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La vive douleur d'être née : récit ; Du silence au récit : réflexion

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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CARMEN ROBERTSON

LA VIVE DOULEUR D'ETRE NEE

Récit

DU SILENCE AU RÉCIT

Réflexion

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en études littéraires

pour l'obtention du grade de Maître es arts (M.A.)

DEPARTEMENT DES LITTERATURES FACULTÉ DES LETTRES

UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC

2010

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Résumé

Le mémoire de création est divisé en deux parties. La première section, ayant pour titre La vive douleur d'être née. Récit, rappelle, sur un ton poétique, divers souvenirs d'enfance et de jeunesse revisités à la lumière de la maturité. L'auteure cherche à comprendre, et peut-être à réparer par la remémoration, la fracture intime ressentie entre l'enfance et l'âge adulte. Le récit couvre la période qui va d'une naissance imaginée jusqu'à la mise au monde de ses propres enfants.

Dans un deuxième temps, Du silence au récit. Réflexion, l'auteur analyse son propre parcours quant au désir d'écriture et retrace les étapes - découverte des mots, apprentissage de la lecture, journal intime, publication d'un premier roman, retour aux études - entre l'apparition de ce désir et une carrière qui s'amorce. Le récit d'enfance est défini empiriquement et situé dans la démarche de l'auteure.

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Remerciements

La rédaction de ce mémoire constitue l'aboutissement d'une longue démarche qui n'aurait peut-être pas été possible sans le soutien d'un certain nombre de personnes à qui je tiens à exprimer ma profonde gratitude.

Mes premiers remerciements vont à mon mari, Maurice Busqué, dont l'appui inconditionnel à la réalisation de mes rêves a bien souvent aplani des obstacles que mon imagination dressait devant mes projets.

Je remercie chaleureusement mes professeurs de création littéraire, monsieur Neil Bissoondath, monsieur Laurier Veilleux et madame Anne Peyrouse, qui, chacun à leur manière, m'ont ouvert des fenêtres sur le monde de l'écriture.

Merci également à monsieur Alain Beaulieu et à madame Anne Peyrouse pour leurs commentaires éclairés et généreux sur mon projet de mémoire.

Enfin, je réserve des remerciements tout à fait particuliers à mon directeur de maîtrise, monsieur Jean-Noël Pontbriand. Plus qu'un professeur, plus qu'un directeur, il fut pour moi un maître, une source d'inspiration. Il a su, par l'authenticité de son enseignement et par la qualité de sa présence, me faire comprendre plus intimement que l'écriture doit prendre sa source dans l'être et contribuer à sa croissance. Je lui serai à jamais reconnaissante du virage et de l'élargissement qu'il a imprimés à ma relation avec la littérature et l'écriture.

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Table des matières

Résumé II Remerciements III

La vive douleur d'être née - récit 1

L'avant-récit 2 Le récit 5 Du silence au récit - réflexion 52

Écrire 55 De la parole interdite à celle des autres 56

De la parole des autres au traçage des mots 57 Du traçage des mots à la tentation de la lucidité 59 De la tentation de la lucidité à celui de la parole 62

Désir de parole et désir de vivre 64 Publier ou sortir de la clandestinité 65

Écrire le récit 68 Le récit autobiographique : un genre à part entière 68

Une définition du récit 70 En guise de conclusion 77

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La vive douleur d'être née

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L'avant-récit

Tu t'étais portée volontaire pour accompagner ton père à la salle d'opération. Bien sûr, tu habitais tout près. Mais ce n'était qu'un prétexte. Tu espérais quelque chose. Quoi? Que pouvait-il advenir de ces quelques moments d'intimité entre un père moribond et toi? À ton arrivée, il dormait, semblable à lui-même, et autre. Tu regardais dormir ton père pour la première fois. Harnaché de fils. Cerné de machines. Sur un moniteur, une courbe s'affolait à chacune de ses respirations, de ses toux. Toi aussi tu t'affolais. Le désordre du cœur te rappelait l'urgence de la situation et que cette fausse tranquillité masquait une lutte impitoyable. Tout allait se jouer dans les prochaines heures et tu aimais croire que l'ours de ton enfance saurait dompter la chienne qui lui avait planté ses crocs dans le cœur.

Puis, le temps qui n'en fait toujours qu'à sa tête, après s'être traîné sans pitié, s'est accéléré comme s'il était lui aussi pris de panique. Des blouses vertes se sont agitées autour de toi. On l'emportait. Tu les as suivis. Quand as-tu pris sa main? Sa grosse main d'homme que tu n'avais plus touchée depuis ton enfance. Tu la serrais fort. Tu lui murmurais des mots d'encouragement. Ça allait bien se passer. On le remettrait à neuf. Tu aurais voulu le consoler. Tu voyais pleurer ton père pour la première fois.

Les portes de la salle d'opération l'ont avalé. Tu es restée là, toute bête. Quelqu'un t'a dit de revenir en fin d'après-midi. Tu ne pouvais plus rien pour lui. Tes pas dociles t'ont ramenée au travail. Tu as presque oublié durant quelques heures cet homme que l'on découpait, que l'on recousait. Tu as presque oublié comme tu oubliais toute chose, disparue dans les sables mouvants de l'absence.

Puis ce fut le retour à l'hôpital, les heures d'attente, le chirurgien à l'air épuisé qui te préparait au pire, le sentiment d'avoir poussé ton père à sa fin, l'arrivée de tes sœurs, et enfin, en début de nuit, le choc et l'apaisement de l'annonce de sa mort. On vous a menées vers lui. Les cris et les larmes des autres n'ont pas entamé l'apaisement que ce moment t'apportait. On l'avait libéré de son harnachement de fils. Il était allongé sur une civière, recouvert jusqu'au cou par un drap blanc. Tu ne voyais de lui que son visage. Sa bouche était légèrement entrouverte, comme celle d'un dormeur. Il était pâle et calme. Il

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reosait enfin. Non seulement de ce dernier combat contre la mort, mais de cette empoignade sans fin qu'avait été son existence. De cette force qu'il avait déployée pour vivre, faire vivre. Il avait tenu son monde à bout de bras, invoquant le ciel, puis lui crachant à la face. Il avait mordu de rage dans la vie, à s'en fendre le cœur. Il se reposait enfin et tu te reposais de lui, de ta souffrance de lui, de ton désir de lui, d'un espoir auquel tu pouvais enfin renoncer.

Tu as traversé les jours suivants en marchant dans le vide, les yeux secs. Vous vous êtes regroupés dans la maison familiale, vous rapprochant comme des chatons frileux. Vertige de la ferme abandonnée, silence des oiseaux, soleil hagard.

Vous vous êtes entassés dans l'église du village bondée, comme pour un monarque. Ce qu'il avait été, d'une certaine manière. Un roi gueux et triomphant. Ours régnant. Sombre et puissant, doux et brutal. Farouche et grégaire. Cette foule compacte témoignait de l'énormité de la perte qu'on tentait d'apprivoiser à coup de chants et d'encensoir. Mais toi, comme anesthésiée, tu ne sentais rien. Tes yeux secs te faisaient honte. Pour un peu, tu aurais pu croire que cette mort te laissait indifférente.

C'est dans cet état d'apathie que tu regardais machinalement les parents, les amis, les paroissiens retourner à leur banc après la communion. Et soudain, le visage d'un homme t'a frappée de plein fouet. Cet homme, tu le connaissais de nom, de vue, mais tu ne lui avais jamais adressé la parole. Il faisait partie du paysage de ton enfance aussi sûrement que la rivière, que l'étable, que l'église du village. Il n'était rien pour toi, sinon qu'une figure connue depuis toujours. Mais son vieillissement venait de te sauter à la gorge. Contre toute logique, tu te serais attendue à ce qu'il n'ait pas pris une ride. Mais non, tout avait changé. Tous avaient vieilli et toi aussi. Tout pouvait s'effondrer puisque ton père, l'indéfectible pilier de ton enfance, ton père était mort! La vue de cet homme avait ouvert en toi une brèche par laquelle l'évidence s'était engouffrée, monstrueuse, suffocante. Peut-être avait-il fallu que ta vigilance soit trompée par la vue d'un étranger pour que la réalité de la mort de ton père trouve un chemin et que ta peine trouve ses larmes? Tu réalisais enfin pleinement que dans quelques instants, les restes de son corps seraient emportés, brûlés. Le passé n'était que cendres. L'enfance était perdue, irrémédiablement.

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Tu aurais voulu hurler, mais les cris extravagants qui montaient en toi se sont étouffés dans les hoquets silencieux de tes sanglots. Ta fille s'est approchée de toi. A-t-elle senti ta dérive? A-t-elle saisi, elle qui doucement quittait l'enfance, l'affolement qui t'étreignait soudain? Elle t'a prise par la main. La désolation a reflué, petit à petit. L'oubli a réinvesti ce que tu appelles « ta vie ». Pourtant, tu sais que ce moment-là a ébranlé tes fondations. La peine qui a failli t'engloutir était plus vaste que celle, tout à fait réelle, que tu avais de perdre ton père. Qu'étaient devenues les promesses de l'enfance? Comment s'étaient-elles désagrégées?

Entre le temps glorieux de l'enfance et le temps âpre de l'âge adulte, une fracture, ou un mystère, ou l'oubli coupe ta vie en deux. Peut-être pourras-tu recoudre le tout en partant sur les traces de l'enfance, en te la racontant avec des mots neufs. Peut-être pourras-tu mieux comprendre celle que tu es devenue et te réconcilier avec tes manquements, tes fuites et tes désaffections.

En fait, tu ne sais pas trop pourquoi tu vas accomplir ce pèlerinage. Mais quelque chose comme une intuition ou un obscur désir exige que tu plonges les mains et l'âme dans ce terreau primordial.

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La joue sur le ventre de mon enfance J'écoute l'âpre merveille de vivre Gatien Lapointe

Le récit

Tu es née en hiver. Peut-être par une de ces nuits minérales et craquantes, quand la lune fait ramper des ombres autour des bâtiments. Peut-être était-ce un jour où une fine poudrerie courait sur les coteaux. Ou peut-être encore des bruits de tempêtes accompagnaient-ils en sourdine les plaintes de ta mère. Tu n'en sais rien puisque ta mère n'a gardé aucun souvenir précis de tes premiers instants de vie alors que tu quittais les marais où tu macérais dans tes origines pour déboucher dans les draps rêches de la vie. Tu ne te rappelles rien, mais tu te souviens de tout. Ta peau a mémoire d'avoir été malaxée, poussée, saisie à pleines mains. Ton corps connaît le grand froid dans lequel on t'a plongée, ce brutal étirement de ton être, ces bruits qui éclataient dans ta tête, ces effluves puissants qui imprégnaient l'air.

Mais on s'habitue à tout, te dis-tu, en regardant, étonnée, cette photo de toi dans ta couchette, sur la galerie arrière qui surplombe la rivière. Ton trouble vient de ce sourire que tu affiches, de cette lumière qui en émane. Qu'est-ce qui allume le regard de ce bébé que l'hiver a déposé dans le lit froid de la vie, ce bébé qui connaît mieux la morne immobilité du fond de son ber que le mouvement berçant des bras humains, ce bébé qui a su très tôt qu'il ne faut pas attendre sa nourriture d'une chair odorante, mais de la mamelle aride d'une bouteille? Petite chose oubliée que seules distraient les mouches, les bruits familiers. Petite chose tranquille, sur laquelle le silence semble avoir déjà posé son sceau. Petite chose retranchée en elle-même, qui aurait déjà compris que l'absence peut être une réponse valable à l'abandon.

Pourtant, lorsqu'un visage se penche sur son berceau, la petite chose s'anime. Malgré les longs moments pendant lesquels son existence n'a pour écho que le souffle d'un vent indifférent, un regard qui rencontre le sien suscite la tentation d'une renaissance. Et un instant, la vie reflue vers les yeux, bouillonnante. Le sourire radieux de ce bébé te touche.

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Bien que déjà savant des déserts de l'absence, son espoir survit, fait briller ses yeux. Qui a le temps, qui a assez de provisions de vie dans cette maison où règne l'indigence du cœur pour répondre aux exigences qu'aurait chaque nouveau-né? Si, malgré la pauvreté de ta famille, tu n'as pas connu la faim du corps, le cœur, par contre, errait, exsangue, en quête de quelque maigre pitance.

Toutes les photographies prises de toi, entre ce jour d'été, ce jour d'innocence et de foi, et celles de l'âge mûr, quand l'amour aura quelque peu réanimé ta chair triste, toutes portent l'empreinte d'un regard éteint, dompté, presque mort. Un regard muré derrière lequel une enfant se fabrique en secret du merveilleux.

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Certains se sont esclaffés quand tu as affirmé avoir eu une enfance heureuse. Tu étais offusquée. Qu'en savaient-ils? Mais ils avaient peut-être raison de se moquer. Une enfance heureuse, ça ne veut rien dire. Tu as eu une enfance. C'est tout. Ce n'est rien et immense à la fois. Un grand livre d'images dont tu gardes une nostalgie incurable.

De tous les petits fragments de vie colorés et odorants qui émergent de l'oubli, les premiers qui scintillent dans ton effort de remémoration sont ceux d'un soleil de juillet qui plombe un seuil de bois rongé par des sabots de vaches. Ça sent le foin et la poussière. Toi et tes sœurs y êtes assises, les bras pleins de chatons. La dernière portée de la maison s'amuse avec la dernière portée de l'étable, bêtes qui se frôlent, se caressent, se reconnaissent. Tu surveilles comme une mère ces petites choses rondes et poilues qui plantent leurs griffes inoffensives dans ton vêtement et dans ta peau; elles grimpent sur toi, te chatouillent le cou, s'emmêlent dans tes cheveux. Ta tendresse rencontre une autre tendresse.

Les grands sont ailleurs, occupés comme toujours. Ici, loin d'eux, loin de la maison, l'espace est plus vaste. Tu peux risquer un rire, un cri, une escarmouche avec tes sœurs. Ta vie entend un écho qui n'est ni silence, ni fureur. Tu prends, sans t'en rendre compte, une bolée d'air dans laquelle tu puiseras quand il se raréfiera. Tu profites du versant de lumière de ce domaine à la fois vaste et étroit dans lequel tu évolues.

Ton chaton, soulé de caresses et de soleil, s'est enroulé sur lui-même au creux de tes cuisses et ronronne. Son abandon te ramollit. Si tu pouvais, tu en ferais autant. À défaut d'un corps d'accueil chaud et moelleux, tu te contentes de te tasser sur toi-même et de t'engourdir dans un bien-être animal.

Face claire des jours qui alterne avec leur face ombreuse. Chaque éclat de lumière a son pesant d'ombre. Mais tu ne veux pas encore évoquer ce qui pèse sur tes jours et sur ta poitrine. Tu veux poursuivre tes jeux, tu veux continuer à arpenter, comme une petite souveraine solitaire, ton royaume si large, si merveilleux, qui ne fera que rétrécir à mesure que tu grandiras, mais qui pour l'instant représente encore le monde entier.

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L'univers, tu le tiens au bout de tes yeux, au bout de ta main. Le monde est ce que tu vois, ce que tu sens, ce que tu touches, ce que tu entends.

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Sur la rivière qui traverse la terre familiale, ton père a construit un pont de ciment pour faciliter le passage de la machinerie. Cet ouvrage crée un bassin où les enfants aiment à s'ébattre lors des chaudes journées d'été. Les grandes, chargées de ta surveillance, t'ont assise dans l'eau peu profonde. Tu regardes de loin leurs jeux, tu entends leurs cris, leurs rires au milieu des jets d'eau qu'embrase le soleil d'après-midi. On t'a oubliée. Hors de la petite prison de ton parc de bois que les grandes n'ont pas voulu traîner, le monde est soudain infini autour de toi. Alors, tu veux ramper vers leur plaisir, vers le soleil qui se brise en fragments de lumière dans les éclaboussures de leurs jeux. Tu bascules dans l'eau tiède qui bientôt t'enveloppe et te coupe le souffle. Soudain, des mains te saisissent et t'extirpent de cet univers étrange. Des cris éclatent dans tes oreilles. Des voix qui chicanent et te font peur. La baignade est finie. La plus grande t'a posée sur sa hanche et te ramène vers la maison d'un pas plein de colère, terrorisée à l'idée qu'elle aurait pu avoir laissé se noyer l'avant-dernière. Cette anecdote, tu l'as souvent entendu raconter. Mais, pour la première fois aujourd'hui, elle prend une nouvelle dimension. Tu regardes avec tristesse cette marmaille laissée à elle-même - la plus grande n'a pas dix ans - qui déjà n'a plus droit à l'insouciance des jeux. Tes grandes sœurs te portent comme un fardeau. Chaque petite qui arrive leur vole un peu plus leur enfance. Et la révolte ne fait pas partie des possibles. Alors, elles te ramènent à la maison en se reprochant à elles-mêmes d'avoir été trop paresseuses pour apporter ce parc de bois qu'elles peinent à soulever. Comment leur en vouloir d'avoir mis ta vie en danger? C'est des parents dont il faudrait condamner la négligence. Mais de ça, tu n'en es plus capable. Ta colère d'enfant contre la dureté de ton père, ta colère d'adulte contre l'absence de ta mère, se sont dissoutes dans l'indulgence qui t'est venue pour toi-même, avec le temps, avec les peines. Malgré la crainte que tu as gardée de l'eau, tu as pourtant le souvenir d'avoir pataugé dans cette onde rougeâtre et tiède des jours entiers lorsque tu as été assez grande pour t'y rendre seule. La rivière passe derrière la maison au pied des écarts où l'on jette les ordures de cuisine, puis elle bifurque pour contourner le jardin et, après un dernier méandre, elle remonte vers sa source mystérieuse en coupant les terres interdites des voisins. Ces courbes créent de minuscules plages de sable, terrain de construction de

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ponts et de tunnels précairement façonnés de brindilles, de cailloux, de boue : merveilleux travaux d'ingénierie qu'avec une vieille boîte de conserve rouillée tu alimentes en eau. C'est ainsi que les mains plongées dans ces éléments primordiaux, tu procèdes à ta création du monde.

Ailleurs, le courant lave la berge et découvre une roche lacérée sur laquelle la pluie laisse des flaques. Accroupie au bord de l'eau, tu traques les petits poissons que tu attrapes dans la nasse de tes mains refermées et que tu déposes dans ces mares. Lorsque tu es lassée, tu oublies là tes petits prisonniers qui sèchent sous le soleil assassin.

Cette rivière, tu l'as remontée, explorée, tu en connais chaque courbure, chaque caillou, chaque roseau qui la borde. Tu reviens inlassablement y laver ton ennui. Récemment, tu es retournée sur la terre de ton enfance pour y semer ton potager. En descendant le coteau, tu l'as soudain aperçue qui bondissait, abondante et rapide, sous le ciel clair de mai. Tu t'es immobilisée, en proie à un vertige. Des décennies plus tard, tu la retrouvais intacte. Comment nommer cette impression fugace, ce sentiment d'un retour aux sources, de retrouvailles avec un cours d'eau qui avait joué dans ta vie, dans ta survie peut-être même, un rôle plus grand que nature? Qu'avait représenté pour toi cette eau tiède, fidèle? Quelle faim avait assouvie sa caresse, sa musique? À quelle grandeur presque humaine avais-tu élevé cette présence fluide? Car pour la joie d'une rivière, il y avait tant de désert en toi.

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Tu es née sans voix dans un univers silencieux. Tu ne pleures pas, tu ne réclames rien. Tu te tais et tu attends, tu espères sans doute. C'est la règle. L'omerta inconsciente de ta famille. Une loi du silence héritée de tes pères et peut-être de plus loin encore, du silence initial de l'âme humaine.

Cependant, petite, tu ne sais rien du silence. Ce n'est que beaucoup plus tard que tu entendras sa sourde rumeur, que tu sentiras son étreinte, que tu prendras la mesure des dommages.

Tu ne sais rien du silence, mais tu en connais les exigences. Comme d'instinct. Il supporte les bruits familiers des travaux de la ferme, le remue-ménage des tâches domestiques, et les meuglements, et les pépiements, et tous les bruits incompressibles de la nature. Il tolère aussi le sifflement du vent, tous les registres de la pluie et le roulement du tonnerre. Il s'accommode encore des voix humaines pourvu qu'elles s'en tiennent aux mots utiles ou aux banalités des conversations. Il endure parfois le rire. Mais, ce que le silence ne peut pardonner, ce sont les plaintes, les geignements, les exigences, les insupportables demandes, tout tumulte susceptible de mettre en contact les âmes à chair vive. Le silence exige que chacun reste sur son orbite, dans le vide astral de l'existence. Le silence exige le silence. En soi d'abord. En toi. Tu sais cela d'instinct. Mieux que bien d'autres.

* * *

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Une petite reine occupe le trône de ce château balayé de courants d'air et de rafales : ta mère. Comme tu l'aimes! Elle est si petite, si douce. Bien sûr, elle tolère peu la présence des enfants pendant qu'elle s'acquitte des tâches ménagères, mais elle est là, fidèle, à chaque repas, ayant répandu dans la cuisine les effluves d'une sorte de bonheur. La tribu entassée autour de la table trop petite module l'ampleur de sa respiration sur les signes de beau temps ou d'orage qui se lisent sur le front du père. Chacun engloutit sa pitance, pressé de fuir l'entassement, les ardeurs du poêle à bois et l'oppression d'un espace trop étroit pour que le malaise même soit ressenti. Et si avec un peu de chance on flâne à table quand ton père retourne aux champs, ta mère cède à des fous rires qui la font encore plus petite, si peu différente de toi, comme une petite sœur. Et parfois, à la brunante, tu épies de ta chambre tes grandes sœurs assises dans l'herbe haute qui l'écoutent jouer de l'accordéon. Quand ton amour devient si fort qu'il souffre de ne pas avoir d'écho, tu profites d'un moment de repos pour te presser contre elle et lui donner des baisers furtifs dans le cou. Qu'importe si on te raille un peu, du moment qu'on ne te repousse pas. Elle t'aime bien aussi, crois-tu, à sa manière qui est la seule que tu connaisses. À sa manière qui n'est ni caressante, ni colérique. Avec la fatigue et l'ennui qui semblent peser sur son regard. Avec plus de soupirs que de cris. Et avec parfois ses rires inépuisables qui te la rendent un moment égale à toi, un moment dont le plaisir est tempéré par un vague sentiment d'abandon. Oui, elle t'aime bien. N'as-tu pas surpris la confidence que tu es sa plus belle? De là à te croire la préférée, il n'y a qu'un pas que tu franchis, cachant à tes sœurs ce secret doux et coupable à la fois. En toi vient de se cimenter le lien entre la beauté et l'amour. Déjà, tu as compris que ta jolie petite personne suscite de l'affection. Ton peu d'exigences fait le reste. Tu es la jolie poupée qu'on aime vêtir, coiffer, montrer et qu'on peut remettre dans son coin sans qu'elle ne fasse de scène.

Ta mère... Il y a une photo d'elle, petite fille, qui te trouble chaque fois que tu la vois. Elle doit avoir quatre ou cinq ans. Debout sur un fauteuil, vêtue d'une robe blanche, de bas et de bottines noirs, les cheveux coupés carrés sur le front, elle pose sur toi un regard qui te remue. Peut-être est-elle intimidée par le photographe? Mais peut-être aussi l'eau

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verte de ses grands yeux est-elle le miroir d'une vie qui peine à s'enraciner? Dans cette famille décimée, tant d'enfants morts flottent entre deux eaux où surnagent quelques survivants à bout de souffle. Un souffle, c'est peut-être tout ce qu'on a pu léguer à cette petite fille qui grandira si peu et qui te fixe depuis ce lointain passé avec son regard alarmé.

Cette angoisse, tu la reconnaîtras chez ta vieille mère paralysée. Elle te sera tout aussi insupportable. Et tu en appelleras à sa mort.

Mais pour l'instant, il n'est pas question de mort. Tu voudrais juste qu'elle te regarde. Le salon est plein à craquer. Ta mère est au piano. Tu t'es campée tout près d'elle en évitant de nuire au jeu de ses doigts qui dansent sur les notes. Tu voudrais qu'elle te regarde, qu'elle te sourie, qu'elle te reconnaisse, que par ce regard, elle dise à cette assemblée bruyante : « Voyez, cette enfant existe, c'est ma fille. » Mais elle ne te regarde pas, elle ne te sourit pas, elle ne te voit pas. Les soirs de chants et de musique, c'est elle la reine. Elle seule. Ce n'est plus ta mère, c'est la vedette de la soirée, c'est ton idole, ton inaccessible étoile. Les soirs de chants et de musique, elle flambe. Sa jeunesse lui est rendue intacte. Et elle chante, elle joue du piano, du violon, de l'accordéon. Et on l'applaudit. Comme ces gens l'admirent! Comme elle rayonne! Alors, tu la serres de près, comme si un peu de cette lumière, un peu de cette admiration et de cet amour qu'on lui témoigne pouvait rejaillir sur toi. Comme si son rayonnement pouvait éclairer ton être et lui permettre d'exister. Mais il ne faut pas insister, juste rester là, dans son ombre et contenir secrètement l'énormité de ce désir qui t'oppresse.

Le lendemain, rien n'y paraît plus. Les jours sont redevenus gris pour elle. Ses admirateurs ne l'accaparent plus. Pourtant, elle ne t'appartient pas davantage. Elle pose son regard morne sur un quotidien dans lequel tu tiens si peu de place. Tu as si bien su te faire petite, ne pas déranger, que tu es en passe de devenir invisible.

* * *

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C'est par la musique qu'elle a un jour séduit ton père. Elle avait trop tardé à se marier et appréhendait d'être coiffée à perpétuité du titre de vieille fille. Ton père avait apporté chez elle sa voix de fausset, qu'elle avait transformée comme par l'effet d'un coup de baguette magique en cette belle voix de ténor qui forçait l'admiration de tous. Il s'était planté tout raide, debout, à côté du piano et avait chanté des dimanches entiers jusqu'à ce jour où il avait fait sa demande en mariage. Comme il était bel homme ton père sur les photos d'avant toi, d'avant la colère et les grondements, d'avant les ravages conjugués des soucis, du travail forcené, des rêves émiettés. C'est d'ailleurs un cliché du célibataire qui trône sur ta table de nuit avec ces quelques autres que tu appelles tes anges gardiens...

Tu l'imagines, à ton premier jour, jeter un coup d'œil rapide sur ce sixième enfant -encore une fille! - qui ne lui serait d'aucune utilité pour les travaux de la ferme. Il te faudra jouer de tous tes charmes de poupée sage pour qu'il t'asseye un instant sur ses genoux ou pour qu'il te lance au plafond, effrayée et grisée, amoureuse déjà. Quand tu seras assez grande, ta mère sera trop contente de te laisser le suivre à l'étable où tu perfectionneras ton art de jouer sans jamais laisser tomber ta vigilance, sans cesse consciente qu'un cri trop aigu, qu'une course malencontreuse peut éveiller l'ours qui dort et qui te rejettera en dehors de ce merveilleux monde. L'homme qui, pour un rien, gronde, l'homme qui d'un coup de patte peut anéantir la clarté du jour, cet homme devant lequel tremble même le puissant taureau, règne en maître absolu sur ce royaume. Les jeux dans le foin, la course aux chats, les traversées du fenil debout sur les poutres, la fréquentation des vaches, des veaux, des poules, les parfums de bête et de lait, les mille recoins invisibles aux adultes, toute cette joie qui éclate en toi doit être enclose dans une bulle de silence. À plus forte raison les peines, les larmes qui éveillent encore davantage la colère de l'ours. Les chicanes ou les bobos te vaudront immanquablement l'expulsion et te renverront à ta mère accablée sous le poids de sa nichée. Et toi qui joues à l'équilibriste entre ton père ours et ta mère-enfant, tu apprends à puiser ta sève à la source de la nature. Les arbres, la rivière, le tronc d'un pommier, le moelleux de l'herbe haute, tout cela est à toi, tout cela t'est fidèle.

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Ton ours, tu en as peur, mais tu aimes aussi rôder autour. Il est si fort! Il soulève comme si c'était des fétus de paille les lourdes balles de foin et il les dépose sur le monte-balles. Parfois, lorsqu'il est de bonne humeur, c'est-à-dire lorsqu'il ne gronde pas, il te laisse monter au fenil, accrochée aux cordes de la balle. Et tu t'élèves dans le vide, excitée et terrorisée. Ce jour-là, en voulant grimper sur la balle, tu as malencontreusement appuyé ta jambe sur une pièce mécanique qui a vrillé un trou profond dans ta chair. Tu hurles de douleur. Instantanément en colère, ton père te renvoie à la maison. Mais ta jambe refuse de te porter. Il te soulève brusquement et te ramène. Sans un mot. Quarante ans plus tard, tu as complètement oublié cette vive douleur, mais le souvenir des bras de ton père est imprimé dans ton âme. Quand t'avait-il prise pour la dernière fois? Et voilà que ton roi te presse contre lui, mais à son corps défendant. Ses bras te portent, mais son cœur? Tu en oublies ta douleur, consciente seulement de sa force et de sa puissante odeur. Tu voudrais appuyer ta tête contre sa poitrine, mais le sentiment de ta déchéance raidit ton corps contre ce désir d'abandon. Tu espères un mot doux, une caresse, un petit rien qui te rassurerait, qui te permettrait d'exister. Mais rien. Quand il disparaît après t'avoir déposée sur le comptoir de la cuisine pour que ta mère panse ta plaie, un silence descend sur toi, en toi, comme dans un arbre évidé.

Au repas suivant, il ne sera pas question de cette blessure dont la douleur puise encore dans ta jambe et dans ton âme.

• * *

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Parfois, tu disparais dans le bocage où il y a un arbre dont le tronc curieux se courbe et se redresse à angle droit, offrant un siège discret, au cœur d'un sous-bois dense, hors de vue de quiconque. Ce recoin t'attire comme quelque salle obscure d'un vieux château. Installée sur ce trône improbable, tu restes un temps à prendre conscience de la sensation grisante de te savoir invisible. Les grands arbres tout autour montent la garde. L'air est tiède. Le soleil lance des traits dorés au gré des ouvertures du feuillage que le vent secoue mollement. Tu restes suspendue dans l'attente d'un bonheur qui pourrait t'être révélé dans ce refuge bruissant. Mais bientôt, les autres te rattrapent. Tu imagines qu'ils s'inquiètent, qu'ils se fâchent. Ils te cherchent peut-être, ou pire, ils t'oublient et la nuit te cerne de tous ses maléfices. Le tronc de l'arbre qui t'avait accueillie te torture maintenant le dos. L'ennui te rejoint, t'envahit. Ta cachette ne t'amuse plus. Le bonheur n'est pas tapi dans l'ombre caressante du sous-bois. Tu ne te demandes pas encore s'il existe. Tu es trop petite. Tu ne sais pas encore ces mots, bonheur, ennui, tristesse, mais chaque jour, tu ressens avec plus d'acuité ces sensations dans ta poitrine qui se gonfle ou qui se serre, qui cherche son souffle et le retient, oppressée par la proximité des autres ou par leur absence.

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Tu aimes les recoins, les cachettes. Ce sont des cavernes, des cabanes, les pièces secrètes d'un palais connu de toi seule. Au salon, le secrétaire de la bibliothèque t'offre un tel abri. Tu coinces une vieille couverture sous l'abattant et tu te dissimules derrière. De la cuisine toute proche t'arrivent les bruits de vaisselle, les odeurs du repas en préparation, les conversations entre ta mère et tes sœurs aînées. Pendant un moment, ton bonheur est parfait. Hors d'atteinte, tu prends plaisir à la sonorité de la vie qui bat tout près. Quelque chose en toi se relâche. Tu es à asile. Le traintrain paisible de la maison te berce. Tu voudrais que ça dure toujours, mais bientôt, tu dégrises. Les plaisirs de la clandestinité s'engluent d'ennui. Tu sors de ton refuge et tu cours retrouver ta petite sœur.

Avec elle, tu bondis de meuble en meuble pour éviter les dangers qui pullulent dans la mer qu'est devenu le salon. Après le plaisir des tanières, ce sont vos amusements que tu préfères. Elle est si douce, cette petite sœur, si fragile aussi. Avec elle, pas de cris, pas de bataille. Juste des jeux. Juste la quiétude d'une eau calme dans laquelle se reflète ton propre visage.

* * *

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Parfois, la frénésie s'empare de la famille. On reçoit ce soir. Grande corvée de ménage. Brouhaha dans la cuisine. Les grandes sont fébriles et nerveux. Les cris fusent sans que tu en comprennes la cause. Plus que jamais, tu cherches à te rapetisser, à ne pas être sur le passage d'une de ces furies. Tu vas t'amuser dehors ou au grenier, oubliant un peu cette folie qui t'inquiète. Après le souper, les aînées donnent le bain aux petites. On refait tes boudins blonds, on te passe ta plus jolie robe et on te chapitre sur l'importance de ne pas déranger ta coiffure et ta toilette. Mais dès les premiers coups frappés à la porte, tu cours te réfugier derrière le poêle à bois. Des hordes sont sur le point d'envahir ton monde. Derrière le poêle, il fait chaud et sombre. Le chat y a aussi trouvé refuge. Dans ce nid de suie et de poussière, tu t'évades dans tes rêves décousus de petite fille. Le ronron du chat est le seul bruit qui t'atteigne encore. Les merveilles du dehors refluent pêle-mêle dans ta cachette : têtards qui pullulent au fond de la mare, chenille velue trouvée sous l'escalier, bourdon engourdi au cœur d'une pivoine, oiseau mort dans l'herbe. Toute cette vie et cette mort qui éveillent tant d'émoi habitent l'ombre chaude où tu te terres et anéantissent l'angoisse que les coups frappés à la porte ont fait naître. L'enfant que tu es n'a aucun mot pour décrire sa terreur. (Depuis l'âge mûr d'où tu la regardes avec compassion, tu comprends mieux son besoin de se croire sauvée de la brutale mise en lumière de son existence, du sentiment qu'on va la livrer à ces étrangers sauvages qui vont triturer son âme à mains nues.) Mais bientôt, tes sœurs aînées te débusquent. Leur colère contenue vibre dans leur voix. On te menace des pires choses si tu ne sors pas immédiatement de ton trou. Apeurée, tu finis par céder. Seule la présence d'étrangers tempère leurs remontrances. On te tire de ta pénombre, on te débarrasse sans ménagement des saletés accrochées à ta robe et on te parade devant cette meute qui glapit avec force en te pinçant les joues. Malgré les questions insistantes, tu restes coite, paralysée comme une bête qui fait le mort pour se protéger. Heureusement, on finit par se lasser de ton mutisme et par t'oublier jusqu'à l'heure du coucher, qui ne tardera pas.

Quand la lumière sera éteinte et la porte refermée, tu te coucheras sur la grille de chauffage pour épier de loin les échos de la fête soudain débarrassée de son caractère menaçant. Et là, tu te sentiras triste et abandonnée de n'en pouvoir saisir que des miettes,

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des éclats de voix, des rires, et bientôt, tu entendras les accords de piano et le duo que tes parents entonnent dans le salon soudain silencieux.

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Les frayeurs occasionnées par l'invasion de la visite ne sont qu'un prélude à la grande terreur, celle qui te fait hurler si fort et si longtemps que tout le village sait que tu fais ta rentrée scolaire. Rien ne t'a préparée à cette déchirure. La docile que tu es se déchaîne soudain comme un chat qu'on essaie de noyer à la rivière. Car c'est bien d'un risque d'anéantissement dont tu te défends en ce terrible matin de septembre. Tu te débats avec l'énergie du désespoir contre cet arrachement. Tous tes refuges restent derrière toi. Devant, c'est le gouffre. Tes grandes sœurs pestent de voir les portes s'ouvrir sur le passage de cette forcenée qu'elles maîtrisent avec difficulté. Quand enfin, on te lâche dans la cour d'école où grouille une faune bruyante et joyeuse, ta résistance se brise. Un silence de plomb mure tes cris et tes larmes. La mort dans l'âme, les yeux rivés à tes chaussures, tous tes sens ameutés, tu te laisses mettre dans le rang et tu entres dans l'école.

Tu entends encore le raclement des pieds sur l'asphalte de la cour d'école, comme celui d'un troupeau silencieux et hébété qu'on mène dans la classe aux pupitres soigneusement alignés. On t'assigne une place derrière laquelle tu entends, inculte, la prière inaugurale de ta plongée dans l'inconnu. Tu observes à la dérobée, tu imites les grandes de deuxième et de troisième qui partagent la classe, tu apprends ce nouveau répertoire de gestes qui seront ton nouvel abri. Il faut dire que tu as beaucoup d'aptitudes à dissimuler la peur qui a repris des proportions tolérables. Tu sais lisser ton visage, garder le silence, deviner l'attitude à adopter pour éviter le courroux de la religieuse, obéir au doigt et à l'œil. Tu es une bonne petite bête bien dressée.

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Tu as survécu à ces premiers jours sur ta nouvelle orbite. Tu rapportes dans ton vieux sac corné des trésors inestimables. Ils sont tiens, ces cahiers lignés tout neufs, ces crayons de bois fraîchement taillés, la règle à mesurer, la gomme à effacer rose, enfouis dans un coffre de bois coulissant. Tu rapportes aussi des livres à couvrir, pleins de mots, de chiffres, d'images à déchiffrer et l'odeur de l'encre. Tu hésites entre la peur et l'éblouissement. L'école n'est plus uniquement la trappe qui va te mordre la patte. Dans ton sac, un monde se dessine, se devine presque. Tu ouvres le cahier dans lequel tu as tracé des a/entre les deux lignes bleu pâle. Tu reprends ton crayon et, le serrant très fort, tu reproduis lentement toute une ligne de ces ou qui se tiennent par la queue. Tu ne comprends pas encore comment tu arriveras à lire, mais tu sais que toutes ces lettres que tu attaches les unes aux autres éclairent les espaces opaques qui sous-tendent les belles images de l'unique livre de contes de la maison. Tu sens vaguement qu'une page a été tournée, que ta vie a quelque chose de changé, que rien ne sera plus jamais pareil. Tu ne sais pas encore que ce bruit de piétinement dans la cour, c'est celui d'une harde ignare qu'on mène à l'auge du savoir. Tu ignores - mais tu le pressens - qu'un livre qui s'ouvre, c'est aussi grand qu'une porte, et que bientôt, les murs vont voler en éclats, que le temps et l'espace seront libérés. En cette fin de journée, tu te sens plus grande et en toi, cela remue, comme une petite chose ailée qui se frapperait aux parois d'un espace clos. Et cette vibration, ce frémissement, c'est une sorte de bonheur.

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Mais puisque le bonheur n'a pas d'histoire et puisque tu crois avoir eu une enfance heureuse, il y a peu à dire de ces quelques années du primaire, à l'école jouxtant l'église du village, dans la paix du règne sans partage des sœurs, enseignantes dévouées et peu créatives, et d'un curé, plus féru de nutrition que de dogme. Peu à dire de ces quelques années coulées dans la grande paix de la foi naïve, de l'obéissance absolue et du déni de soi. Peu à dire. Tout au plus quelques petites révoltes inavouées, quelques ruades imaginaires, quelques émois secrets.

Tu n'as pas oublié ce jour où, absorbée dans un travail scolaire, tu n'avais pas entendu la sœur annoncer le changement de matière. Il faut dire que la cohabitation de trois degrés dans la même classe favorisait ce genre de distraction puisqu'il t'avait justement fallu apprendre à ignorer les paroles qui s'adressaient aux autres pour te concentrer sur tes exercices d'écriture ou de calcul. Tu n'avais donc pas entendu la sœur demander qu'on ferme le cahier dans lequel tu étais plongée avec délectation. Tu n'avais pas vu venir la main colérique qui l'avait saisi et l'avait lancé à l'autre bout de la classe. Tu n'avais pas prévu ces reproches de désobéissance. La désobéissance! Il y en avait eu si peu dans ta courte vie. Par son geste démesuré, la religieuse non seulement t'humiliait à la face de tes camarades, mais elle récusait en toute injustice tes efforts incessants pour te mouler aux consignes, elle ignorait cette tension de ton être pour qu'on t'aime par la grâce de ton renoncement à toute singularité, à toute exigence. L'injustice du geste, l'impuissance qu'il avait éveillée en toi te brûle encore. Car ta quête d'amour n'est-elle pas restée la même? Tu n'as ni renoncé à l'amour, ni osé la révolte. Derrière la femme volontaire et indépendante, n'y a-t-il pas encore une enfant à genoux?

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D'ailleurs, tu n'as pas toujours honni cette position, tu n'as pas toujours refusé de plier les genoux. Tu te souviens de l'enfant recueillie dans la lumière irisée des vitraux, perdue dans un nuage d'encens et de solitude, cherchant dans les échos d'un silence immémorial des traces de ce Jésus si séduisant, espérant dans le dénuement de son être un indice d'une présence, sinon humaine, au moins divine. Tu crois que la foi réside dans la beauté des volutes enluminées, dans les vocalises des kyrie, dans la texture des pages et de la tranche dorée de ton petit missel, dans le silence imposé, dans l'anéantissement institutionnalisé de l'être. Tu te revois, ensommeillée, affamée, sortir dans la fraîcheur des matins de mai pour assister à la messe, heureuse de supporter ces petites souffrances supposées te combler d'un bonheur si grand, d'un amour si durable et si profond que tu n'auras plus rien à espérer de tes proches.

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La félicité promise tardant à se concrétiser, tu ne renonces pas complètement à attirer sur toi la sympathie de ceux qui t'entourent. La classe offre, sur ce plan, un potentiel non négligeable. Tu bénéficies dès le départ de l'aura de tes parents, dont la réputation dépasse largement les limites du salon. L'organiste du village et le chantre du Minuit chrétien valent à leurs enfants une considération a priori. Dès lors, ton filet de voix est magnifié. Tu apprends facilement, tu dessines et tu écris joliment. Et tu te tais. Ce qui est peut-être ton plus grand mérite. Le reste t'ayant été légué par les simples vertus de l'hérédité. Chacun de ces talents, tu les cultiveras assidûment pour le sucre des compliments, des étoiles et des anges dans la marge de tes cahiers, pour les premiers rangs, et surtout, pour la jubilation secrète de tes petits textes lus devant la classe sous l'attention ouvertement admirative de la religieuse. Tu caches sous un regard que tu veux morne cette joie qui gonfle en toi. Un moment, tu es la vedette, celle qu'on écoute en silence et qu'on admire. Comme ta mère lorsqu'elle chante. Il n'y a pas pour toi de plus belle expression de l'amour.

Toi qui as toujours rabattu cette émotion intense sous l'épithète assassine de narcissisme, tu as aujourd'hui un doute. Bien sûr l'orgueil est flatté. Et qu'y a-t-il de pire dans la panoplie de tous les péchés dont on t'enseigne l'aversion que l'orgueil! Pour la poussière que tu es et que tu redeviendras, lever la tête n'est-il pas une transgression que tu t'es chargée de punir toi-même? Mais si ce cœur qui se gonfle d'orgueil était aussi un être qui se déploie dans le secret de l'interdit? Si cet orgueil était aussi un antidote contre l'effacement, contre la mort qui menace? Si cet orgueil t'avait, d'une certaine manière, sauvé la vie? Bien sûr, les jolies phrases que tu fabriques reproduisent le lyrisme de tes lectures préférées. Tu apprends la maîtrise de la syntaxe plus que tu ne t'exprimes. Pourtant, ce puéril griffonnage est un premier pas, une imperceptible tentative d'envol, la confirmation du pressentiment qu'il existe une issue au silence, issue que tu cherches encore aujourd'hui. Ces petites joies ont peut-être sauvegardé en toi le désir de t'extraire de ce limon d'où tu viens et où tu croupis. Il te faut cesser de ridiculiser l'enfant que tu as été et revisiter avec le respect dû aux mystères ces lieux dont tant de portes te sont restées closes. Ses joies et ses peines, ses amours et ses haines, ses accalmies et ses guerres sont

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les épisodes d'une épopée mythique inconnue de toi-même. Il te faut reprendre chacun de ces souvenirs, les débarrasser des épithètes et des jugements dans lesquels tu les avais soigneusement enfermés. Tu croyais bien les avoir neutralisés pour toujours. Il te faut les libérer comme on ouvre la cage d'un oiseau.

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Cette cage, elle s'est entrouverte le jour où, pour la première fois, tu as eu accès au rangement qui, dans chaque classe, faisait office de bibliothèque. Le moment consacré à l'emprunt des livres était le plus beau de la semaine. Ton tour venu, tu entrais dans l'étroit cagibi, tu embrassais du regard les tablettes chargées d'albums. Il fallait choisir, mais tu pourrais, dès la semaine suivante, mettre la main sur celui auquel tu renonçais aujourd'hui. Avec tes précieux livres, tu te présentais au bureau de la maîtresse qui enregistrait tes choix dans un cahier noir. Tu n'avais pas encore ouvert une couverture que déjà ce rite hebdomadaire te remplissait de joie.

Il fallait ensuite différer le bonheur que tu anticipais, ranger les livres dans le pupitre, attendre la fin des classes, puis la fin du souper, et encore la fin des devoirs pour avoir le droit d'ouvrir la couverture souple ou cartonnée et de t'abîmer dans un univers merveilleux. Tu te laissais happer sans retenue. La lourdeur du monde sombrait sous la surface de l'histoire, qui devenait ta seule réalité. Disparu le danger omniprésent d'être grondée, évanoui le lourd silence, abolies toutes ces choses dont tu ignorais l'existence, mais qui te pesaient pourtant : le manque, l'ennui, l'absence qui, comme des toiles d'araignées, séquestraient tes jours.

Tu grandissais. Les romans ont remplacé les albums illustrés. Tu te goinfrais d'histoires qui peuplaient ton monde de camarades, d'amies, de sœurs nouvelles. Tu te réinventais une famille : un père tyran ou poète, une mère qui se mourrait de chagrin ou brillait dans le monde, des frères tortionnaires ou héros, des sœurs chipies ou complices. Aucun d'eux n'était banal. Chacun avait le merveilleux pouvoir de t'arracher au royaume décrépit au cœur duquel tu vivotais de plus en plus difficilement. Aujourd'hui, tu constates l'importance primordiale des livres du cagibi, non seulement dans la survie d'une petite vagabonde d'un monde déserté, mais dans la construction de celle que tu es et qui observe, étonnée, amusée parfois, ce petit bout de femme qui semble vivre dans un univers parallèle au tien. Il y a eu elle. Il y a toi. Entre les deux, quelque chose s'est perdu que tu cherches.

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Avant d'aller à l'école, tu devais, avec ta sœur d'un an ton aînée, embouteiller le lait que ton père irait, dès la traite des vaches terminée, livrer au village pour arrondir les maigres revenus de la ferme. Cette tâche était l'occasion de fréquents accrochages avec ta sœur. Les sujets ne manquaient pas. En fait, ils n'avaient aucune importance. L'affrontement débutait par quelques remarques acides, puis rapidement, les épithètes désobligeantes fusaient de part et d'autre. Le ton montait. La colère latente devenait rage. Les mots griffaient et mordaient. Et ta pauvre mère n'arrivait à vous faire taire qu'en menaçant d'en parler à votre père. C'était suffisant pour ramener un silence hostile. Mais rien n'était réglé. À tout moment, la guérilla reprenait, ouverte ou sournoise, selon que le regard des adultes pesait ou non sur vous.

Cette animosité fait partie du paysage de ton enfance, masse d'ombre énigmatique et douloureuse. Tu pourrais toujours fouiller les livres de psychologie pour trouver des explications à cette guerre perpétuelle dont seul l'éloignement est venu à bout. Mais toutes les théories du monde ne sauraient y changer quoi que ce soit, effacer le souvenir des engueulades, des coups de ceinture échangés, des souliers lancés à la tête de l'autre, de vos poursuites guerrières. Comme des chattes en furie, écumant et crachant pour défendre un bout de territoire. N'y avait-il pas suffisamment de place pour deux dans ton éden? Il te semble revoir son regard têtu sous la frange raide de ses cheveux. Ah! cet entêtement, ces colères, ces récriminations! N'aurait-elle pu se taire comme les autres? Ne pouvait-elle comprendre que ses bruyantes exigences égratignaient la surface de votre silence, menaçaient votre absence salvatrice? Que cherchait-elle? Réveiller la fureur de votre ours de père? Faire courber davantage l'échiné de votre mère dépassée par les exigences de ses responsabilités? Toutes choses qu'il fallait éviter coûte que coûte!

Et toi-même qui ne manquais jamais l'occasion de sauter à pieds joints dans la rixe, et toi-même qui prétends n'être que silence et circonspection, pourquoi prenais-tu feu aussi vivement? Peut-être criais-tu plus fort qu'elle pour enterrer ce qui hurlait sous ses esclandres? Qui voulais-tu faire taire? Que voulais-tu faire taire?

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Aujourd'hui, lorsque tu penses à elle, tu as la certitude, sans pouvoir mettre le doigt dessus, d'être dupe de toi-même et d'avoir participé aveuglément à un complot instinctif de la fratrie contre cet agent de désordre, comme les jardiniers s'acharnent contre le chardon qui s'obstine à pointer parmi leurs légumes, sans se demander si la plante n'aurait pas quelques vertus insoupçonnées.

Mais tout ça n'est que cogitation d'adulte. L'enfant que tu étais n'avait pas les ressources déductives dont tu te targues maintenant et dont tu fais étalage avec une fausse humilité. L'enfant que tu étais se bagarrait d'instinct, avec son silence ou ses griffes, comme font tous les enfants du monde depuis la nuit des temps. Tes intentions perfides envers cette sœur ou ton silence sournois n'étaient que des armes contre l'impitoyabilité de la vie. Extraite de ton néant originel sans qu'on t'ait demandé ton avis, tu voulais maintenant de toute ton âme survivre dans un univers qui t'envoyait en continu un reflet de ton insignifiance et du désintéressement de la faune qui s'agitait autour de toi. Mais tout ça, ce sont encore des élucubrations d'adulte qui cherche à mater l'angoisse d'une enfance énigmatique.

Qu'avait donc l'enfant à reprocher à cette sœur? Mises à part ses humeurs belliqueuses, ce qui te brûlait plus que tout, c'était ses velléités de jouir de l'autorité dont vos parents l'investissaient à titre de gardienne. C'était intolérable! Tu ne pouvais reconnaître la légitimité de son pouvoir. Dès les parents sortis, tu lui faisais chèrement gagner son salaire par ailleurs bien symbolique. Déjà tu vivais comme une profonde injustice que les parents t'envoient au lit plus tôt qu'elle, mais à la même heure que ta cadette, alors qu'un même écart d'âge vous séparait toutes trois. Mais que cette injustice flagrante soit commise par une partie au différend, c'était plus que tu n'en pouvais supporter. La situation était explosive et tu te chargeais allègrement de l'amorçage. Quelle peste! devait-elle se dire.

Pourtant, cette prérogative férocement décriée n'explique pas tout puisqu'elle ne survient que vers tes dix ans. Si tu recules dans le temps, tu ne retrouves pas en toi, pour cette sœur, le sentiment tendre que tu éprouvais pour la benjamine, cet apaisement qu'induisait sa présence. L'origine de vos crêpages de chignon se perd dans les brumes qui noient

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toute une part de l'enfance, mais tu entrevois dans ce brouillard quelque chose comme les bouts d'un fil cassé qui flottent dans l'air.

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Tu as déboulé dans la solitude un jour de février, venue d'on ne sait quel monde occulte et projetée dans la lumière crue d'un hiver incommensurable. Précédée de trois sœurs et de deux frères, suivie de près par une petite dernière dont tu prendrais un jour la main, sur le chemin de l'école, en réalisant, dans un gonflement de poitrine, combien tu l'aimais. Seule au sein de la tribu. Mais d'une solitude pleine d'éblouissements et d'inquiétudes qui survivent en toi comme une galerie de tableaux vivants, pleine du sentiment fugace de richesses savourées dans le secret d'un royaume intérieur.

Jour de pluie. Le grenier. Oubliettes enchantées où ta mère aime perdre ses Petits Poucets. S'y entassent des mondes disparates et fascinants dans l'indifférence des vieilleries empoussiérées. Tout ce bric-à-brac renferme les secrets de leur vie passée que tu imagines et rapailles dans des histoires inventées mêlant l'hier et l'aujourd'hui. La vieille table massive aux pattes chantournées, les lampes à l'huile, les chaises de paille défoncées te font entendre des rumeurs lointaines, des conversations autour d'un repas, des échos de fêtes anciennes, des pas de danse peut-être. Tu aimes imaginer la maison pleine de meubles massifs et riches, un salon animé d'une vie riante, des femmes dont les longues robes caressent les joues d'enfants qui épient les échos d'une fête, assis dans l'escalier. Sûrement, ce monde d'hier devait être tout autre. La vie devait être plus ample. On devait mieux y respirer.

Le grenier, c'est surtout le repaire des jours pluvieux. Des heures de bricolage, de dessin, de classe, de catinage. On découpe, on colle, on fabrique des cahiers de souvenirs, de jeux, de bandes dessinées prélevées dans les vieilles revues ou les vieux journaux. Sur les meubles ou sur le plancher de bois brut s'entassent les crayons, les pots de colle avec leur suce engluée, les crayons de couleur mille fois aiguisés, les rognures de papier, les cahiers, les meubles de poupées, leurs vêtements éparpillés, dépareillés. Maison d'édition, imprimerie, atelier d'artiste, pouponnière, école. Tous ces endroits, tous ces objets usés, tous ces jeux inventés cohabitent comme sur une scène où la vie se réinvente, comme une pièce de théâtre en éternelle réécriture, comme une succession de tableaux joyeux ou mélancoliques, folâtres ou moroses. La pièce jamais ne s'arrête, le décor sans

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cesse se métamorphose, et au cœur de l'action, une petite fille construit, dans la plus parfaite solitude du secret, sa mythologie.

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Jours éblouissants de juin. Dès la fin de l'année scolaire, vous partez, tes sœurs et toi, munies d'un contenant - petite chaudière de plastique ou tasse ébréchée - cueillir les fraises des champs le long de la voie ferrée, en haut de la terre. Une longue marche pour vos petites jambes. Vous suivez la rivière, puis vous coupez à travers le champ, foulant les sentiers tracés par les incessants allers-retours des vaches. Vos chaussures éculées peuvent ainsi éviter les bouses cachées dans l'herbe. Le soleil de la fin de juin tape dur. La sueur perle au front. Mais rendu là-haut, tout est oublié. Chacune cherche la meilleure talle qu'elle s'efforce de garder pour elle, déjouée par son propre silence qui ameute les autres. Tu t'écrases dans le foin odorant, dans un silence habité de bourdonnements d'insectes, et tu saisis délicatement les minuscules fruits ronds, rouges, gorgés d'un sucre parfumé. Tu ne peux t'empêcher d'en porter le plus grand nombre à ta bouche, et ce goût qui ensoleille tes papilles, cette douceur qui coule dans ta gorge, cette explosion de saveur t'unissent au monde de couleurs, de lumière et de sons dans lequel tu baignes. Une allégresse silencieuse et sans paroles monte en toi. Tu fais une pause, tu regardes autour de toi, tu écoutes le travail de l'abeille dans un pissenlit, le chant d'un oiseau invisible, le souffle du vent dans tes oreilles. Et tu n'es plus qu'une part harmonieuse de ce monde végétal et animal. En toi, petite bête immobilisée au cœur de la beauté, les frontières s'abolissent et ton être devient immense, investit l'univers. Un instant, tu as l'impression d'accéder à un monde parfait, mais interdit. Tu renais, neuve, nue, débarrassée de tout ce qui est ta vie. L'univers pourrait bien disparaître à ce moment et te laisser seule pour reconstruire un monde meilleur, tel qu'il fut peut-être un jour, tel qu'il devrait être. Un vertige te ramène sur terre. Tu retrouves tes sœurs et ton âme se replie dans l'espace étroit de tes côtes. Mais tu ne peux oublier cet instant de fulgurance et ta journée en est transformée. Vous revenez vers la maison à la queue leu leu, toi déçue de ta maigre cueillette, oppressée par le trop-plein d'une révélation enfermée dans le silence. Moitié désolée, moitié euphorique. Et seule.

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Chaleur de juillet. Quête de fraîcheur. Ces jours-là, vous allez jouer dans le boisé qui borde les champs, au sud de la terre paternelle. Près de l'orée du bois, les garçons ont construit une cabane sommaire avec des matériaux prélevés sur les lieux. Pour seul mobilier, un banc précaire. C'est votre destination. Vous y ferez un feu et un pique-nique. L'adulte qui se remémore la scène s'étonne que des parents vous aient laissées, si jeunes - l'aînée a peut-être huit ans - vous éloigner autant et jouer avec le feu sans surveillance. Mais ces trois enfants usent sans souci de leur merveilleuse liberté. Ils ont repris le sentier des vaches et ont sauté le ruisseau, passé sous les clôtures électrifiées, traversé le chemin d'en haut et atteint l'ombre fraîche du sous-bois. Sans doute babillez-vous en préparant le feu et en mangeant le sandwich aux bananes que vous a préparé votre mère. Pourtant, dans ton souvenir, tu es seule, livrée au plaisir mêlé de crainte de la forêt. Tu rôdes dans cette demeure inusitée, au plancher moelleux de mousse et craquant de brindilles, au plafond piaillant de mille oiseaux, aux cloisons mobiles des branches. Tu découvres une végétation nouvelle, différente de celle du bocage qui enserre la maison. Fougères, baies, champignons. Ça sent la cave. Le soleil pose ses petites taches de lumière sur les feuilles basses, les allumant et faisant éclater le vert de leur épiderme. Tu aimerais t'y cacher indéfiniment, meubler la cabane, vivre une grande aventure dans la solitude. N'avoir plus personne autour de toi. Te faire oublier ou les oublier, tu ne sais pas bien... Ce petit bois, c'est comme une issue nouvelle, la découverte d'un abri. Tu sais que tu n'y viendras jamais seule. Mais, ne serait-ce que dans ton imaginaire, cette possibilité existe dorénavant. Quelque part, un lieu sombre, frais, bruissant, un monde odorant et grouillant t'offre sa protection. Et dans ta tête, tu reviendras y trouver refuge.

Des lieux comme cela, des espaces qui te mettent subitement en arrêt, il y en a partout. Vastes ou minuscules, immenses toujours. Un coffre de vieux vêtements, une lampe ancienne, un bouillonnement de racines à la base d'un grand orme, sa tête fière profilée sur le bleu du ciel, un champ éblouissant de pissenlits, des ancolies tapies dans l'ombre d'un cenellier, un merle qui sautille dans l'herbe, son chant depuis la plus haute branche dans le soir qui tombe, les pousses tendres dans le potager, un ruisseau de fonte des neiges, les premières verdures du printemps, les volutes de l'eau d'érable qui boue...

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Il arrive que ton père te demande de surveiller la cuisson du sirop d'érable pendant qu'il fait la traite. Tu sors de la maison dans l'obscurité glacée du mois de mars et tu t'engouffres dans la vapeur dense et parfumée de la cabane à sucre située à quelques pas de la maison. Éclairée d'une simple chandelle, tu repasses distraitement les questions et réponses de ton cahier d'histoire. Distraitement, car la situation te remplit d'une délectation qui nuit à ta concentration. Quel âge as-tu? Dix ans peut-être. L'évaporateur est plein à rebord d'une eau dorée qui n'est pas près de se transformer en sirop. Ta seule tâche consiste à mettre, de temps à autre, un petit rondin dans le feu pour le garder vivant d'ici à ce que ton père prenne le relais. Tu te sens pourtant investie d'une mission et privilégiée d'avoir été choisie. Et dans ta cabane sombre, sur une chaise bancale, au-delà du plaisir de humer l'air chargé de sucre, tu es envahie par le sentiment de participer à une œuvre commune. Bien que seule et silencieuse, tu contribues à ce rite que ton père perpétue d'année en année. Tu as une place dans son mystère, dans ses joies secrètes. Soudain tu existes en dehors de toi-même. Un lien ténu, mais réel, te rattache à un autre être. Durant un temps, tu sais que tu n'es pas seule sur ton orbite, qu'une autre vie tourne sur la même trajectoire et que d'une certaine façon, dans la solitude de ta cabane, tu fais une rencontre primordiale.

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Bien sûr, les jeux ont marqué ton enfance et ont en ont combattu l'ennui. Certains sont restés plus vifs à ta mémoire que d'autres. Tu te rappelles les chaudes soirées d'été occupées à jouer à la « canisse ». Les stratégies des aînées se servant parfois de la naïveté des petites pour marquer des points, le silence trompeur des enfants tapis dans leur cachette respective, l'excitation du guet et des courses effrénées vers le but, les cris d'apaches et les fous rires qui en résultent. Tout ce plaisir est brusquement interrompu par le rappel de l'heure du lit. Rien n'est plus contraire à tes désirs, mais aussi plus incontestable, que l'heure du lit. Petite, cette heure sonne alors que le soleil brille encore et qu'entrent par la fenêtre des airs d'accordéon. Plus tard, le coucher fatidique te vole la magie de la brunante qui déverse ses ombres sur le bocage immobile et plein de chants d'oiseaux. Dans tous les cas, l'ordre d'aller au lit est une spoliation. On t'exclut. Chassée du jeu, chassée du soir, chassée de la fête, chassée de la vie, retournée au néant, alors qu'il te semble que le bonheur pourrait commencer à l'heure précise où on t'envoie au lit. On t'a assez vue. On s'est assez occupé de toi. On a droit au repos et à la paix. L'enfant ne pardonnera jamais à ces « on » qui te claquent au nez les portes du monde envoûtant de la nuit.

Il y eut bien quelques soirs, dans un passé terriblement lointain, où, après bien des supplications, ta petite mère se défaisait de ses royales parures et s'assoyait sur le bord du lit. Des soirs magiques et rares. Ta mère vous contait une histoire, toujours la même. Il était une fois trois petites filles... Était-ce vous trois, ces fillettes désobéissantes qui allaient cueillir des fraises dans la forêt et qui se perdaient? Heureusement, malgré ta frayeur toujours renouvelée, on les retrouvait, en pleurs, et elles promettaient d'être plus sages à l'avenir.

De ce côté-ci du temps, tu trouves l'histoire brève et peu imaginative. Mais de l'autre côté du temps, c'était du merveilleux distillé au compte-gouttes. Chaque mot se déposait sur des plages de silence comme un cadeau immérité. Tu apprenais ta langue maternelle, toute tissée d'absence et de quelques histoires inventées. Et l'amour dedans, comme un soleil prisonnier d'une éclipse. Moments bénis où ta mère, semblant se rappeler ton

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existence, se tournait un moment vers toi, te regardait, s'arrêtait sur le bord de ta solitude pour y semer un peu de rêve qui calmait un moment l'effroi que te causait le fleuve du temps charriant à toute allure ses eaux sombres chargées de silence. Ce n'était que quelques instants qui survivent pourtant encore dans ta mémoire oublieuse, des moments immuables.

Mais les contes étaient trop rares. Pour renaître à nouveau dans le premier matin, tu devais affronter seule le gouffre de la nuit. Tu détestais aller te coucher!

Les cœurs d'enfants ont des raisons que la raison des grands ignore... Et tu feras tout pareil avec tes propres petits...

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Ce matin, tu es venue au marché pour le plaisir des amoncellements de légumes, pour les couleurs, pour les parfums et pour les pommes. Les tas de pommes rouges et luisantes que tu devines croustillantes et juteuses. Tu en croques une. Le jus sucré et acide emplit ta bouche et met toutes tes papilles en éveil. Tu fermes les yeux et avales ce nectar qui descend dans ta gorge, et qui descend, descend, très profondément, jusqu'à l'enfant sous le pommier...

Les pommiers... il y en a quatre, sans compter le pommetier, et chacun est pour toi comme un être distinct planté là de toute éternité. Les pommes accompagnent la fin des vacances, quand l'euphorie s'émousse et que le temps fait des trous par lesquels l'ennui s'infiltre. On s'en goinfre sans limite. Et d'autres fruits aussi : de cerises sauvages, de petites poires, de cenelles. Comme si la faim n'entrait pas en ligne de compte. Ou comme si la faim n'avait pas de fond. On mange comme on jouerait à un jeu. On mange pour se désennuyer. Assis sur le bord de la galerie dépourvue de garde-fou, nos pieds se balançant dans le vide, on croque des pommes ou on crache les noyaux des cerises ébouillantées et salées. On joue à qui cracherait le plus loin. Et dans la pomme que tu croques au retour du marché, il y a tout ça : une bande de gamines au coude à coude sur la galerie arrière, dans l'ombre fraîche des arbres, qui remplissent de pommes et de cerises les poches d'ennui que met au jour la fin de l'été.

Maintenant, tu soupires après la rentrée scolaire qui ordonnera le temps échevelé. Tu attends avec impatience les cahiers neufs, les livres nouveaux, les journées rythmées par les matières, les récréations, les jeux de ballon dans la cour d'école. Tu souhaites que tout ce temps qui se déglingue soit redécoupé avec soin et toi dedans, remise en ordre. Tu aspires à ces journées pleines d'un autre monde que le tien. Oublier durant quelques heures ton ours de père et ses coups de gueule imprévisibles, oublier ta mère et ses grands yeux pleins d'un ailleurs vague, troquer cet univers de silence plombé pour celui de l'école, silence réglementaire et joyeux. Plonger avec curiosité dans cette vie que tu découvres autre, potentiellement autre, et qui te fait poser un regard sévère sur la tienne, sur les tiens. Ton royaume est en ruines, son roi, mal léché, sa reine, décatie, ses sujets,

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désenchantés. Un vent mauvais balaie trop souvent ses murs inhabités. Il est pauvre ton royaume, pauvre, et du dedans et du dehors.

La princesse bouclée qu'on paradait au village se découvre indigente et honteuse. Tu aimerais que disparaissent les signes de ton indignité : les souliers éculés dans lesquels percent les clous, les boutons manquants, les dessous usés, les vêtements usagés, la décrépitude du sac d'école, et la crasse qui tout à coup t'apparaît et t'humilie. Tu envies en secret les sandales blanches, les blouses ornées de dentelle, les uniformes seyants et soigneusement pressés de certaines de tes compagnes de classe. Et tu envies aussi leur aisance, comme si leur corps se mouvait dans l'espace sans avoir à se déprendre de la gangue qui retient tes gestes et ton souffle.

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Dans ton âge tendre, ton père était un géant qui suscitait en toi adoration et terreur. Mais voilà que l'école a modifié tes repères. Tu as quitté ton royaume clos et tu as pénétré dans un monde étrange et troublant qui t'a dessillé les yeux. Ton pays magique a rétréci. Ton Goliath a foulé au lavage du temps, son image s'est ternie, et si tu en as encore peur, sa colère sourde t'irrite plus qu'elle ne te paralyse. Ce dieu foudroyant de jadis, est-ce bien cet être consternant dont le front ridé impose le silence autour de la table? L'homme de ta vie est tombé de son piédestal. Ton regard furtif et implacable ne perd aucun de ses faux pas, aucune de ses failles : crasse sur son corps de fermier, mouche tuée sur la table durant le repas, brutalité avec une vache. Tout est noté dans un silence hostile et furieux, comme autant de trahisons à celui dont tu rêves, à ce prince qui grandit en toi et qu'il devait incarner. Tout est noté et tout est tu, comme autant de tares inscrites en toi. Tu es issue de cette rustrerie. Tu avances dans la vie avec le sentiment que ton corps offre au mépris des regards les signes de tes origines bourbeuses.

Comme tu lui en veux à ce père qui ne sait être à la hauteur des héros de tes romans, habitants de villes illustres, élégants, raffinés, poètes, porteurs de rêves. Si tu as un jour souffert que ton père interdise l'accès à la ferme aux enfants du voisinage, aujourd'hui, c'est toi qui n'y souhaites plus de spectateurs. Que ta honte reste au moins dans l'ombre, qu'on ménage un peu ta dignité!

Aujourd'hui, tu fais partie des privilégiés, des « riches ». C'est du moins ce qu'on affirme. Un fait. Lorsque tu considères tes revenus, ton train de vie, tu dois bien admettre que, de toute évidence, tu campes sur les terres verdoyantes des nantis. Tu l'admets du bout des lèvres. Tu n'y crois pas. Tu es pauvre, irrémédiablement pauvre et sale. L'argent pourrait toujours venir à manquer. Quel que soit le prix de tes vêtements, ils portent les traces de ton indigence, ta robe est toujours étriquée, tes chaussures toujours éculées. La propreté de ta maison n'est qu'apparente. Rien ne peut masquer tes origines lacunaires. La crasse et la pauvreté sont tatouées sous ta peau.

La fillette ignore encore la permanence en elle des mondes qui nous l'ont fait naître. Si son bateau prend l'eau, l'enfance n'est pas encore naufragée. Un royaume survit sous la 39

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surface ternie des choses, sous la figure fanée des êtres, et elle attend le moment incontestable du grand recommencement. Un prince viendra qui l'emportera vers un royaume de lumière et d'amour. Et elle tournera sans remords le dos à son vieux château de grisaille, qui sombrera dans l'oubli d'une vie réinventée.

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Mais le temps n'apporte jamais de rédemption, seulement l'inéluctable. Comme le fruit trop mûr ne peut indéfiniment s'accrocher à sa branche et choit dans l'herbe indifférente pour y pourrir. Tu voudrais virer de bord, courir dans les champs ondoyants de la petite enfance, désapprendre tout ce qui a bouché les horizons d'un monde qui confinait à l'infini. Ne pas avoir connu ce jour de honte. Ce jour qui te leste d'un poids de chair et de sang.

Personne ne t'a prévenue, mais tu sais. Ton regard vigilant avait remarqué les linges souillés sur le tas de vêtements sales, les jours de lessive. C'étaient les mêmes, encore tachés, qui étaient rangés dans le dernier tiroir de la commode de ta sœur aînée. Tu n'as jamais posé de question. On ne pose pas de question dans ta tribu sans voix. Mais tu n'es pas totalement surprise de ce sang qui profane ton enfance. Tu as défait ton lit en cachette et jeté le drap au lavage. Tu as remis un drap propre. Tu as effacé les traces de cette honteuse fatalité. Comme tes sœurs avant toi, comme ta mère, comme toutes les femmes depuis que l'âme et le corps de la première femme se sont rompus, tu as tenté d'étancher les exsudations de cette faille intime. Tu te découvres fendue, douloureuse, suintante, trahie.

La mort dans l'âme, atterrée par ton irruption dans l'évidence de ta féminitude, tu gagnes la cuisine, tu déjeunes, comme d'habitude. Personne ne semble remarquer ce qui, malgré tes efforts pour le masquer, doit tout de même paraître un peu... Tu n'es plus la même. Tes pieds sont de plomb. Ton cœur bat la chamade. La vie vient de te faire effectuer un tête-à-queue dont tu ne mesures pas encore toutes les conséquences, mais qui laisse les sentiers familiers dans ton dos et t'engage sur une route inconnue, dont tu appréhendes les souffrances. Ce matin-là, sans avertissement, sans préparation, tu as secrètement basculé du côté des grandes. Tu entends presque les craquements de l'enfance broyée par les machinations d'un corps qui se transforme.

Avant ce jour, ton corps était un compagnon léger, bondissant, discret. Tu le découvres lourd de présence, d'odeurs, de pièges. Il t'impose sa présence importune. Les nébuleuses mises en garde quant aux dangers de la chair, tu le devines, ont trait à l'impureté de cette brèche qui saigne.

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