jeunes plants ••• et

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plantait ces arbres ••• il y avait semé des graines ••• " (p. 108-109).

On est aussi surpris de ne pas trouver dans la liste des plaisirs de ces familles plus de musique. En effet, il n'est pas question que Paul joue de la flftte ou du pipeau, et il n'y a pas trace d'aventures amoureuses dans les récits de madame de La Tour. Au contraire, l'auteur se sert des dist~actions de ses personnages pour nous inculquer en passant une leçon de morale. Les histoires sont terrifiantes: "La nuit; venue, ils soupaient à la lueur d'une lampe ; ensuite, madame de La Tour racontait quelques histoires de voyageurs égarés la nuit dans les bois de l'Europe infestés de voleurs, ou le naufrage de quelque vaisseau jeté par la tempête

sur les rochers d'une 11e déserte" (p. 120). On voit que ces

distractions correspondent au goftt du public contemporain qui deman-dait à un récit d'être d'abord émouvant. On aime pleurer au

XVIIIe siècle, et les lectures religieuses de madame de La four relèvent de cette tendance à confondre plaisir et vertu "madame de La Tour lisait publiquement quelque histoire touchante de

l'Ancien ou du Nouveau Testaments" (p. 121) "A cette scène .••

Marguerite ne pouvait s'empêcher de pleurer et ce souvenir confus de nos maux et de biens nous faisait verser à tous des-_larmes de douleur et de .ioie" (p. 126). Leur religion est une religion à la Jean-Jacques Rousseau, qui rappelle celle de la Prefession de foi du Vicaire Savoyard!!. Les pantomimes, les chants et les danses de Paul et Virginie ne sont plus pa!ens, mais inspirés d'épisodes bibliques. Ce n'est plus la gaieté insouciante des pasteups qui

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Les personnages perdent donc de leur authenticité, car nous

sentons trop là-dessous la leçon1: "Virginie chantait le bonheur de la vie champêtre et le

malhe~

des gens de mer que l'avarice porte à naviguer" (p. 124).

Heureusement l'auteur oublie quelquefois sa "mission éduca-trice" et nous décrit les plaisirs simples de ces gens. Parmi eux, il y a leurs repas, la plupart du temps pris dehors, et qui cadrent parfaitement avec le reste de leurs occupations. Ils font quelque-fois des repas "indiens" agrémentés de quelques "bouteilles de vin vieux". "D'autres fois, nous nous rendions au bord de la mer ••• nous y apportions de l'habitation des provisions végétales que nous

joignions à celles de la mer qui nous fournissait en abondance. Nous pêchions sur ses rivages" (p. 123-124). Les enfants aiment aussi se baigner; d'ailleurs, Paul nage comme un poisson et Virginie aime à se plonger dans son bassin pour apaiser ses sens

Cp.

134).

Il est donc normal que dans un tel cadre et avec une telle vie, nos héros en viennent à éprouver une forme d'amour particulier,

qui est la pure passion des pasteurs. Ensemble, dès le berceau, ils s'aiment comme frère et soeur. Il n'y a rien de trouble ni de

sensuel dans leur amour, ils sont même trop angéliques, vieillis dans leur attitude de marpres décoratifs. Leur langage amoureux, si discret soit-il, est lui aussi inspiré de la pastorale. L'éveil de l'amour chez Virginie est finement dépeint par Bernardin.

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Le vocabulaire de la passion emprunte au vocabulaire précieux que l'on trouve chez Racine.

La traduction physique des agitations du coeur a des réper-cussions sur toute la personnalité de Virginie qui, jusque là, s'était contentée de "l'amitié la plus pure" ; "Une langueur universelle abattait son corps".

Le mot de "mal inconnu" pour décrire l'amour n'a pas de résonnance morale comme chez Racine, mais a le sens "d'affection" puisque Virginie ne peut identifier cette passion, Bernardin nous la décrit par ses symptÔmes. Virginie se sentait "troublée".

La "sérénité" n;~était plus sur son visage, elle fuyait ses jeux

innocents ••• Elle apporte à sa mère son coeur oppressé" (p. 132-134).

Comme dans la pastorale, les amants sont séparés par les circonstances extérieures, ici par les désirs imprudents de madame de La Tour. Contrairement aux lois du genre" cependant, notre histoire finit par une tragédie épouvantable : tout le monde meurt sauf le vieillard. Nous sommes donc loin de l'heureux mariage

habituel.

Certes, Paul et Virginie est une pastorale dans le sens que l'on donnait

à

ce mot vers 1780 : "une églogue dramatique en forme de nouvelle exemplaire rapprochée de la vie mais dictée par le rêve" (2). Les dieux palens ont été remplacés par le Dieu chrétien et

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propos du charme de notre conte qu'il consiste en une certaine "morale m~lancolique qui brille dans l'ouvrage et qu'on pourrait comparer à cet ~clat uniforme que la lune r~pand sur une solitude par~e de fleurs

(3)".

Et il pourrait aussi conclure ce chapitre par cette phrase : "enfin cette pastorale ne ressemble ni aux idylles de Théocrite, ni aux églogues de Virgile, ni tout à fait aux grandes scènes d'H~siode, d'Homère ou~ la Bible; mais elle

rappelle quelque chose d'ineffable, comme la Parabole du Bon Pasteur, et l'on sent qu'il n'y a qu'un chr~tien qui ait pu soupirer les

(20)

Chapitre II Le vocabulaire exotigue

Bernardin s'est longuement interrogé sur l'endroit où il pourrait installer sa "république" idéale: là où l'entralnaient ses courses errantes, il cherchait à établir son vieux rêve social. Il pensa d'abord à la.Martinique qu'il avait visité à douze ans, puis à la Corse ; lors dé son séjour en Russie, il avait considéré la possibiité d'établir son rêve sur les bords du lac Aral.

En somme, chaque pays d'Europe où il s'est trouvé fut un candidat à l'établissement de son monde nouveau. Il en est là, quand, après des temps difficiles à Paris, il obtient un brevet de "capitaine

ingénieur du roi" pour l'Ile de France. Le 3 mars 1768, il s'embar-que donc à Lorient et gagne l'lIe où il séjournera deux ans.

Il est profondément déçu: l'endroit est sauvage et aride, le climat dur, l'isolement total et la population blanche corrompue. C'est loin d'être l'Eden rêvé, mais qu'importe ••• Pour les besoins de l'art, l'lIe deviendra un paradis terrestre.

Il la métamorphose dans le Voyage à l'Ile de France, et, à cet égard, cette oeuvre est la source principale du vocabulaire

,

exotique de Paul et Virginie. En effet, c'est dans le Voyage que nous trouvons tous les éléments exotiques de notre pastorale la flore et lafuune s'y retrouvent, mais mUltipliées par dix. Cette description détaillée est la toile de fond du décor de Paul et Virginie. Il n'y a rien du point de vue exotique dans

(21)

cette dernière oeuvre qui n'ait été décrit auparavant, sauf l'épisode où les marchands apportent chez les deux familles les riches étoffes indiennes.

Cependant, cette flore et cette faune se trouvent être considérablement réduites dans la pastorale ; car elle se veut oeuvre d'art, ce qui implique un choix. Bernardin se débanasse de tout ce qu'il peut et ne garde qu'une vingtaine d'arbres, une dizaine d'oiseaux et quelques poissons. La description ne s'attarde jamais, et c'est presque dommage, puisque c'est elle qui donne du relief à ce conte souvent trop fade. Mentionnons aussi comme sources second~ires les récits de voyages de l'abbé de la Caille, surtout sa carte de l'Ile de France revue et corrigée par Bernardin. Les annalistes du Nouveau Monde lui ont enseigné à sentir la nature non pas en savant, mais en peintre. Parmi eux, Hector Saint-John de Crèvecoeur et son idéal de vie saine et pure ont influencé Bernardin. Enfin, l'Histoire Générale des Voyages de l'abbé Prévost a fourni des renseignements utiles sur l'Ile Bourbon et l'Ile de Erance.

Cette nature, Bernardin l'a d'abord vue sur place et ensuite racontée dans son Voyage à l'Ile de France. Certes, les termes exotiques abondent dans Paul et Virginie, mais après étude, il

nous appara1t qu'il y a autant de plantes européennes que tropicales. Cette impression de dépaysement ne viendrait donc pas tant du

vocabulaire que des procédés de l'art. Le seul fait d'avoir nommé ces plantes et ces animaux, de les avoir sortis de leur anonymat

(22)

consacre Bernardin comme le premier peintre de la nature tropicale.

Ses descriptions ont une pr~cision serrée du détail qui en révèlent l'origine: elles s'appuient sur la sensation qui nous est communiquée sans s'être affaiblie. Sans le savoir, Bernardin a amené une révolution du langage de la nature par son vocabulaire exotique.

Gustave Lanson a écrit : "Il n'hésitera pas à nommer les convolvulus, les scolopendres, les champignons, les francolins,

les oies sauvages, les palétuviers, les cocotiers, les calebassiers, les êtres les plus humbles et les plus vulgaires, les plus étranges et les plus inconnus du monde végétal et du monde minéral. Aux

épithètes littéraires qui qualifient, il substituera l'~pithète

pittoresque qui montre: il nous fait voir l'ouara rouge et noir au milieu du "feuillage glauque des palétuviers". (1)

Jusqulà quel point la géographie de l'Ile de France a ~té inventoriée, c'est ce que nous aimerions examiner dans ce chapitre quels sont ses montagnes, ses cours d'eau, son climat, le Port-Louis, et surtout quelles sont sa flore et sa faune.

Bernardin utilise dans son paysage d'introduction (p.

77)

la carte de l'abbé de la Caille, de sorte que nous pouvons le suivre dans sa description. Il ne se permet qu'une petite erreur; le

Cap Malheureux n'est pas "un peu sur la droite", mais à l'extrémité nord de l'11e. A part cette faute, le lieu des montagnes et des

(23)

rivières est exact. Bernardin introduit une note pittoresque en mentionnant le Cap Malheureux et la Baie du Tombeau car ils

évoquent le tragique dénouement ; en réalité, ces noms n'étaient pas liés à l'histoire de Virginie.

Les montagnes de l'Ile de France apparaissent souvent au cours du récit: c'est sur la Montagne Longue que nous trouvons les ruines desœux cabanes et c'est de ce lieu que nous apercevons le Morne de la Découverte. Les enfants lors de leur course épuisante aboutissent au Morne de la Rivière Noire ; ils finissent par se retrouver en se guidant sur la montagne des Trois Mamelles. C'est du sommet du Pouce que Paul voit partir Virginie : "De ce lieu, on vo~t une grande

partie de l'11e avec ses mornes surmontés de leurs pitons, entre autres Piterboth et les Trois Mamelles avec leurs vallons remplis de forêts; puis la pleine mer et l'Ile Bourbon"

CP. 155).

Les cours d'eau aussi sont-abondants; la rivière des Lataniers passe devant l'habitation de madame de La Tour; les enfants se rendent jusqu'à la rivière Noire et la rivière des

Trois Mamelles, le vieillard habite à la rivière des Caillebasses. L'emploi de ces noms de montagnes et de rivières n'est pas pour

autant gratuit chez Bernardin; il ne les nomme que parce qu'il en a besoin pour son récit, et leur pittoresque ajoute une note exotique à la description. Il n'oubliera pas non plus les environs de l'1le comme le Coin de Mire et l'1le d'Ambre. Il parle aussi du port Louis et de ses quartiers le quartier des Pamplemousses, de la Poudre d'Or, de la Flacque et de Williams.

(24)

Quand Bernardin décrit le climat de l'11e, il le fait en peintre plutOt qu'en géographe. Ici, il donne même les signes

avant coureurs d'un ouragan: "Cependant ces chaleurs excessives élevèrent de l'océan des vapeurs qui couvrirent l'1le comme un vaste parasol ••• de longs sillons de feu sortaient de temps en temps de leurs pitons embrumés ••• des tonnerres affreux firent retentir de leurs éclats les bois, les plaines et les vallons ••• des pluies épouvantables, semblables à des cataractes ••• des torrents écumeux se précipitaient ••• " (p. 135). Bernardin sait

--aussi raconter l'été étouffant: "Un de ces étés ••• C'était vers la fin de décembre, lorsque le soleil au capricorne échauffe •••

de ses feux verticaux ••• Le vent du sud-est ••• n'y soufflait plus ••• de longs tourbillons fie poussière ••• l'herbe était br~lée ••• " (p.133)

Il n'oublie pas la géographie humaine de l'lIe dont il a

déjà parlé dans le Voyage à l'Ile de France. La population européen-ne del'11e est composée de blancs tarés, de libertins, de banque-routiers. Les deux familles de Paul et Virginie repoussent donc

avec dignité les offres d'amitiés des gens riches de l'11e, persuadés que "les83ns puissants ne recherchent les faibles que pour avoir

complaisants

C .•• ).

D'un autre cOté, elles n'évitaient pas avec moins de soin l'accointance des petits habitants pour l'ordinaire

jaloux, médisants et grossiers" (p. 122). On voit que la géographie humaine n'est pas des plus scientifiques et des plus objectives •••

Toufefois Bernardin a plus de sympathie pour les noirs. Il faut dire qu'il tient à embellir malgré tout ses personnages, comme son décor. Ce sont donc les noirs qui relèvent l'humanité de l'lIe.

(25)

C'est aux femmes malabares que revient l'honneur de laver le cadavre de Virginie, aux négresses de Madagascar et aux Cafres du Mozambique de déposer autour de Virginie les paniers de fruits mortuaires.

L'auteur n'a pas pu résister au plaisir de parer son héroine d'étoffes exotiques. Les marchands déroulent "au milieu de ces

pauvres cabanes" de "superbes basins de Goudelour, des mouchoirs de Paliacate et de Mazulipatan, des mousselines de Daca, unies, rayées, brodées, transparentes comme le jour, des baftas de Surate ( ••• ), des chittes de toutes couleurs ••• des lampas découpés à jour, des damas •.• des taffetas roses, des satins à pleine main ••• et jusqu'à des pagnes de Madagascar" (p. 146). Il laisse vagabonder son imagi-nation et sa verve dans cette description d'étoffe, comme dans ses énumérations de fleurs exotiques.

Cependant, de tous les éléments qui composent le vocabulaire exotique, la flore est sans doute celui qui contribue le plus à nous donner une impression de dépaysement. Nous nous sentons transportés dans lCunivers des 11es et des Mers du Sud. Ici aussi Bernardin se réfère

à

son Voyage

à

l'Ile de France; de la vie

~rante

de

~

cette oeuvre, il ne laisse passer que le nécessaire. 11ême s'il a

la précision du botaniste, il garde l'oeil du peintre.

Devant la flore, nous avons l'impression qu'il s'agit d'un fouillis végétal. Et pourtant il y a autant de plantes européennes qu'exotiques utilisées pour créer la végétation.

(26)

Y6yons d'abord la flore tropicale: nous avons le bambou, le palmiste, le latanier, le badamier, le jague, le jamerose, l'aloès, le calebassier, le veloutier, le tatamague, l'agathis ; et cela est sans compter les arbres fruitiers ; les bananiers, citronniers, orangers tamarins, dattiers, papayers, manguiers, avocat, gouyavier, cocotiers en plus d'être exotiques, nous

mettent l'eau à la bouche. Bernardin parle aussi de plantes utiles comme le cotonier, le pied de café, la canne à~cre, le bois

d'ébène, de nomme, de cannelle et d'olive. Du cOté des plantes européennes, nous avons les capillaires, le scolopendre, les

plantes potagères, l'herbe de baume, le basilic; des pervenches, du lilas de Perse, des giroflées rouges, des fraises ••• Bernardin trouvait que la végétation des 1les était moins riante que celle de l'Europe, ce qui ne laisse d'étonner chez un auteur qui a introduit l'exotisme dans la littérature française. Mais la nature ne représente-t-elle pas, comme nous l'avons dit dans le chapitre sur la pastorale, une évasion et un rêve de liberté? Au fond, le type de nature qu'il décrit importe peu, puisqu'il

se réfère toujours non pas à la réalité mais à sa vision intérieure. Il n'est donc pas étonnant de trouver sur l'Ile ici un tapis de

fraisiers, un champ de blé et là une haie de rosiers.

Virginie réalise son rêve lorsqu'elle envoie d'Europe des

semences de violettes, de marguerites, de bassinets, de coquelicots, de bleuets, de scabieuses, et même de pommiers et d'hêtres pour

que Paul recrée un coin d'Europe sous les Tropiques. Elle pense qu'il y a "dans les prairies de ce pays de plus belles fleurs que

(27)

dans les nôtres". "Ce sera une grande joie pour moi si vous avez un jour la satisfaction de voir les pommiers cro1tre auprès de nos bananiers et des hêtres mêler leurs feuillages à celui de nos cocotiers, Vous vous croirez dans la Normandie que vous aimez tant" (p. 163).

Non seulement le décor, mais aussi la manière de vivre de ces gens achèvent de créer chez le lecteur une impression de dépaysement : Ainsi, les deux familles sont végétariennes, comme pour s'accorder avec la douceur de cette nature. Il semble que Bernardin veuille en quelque sorte les récompenser d'épargner la vie animale, car nous assistons non pas à un repas frugal, mais à un festin: "Combien de fois à l'ombre de ces rochers, ai-je partagé avec elles, vos repas champêtres qui n'avaient coüté la

vie à aucun animal ! des calebasses pleine de lait, des oeufs frais, des gâteaux de riz sur des feuilles de bananiers, des corbeilles chargées de patates, de mangues, d'oranges, de grenades, de bananes,

fi

d~,àttes, d'ananas ... (p. 119-120). Quelques équivalents européens àont ajoutés à ces produits exotiques ; des fraises, des pois, des courges, des concombres et des piments.

Pour ce qui est de la faune, il n'y a guère plus que le singe qui soit animal des Tropiques. "Deux chèvres élevées près des

enfants et un gros chien qui veillait la nuit au dehors" formaient "tout le revenu et tout le domestique de ces deux petites métairies"

(p. 87).

Il Y a bien à l'autre bout de l'11e quelques "grands

troupeaux de boeufs et de chevaux", mais il n'apparaissent g,ue

(28)

Les oiseaux eux, sont plus abondants : des Tropiques, nous avons: l'oiseau blanc des Tropiques, la frégate, les bengalis,

les cardinaux, les perruches, les paille-.en-cul et le coupeur d'eau ; d'Europe viennent le corbigeau, l'alouette marine, les merles

siffleurs, les perdrix, les pigeons bleus et les éperviers.

La faune marine est, elle aussi, réduite: elle n'est mention-née que lors de la p~che de Paul avec le vieillard : "Nous pêchions sur lesrivage des cabots, des polypes, des rougets, des langoustes, des chevrettes, des crabes, des oursins, des hu1tres, et des

coguillages de toute espèce" Cp. 124).

Un vocabulaire technique approprié aux circonstances complète le vocabulaire exotique. C'est un géographe qui parle au début du roman, un ënassëur qui raconte comment Paul se débrouille pour

faire du feu, un navigateur qui voit la mauvaise posture du St-Géran. Ainsi, il ressort de la narration un caractère d'authenticité.

Nous pouvons suivre sur la carte de l'abbé de la Caille la description de l'Ile: "Sur le côté oriental de la montagne qui s'élève derrière le Port-Louis ••• On aperçoit à gauche la montagne appelée le Morne de la Découverte ••• à droite le chemin qui mène de Port Louis au quartier des Pamplemousses, On distingue devant soi sur les bords de la mer, la baie du Tombeau" ~p.

77).

Bernardin utilise un vocabulaire technique quand il narre comment Paul se sort d'une situation épineuse: il doit mettre le

(29)

feu à un palmiste pour en atteindre le chou comestible. Or,

l'aubier de cet arbre est "si dur qu'il fait rebrousser les meil-leures haches: et Paul n'a~ait même pas de couteau ••• Il n'avait point de briguet, et d'ailleurs dans cette 11e couverte de rochers,

je ne crois pas qu'on puisse trouve'r une seule pierre à fusil ••• puis avec le~anchant de cette pierre, il fit une pointe

à

un autre morceau de bra'nche également sèche" (p.

99).

Quant au vocabulaire technique du maufrage du Saint-Géran, il vient d'une explication des termes de la marine que l'auteur avait donnée dans le Voyage à l'Ile de France. "Le Saint-Géran

parut alors à découvert, avec son pont chargé de monde, ses vergues et ses mâts de hune amenés sur le tillac, son pavillon en berne, quatre câbles sur son avant, et un de retenue sur son arrière ••• sa poupe ••• disparaissait jusqu'au couronnement" (p.

199-200).

"Les câbles de son avant rompirent : et comme il n'était plus retenu que par une seule aussière, il fut jeté sur les rochers à une demi-encâblure du rivage" (p.

201).

Bernardin n'a donc rien épargné sur le plan du vocabulaire pour créer une nature exotique,et pourtant nous avons vu en dénom-brant la flore qu'il y avait autant de plantes européennes que tropicales; nous nous sommes sentis loin de l'Europe et c'est ce que l'auteur voulait. Il a donc réussi à créer une nature exotique grâce à son vocabulaire, mais nous allons voir dans le chapitre sui-vant qu'il a aussi employé des moyens artistiques~our arriver à

...

_--son but.

(30)

Chapitre III Le vocabulaire pictural

Réduire le vocabulaire à sa dimension exotique, c'est en avoir une image incomplète. La flore et la faune du Voyage à L'Ile de France étaient sur ce plan, beaucoup plus élaborées. Paul et Virginie est d'abord la première peinture de la nature, et celle-ci aurait pu ~tre aussi bien européenne que tropicale : pour preuve, Bernardin a longtemps hésité avant de choisir son décor. Il s'est trouvé que son choix final s'est fixé sur l'Ile de France. Notre but dans ce chapitre est de découvrir quels sont les moyens qu'il emploie pour nous donner cette impression d'être devant une nature vivante et tropicale.

L'auteur exprime peut-être mal ses idées sur "l'état le plus heureux dans lequel les hommes puissent vivre", ~ais il a su nous renvoyer les images d'un paradis propice à l'éclosion de ce bonheur. Lanson a reconnu que : "Du sentiment de la nature introduit par

Rousseau, il nous fait passer à la sensation de la nature, à la pure sensation sans mélange d'idées ni même de sentiment. De la

poésie, il nous mène à la peinture et il tente une hardie'transpo-sition d'art: il rend avec les moyens de la littérature, avec des mots, des effets qui semblaient exiger de la couleur" (1).

Il a observé la nature avec ses cinq sens, mais surtout avec ses yeux, des yeux de peintre impressionniste. Il a le sens de la forme et de la perspective, mais surtout des couleurs. Sa palette est en effet très riche: le rouge et le vert dominent, mais on y . trouve aussi du violet, du mauve, toute une gamme de demi-teintes

(31)

dont personne n'avait parlé avant lui. Il décrit la lumière, la position et le rapport des tons dans un coucher de sclail ; avec la subtilité d'un Monet il analyse tantOt la lumière du couchant, tantOt celle de la tempête.

En véritable amant de la nature, il a su l'écouter. On est surpris à la lecture de découvrir tant d'images auditives. Tous les bruits de la nature y sont: ceux des arbres, du vent, des animaux et de la mer. Cependant les sensations du toucher, de l'odorat et du go~t sont trop souvent vagues et ne réussissent pas encore à s'individualiser.

E~fin, les termes collectifs et les verbes expressifs complè-tent c~jprocédés a~tistiques pour nous donner une meilleure impres-sion de la lùxuriance de cette nature.

Des cinq sens, sans doute, est-ce la vue qui domine l'observa-tion. Ce n'est peut~être pas par hasard que le peintre Vernet fut l'un des ppemiers à apprécier Paul et Virginie. En effet, on peut parler à propos du vocabulaire de notre pastorale de dessin, de couleur et de lumière. Bernardin est même· en avance sur son temps en ce sens que, chez lui, ce n'es~ pas tant la forme et les dimen-sions qui comptent, mais les plans, la lumière et la couleur.

Voyons d'abord la forme: elle est vite esquissée et elle n'existe qu'en rapport avec l'ensemble du tableau. L'habitat des

(32)

rochers" qui les protègent symbolit[Uement au monde extérieur ; ces rochers sont escarpés comme des murailles, et des bouquets d'arbres croissent à "leurs bases dans leurs fentes et jusque sur leurs cimesll comme pour mieux isoler Paul et Virginie Cp.

77-79).

,.

'"

Le bassin de Paul ressemble à un amphithéâtre de verdure·. Les eaux qui descendent des roches "disposées en pyramides forment au fond du vallon ici des fontaines, là de larges miroirs" Cp. 111).

La verdure a aussi ses dessins. : les capillaires rayonnent "en

étoiles", l'herbe de baume est "en forme dé coeur", les lianes sont des "draperies flottantes"et les fleurs "des courtines de verdure" (p.

117).

A la forme est liée la perspective: "les cabanes sont situées au milieu d'un bassin; on aperçoit à gauche le Morne de la Découverte, et au bas de cette montagne le Port Louis, à droite le quartier des Pamplemousses, et pJJ.us loin une forêt" (p.

77).

Dans la description du bassin de Paul nous apercevons trois plans de verdure: "Il avait planté au milieu de ce bassin des herbes, puis des arbres moyens et enfin les grands arbres ••• " (p. 111). L'air même a quelquefois une dimension verticale : "De long§, tourbillons de poussière s'élevaient sur les chemins et restaient suspendus en L' air" Cp. 133).

La palette de Bernardin est certainement l'élément le plus riche de sa peinture. Il s'est plu à illustrer les couleurs de la nature et de la lumière tropicales. Bernardin utilise les couleurs vives pour peindre les fleurs, verdâtres pour les plantes, froides pour les minéraux, nuancées pour la lumière.

(33)

Des fleurs, il y en a de toutes les couleurs : jaunes fouettées de rouge, bleues, écarlates, blanches, ~IDmlet foncé; il Y a les

girandoles gris de lin, la giroflée rouge, la scabieuse d'un bleu mourant à~nd ncir piqueté de blanc ; Bernardin note aussi les

gousses de piment couleur de sang, plus éclatantes que ,le corail et

~.

les melons verts. Les arbres ont des flancs verts et bruns que les pluies colorent des "couleurs de l'arc en ciel". Des oiseaux opposent l'éclat de leurs couleurs à la verdure des arbres rembrunie par le soleil ; les capillaires rayonnent en étoiles vertes et noires, le scolopendre est comme de longs rubans d'un vert pourpré. Les singes "se jouent dans leurs sombres rameaux dont ils se détachent par leur poil gris et verdâtre et leur face toute noire" (p. 172). L'eau même a une couleur: l'écume est d'un blanc éblouissant et d'étincelles de feu, les vagues sont noires et profondes.

La peinture de Bernardin s'affirme aussi dans sa description de la lumière tropicale ; il aime en décrire les nuances, les

répandre sur son paysage, et découper les zones d'ombre. Pour Bernardin comme pour Monet, la lumière change

à

chaque heure du

jour ; avec des mots il nous fait voir la différence entre la lumière aurorale et celle du couchant. La lumière du bassin est paisi~le et claire comme celle de l'aurore : "un

iLC?:u:;

doux éclaire le fond de ce bassin ••• ses rayons en frappent le couronnement dont les pics s'élevant au-dessus des montagnes paraissent d'or et de pourpre ••• (p. 79).

(34)

"divergeaient dans les ombres de la forêt en longues gerbes

lumineu-~ ••• son disque tout entier paraissait à l'extrémité d'une avenue et la rendait toute étincelante de lumière ••• Le feuillage des

arbres éclairés en-dessous de ses rayons safranés, brillait des feux de la topaze et de l'émeraude ••• Leurs troncs paraissaient des

colonnes de bronze antique"(p. 126). Le calme des nuits tropicales devait lui aussi tenter le pinceau de Bernardin La lune paraissait "entourée d'un rideau de nuages que ses rayons ..;;;.:;;==::;.::;.:~~--t;,="":::==..1::=";~ Sa lumière se répandait insensiblement ••• pitons d'un vert argenté ••• vaste et sombre horizon ••• " (p.

149-150)

Quant à l'éclairage du naufrage du Saint-Géran, il est

tragique: "de grands cercles noirs ••• obscurité affreuse ••• nuages épais, sombres, peu élev0s ••• le jour ténébreux ••• lueur olivâtre et bla.farde ••• " (p.

195)

Les notations auditives s'insèrent toujours au moment propmce ~. dans les descriptions, et cette dimension achève de nous faire croire

'I

à la

~u

décor oexotique. Bernardin, en observant les bruits de la nature a commencé par être sensible à son silence ; celui qu'il y a au pied des cabanes de Paul et Virginie s'oppose "au .fracas des vagues et au bruit des vents". Ici est le havre de paix de paix où fleurit le bonheur semble-t-il nous dire : "mais au pied de ces cabanes, on n'entend plus aucun bruit et on ne voit plus autour de soi que de grands rochers" (p.

78).

C'est un silence solennel que celui de la nature quand Paul et Virginie sont perdus "Un pro.fond silence régnait dans ces solitudes et on n'y entendait

(35)

que le bramement des cerfs" (p.

103).

Le choix même de bramement suggère une atmosphère de mélancolie. On dirait que la nature est, d'une part secrète et immuable et de l'autre maternelle. C~est cette première part qu'évoque ce silence lorsque les enfants sont perdus.

En d'autr.es endroits ddns le roman, nous avons noté des bruits de la nature qui correspondaient aussi aux états d'âme des héros. Après la tempête, Il semblé qu'il n'y ait d'autres chants d'oiseaux

que ceux de quelques "bengalis déplorant la perte de leurs petits" (p.

136) ;

au coeur de l'été brfHant, on n'entend que les "tristes mugissements des troupeaux" (p.

133).

Pourtant les bruits d'une nature heureuse sont plus nombreux : Bernardin mentionne le gazouil-lement des insectes, les échos de la montagne, le bruit des vents, le murmure des palmistes et des fontaines ; les eaux de la rivière assourdissent "comme les ..§.Ql!2 de cloche d'une cath~drale" (p.

173).

A ces bruits joyeux, l'auteur oppose les murmures menaçants de la mer : "L'horrible fracas" (p.

174)

des vagues écumantes et

mugis-santes, annonce déjà les "tonneT'T'es affreux" du naufrage du Saint-Géran et préfigurent le sinistre mugissement de la mer : "Chaque lame roulait les cailloux avec un bruit rauque et affreux"(p.

200).

La mer, chez E~rnardin est un thème qui s'oppose à l'1le paradisia-que: elle n'est jamais un élément paisible en harmonie avec le reste du paysage, mais toujours hostile et menaçant.

Les images tactiles deviennent rares ; nous remarquons la pureté de liair, la fra1cheur de l'air, ou encore l'air étouffant

(36)

Bernardin parle d'un sol et des eaux brftlantes, de flancs humides et son vocabulaire "tactile" est déjà à bout. Il ébauche malgré tout une image plus complexe quand il mentionne les feuilles ligneuses et piquantes, des roches glissantes et des cierges épineux. Il est encore plus avare en ce qui concerne l'odorat et le goftt ; nous n'avons que de très vagues notations: le plus doux des parfums, les herbes aromatiques, le parfum des fleurs, son charmant.p.§rfum et, plus précis le parfum d'orange et l'odeur de girofle.

Quant au goftt, nous n'avons trouvé que deux expressions s'y rapportant: la "crème sucrée" et "les sucs les plus agréables".

Les moyens artistiques comme les verbes expressifs et les termes collectifs constituent un excellent moyen technique pour donner une impression de prolifération et de densité. Les verbes expressifs, par exemple donnent l'image d'un fouillis végétal, d'une nature plus exhubérante que celle de l'Europe: ainsi nous avons "l'agathis ou pendent tout autour des longues grappes ••• le lilas de Perse ~li élève droit en l'air ses girandoles ••• les cierges épineux semblaient vouloir atteindre aux longues lianes qui pendaient ••• " (p. 109-110). Bernardin reprend le même vocabulaire quand il décrit le décor du "Repos de Virginie" (p. 110) :"Les cocotiers entrelaçaient leurs palmes et laissaient pendre leurs jeunes grappes ••• rayonnaient en larges capillaires et flottaient des touffes de scolopendres suspendues ••. " Et puis: "des lianes

(37)

Enfin, les termes collectifs achèvent de projeter l'image d'une nature luxuriante. Ces termes sont nombreux dans le texte et, malheureusement ils ne varient pas tellement. La même éxpression peut être. employée à propos d'objets différents: Bosquet, par exemple revient à propos d'arbres et de palmistes b<?uquet, à propos d'arbres et de grappes; grappe, à propos de fleurs et de cocos. Un peu plus originaux, le paquet de filaments, le labyrinthe d'arbres de lianes, et de rochers, la raquette de fleurs, le

chapiteau de feuilles ; nous trouvons aussi un bocage de tatamaques, des touffes de scolopendre, des arcades de fleurs, des courtines de verdure.

On a vu dans ce chapitre jusqu'à quel point les moyens

artistiques de Bernardin complètent son vocabulaire exotique ; car il ne s'agit pas tant d'aligner une série infinie de termes exoti-ques pour créer un paysage tropical, mais bien plutôt d'employer les procédés techniques qu'offre le vocabulaire pour arriver à

une oeuvre d'art. Bernardin ajuste son vocabulaire aux circonstances i

du récit ; pour la peinture de la nature, il aura le vocabulaire généreux et luxuriant; quand il parlera de sa lumière, il sera

subtil. Décrit-il ses caractères, il adaptera son vocabulaire, selon qu'il la veut douce et -accueillante, recueillie au départ de

(38)

Chapitre IV Le vocabulaire moral

Bernardin aurait eu besoin de génie pour donner à Paul et Virginie la complexité de Roméo et Juliette. Le sujet de ce conte moral, c'est aussi l'amour de deux enfants du berceau à latiombe, :r.y.ais relié à travers le' paysage et les saisons aux forces

élémen-taires de la nature. La faiblesse de Bernardin, c'est d'avoir utilisé son sujet pour exprimer sa philosophie morale.

Eux aussi illustrent le thème des amants éternels réunis dans la mort. Leur refus de vivre les préserve de la flétrissure inévita-ble du temps. A tout instant, la faiinévita-blesse de l'idéologie de

Bernardin menace d'étouffer Paul et Virginie. La poésie de leurs personnages résiste malgré tout et les arrache à la médiocrité des essais contemporains. Bernardin a réussi à esquisser quelques

"tableaux" de cet amour, dont le plus complet est sans doute la découverte de ce "mal inconnu" chez Virginie ; à cette occasion le psychologue dépasse presque le peintre.

De même qu'on ne peut imaginer Juliette sans Roméo, on ne peut se représenter Virginie sans Paul. Dès leur berceau, leurs individualités se confondent leurs mères prennent plaisir à

projeter leur amitié sur leurs enfants : "Elles les mettaient ensembl dans le même bain", les couchaient dans "le même berceau". Souvent elles les changeaient de lait". Bernardin compare les deux enfants à deux "bourgeons, chacun détaché du tron'c maternel et greffé sur le tronc voisin" ; déjà cet attachement qu'ils éprouvent l'un

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pour l'autre revêt un caractère spécial. (Ces deux enfants) "se remplissaient de sentiments plus tendres que ceux de frère et de soeur, de fils et de fille". Déjà Bernardin esquisse l'avenir de leurs relations affectives "leurs mères parlaient de leur mariage •. de félicité conjugale" (p. 88). Bernardin utilise aussi de jolies images pour nous donner une impression d'union. Il les compare à la constellation des gémaux et aux enfants de Léda enclos dans la même coquille. (p. 90)

Le portrait physique que l'auteur trace des enfants est le

miroir de leur ~me (p.

91-92).

Il reflète leur noblesse de caractère, mais en même temps les transforme en figures désincarnées : modelés sur les marbres néo-classiques, ils ressemblent à des statues ; Virginie ne nous donne pas l'impression d'être une enfant de la nature, mais une demoiselle : "Déjà, à douze ans, sa taille était plus qu'à demie formé~, de grands cheveux blonds ombrageaient sa t&te

ses yeux bleus et ses lèvres de corail brillaient du plus tendre éclat sur la fraîcheur de son visage". L'angélisme et la préciosité de Bernardin transparaissent lorsqu'il décrit l'expression des yeux de Virginie : "leur Obliquité naturelle vers le ciel leur donnait une expression d'une sensibilité extr~me et même celle d'une légère mélancolie". Le personnage de Virginie semble trop précieux. Cette héroine, symbole de pureté et de noblesse était peut~être la femme

idéale de cette fin de siècle, mais il semble qu'elle perde à nos yeux en complexité humaine. Ce n'est pas de cette façon qu'aujourd'-hui, on imaginerait Virginie. Nous l'aimerions plus simple; une héroine de roman qui préfère la mort plutôt que d'enlever ses

(40)

vêtements quand des circonstances extrêmes l'exigent nous fait sourire un peu (p. 202). "l'lais elle, le repoussant avec dignité, détourna de lui savvue ••• et voyant la mort inévitable, posa une main sur ses habits, l'autre sur son coeur, et levant en haut des yeux: sereins, parut un ange qui prend son

Y2.!

vers les cieux". Mais il était écrit que Virginie devait mourir, car elle ne pouvait

retourner dans cette 11e paradiSiaque après avoir été souillée par la civilisation. Bernardin la préfère morte, et au fond peu importent iqescmoj{ens qu'il prend pour la faire dispara1tre. Même après qu'on l'a découverte sur le rivage, Virginie conserve sa dernière attitude, comme si le charroiement des vagues ne l'avait pas affectée. "Elle était

à

moitié couverte de sable dans l'attitude où nous l'avions vue périr" (p. 207). Et ici Bernardin a une expression très délicate: "seulement les p~les violettes de la mort se confondaient sur ses joues avec les roses de la pudeur".

Le portrait de Paul est peut-être plus réussi parce que moins

affecté~ A part la ressemblance avec le saint qui est décidément artificielle, il nous appara1t tel qu'on imaginerait un enfant élevé au sein de la nature. "On voyait se développer en lui le

caractère d'un homme au milieu des gr~ces de l'adolescence. Sa taille était plus élevée que celle de Virginie, son teint plus rembruni, son nez plus aquilin". L'auteur insère quelques touches morales

"ses yeux auraient eu un peu de fierté si les longs cils •••• ne leur avaient donné la plus grande douceur" (p.

92).

Paul ressemble plus à Adam que Virginie à Eve. Pourtant le groupe que forment les deux enfants est à nouveau tiré du marbre antique, mais revu et corrigé

(41)

par le christianisme : "à leur silence, à la naïveté de leurs attitudes, on eut cru voir un groupe antique de marbre blanc représentant quelques-uns des enfants de Niobé ; mais à leurs regards qui cherchaient à se rencontrer, à leurs sourires rendus par de plus doux sourires, on les eût pris pour ces enfan~du ciel, pour ces esprits bienheureux". Lanson commentera ainsi ce passage ilLe contraste entre ces deux comparaisons n'est pas simplement

du physique au moral, mais de la beauté matérielle à la forme sppri-tualisée par le rayonnement de l'~me, de l'art palen des grecs à l'art chrétien des modernes. Ces huit ou dix lignes représentent l'essence de la théorie esthétique du Génie du Christianisme" (1).

C'est la philosophie morale de Bernardin qui s'exprime dans ces portraits plutôt que la psychologie des personnages: c'est sans doute la raison pour laquelle ils manquent de vie à nos yeux.

Heureusement au cours du récit ils parviennent quelquefois à sortir de leur gangue précieuse pour adopter des attitudes familières. Ainsi, la naissance de l'amour donne lieu àuune peinture réussie de ce sentiment et, ce qui est particulier au roman, des répercus-sions qu'il a sur la nature. L'analyse n'est peut-être pas profonde, mais elle est finè~

Le sentiment qui unit les deux enfants au seuil de l'adolescen-ce est plus qu'amical,et, pourtant on ne peut le qualifier d'amoureux au sens que nous donnons à ce mot. Paul et Virginie sont comme

Adam et Eve: "Au matin de la vie, ils en avaient la fra1cheur ; tels dans le jardin d'Eden parurent nos premiers parents, lorsque sortant

(42)

identifier ce senti~ent. Leur amour leur ressemble, innocent et pur. Faul dit à ïTirginie : "Lorsque je suis fatigué, ta vue me délasse ••• quelque chose que je ne puis dire reste pour moi dans l'air où tu passes ••• tu ravis tous mes ~ ••• si je te touche du bout des

doigts, tout mon corps !~émit de plaisir". Et Virginie lui répond en lui donnant "plusieurs baisers" Cp.

131).

Un amour d'une telle force ne pouvait qu'évoluer dans un sens plus complet et plus profond. Cela ne tarde pas d'arriver chez

Virginie qui se croit bientÔt atteinte IId'un mal inconnu". La naissance de ce "nouvel" amour donne lieu à une peinture de ce sentiment (p.

132

à

134).

Bernardin n'utilise pas le mot lIamour" dans sa description pour que nous puissions découvrir progressive~

ment la nature de ce limaI" avec Virginie. Car, en enfant de la nature, elle ne peut identifier cette nouvelle maladie ; ce mot de "mal" revient donc avec insistance au cours de la description "mal inconnu, un mal n'arrive jamais seul ••• symptÔmes de son mal; l'évolution de son sentiment appara1t aussi brutale" un embarras subit la saisissait ••• elle était tout à coup gaie sans joie ••• elle a des caprices nouveaux ••• Puis elle se sentait agitée ••• elle se sentait troublée, elle était effrayée ••• la sérénité n'était plus sur son visage ••• ni le sourire sur ses lèvres". Elle n'est pas malheureuse pour autant: "elle reste gaie, mais sans joie ; elle est triste, mais sans chagrin"

(43)

les rapports de Virginie avec son monde familier changent. "Elle fuyait ses doux travaux ••• ses jeux innocents". Et surtout elle cherche à cacher son sentiment à ses proches et particulièrement à Paul, qui lui ne semble pas évoluer au même rythme :. IIElle fuyait la société ••• elle errait dans les lieux les pilius solitaires, elle cherchait le repos". Virginie cherche un appui contre elle-même et c'est vers sa mère que naturellement elle se tourne. Elle lui apporte "son coeur oppressé, pose sa tête sur le sein maternel, l'inonde de ses larmes et voudrait confier ses peines".

Ce mal de l'âme a aussi ses manifestations physiques; "une langueur universelle abattait son corps. Ses beaux yeux se marbraient de noir,son teint ,jaunissait, ses joues étaient pâles" ... "La pudeur colore d'un rouge vif ses joues pâles". Bernardin esquisse plus

loin d'autres manifestations physiques de l'amour d~ns le portrait de Virginie avec les étoffes indiennes: "ses beaux yeux étaient

remplis de mélancolie ; et son coeur agité paruune passion combattue donnait à son teint une couleur animée, et à sa voix desIDns pleins d' émotions" Cp. 148).

Autre symptôme de son mal, ses actions sont désordonnées. "Elle ne trouve ni sommeil ni repos, elle se levait, se rasseyait, se recouchait •.• Elle allait vers Faul en folâtrant ••• puis tout à coup ses yeux n'osaient plus se poser sur les siens ••• elle détour-nait la tête •.• elle fuyait tremblante. Elle pense à l'amitié de Paul et elle soupire" Cp. 134).

(44)

Bernardin voit l'amour en peintre, comme il a vu la nature. Il n'est peut-être pas un analyste profond des passions humaines, mais il sait en observer les effets physiques,et surtout les

réfléchir dans la nature. A ce point de vue, il est o~iginal.

La nature, comme une mère, voit d'un oeil favorable la naissance de cet amour : les oiseaux chantent quand ils voient Virginie.

Paul peut lui dire: "tout est gai autour de toi". L'héro!ne entre-voit dans l'eau, sur ses bras nus et sur son sein le reflet des palmiers, epboles des deux enfants : "et ceux-ci entrelaçaient au-dessus de la tête de Virginie leurs palmes". Elle projette aussi dans la nature son inquiétude amoureuse: "La nuit même n'apportait aucun rafraîchissement à l'atmosphère embrasée" ; le sol devient

brftlant, l'air étouffant, les nuits ardentes, les ombrages dangereux, les eaux plus brftlantes que les soleils d'une zone torride". Aussi les thèmes qui sy.mbo~la pureté et la blancheur sont-ils entre-mêlés aux visions de Virginie: "clarté de la lune ••• fontaine ••• source. •• filet d'argent... fraîcheur... couler... baigner"

Cp.

134-135) •

On trouve cette même projection des seRtiments des héros dans la nature lors de la scène où Paul désespéré regarde disparaître le vaisseau qui emmène Virginie. Il la voit d'une esplanade "élevée et

escarpée ••• environnée de précipices effroyables; c'est un lieu sauvage, tcujours battu des vents qui y agitent sans cesse les sommets des pal.mistes et des tatamaques ••• leur murmure sourd et mugissant ressemble au bruit lointain des orgues"

(p.

155-156).

(45)

A la fin, la nature qui a perdu s~ raison d'~tre souriante et humaine reprend ses droits "Nul depuis n'a osé cultiver cette terre désolée, ni relever ces humbles cabanes. Vos chèvres sont

redevenues sauvages ; vos vergers sont détruits ; vos oiseaux enfuis et on n'entend plus que les cris des éperviersll Cp. 229).

Trop aisément, on qualifie de fade l'oeuvre de Bernardin.

Il est vrai que son "angélismel/ a failli étouffer les personnages de Paul et Virginie. L'auteur apporte tout de m~me quelque chose de nouveau à l'exploration de l'âme humaine quand il décrit les mani-festations physiques de l'amour et la projection des sentiments sur la nature. Avant lui, on s'était peu intéressé à ces problèmes, sauf les Alexandrins que le néo-classicisme était en train de redé-couvrir. Toutefois, l'analyse morale n'est jamais ap~rofondie chez Bernardin, et nous le regrettons d'autant plus qu'il a entràvu l'importance du songe quand les deux femmes racontent au vieillard leur rêve; lorsque le fantôme de Virginie s'adresse à Paul, elle lui entrouve les portes de l'au-delà: "Je suis pure et inaltérable comme une particule de lmmière et vous me rappelez dans la nuit de la vie! " Cp. 221-222).

(46)

Deuxième partie

Figure

TABLE  DES  r~TIERES
Table  des  matières

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