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Roman et histoire dans "Les dieux ont soif"; suivi de, Les fleurs de lotus

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Canadian Theses Sil/vice Service des thèses canad.ennes

Qaawa. Canada

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soumise à la lOI c.anad.cnne SUI le drort d'auteu., ~R\..

1970, c, C-30, et ses amendements subséquents,

(3)

SUIVI

LES FLEURS DE LOTUS

par Ying Chen

Mémoire déposé à la

faculté des études supérieures et de la recherche en vue de l'obtention

du diplôme de Maîtrise

Département de langue et de littérature françaises Université MCGill, Montréal, Québec

Mars 1991

(4)

Canadian Thcses Scfvicc Scfvicc des Ihèses canad<ennes

Ottawa. can..da

KIA 004

The author has granted an irrevocable non· exclusive licence allowing the National Ubrary

of Canada to reproduœ,loan, distribute or sel!

copies of his/har thesis by any means and in

any fonn or format, maki~ !his thesis aval1able to intere.,ted persans.

The author (elains ownership of the copyright in hisfher thesis. Neither the thesis nor substantial extracts from it may be printed or otherwise reproduced wilhout hi3lher per-mission.

L'auteur a accordé une licence irrévocable et non exclusive permettant à la BibrlOt:lèque nationale du Canada de reproduire, prêter, olStnbuer ou vendre des copies de sa thèse de quelque manière et sous Quelque forme Que ce soit pour mettre des exemplaires de celte thèse à la disposition des personnes intéressées.

L'auteur conserve la propnété du droit d'auteur Qui protège sa thèse. Ni la thèse ni des extraits substantiels de celle-ci ne doivent être imprimés ou autrement reproduits sans son autorisation.

ISBN 0-315-&76&7-1

(5)

J'aimerai~ exprimer ma profonde gratitude au professeur Yvon Rivard p9ur son soutien continu, sa patience et ses conseils compétents sans lesquels je n'aurais pu faire ce mémoire.

Je dois aussi remercier T.T. Su qui m'a toujours encouragée et qui m'a beaucoup aidée dans la réalisation matérielle de ce mémoire.

(6)

-

.:4.<-Ce mémoire de maîtrise en création littéraire comprend deux parties: une longue nouvelle et un te~te critique. Le texte de création, intitulé Les fleurs de lotus, raconte la vie d'une Chinoise depuis le dernier Empire jusqu'au régime communiste. Le personnage principal a subi dans son enfance une opération pour réduire ses pieds. Cette opération aura pour elle des conséquences différentes selon les époques. Le monde change, et les préjugés varient. Cette nouvelle questionne le destin de l'homme dans l'histoire.

Le texte critique amorce une réflexion sur le r')man

historique à travers l'étude du roman d'Anatole France, ~

dieux ont soif. Après avoir montré que 1 'histoire est le

princ1~al sujet de ce roman, nous verrons que le scepticisme imprègne la vision qu'Anatole France a des révolutions et du destin de l'bumanité. Puis nous dégagerons certaiJls procédés

littéraires (répétition, opposition, ironie; propres à

(7)

This llIaster's thesis in creative work includes two parts:

A tale and a critical study. The creative work is entitled ~

rleurs de lotus, which delineates the life ~f a chinase woman from the last Empire to the communist regime. The story unfo!ds around the bound-feet of the c~ntral character. The fect, in the differert period of time, have different consequences for her. The world changes, so do es the prejudice against her in various forms. The tale questions the destiny of human being in history.

The critical work explores historical novel through the

study of France's novel, Les dieux ont soif. Having

demonstrated that history is the main subject of this novel, l contend that skepticism forJes France's vision about revolution and the destiny of human being. Then l detect sorne literary techniques such as repetition, contrast and irony that France uses in expressing bis contemplation about historical processel.

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PREMIE~E PARTIE: TEXTE C~ITIQUE:

ROMàN

ET

HISTOIRE pàNS "LES DIEUX ONT SQIF"

Page

IHTRODU~ION. • • • • • • • • • • .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. 1

CHAPITRE 1: Lê scepticisme francien... 6

CHàPITRE 2: L'esthétique du sçeptiçi~rne... 20

CONCLUSION .... c .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. 31

BIBLIOGRAPHIE.. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. 34

DEUXIEME PARTIE: TEXTE DE CRF~TION:

les fleurs de lo;us 37

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ROHAN ET HISTQIB&-DAHS "LES D!EQX ONT SOIF"

(10)

Selon la définition de A. T. Sheppard, "An historical novel must of necessi ty be a story of the pa st ln which

imagination cornes to the aid of fact.'" La distinction est

ainsi faite entre la chronilue et le roman historiqu&, entre ce dernier et le roman soit-ùisant non historique. C'une part, le roman historique dev_-ait être une véritable fiction et non

pas la simple relation de faits historiques: i l tend à

!'econstruire un monde passé av&c l'aide de l' iJ:lagination.

D'autre part, le L-oman devient "h.\storique" quand i l situe son

histoire dans le passé ~c qu'il représente les fa~~s

historiques avec plus ou moins da fidélité. Mais la seule

combinaison de l'imagination et des faits ne suffit pas à

qualifier un roman d'historique. En effet, selon A. Fleishman: "What makes a historical novel historical is the active presence of a concept of history al: a shaping force"'. si un sens aigu de l'histoire, une certaine conception du processus historique constitue le fondement même du roman historique,

Sheppard, A.T., The Art & Practice 01' IIistoti5;1Ù

Fiction, London, Humphrey Tou:.nin, 1930, p.15.

2 Fleishman, A., The Englisb IIistorical Noyel; Walter

Scott to Yirginiq Woolf, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1971., p.15.

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c'estque le rapport que ce dernier entretient avec l'histoire ./

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est doublt:: "Preilant pour objet l'Histoire, (le roman historique) est lui·-même souru~ A cette histoire; il baigne aans elle, par exemple par le choix même de ses sujets, ses

vicissitudes en tant que genre, la variatio.. de ses

perspectives sur tell~ ou telle époque. Ainsi le pourrait-on dire d .... ublement historique'" • Lukecs souligne aii,si le caractère subjectif d'une telle entreprise: l'histcir'e n'est jamais écrite une fois pour toutes ~t le roman historique ne peut être en un sens que le roman de l'histoire, c'est-A-dire l'expression de ce processus par lequel tel romancier

t.

telle

é~)que interprète ou réinvente l'histoire.

Quant aux "vicissitudes du genre", elles reposent en

grande partie sur le type de relations à établir entre

l'individuel et le général, le particulier et l'universel dans l'histoire. Ce problème esthétique, qui existe dans la plupart des oeuvres littéraires, est ici capital puisque le roman historiqu~ tend ~ cerner le processus historique: qui fait l'histoire, le peupie ou ses dirigeants? qU'est-ce qui détermine l'histoire, le quotidien ou les grands événements?

La réponse à ces questions, qui commande des choix

esthétiques, est évidemr4ent aussi d'ordre idéologique. D'où

l'impossibilité de dissocier l'écriture de l'histoire

• Lukacs, G., Le roman historique, paris, Payot, 1965, p •

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-conception de l'histoire. On verra, dans la présente étude de Les dieux ont soif, qU'Anatole France fait partie de ces écrivains qui s'intéressent plutôt à la vie populaire qU'à la biographie des grandes figures historiques, étant donnô que celle··là constitue une histoire interne qui varie peu avec le temps et qui explique ou sous-tend l'histoire apparente. Le choix des thèmes historiques dans ~dieux ont

~ est donc lié à cette vision puisque la Révolution est une période historique qui révèle plus que jamais les instincts humains.

Anatole France est né et a grandi dans un miljeu d'historiens. La librairie de scn père lui a inspiré un goût à la fois passionné et mélancolique pour les phénomènes historiques. Dans Le Crime de sylvestre Bonnard, le personnage Bonnard résume bien la leçon qu'Anatole France tire de ses études de l'histoire: "L'historien représentera-t-il les faits dans leur complexité? Non, cela est impossible. Il les représentera dénués de la plupart des particularités qui les constituent, par conséquent tronqués, mutilés, différents de ce qu'ils furent. Quant aux rapports des faits entre eux, n'en parlons pas. si un fait dit historique est amené, ce qui est possible, par un 0U plusieurs faits non historiques et par

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la relation de ces faits?'" En 1882, dans la préface des Désirs de Jean Servien, Anatole France déclar.e: "Avant d'écrire sur le monde moderne, j'ai étudié, autant que je l'ai pu, les mondes ô'autrefois, et je ne me suis détourné de la

vue du passé qu'après avoir senti jusqu'au malaise

l'impossibilité de me bien figurer les anciennes formes de la vie. I I ' Ainsi germe déjà dans ce jeune coeur un sentiment

sceptique, mais F~ance n'a jamais tourné le dos au passé. En

----effet, -tout au long presque de sa carrière littéraire, il"-considère l'évocation du passé comme une façon de refléter le présent et d'exprimer sa mélancolie sceptique.

Ce scepticisme ch.lz Anatole France se transforme en une dés1llusion totale vers la fin de sa carrière. Lorsqu' i l é~rit

~dieux ont soif, il est fortement ~arqué par l'échec de la

révolution russe en 1905, et surtout par la menace rl~ guerre qui pèse sur l'Europe depuis l'annexion de la

Bosnie-Herzégovin~ en 1909. Les jeunes accueillent alors

favorablement l'idëe .le la guerre et se larocent dans les

aventuJ.~<; coloniales. 11 finit la rédactioll du roman en pleine crise internationale. Dans une lettre de 1911, Anatole France exprime son profond dp.sespoir: "Le livre (Les dieux ont soif)

• France, A., Le crime de Sylvestre Bonnard, parh:, Calmann-Levy, 1881, pp. 311-312.

• France, A., Les désirs de Jean servieD, Levaillant in Essai sur l'évolution int~llectuelle

Franc, Paris, ~rrnand colin, 1965, p.1ll.

cité par d'Anatole

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qui veut dire, en réalité, que je ne les ai pas ach~vés ••• c'est la vie qui est absurde •.• Je suis accablé par le spectacle de la bêtise des hommes, et ce spectacle vous est étalé et à tout l'univers ••• "". C'est donc dans cette atmosphère non moins troublante que celle de 1790 f~t sous l'emprise de ce scepticisme qu'est rédigé ~es dieyx ont soif. La présente étude tentera de dégager, dans un premier temps, les prir~ipales idées franciennnes sur le processus historique et sur la situation de l'homme dans l'histoire. Dans un deuxième temps, nous verrons que la façon dont l'auteur traite les problèmes aussi bien idéologiques

qu'artistiques qu'affronte le roman h~storique est étroitement

lièe à la conception qu'il se fait de l'histoire et de sa représentation romanesque. Enf~n, à partir de cette analys~

des ~ux ont soif, nous essaierons d'esquisser certaines

conditiuns et limites de la pratique du roman historique.

• France, A., Correspondance, Tome IV, cité par Bancquart in Anatole France polémiste, .. aris, A.G. lIizct, 196'-, p.512.

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Chapitre 1: Le scepticisme francien

Dans son Encyclopedia of Philosophy, R.H. Popkin définit ainsi le scepti.;::isme: ":,kepticism, as a critical philosophical attitude, questions the reliab:lity of the knowledge claims made by philosophers and others"·. A l'origine, le terme grec "skeptikos" signifie "s'informer". Les sceptiques pensent que l'homme ne peut atteindre la vérité générale parce qu'il lui est impossible de s'informer véritablement sur quoi que ce soit. si nos connaissances sont acquises par l'interméaiaire de nos sens, comment savoir si ce que nos sens nous fournissent nous renseigne sur la vraie nature des choses ou seulement sur leurs apparences ou leurs manifestations? Comme nous ne pouvons pas répondre à cette question avec certitude, nous doutons. A. Naess indique que "sceptical philosophies ••• are mostly misunderstood and apt to be descibed in ways that make them 8,?pear unnecessarily crude or absurd". Pourtant,

"many of us are nomads in philosophy, and sceptical attitudes are our recurring pastures"·. La valeur de cette attitude philosophique réside dans son refus d'admettre une chose sans examen critiqu •• Ain~i le scepticisme serait le premier pas

The Encyclopedia of PhiloSQphv., Vol. 7, London, COllier-Macmillan, 1967, Vol. 7, p.449.

• Naess, A., Sceptlcism, London, Routledge & Kegan paul, 1968, p. IX.

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cette leçon du scept~cisme. Le scepticisme serait la seule attitude susceptible d'éviter à l'ho:::me certaines vicissitudes

ou de lui permettre de les supporter: "sceptique! Sceptique! En effet, ils m'appelleront encore sceptique. Bt pour eux, c'est la pire injure. Mais pour moi, c'est la plus belle des louanges"'. '::e scepticisme provient, _ à _ ~art _ des événements décevants de l'époque, d'une profcnde mélancolie existentielle

-~

qui marque très tôt le tempé~ament d'Anatole France. Dans la première partie du poème Le pésir, i l exprime ainsi sa hantise de la r.tort: "Mélancolique nuit des chevelures sombres / A quoi bon s'attarder dans ton enivrement / si, comme dans la mort, nul ne peut sous tes ombres / Se plonger éternellement?"'· On retl0uve ce même sent~ment dans Les dieux ont soif. Le vieux Brotte aux affirme "qu'il n'a pas d'objection essentielle à

faire contre la guillotine" parce que la vie d'un homme selon lui n'a aucun prix: "L'unique fin des êtres semble de devenir la pâture d'autres êtres destinés à la même fin"". Les dieux ont soif semble, en effet, un roman sur la mort. L'histoire

• France, A., cité par Paul Gsell in Les Matinées de la Cilla Sard, Paris, Grasset, 19~1, pp.Sl-S3.

,. France, A., cité par Levaillant, op. cit., p.34.

11 France, A., 1&s dieux ont soif, Oeuvres Complètes,

Tome XX, paris, Calm~nn-Lévy, 1931, p.73. Désormais toutes les

références à cette oeuvre seront réduites à la seule

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se situe sous le règne de la Terr~~r durant la Révolution française. Presque tous les personnages son~ mo=tG de maladie ou dans les batailles, sans compter ceux qu~ ont été massacrés ou guillotinés. Leur histoire se confond avec cet impitoyable écoulement du temps qui mène de la naissance à la mort. Mais si l'homme est condamné au malheur parce qu'il est mortel, il se crée encore plus de misère en commettant toutes sortes de bêtises dont celle qui c:onsiste à pr~=ipiter sa fin naturelle.

1. L'Absurdité de la Révolution

La réflexion sur la Révolution est une dominante de l'esprit francien: il a grandi dans un milieu de spécialistes qui se préoccupent de collectionner les documents sur la

Révolution. L'existence de pareilles époques comme

l'Inquisition et la Terreur est un profond sujet de trouble pour l'écrivain. "A vrai dire, déclare-t-il, je n'attache pas une importance excessive à la forme de l'Etat. Les changements de régime ne changent guère la condition des personnes ••• Et il n'y a que les imbéciles et les ambitieux pour faire des révolutions."n Il est vrai que la vie des Parisiens, loin d'être améliorée, se détériore: " ••• le pain est hors de prix; ..• On ne trouve au marché ni oe11fs, ni légumes, ni fromages" (p.19). Et le 'rribunal révolutionnaire fonctionne comme une

12 France, A., L'Orme du mail, Oeuvres Complètes, Tome

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cOl3prenait rien à ces opérations confuses, absurdes, sans but, qui avaienl: abouti à un désastre, personne, pas plus le défenseur et l'accusé lui-mê~e que l'accusateur, les juges et les jurés, et chose étrange, personne n'avouait à autrui ni à soi-même ':Iu'il ne comprenait pas."(pp.164-165) Les soupçons versent dans une véritable folie: les pantins de Brotteaux sont accusés d'incivisme et le montreur de Polichinelle des Champs-Elysées est arrêté parce qu'il lui faisait jouer la Convention ••• Les révolutionnaires, poussés par leur croyance aveugle, sont capables d'actions cruelles. Ils arrêtent tant de Jnde que "le fauteuil de l'accusé avait été remplacé par une vaste estrade pouvant contenir cinquante individus: on ne procédait plus que par fournées"lp.259). Et la plupart de ces accusés, y compris le beau-frère de Gamelin, sont condamnés à mort sans preuve évidente.

Derrière cette cruauté absurde, il y a l'ambition des révolutionnaires de vouloir imposer la vertu au monde: "Conune ils croyaient posséder la vérité, la sagesse, le souverain bien, ils attribuaient à leurs adversaires l'erreur et le mal.

Ils se sentaient forts: ils voyaient Dieu."(p.259) L',malogie

entre les mouvements religieux et les mouvements

révolutionnaires repose sur cette idée commune aux uns et aux autres que l'homme "devrait" et "pourrait" être changé.

Anatole France souligne à plusieurs reprises cette

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Tribunal révolutionnaire installé dans l'église, les oraisons faites par Gamelin à Robespierre, etc.), mais il croit la révolution plus dangereuse: "Il déplorait que les jacobins voulussent la (religion) remplacer par une religion plus jeune et plus maligne, par la religion de la liberté, de l'égalité, de la républi~ue, de la patrie. Il avait remarqué que c'e~t

dans la vigueur de leur jeune âge que les religions sont le plus furieuses et le plus cruelles, et qu'elles s'a~aisent en vieillissant."(pp.186-187) Claude ROY, dans ses Chercheurs de dieux, explique a~nsi ce phénomène: "Les Eglises chrétiennes aujourd'hui font en général couler peu ou pas de sang, et on ne peut leur imputer de nos jours aucun des éclatants et sanglants désastres qu'il faut inscrire dans le bilan des mouvements révolutionnaires ••• Les chrétiens de la fin de ce siècle sont beaucoup moins assuré~ de leur foi que ne le

furent au début de la leur les révolutionnaires

contemporains"".

Anatole France semble croire que la Révolution a été

manquée lorsqu'elle a tenté, comme 1 ~ christianisme, de

modifier l'homme, et cela parce qu'elle s'est fait de l'homme une idée optimiste et ambitieuse. La fameuse scène de la queue devant la boulangerie décrit minutieusement ce peuple dévoré de soucis quotidiens, et montre ainsi combien la vertu que

" Roy, C., Les caercheurs de dieux, Paris, Gallimard, 1981, p.75. C'est nous qui soulignons.

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-a pris soin de présenter des f-aits historiques d-ans le c-adre des faits non-historiques de la vie quotidienne, c'est qu'il croit que les idéologies se développent et s'égarent pour s'être éloignées de la réalité. L'exécution de Marie-Antoinette, politiques les désastres passent à militaires ou l'arrière-plan. les Le intrigues Tribunal I:c:lvolutionnaire fonctionne machinalement, et les masses, après s'être abandonnées à leurs instincts cruels, retombent vite dans l'indifférence, reprenant leur vie habituelle. C'est ainsi que le pique-nique à la campagne occupe tout un chapitre du roman. Le jour de la mort de Marat, une vieille paysanne demande s'il s'agit du "curé Hara". Le jour de la chute de Robespierre, on apprend la nouvelle que l'opéra est installé rue de la Loi. Gamelin qui croit "ce bon peuple plus affamé de justice que de pain" (p.78) se trompe lourdement. L'originalité des pieux ont soif par rapport à des romans aussi différents que stello de Vigny et Quatreyingt-treize de Hugo est que la Révolution n'y a~parait pas comme une épopée hérolque. C'est une histoire "banale".

2. L'impuissance de l'lIolll1lle

Les dieux ont soLf raconte une histoire "banale", dans le sens que presque tous les personnages y sont apparemment "impuissants". Examinons d'abord la foule qui occupe une place tellement grande qu'elle devient un para-personnage. Au ford,

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la Révolution est un moment où l'on voit mieux que jamais ce qU'est une foule. "La foule, disait Elodie, l'effrayait, et elle craignait de s'évanouir dans la presse."(p.65) En effet, sous la plume de France, cette foule est méchante: les

dénol~ciations arrivent de toutes parts au Tribunal

révolutionnaire, "en telle abondance qu'on ne sait à qui entendre ••• Les uns apportent leurs révélations par civisme; les autres, par l'appât d'un billet de cent sols. Beaucoup d'enfants dénoncent leurs parents, dont ils convoitent l'héritage."(p.212) Leur méchanc~té est due à leur ignorance: "Ils étaient là, tous, comme un troupeau sans berger"(p.96). France est en cela bien différent de son contemporain Michelet

qui a fait l'éloge du peuple. A propos des masses

révolutionnaires, Michelet écrit: "La France combattait et saign3it pour le salut du genre humain. Ses fêtes ••• gardaient, sous leurs traits discordants, un fond qui rachetait tout: le dévouement d'un peuple au monde, le sens fort qU'il avait en lui qu'en défendant la liberté dans la France de 93, il la sauvait pour tous les peuples et les âges

à venir ••• Jamais, non, jamais il n'y eut de telles

solennités, ni si puissante inspiration"".

Pourtant, tout comme Michelet, France reconnait le rôle majeur du peuple dans l'histoire, puisqu'il croit que les

•• MiChelet, Le Banquet, cité par Gaulmier in Michelet, Desclée de Brouwer, 1968, pp.129-130.

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.."

-rois et des personnages dont les historiens faisaient tant de cas. Le choix des héros dans un ronan historique est en fin de conpte le choix entre deux conceptions de l'histoire: L'histoire est faite par les grands homees ou par le peuple dont les grands honmes ne seraient que l'expression la nieux adaptée aux inpératifs de l'époq~e. si on adopte la prenière hypothèse, on dépeint des héros. Dans le deuxiène cas, le peuple est présenté comee la source invisible des tendances de l'histoire. C'est pourquoi, comee on l'a vu précédenment, l'auteur présente les faits historiques dans le cadre des faits non-historiques de la vie quotidienne. Pour la nèCle

rais~n, il a aussi soigneuse~ent évité de nettre en scène les grands chefs de la Révolution: Robespierre et Marat ne sont que des personnages secondaires et insignifiants. Les grands hom::es n'ont pas d'existence particulière pour Anatole France. Les institutions n'ont pas d'existence spécifique non plus. Le Tribunal révolutionné1.ire est en quelque sorte influencé par le peuple: "Ils jugeaient dans la fièvre et dans la sOJ:molen~

que leur donnait l'excès du travail, sous les excitations du dehors et les ordres du souverain, sous les nenaces des sans-culottes et des tricoteuses pressés dans les tribunes et dans l'enceinte pUblique, d'après des téCloignages forcenés, sur des

réquisitoires frénétiques, dans un air e::lpesté, qui

appesantissait les cerveaux, faisait bourdonner les oreilles et battre les tenpes et nettait un voile de sang sur les

(23)

yeux ••• "(p.196) Les pseudo-héros sont presque les victimes du peuple, d'o~ la pitié que l'auteur éprouve parfois pour eux: "Enfin, c'étaient des ho~es, ni pires ni meilleurs que les autres ••• quiconque eût accepté de se ~ettre à leur place eût ali ~o~e eux" (p.196). Brotteaux seDble bien cODprendre la vét:table force du peuple: il s'était donné pour loi de ne jaDaL" contrarier le sentiDent populaire, surtout quand il se

Dontrai~ absurde et féroce, "parce qU'alors, disait-il, la voix du i'E!uple était la voix de Dieu."(p.76) Cette approche se retrou\'e fréquelment chez les naturalistes de la fin du XIXe siécl.,. Selon Lukacs, elle est l'expression artistique de la "co ;eption de l'histoire en tant que destinée du

peuple"'~. D'aprés lui, cette perspective historique qui se

développe à la suite de la Révolution de 1793 ct celle de 1848 exprille une désillusion générale au sujet des résultats possibles des révolutions bourgeoises. "La conséquence,

co~ente-il, de cette trop grande proxiDité de la vie incédiate et concréte du peuple est que ses traits les plus sUbliDes, les plus héroiques s'estoDpent ou parfois 1:Iëce disparaissent. I~ Dépris abstrait de l'histoire 'extérieure' donne aux événel:lents historique,; un terr.e caractère quotidien, les réduit au niveau de la sÏJ:tple spontanéité"'·. Dans cette

I~ Lukacs, op. cit., p.225.

(24)

les trai tés de paix, les bouleversenents politiques ne sont que la partie extérieure et peu importante de l'histoire: par contre, le facteur réellement décisif c'est la vie réelle, immédiate, matérielle, spontanée du peuple lui-mêDe. Cette conception non moins sceptique est sans doute partagée par Anatole France qui a vécu cette époque-là et qui affirme que "les changements de régime ne changent guère la condition des personnes". Il semble vouloir dire par son roman qU'un homme, quel qu'il soit, ne peut avoir d'influence décisive sur la marche de son tenps. Ce temps, représenté pas les sentÏJ:lents du peuple, s'écoule en dehors de lui et le pousse malgré lui ou sans qU'il s'en aperçoive.

3. L'Histoire -- un cycle sans issue

Mais qU'est-ce qui pousse cette masse aveugle et confuse à l'action et à la réaction? Ce sont "les dieux, les vrais dieux, c'est-A-dire les forces qui conservent le monde ••• "". Ces forces mystérieuses sont interprétées dans le roman comme étant les moeurs et les instincts des hommes. Selon Anatole

Fra~ce, l'homne, plongé dans la nature et dans l'histoire, ne

dirige pas le cours des choses qui se déroule bien au-dessus de ses pouvoirs. Et l'histoire, au lieu de s'acheminer vers le mieux, se montre plutôt sous la forme d'un cycle. Ce cycle

(25)

éternel est parfois dû à l'oubli de l'homme, comme le pense

Lucrèce, maître spirituel de Brotteaux: "si nous tournons nos regards vers l' immensi té du temps écoulé, et que nous songions

à la variété infinie des mouvements de la matière, nous

arriverons facilement à cette conviction que les mêmes

éléments dont nous ~~mmes actuellement formés ont déjà été rangés dans le même ordre qu'ils occupent actuellement; et pourtant notre mémoire ne peut ressaisir cet état du passp."

u. Au moment de la chute de RObespierre, "Gamelin tombe

ensang1anté •.• i1 entend distinctement la VOlA du jeune dragon Henry qui s'écrie: -Le tyran n'est plus; ses satellites sont brisés. La Révolution va reprendre son cours majestueux et terrible. "( p. 296) On s'imagine qU'un autre "Gamelin" apparaîtra sur la scène de l'Histoire, tout aussi fanatique et violent, mais plus sournois et cruel, puisque le jeune dragon avait été capable de dénoncer sa maîtresse alors que Gamelin avait évité de dénoncer lui-même son beau-frère. Le destin de Gamelin semble obéir à un cycle mystérieux. Les fiançailles de la mère de Gamelin ont eu pour décor l'écartèlement de Damiens: "Elles eurent grand 'peine à se frayer un chemin à travers la foule des curieux. Dans le magasin de M. Bienassis la jeune fille avait trouvé Joseph Gamelin, vêtu de son bel habit rose, et elle avait compris

to~t de suite de quoi il retournait. Tout le temps qu'elle

(26)

....

arrosé de plomb fondu, tiré à quatre chevaux et jeté au feu, M. Joseph Gamelin, debout derrière elle, n'avait pas cessé de la complimenter sur son teint, sa coiffure et sa taille." (pp.21-22) La naissance de Gamelin le petit eut lieu le jour de l'exécution de Lally-Tollendal: "Je te mis au monde, Evariste, plus toc que je ne m'y attendais, par suite d'une frayeur que j'eus, étant grosse, sur le Pont-Neuf, où je

faillis être renversée par des curieux, qui couraient à

l'exécution de monsieur de Lally."(p.22) Et à la mort de Gamelin, "la foule des spectateurs, joyeuse, animée, retardait la marche de l'escorte. Le public félicitait les gendarmes, .:}ui retenaient leurs chevaux. Des jeunes gens, attablés à

l'entresol, dans les salons des traiteurs à la mode, se mirent

aux fenêtres, leur serviette à la main, et crièrent:

J

Cannibles, anthropophages, vampires!"(p.304) Ainsi, la même

-foule, les même fenêtres et les mêmes injures mar~uent aussi bien la naissance que la mOlt d'une même personne, et forment ainsi un cycle de vie sans espoir. Et ce cycle est éternel. Le temps coule, et la médiocrité de l 'I!omme passe de génération en génération: "Chaque couple allait, portant dans ses bras ou traînant par la main ou faisant courir devant lui des enfants qui n'étaient pas plus beaux que leurs parents et

ne promettaient pas de devenir plus heureux, et qui

donneraient la vie à d'autres enfants aussi médiocres qU'eux en joie et en beauté."(p.100) r.a philosophie de l'histoire

(27)

d'Anatole France n'est donc pas celle du progrès. Raymond Aron, dans son Introduction à la philosophie de l'histoire

publiée en 1938, explique ainsi cette tendance de la pensée: "On met en doute la réalité ou en tout cas la régularité du progrès. Trop d'événements ont révélé la précarité de ce que l'on appelle civilisation, les acquisitions les plus assurées

en apparence ont été sacrifiées à des mythologies

collectives ••• l'état final retombé au même niveau que les autres ne confère plus au mouvement une orientation ••• ,,1' Il conclut que l'histoire-évolution se dégrade aujourd'hui en histoire-devenir, celle-ci désignant l'Histoire de pure succession sans but. Pour Anatole France, cette vision historique reflète ses propres expériences. Lorsque Les dieux ont soif est terminé, il explique à son ami: "J'entends dire cette année tout ce que j'entendais dire en 1870; j'entends les mêmes folies, les mêmes sottises et, plus a~surde que les autres, j'en suis surpris, comme si j'avais pu croire que l'humanité, qui ne s'est gUère modifiée depuis deux mille ans, avait chan<jé en quarante ans.,,20 Le monde change peu, en dépit des révolutions de toutes sortes. Dans Les dieux ont

,:oill, Anatole France insiste sur le fait que non seulement les

10 Aron, R., Introduction à la philosophie de 1 'histoire,

Paris, Gallimard, 1938, pp.149-150

2. France, A., Correspondance, cité par Bancquart, op.

(28)

-.

étaien~ restés presque idu.~iques pendant la périocte extraordir.aire de 1& Révolution. L, .aractère conservateur de la justice pré.,lde encore au Tribunal t. lolutionnaire: "La

vieille idée monarchique de la raison d'Etat inspirait le Tribunal révolutionnaire. Huit siècles de pouvoir absolu avaient formé ses magistrats, et c'est sur les principes du

droit divin qu'ils jugeaient l~s ennemis de la

liberté."(p.llO) La leçon ultime de Cl.. man est sans doute

celle-ci: La Révolution qui prétend "dé; uire pour établir" n'établit rien en réalité. Son résultat est négatif au lieu d'être nul, car elle anéantit l'espèce humaine déjà assez malheureuse. Autrement dit, toute tentation de changer le

monde est vaine. La nature humaine ne change pas. La

civilisation n'évolue ni ne régresse, elle obêit à un cycle dans lequel se répètent les mêmes événements. C'est toujours la "même" eau qui coule, à travers les siècles, entre les rives "changeantes" du fleuve de la vie.

(29)

Chapitre 2: L'esthétique du scepticisme

Cette conception historlque du retour. éternel, ce regard

lucide et tragique sur la n~ture humaine, ce courage

pathétique face au monde sans avenir, en un mot l'esprit sceptique qui traverse Les dieux ont soif va dicter à France son esthétique romanesque.

1. La répétition

Le thème du recommencement commande la structure et le rythme du ronan. L'illustration la plus dramatique de ce recommencement est 1(; procès de GaDelin, lorsque celui-ci revoit, du banc de l'accusé, "le dossier sur lequel il avait coutume de s'appuyer, 1.' place d'où il avait terrorisé des malheureux •.. ee dominant l'estrade ~ù les juges siégeaient sur trois fauteuils d'acajou, garnis de velours d'Utrecht rouge, les bustes de Chalier et de M~rat et ce buste de Brutus qu'il avait un jour attesté. Rien n'était changé ••• " (p.300-303)

Cette répétition du décor implique une répétition plus profonde des destins: Gamelin juge les accusés avec le mêDe

obs~ur fanatisme que ses prédé~esseurs, puis il est accusé à

son tour de sorte que l'histr're continue de distribuer à dep personnages différents les même rôles et les mêmes répliques. La répétition des destins est dans un certain sens celle de la nature humaine. si, d'après Jean Levaillant, les romans

(30)

balzaciens ou flaubertiens sont fondés sur la métamorphose des héros'l, ce n'est pas le cas chez Anatole France. Son originalité consiste à briser cette continuité psychologique traditionnelle du roman. Pour les raisons déjà mentionnées, la métamorphose des êtres est impossible pour Anatole France. Les personnages deo Dieux ont soif ne se transforment pas au cours du roman. Ils se répètent. ElOdie, par exemple, reçoit son nouvel amant après la mort de G_melin, avec exactement les mêmes mots et les mêmes gestes que dans ses premières rencontres avec Gamelin. Et s'ils s'abandonnent encore aux mêmes illusions, c'est qu'ils sont étrangement oul'lieux. Ainsi lorsque Gamelin s'enthousiasme pour Marat, sa mère lui rappelle: "Laisse donc, Evariste: ton Marat est un homme comme les autres, et qui ne vaut pas mieux que les autres •.. Ce que tu dis aujourd'hui de Marat, tu l'as dit autrefois de Mirabeau, de la Fayette, de Pétion, de Brissot."(p.20)

Ce qui est plus frappant, c'est que les per~Jnnages non

seulement se répètent eux-mêmes, mais au~ i s'imitent

mutuellement. Il Y a donc chez eux double répétition. De la naissance de Gamelin jusqu'à sa ~ort, une vingtaine d'années

ont passé et l~s gens qui regardent le spectacle de

l'exécution ne devraient pas être exactement les mêmes individus. Et pourtant, en vertu de ce principe de la

21 J~vaillant, J., AnatoJ e france Romane ier, "Europe",

(31)

répétition imitation, cette

identique à celle d'hier. En

foule d'aujourd'hui est

même temps qu'il imite

maladroitement les raisonnements de ses chefs

révolutionnaires, Gamelin s'identifie encore au héros de la toile qu'il a ébauchée, "Oreste veillé par Electre sa soeur", où l'on voit la jeune fille écarter les cheveux qui cachent les yeux de son frère. Cette peinture reflète évidemment le drame de Gamelin: "La tête d'Oreste était tragique et belle et l'on y reconnaissait une ressemblance avec le visage du peintre."(p.15) Et Gamelin commente ainsi cette composition: "Mais Oreste nous émeut encore plus dans sa tristesse que dans ses fureurs. quelle destinée que la sienne! C'est par piété filiale, par obéissance à des ordres sacrés qu'il a commis ce

cri~e dont les Dieux doivent l'absoudre, mais que les hommes ne pardonneront jamais. Pour venger 1& justice outr.agée, il a renié la nature, il s'est fait inh~main, il s'est arr~ché

les entrailles. Il reste fier sous le poids de son horrible et vertueux forfait .•• " (p.SS) Gai:lelin reproduit ainsi son destin sur la toile et r.larc:he preeque consciemment vers lui. L'image d'Oreste ne l'~ jamais quitté. Au crapitre XXIII, lorsqu'il se réveille auprès d'Elodie après avoir fait des cauchemars, Gamelin croit vivre lui-.'IIême le destir d'Oreste: "Les cheveux d'Evariste, mêlés sur son front, lui couvraient les yeux d'un voile noir: Elodie, au chevet du lit, écartait doucement les mèches farouches. Elle le regardait, cette fois, avec une tendresse de soeur et, de son mouchoir, essuyait la

(32)

cette belle scène de l'Oreste d'Euripide, •.. la scène où la malheureuse Electre essuie l'écume qui souille la bouche de son frère."(p.264)

Tout au long du roman, le tableau d'Oreste accompagne

Gamelin comme ur.e ombre tragique qui le condamne à la

répétition du destin. L'oeillet rouge est un autre symbole sans cesse répété dans le roman. Elodie le donne à son amant au moment de sa mort comme elle le lui avait donné au temps de la volupté •• L'oeillet rouge s'épanouit et se flétrit à l'instar de l'homme qui naît et meurt. La récurrence de ce symbole sert à éveiller aussi bien le "souvenir" des personnages qU'à exprimer cet:te mélancolie existentielle à laquelle nous convie Anatole France.

2. L'opposition

En même temps que certains éléments romanesques (le décor, le caractère des personnages, les symboles, etc.) se répètent, d'autres s'opposent de façon aussi systématique. "Je

soigne mes adjectifs, affirme ~'auteur. Je me range au

sentiment de Voltaire. Rappelez-vous sa boutade si plaisante,

si judicieuse: 'Quoique l'adjectif s'accorde avec le

substantif, en genre, en nombre et en cas, néanmoins, ••• l'adjectif et le substantif ne se conviennent pas toujours.' A quoi bon les multiplier pour dire la même chose. si vous les prodiguez, contrariez-lec. Vous surprendrez ainsi

(33)

votre lecteur.

,,22

Ainsi nous trouvons dans le roman l' "orgueil" qui est "vertueux", l' "amour" qui est "impitoYi.&ble"(p.56), et la "justice" qui est terrible"

(p.258).

L'emploi de ce procédé, qui vise non pas tant à

surprendre le lecteur qu'à exprimer fidèlement la perception propre au scepticisme, s'étend au choix du décor romanesque. Au début du roman, on décrit le siège révolutionnaire qui s'installe dans l'église Saint-Paul: "Ga.~elin ••. s'étai t rendu

••• à l'ancienne église qui depuis trois ans servait de siège

à l'assemblée générale •••• On avait inscrit au-dessus de la porte ••• 'Liberté, Egalité, Fraternité ou la Mort.' ., .Les Saints avaient été tirés de leurs niches et remplacés par les bustes de Brutus, de Jean-Jacques" (pp. 3-4). Cette série de contrastes aigus non seulement provoque chez le lecteur la curiosité pour les événements qui seront racontés, mais surtout lui fournissent une interprétation de ceux-ci: de la religion à la révolution, d'une église à l'autre, c'est le même fanatisme qui sévit.

On retrouve, bien sQr, à l'intérieur des personnages la même contradiction entre le bien et le mal, cette même absurdité à laquelle aboutit toute volonté d'améliorer ou de changer l' homme. l.a contradict.ion chez Gamelin est sans doute

.. France, A., cité par Brousson in Anatole France en pantoufles, Paris, Crès, 1917, p.62.

(34)

..

les pauvres. Mais le fossé entre le but et les moyens se creuse de façon dramatique: "Pour que tu puisses, dans ta sagesse et ta bonté, mettre fin aux discordes civiles, éteindre les haines fratricides, faire du bourreau un jardinier qui ne tranchera plus que les têtes des choux et des

laitues, ••• nous redoublerons de vigilance et de

sévérité."(p.287) Et "son honnêteté, sa pudeur virile, sa froide sagesse, son dévouement à l'Etat, ses vertus enfin, poussaient sous la hache des têtes touchantes."(p.173) "si le mieux est l'ennemi du bien", comme le disait Voltaire, c'est que la seule sagesse possible consiste à accepter que l'homme est un mélange de forces et de faiblesses et qu'il est dangereux de vouloir rompre cet équilibre.

En fin de compte, c'est la vie elle-même qui est un tissu de contradictions, ce que Anatole France souligne en donnant

à Brotteaux un destin qui va d'un extrême à l'autre! "Au bon temps, Brotteaux ••• donnait, dans son hôtel de la rue de la Chaise, des soupers fins ••• " La Révolution lui ayant enlevé ses rentes, son hôtel, ses terres, son nc,m, "Il gagna sa vie

à peindre des portraits sous les portes cochères, à faire des crêpes et des beignets sur le quai de la Mégisserie, à

composer des discours pour les représentants du peuple et à

donner des leçons de danse aux jeunes citoyennes."(p.12) Mais

à ces vicissitudes de la vie et à ces caprices du destin s'oppose la sérénité du héros: "Il gardait une âme sereine,

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lisant pour se récréer son Lucrèce" (p.13) Lucrèce enseigne que rien n'existe dans l'univers, sauf le mouvement des atomes et le vide. Tout ce qui est lié au corps et tout ce qui arrive aux êtres, notamment aux hommes, n'a pas d'existence propre. Ce sont au fond de purI' phénomènes. "Rien n'est plus doux,

affirme Lucrèce, que de tenir dans leurs solides

retranchements les temples élevés par la sereine doctrine des sages, d'où l'on peut de I~aut considérer les autres, les voir errer çà et là, chercher en tâtonnant le chemin de la vie, lutter de leur intelligence, rivaliser de leur noblesse, nuits et jours s'efforcer avec bien de la peine à se hisser aux grandes fortunes et à s'emparer du pouvoir. pitoyables esprits, coeurs aveugles des hommes! Dans quelles ténèbres de l'existence, en quels grands périls on passe sa part de vie, le peu qu'on en a ! ,,2> On touche là à l'essence même du

scepticisme pratiqué par Anatole France, à savoir le

détachement.

3. L'ironie

L'ironie, en tant qU'attitude philosophique familière aux sceptiques, est d'abord une négation de l'absolutisme. Jankélévitch prend Socrate pour le maître de l'ironie: "Socrate représente donc un principe d'alerte et de mobilité:

2'

Lucrèce, cité par P. Boyancé in Lucrèce. sa vie. son

(36)

infatigable céfiance est toujours en éveil. "" En sec"nd lieu, elle donne accès à une fome de détachecent. "Devançant la tercinaison, l'hucour prévient le souci! l'hom:le détaché écrit le testacent du bonheur le jour céce de sa naissance. La cagie du présent, son absolutisce, sa valeur exceptionnelle, ses privilèges nous laissent incrédule~."~ Il conclut donc que l'ironie est un des visages de la sagesse.

Dupriez, dans Les procédés littéraires, définit l'ironie cocce une façon de "dire, par une raillerie, ou plaisésnte ou sérieuse, le cont~aire de ce qU'on pense, ou de ce qU'on veut faire penser.

Il'·

Les fomes de l'ironie utilisées dans l&:i

dieux ont soif sont très variées. Nous en retiendrons trois. L'énonciation d'un jugecent contradictoire: "C'était la République qui, en dépouillant les riches, ôtait aux pauvres le pain de la bouche. Et il n'y avait pas â espérer un ceilleur état de choses"(p.50); le recours à une cocparaison exagérée: "Cocce les Israélites au désert, les parisiens se levaient avant le jour s'ils voulaient Danger" (p.69); la cocbinaison de faits ou de senti cents contradictoires: "Au

.. Jankélévitch, Vladimir, t.' ironie, Paris, Flaccarion, 1964, p.13.

H Jankélévitch op. cit., p.30 •

•• Dupriez, B., Les procédés littéraires, Paris, Union Générale d'éditions, 1980, p.264.

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bruit de ce larcin, une grande indignation souleva ce cenu peuple, qui avait pillé les hôtels du faubourg saint-GerDa in et envahi les Tuileries sans rien ecporter, artisans et cénagères, qui eussent de bon coeur briilé le château de versailles, Dais se fussent crus déshonorés s'ils y avaient dérobé une épingle"(p.75).

Selon Chevalier, l'ironie provient d'une incongruité qui

est soulign~e par l'exagération, la distorsion et la

caricature». Voici quelques execples de ces procédés. Exagération, lo.'~sque Gacelin est nOl:ll:lé juge: "Le graveur DesDahis, acoureux, cette secaine-là, d'une fille du Palais-Egalitê, ••• avait trouvé pourtant cinc; winutes pour féliciter son ca::arade et lui dire qU'une telle nOllination honorait grandellent les beaux-arts. "(p.119) Distorsion: "Le jeune dragon se tint debout à son côté, la cain sur le dossier de la chaise oii elle était assise. A quoi l'on pouvait voir que la Révolution était accocplie, car, sous l'ancien régice, un hon=e n'eiit jacais, en cocpagnie, touché seulellent du doigt le siège où se trouvait une dace ••• " (p. 88) Caricature: l'accusateur public "était un hOllile robuste, à la voix rude, aux yeux de chat, qui portait sur sa large race grêlée, sur son teint de plol2b, l'indice des ravages que cause une existence sédentaire et recluse aux hocces vigou~eux, faits

n Chevalier, H.M., The ironie tenper, New York, Oxford University Press, 1932, p.37.

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.-montaient autour de lui cOJ:lJ:le les murs d'un sépul~l. .. , et,

visiblement, il aimait cette paperasserie terrible qui

semblait vouloir l'étouffer." (pp.llO-Hl) D'ailleurs,

l'ironie se retrouve souvent dans les propos mômas des personnages. Lorsque, par exemple, les Parisiens faisaient la queue devant la boulangerie, "une marchande de choux, qui chelainait, sa hotte sur le dos, se mit à dire de sa grosse voix cassée: -Ils sont partis, les beaux boeufs! rôtissons-flOUS les boyaux"(p.7l).

Parfois catte ironie est poussée jusqu'à l'absurdité:

La Révolution voulait tout changer, y compris le calendrier.

Monsieur Comba1ot précise alors: "nous n'avons plus que trois diJ:lanches au lieu de quatre. Et ce n'est pas tout: il va falloir changer notre manière de cOJ:lpter. Il n'y aura plus de

liards ni de deniers, tout sera réglé sur l'eau

distillée."(p.204) Mais comme l'indique Chevalier: "The Irony is not so J:luch in the te11ing as in the choosing to tell . ••• An Irony •.• revea1s itse1f, not in the mere projection and arrangement of the materia1, but in a basic response to things theJ:lse1 ves. ",. Et cette réponse, nous l'avons vu, provient souvent du sentiment sceptique qui prend conscience de l'iJ:lperfection du J:londe et trouve le moyen d'y survivre en l'acceptant. Bref, l'ironie d'Anatole France est un humanisme:

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"Si nous commencions à sourire un peu de ces sottises, qui parurent augustes et furent parfois sanglantes; si nous nous apercevions que les préjugés modernes ont comme les anciens

d~~ offets ou ridicules ou odieux; si nous nous jugions le~

uns les autres avec un scepticisme charitable, les querelles seraient moins vives dans le plus beau pays du monde ••• "" •

.. France, A., Les 0RIDlons de JérQôrne Coignard, ci té par Sareil, bnatole France et VOltait'e, Paris, Librairie Minard,

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-.

Conclusion

Les dieux ont soif est essentiellement un roman dont l'Histoire est le principal sujet. Tout y contribue à nourrir une méditation sur la nature de l'histoire humaine qui conclut

à la nécessité d'une sagesse sceptiqu~ face à l'abîme de la vie. si Anatole France a choisi d'étudier une période tro;Jble, c'est qu'il voulait précisément dénoncer l'idée de progrès ou d'évolution au profit d'une vision cyclique de l 'Ilistoire contre laquelle les hommes ne peuvent rien. La Révolution, plus que toute autre période, souligne la vanité et le danger de vouloir imposer aux hommes un idéal abstrait qui les aveugle sans pour autant les libérer de leur impuissance. Si, d'après Van Ghent, "the depiction of social and historical circumstances in prose fiction is justified only if it leads us to explore such matters as the timeless ambiguity of the human condition"'o, Les dieux ont soif. est un roman historique réussi.

Néanmoins, les personnages de ce roman sont peu

vraisemblables. Ils donnent souvent l'impression d'être plus ou moins des illustrations des .i.dées d'Anatole France sur l'histoire. Vers la fin du roman, par exemple, Gamelin est

)0 Ghent, V., The English Noyel. Form and Funçtion, lIew

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condamné à mort. Elodie reçoit son nouvel amant dans le même endroit, avec exactement les mêmes gestes et les mêmes paroles que lors de ses premières rencontres avec Gamelin. Ici, aucune analyse psychologique n'a été faite. Il n'y a pas non plus de description de l'expression du visage de cette femme. On ne connait pas vraiment son état d'âme. Et ce manque de profondeur psychologique est probablement voulu par France. Ce qui l'intéresse, ce n'est pas Elodie en tant qu'individu

soumis à des pulsions ou sentiments compi~xes ou

contradictoires, mais Elodie en tant que symbole de l'im>ti~~t

humain qui ne varie pas selon le temps ou les circonstances et qui constitue un des éléments fondamentaux qui déterminent le processus historique. H. E. Shaw croit que le roman historique est toujours confronté au choix entre deux compromis. D'une part, "In historical fiction, character is likely to illuminate historical ~vents and destinies, not to act as an inwardly complex agent out of whose human complexi ty evolve the event and the destiny"; d'autre part, "if historical novels attempt to use plot or milieu primarily for the sake of illuminating individual consciousness or moral choice, they risk blurring their distinctively historical focus,,31. Le choix semble donc difficile, non seulement parce qu'il n'y a pas d'oeuvres d'art qui puissent représenter en

31 Shaw, R.E., îhe forros of histQrical fiction, Cornell University Press, 1983, p.49.

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aussi parce que la force d'un genre littéraire détermine ses

limites. Les fleurs de lotus se veulent une modes~e

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Sheppard, Alfred Tresider, The Art & Practice of Historical Fiction, London, Humphrey Toulmin, 1930, 292 pages.

(46)

DEUXIEIΠPARTIE TEXTE DE CREATION: les fleurs de lotus

(47)

1

Ha grand-mère Lie-Fei avait cinq ans lorsque le dernier empereur fut chassé de son palais.

Un jour, sa mère la fit appeler dans sa chambre. Er. entrant, Lie-Fei baissa la tête comme il le fallait. Elle aperçut d'abord, comme d'habitude, deux pieds aussi petits que des pains chinois, et joliment enveloppés par les chaussures colorées. Quand, accroupie seule au coin de sa grande chambre, elle pensait à sa mère, elle voyait ces deux pieds minuscules. Elle se demandait comment une mère si grave, puissante même, pouvait avoir les pieds aussi petits que ça. Ils lui inspiraient une sorte de compassion, une envie de pleurer. Chaque fois qu'elle voyait sa mère, le désir d'aller toucher ses pieds la torturait. Hais elle n'osait pas. Tout chez sa mère, le frôlement de sa longue robe qui voilait ses pieds, la manière dont elle hochait la tête, la musique à la fois tendre et distante de sa voix, le lui interdisait.

Or, cette fois, il se passa quelque chose de différent. Assise dans son fauteuil, la mère fit approcher sa fille, lui arrangea soigneusement les cheveux de ses longs ongles, puis la pressa contre son coeur. surprise par cette rare tendresse, la petite fille s'agenouilla ct appuya sa tête contre les genoux de sa mère. Au bout d'un instant, la mère lui prit les mains et les dirigea vers ses propres pieds. Lie-Fei put enfin

(48)

longtemps. Etourdie par le bonheur soudain ou surprise qu'il lui ait été donné si facilement, elle se reprocha de ne pas avoir vraiment éprouvé ce qu'elle avait espéré éprouver au contact des pieds de sa mère. En effet, elle n'avait rien senti que l'os dur comme le bois, et déformé â l'intérieur des très belles chaussures colorées.

-Tu les trouves belles? demanda la mère. -Oui ••• balbutia la fille.

Alors la mère la souleva par les bras, lui arrangea encore un peu les cheveux, et dit d'une voix faible: "Va jouer!"

Lie-Fei avait une "maman" dont les pieds étaient d'une longueur ordinaire. Un soir, lorsqu'elle vint tirer la petite fille de la baignoire, la "maman" lui sécha les pieds plus longuement que d'habitude et engagea une conversation dont Lie-Fei se souviendrait toujours:

-Tout à l'heure, au lit, on va t'enserrer les pieds! annonça la "maman" d'un air tout excité.

-Pourquoi?

-Mais pour les rendre beaux! -Beaux CODme quoi?

-As-tu vu les pieds de ta mère? -Ils ne sont pas beaux.

-Hum! Alors, tes pieds, ils seront beaux comme des lotus. -Qu'est-ce que c'est les lotus?

(49)

Une fois au lit, elle ferma les yeux pour imaginer ce qui se passerait le jour où ses pieds deviendraient des fleurs. Accompagné de mon arrière-grand-mère, un homme entra dans sa chambre. Il s'inclina poliment cle7ant le lit, sortit de ~a

poche un gros rouleau de bande en coton blanc et se mit à l'enrouler sur le pied de la petite fille. Celle-ci ne voyait pas les yeux de l'opérateur. La bande se resserra de plus en plus. Elle se mit à crier et à pleurer de désespoir, suppliant sa "maman" de la sauver, cherchant des yeux sa mère qui était sortie de la pièce on ne savait quand. Sa "maman" pleurait elle aussi. C'était la première fois qu'elle assistait à un tel spectacle. Et il s'agissait de sa "chère petite"! Comme tout le monde, elle adorait les pieds petits. Elle avait honte de ses pieds "drôlement longs". Elle en voulait à ses parents trop humbles pour avoir pris une fine précaution de ce genre. Dans la rue on ne saluait que les femmes aux pieds petits. Pour elle comme pour les autres, c'était un signe de noblesse, de richesse, de beauté, de pureté, de tout ce qui pourrait apporter le bonheur à une femme. Et à partir de cc soir-là, elle aurait, pour les pieds petits, non seulement une admiration mêlée d'une certaine envie mais aussi un respect presque religieux, comme celui qU'on a pour les grandes choses qui exigent des sacrifices.

Lie-Fei ne savait pas quand et comment cette opération avait pris fin. Elle s'était réveillée plusieurs fois cette nuit-là, avec la vague impression que sa mère et sa "maman"

(50)

force de bouger. Le lendemain elle refusa de manger et avait eu de la fièvre pendant trois jours. Au cours de ces trois

jours, mon arrière-grand-mère avait une fois perdu

connaissance. La "maman" avait dû courir entre la chambre de

la mère et celle de la petite fille, avec ses pieds drôlement longs. Lie-Fei rêvait constalil:lent qu'elle marchait sur du

sable brûlant qui s'écroulait de sorte qu'elle ne sav~it

vraiment pas où mettre les pieds. Et ses pieds s'envolaient et retct:baient légèrement corme deux fleurs blanches. Le

quatrième jour, elle se sentit mieux et mangea beaucoup de biscuits. Ellc souriait même à sa mèrc, à sa "maman", à ses tantes qui venaient la voir, à tout ce monde qui l'cntcurait.

-Quelle jolie fille, s'exclama-t-on. -Et quels pieds!

Elle apprendrait plus tard qu'elle n'avait pas plus souffert de l'opération que les autres petites filles, parce que c'était un grand spècialiste qui s'en était chargé moyennant une grosse socme.

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I I

Il fallait qU'elle reste au lit cent jours afin que les éléDents de ses pieds - chair, veines et os - cessent de se rebeller. Puis, elle aurait â prendre des cesures (toujours avec les bandes de coton) coins pénibles, plutôt agréables selon l'expérience de sa gère, pour obtenir un résultat parfait. Ainsi elle aurait à trente ans les pieds aussi étroits ct courts qu'à cinq ans.

A cette époque, non arrière-grand-père avait un poste à peijing. Son épouse s'inquiétait depuis 10ngteDps de la situation politique. Le jour où l'arcée révolutionnaire entra à Pei jing, elle eut des nausées qui durérent des heures. Lie-Fei avait six Dois quand son pére était parti pour Pei jing. Il avait pris la précaution de ne pas etu:lener toute la fataille, car Pei jing avait déjà connu de graves ennuis •

• 1

P~urtant la fille connaissait bien son père dont Il y avait une photo dans le salon. Il portait un itu:lense chapeau sur lequel était brodé un dragon d'or. On disait que le chapeau du roi était trois fois plus grand. Elle y croyait, puisque, pensait-elle, les chaussures de sa !:1ère pouvaient être si petites.

C'est pourquoi elle éprouva un peu de déception quand,

le cinquantiètle jour aprés son opération, elle vit

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rit'.

En effet, le retour de mon arrière-grand-père n'était

plus aussi glorieux qu'autrefois. Les révolutionnaires

occupaient toutes les villes, et l'on s'éloignait des royalistes cotu:lr de la peste. La fille comprendrait ~!I";; tard

pourquoi et cotu:lent son père avait pu échapper aux

arrestations qui se poursuivaient alors partout dans le pays. C'est que Peijing avait depuis quelques années tenté de négocier ~ecrètement avec les forces révolutionnaires. Il y

a~ait à l'époque plusieurs armées révolutionnaires auxquelles Pei jing avait délégué des envoyés dont mon arrière-grand-père faisait partie. Au cours de ces missions, il était parvenu à

se lier d'amitié avec quelques responsables de l'armée ennemie. C'était donc avec l'aide de ces amis qu'il avait pu s'enfuir de Pei jing. En route, il avait relevé en spirale sa natte au-dessus de la tête. Sous le dernier Empire, tout hOJ:lme portait une longue natte dans le dos, selon une coutuJ:le de cette minorité du nord à laquelle appartenait le roi. Les révolutionnaires portaient les cheveux courts et prétendaient couper toutes les têtes d'hommes portant la natte. Les royalistes qui, de leur côté, luttaient encore ouvertement ou clandestinement, laissaient entendre qU'on devait couper las têtes aux cheveux courts. Le nombre d'hommes affichant ces

1 "Perdre son chapeau" est une expression qui se dit de

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deux sortes de coiffure était à l'époque presque égal. Tout le monde vivait dans u~e inquiétude effrayante. La solution que mon arrière-grand-père avait alors trouvée était vraiment extraordinaire. Elle était le fruit d'une philosophie de la moyenne. Mon arrière-grand-père aimait tout ce qui était

moyen: richesse moyenne, intelligence moyenne, loyauté

moyenne, beauté moyenne, taille moyenne ••• Même pour le riz,

i l préférait celui de longueur moyenne. "Il faut se mettre au milieu de ce monde, dirait-il plus tard à Lie-Fei. C'est la position la plus stable, donc la meilleure." Et sa fille avait eu le bonheur de jouir, elle aussi, des lumières de cette sagesse.

Le lend'!main du retour de son mari, I\.'on arrière-grand-mère sembla atteinte d'une terrible douleur à la tête. La

"mal:1an" dit qU'elle avait vu Madame essuyer ses larmes. Le soir, après son bain, la petite fille attendit dans son lit sa mère qui devait venir soigner ses pieds. Elle ne vint pas, et Lie-Fei avait dû passer la nuit sans bande autour de ses pieds. Cette nuit-là, elle rêva à nouveau de ses pieds flottant doucement comme deux fleurs. Les jours suivants, elle ne vit pas sa mère. Et soudain elle se mit à s'inquiéter de l'état de ses pieds. Que deviendraient ses pieds privés de traiter.lent? Déjà ses tantes lui avait offert 'Jne dizainp. de paires de chaussures colorées, aussi belles et mignonnes que celles de sa mère. Ces ~haussures étaier.t là, dans le tiroir d'Ilne armoire, lui rappelant la discipline à suivre, l'idéal

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