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Au compte de trois : Personne n'est obligé d'écrire

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Au compte de trois

Personne n'est obligé d'écrire

Mémoire

Emmanuelle Belleau

Maîtrise en études littéraires

Maître ès art (M.A.)

Québec, Canada

© Emmanuelle Belleau, 2014

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Résumé

Au compte de trois relate l’histoire d’Emmanuelle. Au début, elle habitait à côté de chez Gabriel. Puis, il est parti. Après, tout à côté de chez Samuel. Puis, il est parti. Aujourd’hui, elle vit à une galerie de distance de Félix. Félix aux yeux et à la voix de Samuel. Félix qu’elle connaît depuis aussi longtemps que Gabriel. Là, c'est pour lui, qu'elle écrit. À la suite de ce roman, la deuxième partie du mémoire, Personne n’est obligé d’écrire, relate le parcours que mène Christian Bobin afin d’aller vers l’écriture, démarche que l’auteur du mémoire, situe en parallèle de la sienne, lors de l’écriture de son propre roman, ici présenté.

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Résumé iii

Remerciements v

Au compte de trois 1

Personne n'est obligé d'écrire 550

À propos de Christian Bobin 551

De la littérature et des auteurs contemporains 553 Comment Christian Bobin préfère ce qui va à contre-courant de la littérature et des auteurs

contemporains 557

De la lecture 559

Comment Christian Bobin n'est pas un auteur, puisqu'il n'est pas mort. 561 Comment Christian Bobin occupe ses journées à ne pas écrire 563

Des raisons d'écrire 566

L'Autre 568

De la solitude 570

De l'amour à la solitude 571

De la solitude à l'écriture 572

De l'écriture à l'amour 572

Les lieux de la solitude 574

Comment Emily Dickinson et Christian Bobin contemplent le monde 576

De la contemplation 578

De la poésie 580

Personne n'est obligé d'écrire 582

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v

Remerciements

Je dois à ma mère l'amour et l'admiration que je porte à Christian Bobin. Si elle ne m'avait pas mis un de ses livres entre les mains, en me disant que je devais impérativement le lire, je ne l'aurais sans doute jamais fait. Je sais que je serais passée à côté. Merci de m'avoir nourrie de ses livres, de les avoir achetés, les uns après les autres, les partageant avec moi, vidant temporairement sa bibliothèque pour garnir la mienne.

Je dois à ma mère, encore, beaucoup de temps. Du temps de correction qu'elle a mis, des heures de lectures et de relectures, de commentaires. Des heures trop vites passées, sans doute, mais quand même des heures. D'autres au téléphone, par écrit, pour me rassurer sur des idées, à discuter de l’approfondissement de tel ou tel autre point. Et bien qu'elle m'avoue que c'est exactement ce qu'elle aurait voulu écrire elle-même sur Bobin, je suis certaine à cette heure que je lui dois Ŕ qu'elle aurait été bien meilleure que moi dans ce travail.

Je dois à ma mère et à mon père la patience et la confiance qu'ils ont eu pour ce projet de maitrise. Je ne pourrais jamais évoquer le cadeau qu'ils m'ont donné en me laissant aller, sachant que j'irais voir ailleurs, que j'en aurais besoin. Je suis faite ainsi. Je tiens d'eux mon amour, ma dyslexie, mes réticences à écrire et ma sensibilité. Merci de m'avoir faite ainsi.

J'aimerais devoir quelque chose à Raphaël et Félix-Antoine, à Léa et Ève, mais j'ai encore l'impression que je suis en reste devant eux. Je suis contente qu'on soit jeunes, malgré nos années ensemble. J'aurai le temps de me rattraper.

Je dois à Frédéric et François, Cindy et Valérie, Tanya et Stéphanie, Cassandra et Lidia, la patience d'avoir attendu aussi longtemps pour me lire. J'aurais pu vous en donner l’occasion avant, je ne sais pas pourquoi je ne l'ai pas fait.

Je dois encore trop de choses à Philippe pour oser les énumérer ici. Mais disons que je l'aime plus que tout. Et que ça sera suffisant.

Je dois encore à Jean-Philippe le titre de frère. Je ne suis pas encore tout à fait à l'aise avec ça, mais il est si doux d'être sœur avec lui, que même dans mes maladresses, je me sens plus grande.

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vi

à mesure. J'aimerais lui devoir plus, question de le voir plus souvent.

Je dois aux Petites terreurs, au Band, la moindre de mes pensées de la dernière année. Merci d'avoir pris de mon temps, de m'avoir éloignée de mon roman et de cette maîtrise. J'avais besoin de voir ailleurs, de respirer d'autres mots. Dès que j'y revenais, j'avais le sentiment de vous trahir. J'aurais aimé que vous soyez beaucoup plus parmi ces pages. Mais je vous écoutais tout de même, et même, encore à cette heure Ŕ la finale_130320_01.

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2

L’amour est le miracle d’être un jour entendu jusque

dans nos silences, et d’entendre en retour la même délicatesse.

Ressusciter, Christian Bobin

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3 À mon petit chat

J'ai tenté de nous saisir comme nous pourrions l'être dans une histoire.

À ce Bel-ami-que-j'ai-laissé-derrière

Je te dois mon dernier loup et la juste douleur pour finir cette histoire. À Miew miew.

Personne n'avait donné de sens au mot sourire avant ton arrivée.

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4 Pour Félix.

J’ai écrit notre histoire au plus près de ma vérité. Pour tenter de nous saisir.

Pour comprendre la lumière de mes silences, et ce que, à mots ouverts, je tente de t’avouer.

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5 Il n’y a jamais eu de débuts à mes histoires, qui sont aussi des histoires sans fin.

Un début et une fin, sur une même ligne, un tête à queue. Dans mon cœur, mon loup.

Les histoires que je me raconte sont défaillantes, mais ce sont les seules que je connaisse. Les seules qu’on ne m’ait jamais contées, toujours contre mon gré. Je sais bien que personne ne les pourchasse, sauf moi.

C'est plus qu'un simple désir. Au fond de moi.

Je tiens ça de ma mère, vivre dans le désir. Elle a ce talent-là, ma mère.

Entre autres.

Avant, elle me disait d’attendre et d’espérer. Je continue toujours.

Je n’arrête pas.

Je connais la leçon par cœur.

Par cœur, même si je ne suis plus une enfant.

Se créer des envies, on fait bien ça quand on est enfant. Ça, puis s’inventer des besoins. À cet âge-là, les distinctions n’existent pas. Aucune.

Et maintenant, j'ai grandi.

Mes désirs naissent d’eux-mêmes, là, toujours en contrebas, comme des lumières de corridors. Ce genre de lumière qui émerge sous la porte entrebâillée d'une chambre, le soir, pour empêcher le sommeil. À croire que je n’ai jamais été comblée.

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Fait numéro 63

Emmanuelle aime beaucoup les histoires. Comme toutes les femmes. Mais, par-dessus tout, elle rêve de les apprendre. Par cœur. Pour remplacer le sien. Pour sentir la morsure. Pour se raconter à elle-même.

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Ainsi font font font Trois petits tours Et puis s'en vont Elles reviendront Les petites amourettes Elles reviendront

Quand les autres partiront. La chanson me revient en tête. Je fais des boîtes de carton. Je l'avais oubliée, depuis. Aujourd'hui, son sens a changé.

Maman me la chantait avant de m'endormir. J'ai grandi.

Voilà, les petites amourettes. Je pars.

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9 L’histoire aurait dû commencer par un appartement vide.

Celui où je me tiens.

J’aurais dû commencer par ne pas te leurrer.

Il n’est pas vide. Bientôt, il le sera. Pour un moment, encore, les boîtes vont l'encombrer. Une vingtaine, peut-être, empilées çà, et surtout là, par paires, en attendant, comme moi, leur départ. J'y ai rangé ma vie. Ma vie entière, si petite tout d’un coup.

Une boîte pour chaque année de ma vie. Une équivalence.

J’ai fait du ménage pour ne conserver que moi dans ces boîtes. Je me suis épurée des autres. Tous. Et des boîtes et de ma vie Ŕ qui ne sont qu’une seule et même chose dans le présent.

Il n’y a pas de méthode pour faire disparaître l’empreinte d’un autre. J'ai brûlé et égaré et jeté afin de continuer à avancer sans leur poids. Non, il n’y a pas de façon d’atteindre l’absence.

Peut-être l’ignorance.

Je ne pose pas la question. C'est une possibilité que je préfère laisser à la traine, entre les boîtes.

Le temps ne me pressait pas. Il n’y avait plus grand monde, de toute façon. Ce fut court.

Bientôt, dans trois petits tours, il n’y aura plus rien. Pas même le son de ma voix, qui se sera éteinte. Pas même mon corps droit, au centre de la cuisine. L’appartement sera vide.

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Les boîtes s'en vont. Avec moi.

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Fait numéro 25

La première fois qu’elle avait barré la porte de cet appartement, il ne contenait que dix-neuf boîtes, qui contenaient beaucoup plus qu’elle seule.

Comme toute première fois. Comme toute étape nécessaire à franchir.

La clé dans la serrure, cette première fois, Samuel lui avait adressé la parole, de dos, du seuil de la porte, sa clé dans la serrure d’en face. À deux, c’était plus agréable.

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se laisse à l’abandon de sa tête et de sa raison, qui ne suit plus que ses mains sur un volant.

Ma seule raison demeure celle de la résistance. Je suis sourde à l'abandon.

Je ne m’abandonne même pas à moi-même.

Ni comme lui, ni comme toi. Je ne courbe pas. Ma colonne et mon ventre comme des pièces de fer blanc. Je ne rouille pas. Je ne plie pas. Je résiste de manière mécanique. Je m’impose cette rectitude pour ne pas pleurer, ne pas souffrir, m’avouer aux autres. Surtout à toi.

Je résiste. Je résiste au temps qui s’évanouit avec l’absence, le front collé sur la vitre de la voiture. Je ne l’ouvre pas, même s’il fait chaud. Je résiste à la chaleur, comme au temps. Ce n’est pas grave. Je plie bagage. C’est l’important.

Je te quitte. Je pars en retraite.

Il n’est pas question d’abandon. Tu comprends?

Je vais là où le soleil se couche plus tôt. Je vais plus près de l’hiver. Où il n’y a plus de lumière pour m’aveugler. Moins de détails à percevoir. Moins de choses pour venir alimenter mes angoisses quotidiennes. Que des aurores boréales et des lampadaires. Quelques rues plus au nord de la basse-ville, dans l’ombre, pour s’y fondre et s’oublier.

Mon père conduit et ma tête cogne la vitre de la voiture. J’ai mal à la tête. J’ai chaud, les dents serrées en muraille.

De la résistance.

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Fait numéro 64

Ce n’est pas par complication qu’une rue droite devient une courbe. Emmanuelle, avec son père et ses vingt boîtes, va et vient, comme un balancier. Un pas en avant pour la retraite. Deux pas en arrière pour retrouver un champ sans combat, Samuel. Sous son hésitation, du bout de sa corde, la rue s’allonge, devient courbe. Une courbe plus facile à suivre qu’à faire dévier. Comme la ronde des heures.

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Si elle m’écorche la tête.

Sept fenêtres, comme autant de jours au loin.

Comment supporter de rester ici, au soleil, aux filants de lumière qui s’éclatent vers le nord et le sud, vers l’est et l’ouest, toujours dans la direction que tu empruntes? Dans ce qui semble te figurer?

Une foule.

Plusieurs personnes passent en bas, dans la rue, mais tu restes encore introuvable, en dépit de ceux qui me confondent. Je cherche, tente de te cerner, de te mettre en lumière.

Une ombre.

J’avais oublié le compte des fenêtres dans celui de mes boîtes. Ce n'est pas ma faute.

J'avais hâte.

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Fait numéro 46

Il n’est pas question de faute. Emmanuelle n’a pas compris. La lumière oublie l'ombre.

Samuel allume le feu à la poudre de ses joues.

Et son regard fuyant, l'éloigne de ce qu'Emmanuelle éclaire la nuit. Les nuits où elle l'a espéré.

Emmanuelle s'éteint. Il ne pouvait pas voir. Il ne viendra pas.

La lumière oublie l'ombre. Elle fait uniquement jour.

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17 L’histoire continue dans un appartement vide. Celui où je me tiens.

Je continue de raconter des histoires.

Il n’est pas vide.

L’encombrement des boîtes. Le son de ma voix qui s’éteint.

Ma voix n’a jamais su briller. Je ne sais pas parler. Je pense, mais je ne parle pas.

Les boîtes défaites, l’appartement crie. Non pas un cri de joie, de parade. Non pas un cri de couleurs vives.

Non pas un cri constant, rejoué sur le même air improvisé.

Non.

Un cri déchirant qui m’enserre dans les angles aigus des murs. Des murs craquant dans l’air. Et le plafond se fend, se répand sur le sol. Il hurle d’entre ses débris, pris d’une cruauté.

Mon appartement comme mille éclats de voix, comme une foule, armes aux poings.

Pourquoi ce cri qui persiste? Qui veut tout détruire ? Pourquoi ce refus? Je n’y comprends rien.

Les yeux ouverts et les oreilles tendues, j’attends en silence. Un jour, les pièces ne pourront plus contenir tout ce bruit.

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Fait numéro 65

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pas. Je ne distingue qu’une chose dans la fin hurlante de mes murs. Une voix continue. Comme un murmure dans mes histoires. Un chuchotement qui brûle de se dire. Qui flambe même ma porte. Qui vole jusqu’ici, sans s’essouffler dans la distance.

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Fait numéro 24

Si Emmanuelle distingue si nettement cette voix, dans ses moindres intonations, ses pointes de gentillesse et ses pauses mesurées, c’est qu’elle a appris à la discerner.

C’est celle de Samuel.

Mais elle se trompe. Elle se tromperait, même l’oreille collée à la bouche de Samuel.

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23 Je te sépare de ta voix, qui est mon seul savoir.

Je vois bouger tes lèvres quand tu me parles Je ne t’écoute pas.

Tu ne t’écoutes pas non plus. Tes bras s’agitent en tous sens, pour te répandre au plus loin du hall. Comme si, en face à face, tu te distanciais de toi-même. Je n'arrive pas à me rattacher à toi, ni à un fil qui pourrait recoudre ton propos.

Je ne t’écoute pas.

Ta voix, si faible, ne porte pas, s’essouffle dans le vide qui nous sépare. De loin, à quelques pas de toi, je me retiens de rapprocher mon corps de tes mots, pour ne pas perdre les miens qui s’éventent. Les bras ballants, les mains dans les poches pour ne pas glisser les doigts entre tes mots, pour te parcourir lèvres et langue.

N'arrête pas. Même si je n'écoute pas. Au-delà de ta voix, je reste.

Pour te prendre et te marquer, dans mon esprit. À distance de toi, je reste douce, comme ta voix.

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On se connaît!

Félix

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25 Je n’ai qu’à sortir de chez moi et ouvrir la porte numéro 5, faire trois pas dans le corridor, ouvrir la deuxième porte à gauche et je sais que tu seras là, dans ta chambre. Au sommet de ton lit à deux étages. Les couvertures, les mêmes que moi et que tous les enfants de notre âge, poussées au bout du lit, coincées entre les barres de fer blanc qui t’empêchent de tomber la nuit, dans tes cauchemars. La porte de la garde-robe, les tiroirs de ta commode ouverts, tes vêtements en bataille sur le sol. Sauf ton pyjama avec des dinosaures, perdu dans tes draps. Les rideaux de coton, volant sous l’air chaud du calorifère.

Je sais que tu seras là. Je te distingue très nettement, couché sur le ventre, sur le lit du haut, une bande dessinée entre les mains. Tu ne me diras rien.

Je peux te reconnaître, Gabriel. Je perçois nettement tes traits dans ma tête.

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Emmanuelle ne peut dire ce qui pousse Gabriel dans la vie. Ni ce qui le coince, ce qui compose ses batailles, ce qui le perd ou le fait voler. Ni quelle est sa couleur préférée. C’est pour cette raison qu’elle parle de sa chambre.

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27 Je sais que tu seras là. Je te distingue très nettement, couché sur le ventre, sur le lit du haut, une bande dessinée entre les mains. Tu ne me diras rien. J’irai à côté de toi et je te regarderai.

Tant de jours, depuis à vivre en paire, en ne parlant que de moi. Quelques jours avec toi, au travers mon regard.

Je ne sais rien. Rien de plus que ce que je vois. Rien de celui qui m'a accompagné dans l'enfance, à une porte de distance. Je ne sais même pas ton âge.

J’étais là le jour de ta naissance.

Et je ne me souviens que de moi dans notre histoire. Crois-moi.

Tu es là. Toujours entre les milliers de lignes que j’écris. Il ne s’agit toujours que de toi. Je ne sais parler ni de toi, ni de moi, ni des autres. Je préfère tes couvertures, ton lit et tes rideaux, puisqu'ils ne nous lient pas l'un à l'autre.

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Le jour de la naissance de Gabriel, Emmanuelle était là, à près d’un continent, d’une mer de distance. Ce qui est tout près.

Le jour de son adoption, le jour de son arrivée, le jour de leur première rencontre n’en forment qu’un seul. Ce qui est très court.

Les couleurs préférées, les dates, les lieux et les souvenirs se perdent dans le minuscule, dans l'importance de cette histoire.

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Premier billet pour Félix

À Félix.

Tu parles de toi et de moi, en quelques mots, comme si je devais y voir une évidence. On ne se connait pas.

Emmanuelle

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Et tu souris, sans contre-jour, impassible, sans paroles pour venir entamer la lumière de cette heure.

De ma fenêtre, je bouillonne de la banalité de nos journées. Qu’importe? Peut-être avais-je, ce matin, cette ambition de te parler longuement. Je n’ai rien risqué encore, car je crains de réveiller en toi une douceur qui me perdra.

À souffler en vain, je m’épuise, tu sais. Combien de temps à te regarder de dos? À tenter de mesurer les nuances naïves que tu mets dans tes sourires ? À traduire nos absences, nos dénis, sans relâche, depuis un été, une journée, un quartier et quelques échappées d'eau de pluie, qu’importe, afin de rendre compte de notre état.

J'écris afin qu’un de nous deux ait conscience de nos présences simultanées.

Tantôt, l’idée m’est venue de te contrefaire. Je n’ai obtenu qu’un miroir creux, un revers pour tous les lauriers de ton visage. Pourtant, je n’avais qu’à suspendre ma plume, devenir pupille. Je crois que je me suis perdue, en cours de route, à travers les cercles que je perpétuais autour de nous, dans ce qui est cité à comparaître.

Assise le corps en trêve, à cerner ton sourire sur ma page. Il n’y a plus que cet aujourd’hui où j’écris.

Parfois, quand ton ombre grandit sur moi, j’appelle ton regard pour me préserver. Ton regard que je connais si peu, qui me détourne de tes éclats de silence. J’appelle tes yeux pour que tu nous voies, moi ou la feuille, qu’importe. L’une se confond avec l’autre, comme toi, les demi-soupirs et le plein jour.

Un pli, un de mes recoins que je m’obstine à inscrire sous le couvert du soupir, les yeux grands ouverts dans ton dos, sans toutefois réussir à nous donner le jour, à nous mettre en lumière.

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Je voudrais te voir, tout simplement. Mais je ferme déjà un peu les yeux en ne les promettant qu’à cette page. Quant aux tiens, depuis, je doute qu’ils durent.

Je voudrais te voir.

Qu’importe, tu es là.

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Le ciel est encore un peu rouge. C’est encore un ciel d’hiver rouge et gris, tout à la fois, la circulation, les lampadaires, les feux de la ville s’y reflétant, en repos.

Il fait encore trop clair pour dormir.

La nuit commence toujours à seize heures depuis toi. Je ne ferme pas mes rideaux.

Je veux voir ce dernier ciel d’hiver. Je me fous du printemps.

Le ciel est dans ma chambre, sans rideaux à mes fenêtres. Je veux comme toi.

Le lampadaire éclaire nos deux chambres, nos deux présences simultanées.

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Fait numéro 26

Samuel comme un ciel d’hiver, une rafale de neige, la lumière d’un lampadaire, un chagrin dans un seul élan. Un même sentiment.

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J’étouffe dans mon lit. Seul un vide me traverse le corps, entre les seins. J’ai un trou qui résonne aux échos de mon cœur. Mon cœur bat trop fort. Il veut sortir par mon vide. Mon cœur bat dans mon cou, dans ma tête. Il me secoue de tout mon long. Je tente de le faire taire. De l’étouffer, de boucher le chas de mon corps contre le matelas, de serrer ma poitrine sous mes bras en croix.

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Fait numéro 27

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Un bracelet de bois. Un crayon.

Trois cahiers. Un blanc et un noir. Un jaune, à peine entamé.

Je tente de replacer mes boîtes dans leur quotidien. J’ai eu tort. Les autres sont toujours là et j’aurais dû savoir. J’ai eu tort de croire que j’étais seule, cachée dans l’ombre de la basse-ville. Il y a cette chaleur se nourrissant de leur présence. Qui grandit en leurs noms. Qui s’inscrit dans les meubles, sur mes étagères, dans le bois de ma table basse.

Au nom des autres. Au nom de Gabriel. Au nom de Samuel.

Je me consume dans le cloître de leur manque.

Chaque objet retrouve sa place, l’air attise le brasier. Il enfle, mais ne brûle rien. La fumée pénètre tous les pores de ma peau, ouverte comme par des milliers de balles, ouverte pour eux. Elle entre en moi et répand son feu, se propageant de mes poumons à mon ventre.

L’air commence à fuir dans ce bordel et les rideaux ne s’ouvrent plus. La fumée les retient.

Mon corps de fer ardent sous ses feux éteints.

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Fait numéro 66

C’est une accoutumance et pas un amour.

C’est une accoutumance que de se consumer dans ce qui manque, de s’encercler de bois mort.

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Faux-semblant numéro 9

Le malamour, c’est tout ce qu’il te reste à présent.

C’est ce qu’il te reste de moi. Moi qui suis partie si vite.

Ça ne devait pas valoir le coup. Il faut croire que c’était un faux départ. Que tu m’aimais faussement, comme un mange-cœur.

De loin, tu me laisses partir, les yeux clos, sans promesse de retour. De loin.

Tu avances à reculons dans le salon, dans l’espoir de retrouver un morceau de passé qui aurait échappé à nos feux, à ceux des villes que nous nous sommes construites, l’espace de quelques paroles. De quelques pas, toujours à reculons.

Tu restes ici, à la fenêtre, au soleil, aux filants de lumière qui éclatent vers le nord et le sud, l’est et l’ouest. Toujours dans la direction que j’emprunte. Peut-être est-ce moi la femme qui cherche sa route, en bas, dans la rue. C’est moi, certainement. Oui. C’est moi l’inconnue qui traverse la rue. Moi, la collègue de travail. Moi, la femme au bureau de poste.

Tout semble me figurer. Parce que je suis partie trop loin.

Je suis partie de toi.

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Emmanuelle parle au vide. Encore. Samuel s'y évoque, tel qu’elle le veut. Tel qu’elle le conçoit, sans son regard.

Une tentative pour se raccrocher à lui.

Emmanuelle tente le geste, comme tout ce qu’il lui reste. Le seul moyen de passer le temps sans trop s’éloigner de lui.

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41 Attends au moins. Reste.

Ne me tourne pas le dos. Gabriel, regarde-moi. Tu ne peux pas me laisser toute seule ici. Gabriel. Je t’en supplie.

Je vais le lâcher ton sac.

Gabriel, tu me fais mal. Lâche mon bras.

J’arrête, là, tu vois.

Si tu franchis cette porte, ne pense même plus venir y cogner. Parfait. Va-t-en! Ça ne me fait rien.

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42

Cette fin d'après-midi là, Gabriel est parti. Il a ouvert la porte. Le vent s'est engouffré dans la cuisine, faisant battre les stores de la fenêtre. Quand la porte s'est refermée Ŕ Emmanuelle n'y a pas porté attention, puisque Gabriel était parti Ŕ sa poitrine s'est déchirée, la marquant d'un chas d'aiguille. Au travers, on pouvait voir qu'il ne restait plus beaucoup de rêves en stock, de sourires en réserve et de lumière à donner.

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Fait numéro 14

Par la galerie arrière, vers seize heures, Gabriel est parti, laissant derrière lui :

Un lit défait aux draps de dalmatiens et des rideaux à motifs de crayon de cire ouverts sur la rue. Une veilleuse.

Un cadre et une photo de famille.

Un cahier de mathématiques ouvert à la page 368, dont l’exercice a pour réponse 22 litres. Quelques Boule et Bill, des Mafalda épars sur le sol de sa chambre.

Un verre de jus d’orange dans le salon.

Un aquarium où se meurt une écrevisse pêchée, il y a trois ans, lors de vacances au Lac en Cœur. Un chapelet sur l’abat-jour de sa lampe de chevet.

Un ours polaire.

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Ce cahier reste au plus près de la neige qui ne s’écrit pas. Seul un doigt y trace ce fait relatant le premier matin après le départ de Gabriel. Celui où elle lui donnait encore le bénéfice du doute. Il pouvait revenir, tourner les talons et s'asseoir à la table de la cuisine. La porte à deux pas. Mais non. De leurs matins, il n’est plus resté que la colère pour l’accompagner. Une colère muette qu’elle tentait de calmer en fixant les gros titres dans le journal, ouvert sur la table. Son père, un bol de céréales sur le ventre pour ne pas salir sa chemise. Sa mère plongée dans un roman japonais, relevait la tête pour questionner son père par un froncement de sourcil, un hochement de tête. Sa petite sœur sur la toilette, un catalogue dans les mains faisait la leçon aux dauphins de la tapisserie. Emmanuelle, une colère muette qu'elle tentait de taire en voulant scinder son ventre en deux, sur le rebord de la table. En deux parties égales. Entre le cœur et le ventre. Le premier, déjà crevé de la veille, encore là, palpitant. Le deuxième, en calebasse creuse, qui répétait sa présence faible, dans un écho constant. Il était encore là. Il était encore là, Gabriel, à la bonne place. Toujours entre ses seins. Ni sa sœur, ni sa mère, ni son père, ni les journaux ouverts sur la table ne disaient rien de plus, ne mentionnaient pas son nom, faute de trouver le ton juste pour parler de lui, à l’image de sa colère.

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Fait numéro 13

Derrière lui, Emmanuelle a verrouillé la porte. Et beaucoup plus d’elle-même.

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Je ne distingue plus rien. Je ne veux pas deviner.

J’ai besoin de me précipiter dans le ciel qui brûle, de ne plus avoir pied, de me rescaper du monde.

M’aveugler de monde. M’étourdir de bruit.

Je dois monter plus haut, aller à mi-chemin de ma vie et des nuages, y suspendre mon souffle, plonger directement dans le vide, la ville à perte de vue sous mes pieds.

Il n’y a qu’au troisième étage que j’oublie mes vertiges.

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Fait numéro 67

La galerie ne mène pas à la porte de chez Félix. Elle conduit à ses jours.

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Je ne croyais pas en cette chaleur. Encore moins à cette lumière. Mais mon pied à vif m’y oblige. Encore debout sur le bois de la galerie.

Quelle heure est-il, Félix?

Tu es là. Arrivé plus vite que je ne le croyais, dans la course du soleil, qui était pourtant avec moi. En fou, en carrousel. Des souliers plus grands que moi, déjà usés dans les confidences, les joues en feu.

Tu n’aurais pas dû venir. Le soleil était avec moi. Tu n’aurais pas dû te laisser guider par mes joues et mon soleil, plus haut que moi. Entre ton regard et mon soleil, je trouve ce qui ne cesse jamais.

Reste. Encore un peu.

Le temps ne presse pas. Le soleil ne bouge plus. Regarde.

Viens.

Prends-moi dans tes bras. Tais-toi et colle-moi. Viens vite.

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Fait numéro 68

- Emmanuelle, debout sur le bois de la galerie, en cet instant précis, est seule. - Oh, oui elle est seule!

- Non.

- Pardon? C'est moi qui a droit de parole. - Il a raison.

- Euh... non! Il a tort. - N'importe quoi.

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50

Je ne croyais pas en cette chaleur. Encore moins à cette lumière. Mais mon pied à vif m’y oblige. Encore debout sur le bois de la galerie.

Quelle heure est-il, Samuel?

Tu es là. Arrivé plus vite que je ne le croyais, dans la course du Soleil, qui était pourtant avec moi. En fou, en carrousel…

Etc. etc. etc.

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51 Je suis rouge comme un désert et un poisson.

Perdue à même les murs de ma salle de bain. Comme un faux pli.

Rouge et trop vive. Rouge d’avoir voulu de mon corps, sous la pluie, un champ à tout semer, à tout prendre. Mais voilà, je suis un désert. Je m'assèche. J’efface tout passage de l’eau. Je cerne mon corps, serré, collé collé dans ma petite serviette de bain.

De haut en bas.

Les pieds et les jambes. Les hanches.

Les bras sur mes hanches, comme des traits de plomb pour les dessiner. Je les remarque pour une première fois. Je ne bouge pas dans ce flou d’eau et d’air lourd, entre toi et le calorifère.

Je m'essuie, alternant entre mon corps et mon reflet. Les bras, au loin, vers le miroir, pour retrouver la vérité, quittant mes hanches qui disparaissent. Je m’éloigne peu à peu, le bras au-dessus de l’horizon. Le miroir s’éclaircit. Je reste au port. Dans ma salle de bain rouge comme ma peau.

Les bras, le long du corps, serrée dans la serviette, j’attends la chaleur. Le calorifère vacarme sans chauffer. Il rivalise avec ton silence, Samuel. Il t’appelle à ma place.

Il a beau vacarmer, il ne m’agresse plus. Je m’y suis habituée, comme à toutes choses. Depuis. Depuis ton indifférence, il y a moins de hurlements dans ma vie. Seulement les quelques soupirs des murs qui se souviennent.

Loin de toi, l’air s'encombre et mes yeux s'embrument.

Dos à moi-même, comme dans une comptine, je ne chante plus. J’ai pris ce faux pli en voulant préserver ma voix des autres. Il y a une coulisse sur le mur de gauche. J’ai beau la laver, la frotter, la gratter, elle reste toujours là. Moi, c’est pareil. J’ai beau me laver, me frotter, me gratter, je reste

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52

Comme un faux pli. Ma tête froissée.

Mais je continue à frotter. J’espère encore, serrée, collée collée dans ma petite serviette de bain. Je frotte. Le ventre rouge d’avoir cherché des mots pour toi. Rouge de mes colères, de tous mes dehors.

Rouge comme la salle de bain. Comme la serviette. Mon ventre, mon corps entier, rouge, un faux pli, ma colère de ne pas sentir tes mains sur mes hanches. Ma colère rouge et ma peau blanche de ne pas pouvoir le dire comme une habitude qui me manque.

J’espère serrée, collée collée, trop vive dans tes bras. Perdue dans tes bras comme entre mes murs.

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Fait numéro 29

Le bonheur oppresse autant que les absents.

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54 Tu souris.

Le reste, je ne m’en souviens plus. Ce n’est pas important. Tu souris, Félix, dans le présent, aujourd’hui. Il n’y a que cela. C’est peu et beaucoup à la fois. Tu ne sais pas et c’est encore mieux. Je ris de l’innocence, de la journée qui s’essouffle et du soleil qui se fatigue.

Je l'écris parce que tu ne me regardes pas.

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Fait numéro 69

Peut-être était-ce de regarder Félix. Le sourire de Félix.

Les yeux de Félix. Les cils de Félix.

À chercher entre elle et lui, une nouvelle mesure pour la journée. Celle d'une dent.

Celle d'un iris. Celle d'un cil.

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Tu es à l’avant de notre petite procession, Félix, en bon roi, arborant une couronne de carton jaune broché, coloré de feutre et de cire, en petit soleil qui n’a pas connu la faim. Une cape raide de carton rouge, miroitant de paillettes, un brin de laine autour du cou.

Derrière toi, en procession, le reste du groupe sous les traits d’une cour clinquante. Derrière toi, tous une couronne de série, brochée et colorée. Tous, une cape de carton, sans brillants. La mienne est mauve et ne brille pas. J’envie la tienne.

Je te déteste.

Tous, une couronne de papier, à peine quelques esquisses de châteaux, le rêve d’acheter des guerres, l’espérance des trêves, des jeux de marelles et de balançoires.

Tu avances, un chat blanc dans les mains, contre ta poitrine. Je connais son nom qui n’a aucune importance. Le chat royal est mort. L’enterrement se fera près des matelas bleus destinés à la sieste. C’est le jeu que nous avions choisi, fatigués, je crois, cet après-midi-là, de jouer aux adultes heureux.

Sous les néons du gymnase, la procession avance, en ligne, suivant l’allure de tes pas, Félix, les pieds sur les lignes colorées du dallage. Nous sommes las, dans une ambiance de fête foraine, sans forains ni fête, et où tous les manèges sont arrêtés. Tous étreints d’une tristesse, ternissant l'ambiance de nos fausses moustaches et de nos fards de princesse.

Moi, j’ai la tête au cœur, illuminée de centaines de billes perdues, de lanternes de papier de riz, de tout ce temps, de ce jeu si gai aux drapeaux en berne.

Seuls quelques rires, un déséquilibre, un souffle poussé plus fort qu’un autre, viennent rompre le silence. Je ne jouais pas souvent avec toi, Félix, à cette époque. Je ne me souviens plus trop.

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Fait numéro 70

Emmanuelle joue dans ce souvenir qui appartient à Félix.

Il le lui a raconté, un chat blanc dans les mains, contre sa poitrine.

Depuis, Félix a nettoyé ce chat qui, pour toute jeunesse, ne conserve que le jour de sa mort.

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Ce petit monde lui est revenu en regardant Félix et son chat.

Les maquillages de princesse, coutume des vendredis à la maternelle. Les tapis bleus pour la sieste. Les tourterelles dans le corridor. Un casse-tête de Passe-Partout fait et refait. Le plafond suspendu et les néons. Les stores qui claquent sur le mur, poussés par le vent de la rue. Le son des voitures sur le boulevard. Les colonnes de béton et les armoires turquoises. Les dessins de craie au tableau.

Les siestes sur un matelas bleu, à même le sol du corridor, entre une colonne de béton et une armoire turquoise. Les stores qui claquent de temps en temps.

Malcolm à ses côtés, les cheveux roux comme son cousin Paul. Félix, sur le dos, étouffant un rire.

Juliette et ses quatre doigts à la main gauche. De quoi avoir peur. Émilie et Sarah, inséparables.

Jean-Philippe ressemblant à Passe-Montagne. Ses colères, quand elle le lui dit.

Malcolm à ses côtés, les yeux bleus comme elle. Félix, sur le dos, étouffant un rire.

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59 Gabriel, tu sais, la règle ? La règle qu’on a inventée, l’année dernière.

Ne fais pas celui qui ne sait pas.

(…)

Bien oui, tu sais, celle qui dit que la journée est divisée en deux. Qu’il y a une partie qui va bien se dérouler et que dans la deuxième, il va nous arriver malheur, question d'équilibre.

Ça ne s’est pas bien passé ce matin. Mais je ne veux pas en parler. Je veux oublier.

Quand ça allait mal ce matin, je me disais que j’aimerais ça pouvoir fermer les yeux et disparaître. Être encore là, mais que les autres, eux, ne me voient plus. Ce n’est qu’à leurs yeux que je disparaîtrais. J’aimerais que ça aille mieux cet après-midi.

Parle-moi de n'importe quoi pour que j'oublie. (...)

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60 (...)

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Fait numéro 2

Gabriel a sorti du tiroir de sa table de chevet une bible bleue illustrée. Il lui a montré l’apparition de l’archange Gabriel à la Vierge Marie.

Sous l’image, il a lu : « Sois sans crainte, Marie, car tu as trouvé grâce auprès de Dieu. »

Emmanuelle s’est apaisée. Elle n’est pas seule à être du ciel et de la main de Dieu.

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Si Emmanuelle distingue si nettement cette voix, dans ses moindres intonations, dans ses pointes de méchanceté et ses pauses mesurées, c’est qu’elle a appris à la discerner.

C’est celle de Félix. Emmanuelle sait la deviner lorsque, durant la sieste, Félix étouffe un rire qui contient son nom à elle.

Et pourtant, Emmanuelle ne reconnaît que ce qu’elle affectionne.

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Deuxième billet pour Félix

Félix,

Tout n’est pas encore retombé depuis. Il y a encore en suspens, dans le morcellement de mon corps de fer, dans sa rectitude, quelques brins de laine auxquels se retient ma confiance. Tout n’est pas retombé depuis nos siestes, nos récréations, nos six années de primaire où ton rire me blessait. Et là, encore, je tais les années suivantes.

Chaque fois, je me vois, à vif, près des balançoires rouges, les mains serrées sur le métal des chaînes. Les pieds pointés vers la boue. Je n’avais pas le courage de les lancer vers les nuages. Il pleuvait, cette journée-là, au mois de novembre. Puis, dans l’auto de mon père, en silence, les yeux brouillés, forçant des bouffées de joie, cachant et avalant le reste.

Ton chat, comme son nom, n’a pas d’importance dans notre histoire. J’espère que tu comprends.

J’aurais tout donné pour te fuir. Fermer les yeux et disparaître. J’y arrivais parfois. Tu n’étais plus là, tu m’oubliais. Encore aujourd’hui, j’ai beau me répéter que ce n’est pas pareil, que tu ne recommenceras pas, j’ai toujours ton sourire qui défile près de mes poumons pour briser mon souffle. Et maintenant, cela me semble pire, parce que je ne peux plus fermer les yeux pour disparaître. On fait bien ça quand on est enfant. À cet âge-là, les distinctions n’existent pas. Aucune.

J’aurais aimé que ça fonctionne. Sincèrement. Mais j’en veux encore trop à cette enfance dont je suis trop près pour te pardonner. Si tu as l’impression que des choses te sont reprochées, bien souvent, elles ne t’auront pas été dites. Je ne savais pas par où commencer. C’est de ma faute et on fera avec.

Comprends que tu n’es toujours pas là.

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Il lui reparle de cette lettre. Plus tard. Elle ne s’en souvient pas. Son loup y criait si fort, la gueule si grande ouverte, qu’il a dévoré le chat blanc.

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Fait numéro 74

Son loup l’appelait à cœur battant, souffle coupé contre la poitrine, à courir, à courir, pour la rejoindre. Son haleine parlait d’elle.

Il criait Emma à cœur battant. Il criait em ma à cœur battant. Il cri ait aim ma à cœur bat tant. I cri ai aim moa a co eu r ba ten. Y crie ai aime moi co ure ba ten. Y crie aime-moi, coure ba t en. Y crie aime-moi, court, va-t’en. Y crie aime-moi, court, va-t’en. (BIS)

Son loup chantait à la mesure de sa foulée, battant le tambour de son cœur.

Encore aujourd'hui, ce chant lointain résonne près de ses poumons pour briser son souffle quand elle chasse Félix et les autres.

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Emma, Emma, Emma,

Je ne sais pas ce que tu attends de moi. J’ai pris le temps de te lire. Tu me gênes. Je ne sais pas quoi dire. Désolé, je n’y pensais pas. Je ne pensais pas à mal. Sérieusement. Je ne croyais pas que c’était encore si délicat pour toi. (…) J’imagine qu’on reproche souvent aux autres ce qu’on est soi-même. C’est de ma mère que je tiens ça. Je ne sais pas comment tu me perçois. Je ne suis pas quelqu’un de facile à décoder. J’ai toujours eu de la misère à me faire confiance, je crois m’être amélioré, mais (…). Désolé encore. Je m’excuse. Je t’appelle ce soir pour prendre un café. J’espère ne pas te brusquer, mais je ne me sentirais pas ton ami sans cette franchise. Je me trouve un peu con de ne pas te l’avoir dit plus tôt.

Je te laisse. Bonne journée

Félix

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Fait numéro 75

Il s’excusait à répétition. C’était lassant.

Il devait l’appeler, ce qui était pire.

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Emmanuelle n’a pas lu le mot, debout, sur le pas de la porte, car ce n’était pas celui qu’elle espérait recevoir.

Félix ne parlait pas de la surprise de son mot. Ni du vent, ni du soleil de ce matin. Des yeux d’Emmanuelle. De sa signature. À lire, Emmanuelle savait qu’il n’avait pas compris.

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Premier billet de Gabriel

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70

Ce cahier reste au plus près de la neige qui ne s’écrit pas. Seul un doigt y trace ce billet, écrit quelques jours de neige après Gabriel, loin de sa peau aux couleurs des terres et des cuivres de Port-au-Prince. Un billet sur l’impossible, sur le poids de chaque geste, de ses traces d’ongles dans la peinture de sa chambre comme une preuve tangible et inconcevable, sans assurance, du mal, de ce loup qui naît et commence à tourner en rond.

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71 Merci. C’est chaud.

(...)

Y'a pas grand-chose de nouveau. Toujours les mêmes vieilles boîtes, les mêmes murs qui craquent. J’ai bientôt fini de m’installer. Je sais pas pourquoi c’est si long. Oui, j'le sais. Y'a des gens qui peinent à s’asseoir pour écrire. Moi, je réussis jamais à rester dans un parc, à regarder la vie, malgré toute la bonne volonté du monde. Tu vas p't'être trouver ça fou, mais je parviens pas à défaire mes boîtes sans devoir prendre une pause entre chaque objet que j'sors. En fait, j'arrive pas à me lancer, tête perdue dans une boîte. Comme si, soudainement, des parcelles de vie m'sautaient au visage pour m'étreindre. C'trop lourd, j'y arrive pas.

(...)

Oui. Oui. Oui, Gabriel. (...)

Gabriel? Je t’ai appelé Gabriel? T'es sûr?

Pardonne-moi. J'devais penser à lui. Tu lui ressembles un peu.

C’est un vieil ami que j'ai pas revu depuis longtemps. On rentre, dis? Il commence à faire froid. Le café réussit plus à m'réchauffer.

(…)

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72

Oui. Oui. Oui, Gabriel. (…) Gabriel? J't’ai appelé Gabriel? T'es sûr? Félix, pardonne-moi. J'vous confonds souvent dans ma tête. Gabriel demeure l'souvenir d’un ancien ami. (…) Gabriel m'talonne depuis que j'sais marcher. Bien avant d'te rencontrer au primaire. Un ami trop proche pour être simplement un ami. Mais pas d'la même mère pour lui dire frère. Un ami, un frère, mon voisin. À cet âge-là, c'est pas l'genre de chose que l’on sait distinguer. Les sentiments se confondent, forts, et puis c’est tout. Il était tout mon monde à lui seul : ce que j'devais savoir du monde, j'le tenais de lui. Y'avait rien de plus à connaître que lui, et ce qu'il aimait. (…) Ça se limitait surtout aux dinosaures, à ce moment-là. (…) Avec le recul, j'réalise que ces années tiennent leur beauté d'la tendresse. C'étaient que des années de tendresse. C’est un mot que j’aime, tendresse. Y'appartient à ma mère. Une tendresse comme une amitié. Dans la distance qui nous séparait, y'a jamais eu que moi qui ai été fidèle, qui ai promis. Le pire, j'crois, c’est d'se rendre compte que ce que l’on a bâti avait d’importance qu’à nos yeux. Pourtant, jamais du temps où Gabriel marchais dans mes pas, y'en a eu d’autres que lui qui ont compté. J'avais besoin de rien, y'avait des bientôt entre nous. (…) Y'est parti. Tout ce qu’y me reste de lui, c’est l'vide qu’y'a laissé, que j'm’évertue à faire durer. Un vide étouffant qu'enraye tout. Parfois, j'songe aux remords qui me rongent. J'revois la journée d'son départ et j'me l’explique pas encore. J'l’efface peu à peu de mon monde. J'l’espère plus désormais. (…) On octroie aux gens une importance qui les dépasse. Bien souvent, y’ignorent, faute d'le leur avoir dit. Mais parfois, tout est crié si fort qu'le message se perd. Les gens ont peur, j'crois. C’est terrible d'prendre ce risque, d'se lancer dans l'vide d'la parole, de s'dévoiler ? (…) À dire cette importance, j’ai perdu. Gabriel a déserté. Ma voix brille pas et pourtant elle fait en sorte que l’ensemble des choses et des êtres se dérobent. J'refuse son départ. J'veux pas qu'tu te sauves toi aussi. C'est pas si simple, j'le conçois pas clairement moi-même, mais me semble, qu'auprès de toi, j'renoue avec celle que j'étais, auprès d'lui. (…) C’est ça. On rentre, dis? Y commence à faire froid. Le café réussit plus à m'réchauffer. J'vais en reprendre une autre tasse.

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Fait numéro 77

Emmanuelle évite l'essentiel Ŕ le monde du chat de Félix -.

Elle n’est pas capable de lui dire la vérité, car celle-ci est insupportable. Insupportable de s'avouer des bientôt, des plus tard, des hier, comme il y en a eu tant avec Gabriel, bien avant. Elle ne peut souffrir d'envisager cette pensée qui renferme ce qu’il y a eu.

Alors elle lui parle, comme elle évite Gabriel en ne mentionnant que sa chambre.

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Fait numéro 3

Ce cahier reste au plus près de la neige qui ne s’écrit pas. Seul un doigt y trace cette unique pensée, celle où se renferme ce qu’il y a eu. Un collage de scènes de vacances, de corps enterrés dans le sable, de méduses dans des seaux, de siestes dans une tente-roulotte, de feux de foin en milieu d’après-midi, sous le soleil, de marches en forêt à courir les grenouilles, de courses sur l’asphalte pour un verre de jus, main dans la main, de douches en maillots de bain, de cris lors d’un face à face avec une moufette, de soupers en pique-assiette, de sourires en pelures de citron, de colères de parents, d’histoires chuchotées à l’oreille, d’yeux fermés devant une branche qui bouge dans le noir, de rires dans ces centaines de nuits sans sommeil, de parades, de repas au restaurant, d’après-midis souvent ensemble devant la télé, et encore et encore tant d’autres vertiges qui échappent à la mémoire.

Ce fait se doit à leur enfance. Il restera absent, comme Gabriel.

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Ce cahier reste au plus près de la neige qui ne s’écrit pas. Seul un doigt y trace une vérité, plus insupportable que toutes les autres, celle qui veut qu’Emmanuelle soit prête à vendre n’importe quel bonheur.

Celui d’être avec Félix ?

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Troisième billet pour Félix

Félix,

Je te dois des excuses. Je n’arrive pas à être là, avec toi. Je reste ici, à des jours de retard de toi, encore auprès de bonheurs passés que je garde en bouche. Leur goût d’habitude et de revenez-y est plus facile à aimer. Ma langue s’y affaire sans parvenir à délier mes lèvres. Je ne peux pas te dire ce qui m’essouffle, ce qui fait en sorte que je manque de franchise, ce qui sonne creux dans ma poitrine.

Ne me considère pas comme ton amie.

Emma xxx

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Qu’est-ce tu fais là? C'pas poli de ma part. Vas-y, entre. (Un temps) Entre, j'te dis. (…) Tu'm'déranges pas. J'voulais justement t'parler. (…) T'as apporté du café? Tu croyais qu'j'en avais pas? (Il rigole) Dépose-le sur la table. Ça va? (…) Tu dis rien? Non, avant d'commencer, m'laisserais-tu deux minutes, le temps d’prendre une douche? J'reviens tout juste d'chez une amie. Elle dormait quand j'ai quitté, alors. (…) Oui, y'est près de midi. On est jeunes, y'faut en profiter. Fais du café, s’il te plaît. J'tarderai pas (...)

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Fait numéro 78

Félix a d’autres amies qu’Emmanuelle. Des amies chez qui il couche. Pas comme chez elle, puisqu’ils sont voisins. Ce serait idiot. Peut-être. Sûrement. Le café est prêt. Elle crie que le café est prêt, qu’il va refroidir, son déjeuner aussi, s’il ne se dépêche pas. Le café est prêt. Les toasts aussi. Des rôties, le midi? Pourquoi pas, si on vient de se lever? Emmanuelle s’assied devant les deux tasses. Deux laits, un sucre. Un lait. Les rôties, la confiture, les circulaires et un cahier. Elle est sa deuxième amie aujourd’hui. Pas celle qu’il avait en tête.

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(…) Arrête de t’excuser. J'veux plus rien entendre. C'est toujours un plaisir de s'faire servir le déjeuner. Et un café. Un café, comme j'les aime. Une douche, même froide, ça sort pas un homme de la nuit. Un café, oui, par exemple. (Il prend une gorgée, avant même de s'asseoir) Tu te souviens qu'j'mets du lait dans mon café? (…) T'as fouillé? Non, non, j'blague. J'sais qu'y traînait. (…) Arrête d't’excuser ou tu sors. Bon. C’est mon cahier de composition. Tu l’as ouvert ? (…) T'aurais dû. Ouvre-le. Passe les premières pages. Ah! Regarde pas ça. (…) C’est mon ex-copine, Sophie. Est spéciaOuvre-le. Elle m'l’a offert avant d'partir en voyage. Trois départs, cet été-là. Elle se sauvait de je sais pas quoi. J'me l'demande encore. Pourquoi j'te dis ça? Est-ce qu’y reste du jus dans l'frigo? (…) Question stupide (…) Elle m’a téléphoné, un peu dans même période que Gab. Gabrielle. Ma première blonde. On s'reparle, quand ça nous adonne. Pour s'tenir au courant. Le destin, des fois, c’est bizarre. Y reste que du jus de pomme. Pour ton information. T'en veux? (…) J’avoue. Ça fait du bien de temps en temps, d'lui reparler, comme ça. Elle habite dans l'nord avec son nouveau chum. L’amour fou depuis trois mois. J'suis heureux pour elle, mais en même temps, j'peux pas m’empêcher de plaindre le gars. J'veux dire, elle s’attache très vite. Et se lasse aussi rapidement. J'l’ai quittée à contrecœur. J'sentais qu’elle m’aimait plus. Elle passait son temps un peu partout, pour toutes les raisons du monde, participait aux causes les plus désespérées, planifiait des projets sans moi. J'sentais bien qu'elle voulait s'ouvrir sur l'monde, mais peu à peu, on dirait qu'ça a fait en sorte qu'elle s'est fermé à moi. Elle avait pas la tête à m'voir. Plus le cœur non plus. Ça servait à rien d’attendre et d’espérer. (...) Pour aller chez elle, j'devais traverser le fleuve. Pour aller chez Gab aussi. J'devais traverser un pont. Pas une mer, mais une rivière. Elles avaient toutes les deux les yeux bleus. Les deux portaient un de mes chandails pour dormir. Le genre de chose qu'on laisse à son ex après une rupture. Y leur allaient mieux à elles qu’à moi. C’est étrange parfois, comme les détails sont importants. De l’une à l’autre, y a pas tant de différences. D’elles à hier soir, y a qu’une main de plus dans la mienne. Ça a rien à voir. (…) Je devine les femmes par la paume de ma main. Leurs yeux bleus veulent rien dire. La preuve ? Deux ans et demi. J'suis pas capable de les garder plus longtemps que ça. Deux ans et demi qui finissent quelques jours avant ma fête, au début de l'automne. (…) Merci, c’était bon comme déjeuner. C’est de plus en plus difficile de…De trouver quelqu’un qui convient, qui s'rapproche de Gab et de Sophie, par exemple, mais qui s’en éloigne en même temps. Ça a moins de sens à voix haute... Qui donne un punch. J'suis un gars de couple. J’ai d'la difficulté à vivre seul. Le reste d'ma

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81 vie suit l'pas d'ma vie sentimentale. Comme on dit, quand l'cœur va, tout va. Mais j’ai encore espoir. Quand j'vois ma mère et mon père rire dans la cuisine, en cachette, après l'souper autour d'leur café, j'me dis que tout est pas perdu. Y'a d'l’espoir et forcément, j'peux pas fermer les yeux. On peut pas refuser un regard, un lit ou une main. Ça se refuse pas ça. J'sais même pas pourquoi j'te parle de tout ça. Je parle comme une fille. Tu venais bien pour une raison? Ça devait pas être pour m’entendre prendre une douche, ou ben pour jaser de mes exs. Tu veux un autre café? Tu l'prends noir, non ? (...)

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Elle n’a pratiquement rien dit. Quelques oui Ŕ oui, je le prends noir mon café Ŕ des questions pour montrer qu’elle l’écoutait malgré le flot de ses paroles. Jamais Emmanuelle n’avait désiré être spéciale, avoir une raison pour parler, vouer certaines choses à la mer et en conserver d’autres, habiter au-delà d’un pont pour avoir les yeux bleus, porter le chandail d’un homme dans son lit, compter 730 jours pour se séparer à l’automne. Et encore moins que tout cela ne pouvait pas se refuser. Félix parlait de cela comme d’une possibilité qui ne peut se refuser. Refuser alors que l’existence même de cette possibilité ne va pas de soi ? Félix ne le sait pas. Elle ne lui en a pas parlé. Elle a bu son café Ŕ noir, sans lait, ni sucre.

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Fait numéro 80

Si Emmanuelle s’accroche tant à Félix, c’est peut-être qu’il traine derrière lui des fantômes en laisse.

Deux fantômes aux yeux bleus et un chat blanc.

Deux fantômes et de la tendresse qui s’effiloche, se rapièce. Et un loup blanc.

Nous le savons. Et ne le leur dirons pas.

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Je te dérange, pardonne-moi.

Debout, près de la table, une main sur une chaise, prêt à t’asseoir, tu hésites, et ce n’est pas dans tes habitudes.

Tu ne dis rien ?

Tu hésites à t’asseoir, balayant le sol de ta chaussette. Ton corps témoigne à ta place. Ta tête se retournant à chacun des bruits de verre sur le comptoir de mélamine. Ton œil détourné par la gêne. Ton départ pour ta douche.

Qu'est-ce qu'il y a?

Ce matin, tu n'arrives à rien.

Tu ne me diras pas? Et ces autres fois, alors? Tu ne me regardes pas ?

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Fait numéro 81

Un jour, Félix a lâché : « Je devine les femmes par la paume de ma main. Leurs yeux bleus ne veulent rien dire. »

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C’est elle, n’est-ce pas ? Près de midi et tu es là à boire ton café. Un lait. Tellement rare que tu sois là, plutôt qu'ailleurs.

De quoi lui as-tu parlé, ce matin, à ton réveil, à ton premier regard, quand tu l’as aperçue dans le lit? Les yeux fermés, loin des feux de la ville. De la soirée de la veille, où tu as failli? Où vous avez dit oui, trop vite ? Vous ne pouviez pas refuser. Que lui as-tu dit? Je regrette, je ne t’aime pas. Si. Mais je ne voulais pas te toucher ? Je te touche comme je t’aime. Comme un déjà-vu? Ta main est comme la mienne ? Tu as faim ?

Peut-être vaut-il mieux que tu ne me dises rien. Vous aviez bu ? Oui, nécessairement.

Je te pardonnerais comme on pardonne à un fou. Mon regard ne compte-il pas assez? Ne suffit-il pas ?

Elle avait enfin compris, hier. Elle te l’a crié à tue-tête, la main dans la tienne. Sous ton chandail. Mais hier, elle avait bu. C’était à tort et à travers, entre deux verres. Oui, certainement. Que lui as-tu dit? Je ne m’explique toujours pas comment tu te retrouves ici. Et pis, que tu y sois encore? Tu as faim? Tu ne pouvais pas avouer que tu l’aimais. Parce que. Non.

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Fait numéro 82

On coupe souvent les choses : les légumes, la parole, les cheveux, parfois des mains, comme celles des voleurs, celles de Françoise, dans la forêt d’un conte d’hiver. Aujourd’hui, celles de Félix, dans ses poches, même s'il ne s’agissait pas d’histoire, ni de saisons.

À croire que le monde ne pourra plus être deviné.

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Fait numéro 16

Ce cahier reste au plus près de la neige qui ne s’écrit pas. Seul un doigt y trace ce fait relatant les fois, qui ne se comptent plus, où Emmanuelle reste, l’oreille sur la porte de sa chambre, dans la lumière du corridor, par peur d’ouvrir, et de découvrir Gabriel, de dos, bien grand, en train de pleurer. Elle reste là, derrière la porte, sachant qu’il n’est pas là, mais dans l’hiver, parce que c’est plus simple de s’imaginer ne plus être capable de le prendre dans ses bras, de lui dire n’importe quoi, de lui dire le mot qui l’apaiserait, de le coucher dans son lit avec elle. Derrière, parce que c’est plus simple. C’est plus simple de rester là, derrière la porte, plutôt que d’apprendre à serrer un garçon qui a grandi dans le froid d'une amitié.

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 Je ne peux pas me lever, Félix.

 J’ai mal au dos de t’avoir attendu. Ça m’a prise subitement hier, vers seize heures. Mon dos s’est cassé, mes yeux se sont fermés.

 Ce n’est pas que je ne peux pas. Je ne veux pas.  Tu n’allais pas venir. Ça ne valait plus la peine d’espérer.

 Et là, il est trop tôt pour aller répondre, de toute manière. Le ciel n’est pas assez clair encore pour que je te vois.

 Je sais que je t’ai fait le coup, l’autre jour, alors que tu revenais d’une nuit chez une amie.  Et puis, mon dos est transpercé par les limailles de mon ventre.

 Je t’ai attendu hier, en vain. Tu ne devais pas venir, mais le temps passait plus vite, assise sur ma chaise droite.

 Je ne peux pas venir. Ça ne sert à rien de cogner. Arrête, que je te dis.  Je ne voulais rien dire, ni sous-entendre. Tu as compris quoi?

 Ce serait trop facile de passer toutes mes journées à t’attendre parce que le temps n’est plus une question pour moi.

 …

 Ne me dis surtout pas que je suis méchante.

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Fait numéro 83

Emmanuelle tente de se convaincre qu’il vaut mieux ne pas ouvrir la porte. C’est plus simple de rester là, derrière la porte, plutôt que de voir les choses changer d’ordre.

(102)

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Pas la poitrine. J’ai mal au cœur. Je l’ai au bord des lèvres. Au bord des tiennes.

Pourvu que tu ne me touches pas la poitrine. Pourvu que tu me prennes les mains. Que l’on forme deux poings.

Décolle. Vite, décolle. Je ne suis plus capable.

J’ai mal à la tête de tous les soubresauts de ton corps sur le mien. Seule.

Laisse-moi seule avec moi-même. Ne me touche pas la poitrine. Rapproche-toi.

Je ne chaufferai pas les draps toute seule.

Reviens à côté de moi, dans ces draps encombrés, pour m’apprendre à bien aimer. Je ne te dis plus rien. Plus rien. Sauf, enfin, peut-être, dans un langue à langue.

Et puis ton rire, je ne sais pas trop pourquoi, la tête dans l’oreiller pour ne plus sentir que mon odeur, celle de mes cheveux.

Combien de temps sans dormir dans des draps qui ne sentent que mon corps ? Combien de temps sans avoir mis un pyjama?

Combien de nuits passées avec toi?

Il est vingt-trois heures. Les stores sont mal fermés. Un filet de lumière plonge directement dans mes yeux. Faux. Il arrive vingt-trois heures. C’est pour cette raison que je commence à me mentir sur ma vie. Est-ce que je peux me foutre la paix pour une fois?

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Je ne sais pas comment commencer. Peut-être qu’il n’y a jamais eu de début.

Il est trop loin, de loin, en loin, en moi, tant de fois poussé par tes doigts vers les recoins inconnus de mon ventre.

Tu as projeté mon cœur sur ma langue. Mon cœur.

J’ai envie de vomir. Oui.

Oui. Il y a un début.

Mais j’arrive pas à le dire ce soir. Ça ressemble à un jeu de vérité-conséquence. Te dire la vérité, c’est exécuter et subir, tout à la fois, la conséquence.

Samuel, tu dors ?

Là, il est vraiment vingts-trois heures. J’arrête de me mentir. Les débuts sont toujours longs. Je retiens ça de ma mère. Vivre dans le désir. Elle me le répétait sans cesse quand j’étais petite. Ma vie, c’est ça. Un peu de bêtises, de naïveté et de dureté qui m’ont brisé le cerveau pour ne me laisser que le cœur. Un cœur qui ne bat qu’une fois à l’horizontal.

Je te secoue un peu. Ta tête se tourne vers moi. Tu me regardes, comme un hareng saur, les yeux fermés, une raie de lumière divisant ton visage en deux. Je dois viser ta bouche à travers la rainure, afin qu’elle se partage sur nos deux visages. Collée. Collée à toi, je respire ton souffle. La lumière ne me dérange plus.

Tu dors. Ça va.

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de me blesser moi-même, ça serait moins souffrant que n'importe quelle plaie que tu me ferais. Depuis tout ce temps-là, j’ai toujours refusé qu’on me touche.

C’est faux. Même si j’avais promis.

Mais une promesse faite sur un oreiller, dans une chambre qui n’est même pas la nôtre, ça ne compte pas.

Et puis, qui connait la différence entre un lit et un champ de bataille ? Les blessures sont les mêmes.

Pourquoi tu ne me parles pas? Je ne veux pas te réveiller.

Je ne te le dirais jamais, mais tu me fais penser à mon père, les cheveux d’un brun presque noir. Là, dans ton sommeil, tu ne me touches que la main. Tes yeux bruns, pour une première fois sans tes lunettes.

J’attends, sans bouger, en te serrant la main.

Même si je mets tout le poids de mon corps dans ta main, je ne veux pas que tu te réveilles. Plus fort. Je replie mes doigts sur les tiens pour capter le rythme de ton pouls. Je ne sens rien.

Nos deux mains, comme un seul poing que je m’amuse à cogner sur le matelas. Elles rebondissent. Cogne de plus en plus fort. Cogne, cogne.

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Fait numéro 31

Des nuits qu’Emmanuelle tente d’enfermer Samuel dans un conte d’hiver. En vain. Rien à faire. Comme s’il n’y avait jamais eu ces insomnies, ces draps, ces clés dans une serrure. Rien ne s’écrit. Comme si tout devait changer, alors que rien ne peut être recommencé, que la lune n’y peut rien.

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Certains songes ne sont pas faits pour être écrits, au-delà de tous mots, de tous monstres, angoisses et peurs, de tous remparts de papier, à des brumes de distance. Et comme certains songes, certains faits n’ont pas à être évoqués pour être avoués.

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Fait numéro 37

On se lasse d’espérer.

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98 Encore moi !

J’ai voulu te parler hier soir, savoir si tu allais bien. Tu n’étais pas là, d’où ce message. J’espère que ça va. Moi, j'ai trop peu dormi cette nuit. Je me suis réveillé à 3 h 45, pour un gros total de deux heures de sommeil. Je me sens pas fatigué pourtant, mais le pire, c’est que je le suis. On se reparle. À plus.

Félix.

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Fait numéro 84

Emmanuelle a lu le mot, debout, sur le pas de la porte, sans espoir de le voir arriver, ses attentes déposées sur le sol, vers le plafond. Ou sous le tapis, dans la poussière et le sable. Debout, sans même qu’il ne soit là, à ses côtés, elle s’était enfin décidée à ouvrir la porte.

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