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Hors de mes mots, je n 'existe pas. Jean Royer ***

Mon désir d'écrire prend racine dans l'enfance. Dans l'interdit de la parole. Dans le mystère des signes indéchiffrables. Puis, dans la fabuleuse découverte de la lecture et des livres. Enfin, dans l'expérience d'aligner moi aussi des mots pour évoquer, décrire, raconter. Tout ça dans l'enfance. Dans cette plage de vie dont on rêve de se libérer tant qu'elle nous tient et dont on garde une incompréhensible nostalgie du moment qu'on réalise que les portes nous en sont fermées. L'écriture et l'enfance sont pour moi indissociables, celle-ci ayant été le terreau de celle-là. Toutes deux demeurent des énigmes. Des univers réfractaires. Une souffrance.

Il n'est pas étonnant que j'aie d'abord souhaité écrire de la fiction pour mon mémoire de maîtrise. Il n'est pas étonnant non plus qu'on m'ait dirigée plutôt vers le récit autobiographique. Comment espérer écrire quoique ce soit avant d'avoir abordé par l'écriture ces rives de solitude qui nous fabriquent? J'ai accepté de suivre les sentiers qu'on me proposait. Tout en écrivant, je consultais des auteurs qui s'étaient livrés à l'exercice du récit et qui avaient réfléchi sur l'expérience de la création. Et quelques-unes des questions qui me taraudaient ont commencé à trouver des bribes de réponse.

Quelles sont ces questions? D'abord, LA question, la grande interrogation : Pourquoi écrire? Quel besoin ou quel désir porte ce rêve inassouvi? Puis-je écrire? En suis-je capable? Et dans quel but, à quelle fin? Ce désir naît-il d'une futile aspiration au vedettariat ou est-il l'émanation d'une poussée intérieure qui cherche une issue? En fait, c'est le sens et la légitimité même de l'acte de création qui se posent à moi et qui peut- être paralysent l'avènement de l'acte d'écrire. Je tenterai de répondre à cette question de première importance en refaisant le parcours de ma relation à l'écriture, en questionnant la place de la parole dans ma vie, de l'interdit de mes jeunes années jusqu'à ma pratique hésitante d'aujourd'hui, en passant pas l'âge de l'écriture intime du journal.

Le second dilemme a trait au Quoi écrire? Je l'ai dit, je rêvais d'écrire de la fiction, des romans. Écrire, c'était cela et rien d'autre. Et soudain, cette certitude est ébranlée par les

expériences académiques, par les commentaires des maîtres, par certaines lectures. Des voies nouvelles pourraient s'ouvrir, notamment le récit. Des chemins insoupçonnés pourraient-ils conduire à l'assouvissement de ce désir? Ma faim pourrait-elle trouver sa pitance dans le récit? Ce genre a-t-il suffisamment à offrir à ceux qui croient que leur salut passe par l'écriture? Je m'interrogerai plus particulièrement dans cette seconde partie sur la nature du récit lui-même. Je tenterai, dans un premier temps, de cerner ce qui le distingue des autres genres tels l'autobiographie ou le roman. Dans un deuxième temps, je risquerai une définition personnelle du récit autobiographique, de ses attributs essentiels, soit le rappel des souvenirs comme substrat à une quête de sens.

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Ecrire

À quelles conditions pourrais-je aspirer à devenir écrivaine? À cette question, Antonine Maillet m'avait répondu : « On écrit parce qu'on a besoin d'écrire, parce qu'on ne peut pas faire autrement. » J'avais vingt ans. J'avais entrepris un bac en littérature. Intérieurement, j'étais comme un bouchon qui descend une rivière tumultueuse, aussi secouée que le bouchon, aussi peu consciente que le bouchon. « [M]ourriez-vous s'il vous était défendu d'écrire? '», avais-je lu ailleurs. Le besoin d'écrire, sa nécessité... ces considérations me laissaient dans un certain désarroi. Les fils étaient coupés entre moi et moi. Je ne ressentais aucun besoin : je croyais donc ne pas en avoir! L'écriture ne serait peut-être jamais pour moi...

Les années ont passé. La communication s'est quelque peu rétablie entre le corps, la tête et le cœur. Assez pour prendre la mesure de la dévastation, des terres brûlées, des poches d'absence qui constituent mon fonds de commerce, et celui des humains en général. Le désir d'écrire a persisté. Il semble bien découler d'un besoin réel, impérieux même. Pourtant, quelque chose fait obstacle. À quoi bon? me susurre une petite voix. À quoi bon vouloir vivre, apparaître? Toujours je suis attirée par le retour à mes limbes du commencement, à ce monde informe dans lequel je n'étais rien et où je ne souffrais pas. Quelque chose, comme une épaisse couverture de cendre toujours cherche à effacer les reliefs, les aspérités, les bourgeons qui pointent. Dans ce monde, je n'existe presque plus et aucune souffrance ne m'atteint à la condition d'ignorer mon état. Tout moment de conscience me cause alors une vive douleur qui confine parfois au désespoir. Paradoxalement, l'abandon à mes terres brûlées peut aussi m'apporter un bonheur inexprimable, le sentiment d'être arrivée chez moi, que ces espaces incultes sont bien les miens, sont bien moi-même et qu'en les embrassant comme tel, tout peut arriver : les feuilles, les fleurs, les fruits. Alors pourquoi cette résistance, cette inertie?

Éliminons d'emblée la question de la capacité - ça fera toujours un doute en moins : je sais écrire, je peux (techniquement) écrire, c'est-à-dire aligner des mots précis dans des phrases bien construites. Et concentrons-nous sur l'autre élément de l'équation, celui du désir, du besoin, de la nécessité. Tenons encore pour acquis que ce besoin est réel, que je l'éprouve profondément. À quoi se bute donc alors le processus de création? Comment expliquer que je suis une écrivaine qui n'écrit pas? Et si je reconstituais le parcours qui m'amène aujourd'hui, encore une fois, à interroger ce désir sans cesse avorté? Car, « on peut repérer son parcours afin de mieux habiter son présent2 ».

De la parole interdite à celle des autres

Il n'est sans doute pas inutile de rappeler que je suis née dans le grand silence de la parole illicite, dans un monde où le verbe était interdit de cité. Cette situation ne m'est pas particulière et n'a rien d'original. Le silence est tombé sur nos pères en des temps si lointains qu'on ne peut en retrouver l'origine. Mes pères sont, comme moi, nés d'un hiver incommensurable qui a figé la parole jusqu'à sa racine.

Le silence qui régnait dans ma famille, autour de la table, était total. Bien sûr, les adultes échangeaient quelques mots. On faisait des pronostics sur le temps qu'il ferait et sur les foins à rentrer avant la pluie. On réglait quelques questions domestiques. On partageait des nouvelles au sujet des proches, des voisins ou des paroissiens. Mais il était hors de question de discuter, encore moins d'exprimer une idée ou un sentiment personnel. Ni autour de la table, ni ailleurs.

Encore aurait-il fallu en ressentir le désir. Or, dans cette atmosphère raréfiée, la capacité de penser et de ressentir elle-même s'atrophie. Les pensées nous désertent. Les émotions demeurent informes.

Je me revois, autour de cette table, figée dans le silence et dans l'écoute des grands, engluée dans un non-dit qui couvrait le caquètement des rares conversations. Je revois ce petit animal que j'étais, bombardée de sensations indéfinissables et qui restaient sous la peau comme un fourmillement d'insectes. Petit animal au sein du clan mutique.

Dans cette prime enfance, le silence règne au-dehors et au-dedans. J'emmagasine les images, les odeurs et les sons sans pouvoir les nommer. Je me gorge comme une éponge de tout ce qui m'atteint et me bouleverse. Sous la surface lisse des jours enflent les nappes phréatiques de la parole contenue.

La première résurgence sourd de la lecture. Les premières paroles à arroser mes espaces désertés sont celles des autres. Il n'est sans doute pas étonnant que je m'y sois plongée comme une assoiffée. Tous ces mots! Tous ces mots qui décrivaient le monde, tous ces mots qui racontaient des histoires, tous ces mots qui évoquaient des émotions! Un flot discontinu de paroles dont je ne me lassais pas de m'abreuver et qui pourrait un jour être mien. Le désir d'écrire venait de naître, encore imperceptible. Informe. Mais sa racine vient de là. De la découverte de cette source au cœur du désert. D'un désir innommable de libérer ce monde en moi, ce monde qui, sans les mots, demeurait informe et non advenu.

De la parole des autres au traçage des mots

Mon écriture commence au milieu des tourments de l'adolescence, dans le refuge d'une chambre perchée dans la tête des arbres. La vie contrainte dont je me suis jusque-là accommodée, la vie étouffée dans ses manifestations les plus légitimes, la vie, obstinément, se cherche une issue. L'enveloppe lisse de l'enfance craque dans un terrible silence. Ne reste que l'écriture, que le discret chuintement de la plume sur le papier pour dessiner les tempêtes qui se lèvent en moi. L'écriture est d'abord une bouée - corps flottant destiné à maintenir une personne à la surface de l'eau. Un écho insonore à des

cris sourds. Un murmure en moi-même. Une réassurance minimale de mon existence dans la vacuité où j'erre. Certains vivent ce qu'on appelle la crise d'adolescence. Moi, retirée et silencieuse, j'écris mon journal intime.

Mais je n'écris pas encore. Je trace des mots. Je raconte mon quotidien. En pleine poussée hormonale, je ne parle que des garçons. Souffrante obsession, porteuse de tous les problèmes et de toutes les solutions potentielles à mon mal-être. L'inaccessible amour est le récipient dans lequel je déverse mon trop-plein de vie et qui masque mon déficit de présence. Graduellement, je me forge un personnage dont je rends compte par écrit.

Pathétique et secrète mise en scène d'une vie imaginée dont le journal est le seul témoin. L'écriture est encore une bouée - corps flottant destiné à signaler une position ou un danger. La marque d'une imagination qui s'écarte du réel pour forcer son destin, la preuve qui permettra de reprendre pied dans la véracité de l'existence.

Dans le traçage des mots de ces premières années, le geste semble plus important que le contenu. « Les mots m'intéressaient moins que le bruit du clavier . », dit un personnage de Laferrière à propos de ses premières années d'écriture. Le geste précède le sens, en est le précurseur. Le traçage annonce la mise en route à venir. Cette étape est sans doute incontournable. «Que l'écriture vienne parce qu'on ne sait pas parler est d'une importance extrême4 », fait dire Victor Lévy Beaulieu à monsieur Melville. Et lorsqu'on

ne peut même pas entendre sa propre voix, le traçage des mots est sans doute vital, comme le souffle sur le tison.

Durant deux ou trois ans, j'ai donc tracé des mots dans des cahiers-bouées qui maintenaient ma tête à la surface d'une mer de silence et qui marquaient la présence d'une vie cherchant à prendre pied dans le réel. Je les ai conservés comme témoins de ma traversée d'un océan d'obscurité dans lequel j'aurais pu couler pour retourner sur les fonds saumâtres des limbes originels.

Bien que le rôle de sauvetage du journal intime est en soi appréciable, il me semble quand même en réduire le sens et la portée. En quoi le traçage des mots puisait-il un tel pouvoir, celui de me maintenir en vie? Si par la suite, je considérerai ces pages avec beaucoup de sévérité, je soupçonne maintenant que j'ai sans doute mésestimé certaines de leurs vertus. Ce que je décris comme de la préécriture, comme un exercice académique de forme au détriment du contenu, recelait peut-être malgré tout quelques-uns des ingrédients de l'écriture elle-même, notamment ce que Biancotti nomme « la mystérieuse consolation du langage5 ». Bien sûr, je fictionnalisais la réalité dans un genre qui, par

définition, exclut la fiction. Je m'inventais une vie, je me créais un personnage. Il ne me fait aucun doute aujourd'hui que je n'avais pas le choix et que ces balbutiements que je

3 Dany Laferrière, L'énigme du retour, Montréal, Boréal, 2009, p. 24.

4 Victor Lévy-Beaulieu, cité par Suzanne Jacob dans La bulle d'encre, Montréal, Boréal, 2001, p. 56. 5 Hector Bianciotti, Le traité des saisons, Paris, Gallimard, 1977, p. 76.

hasardais dans la pénombre d'une chambre isolée ne pouvaient supporter l'éclairage cru de la réalité. L'écriture prenait des sentiers tortueux qui me rendaient la vie supportable. Ne serait-ce pas d'ailleurs l'essence même de la fiction? Créer des mondes, inventer des histoires qui mettent entre soi et la réalité une distance suffisante pour en appréhender et en supporter la douleur? Transformer en écho le cri insoutenable du désespoir?

Du traçage des mots à la tentation de la lucidité

Le 25 novembre 1968, je ne possède pas cette indulgence à mon égard, alors que dans la honte et la colère je relis mes cahiers antérieurs, témoins de ma vie fictionnelle. Du coup, je réalise que la tenue d'un journal n'a aucun intérêt si elle ne témoigne pas des intentions réelles derrière les faits réels. Je prends résolument le parti de l'authenticité. Le ton change. Les sujets sont plus variés et couvrent un plus large pan du quotidien. Je tente d'être fidèle aux événements sans chercher à protéger mon image, témoignant honnêtement de mes amours et de mes désamours, de mes faiblesses et de mes peurs, de mes tricheries même. J'essaie de m'observer sans complaisance. Et malheureusement, sans tendresse.

L'écriture de cette époque est factuelle. La soif de me dire est patente, mais le contenu n'est pas encore accessible. La détresse est trop profonde pour être ressentie, encore moins écrite. Je surfe à la surface des choses. Le journal est un antidote à l'esseulement. Si c'est davantage que le traçage des mots du début, est-ce de l'écriture? De la littérature? Pas encore. Mais, dans cette volonté d'affronter le réel et d'en témoigner, un pas est franchi. La volonté de vivre se raffermit. Et germe l'intuition qu'on ne peut esquiver indéfiniment la vie telle qu'elle nous vient et que cette rencontre avec soi-même doit passer par les mots.

Quant à la question de la valeur potentielle de ces écrits, je ne me la suis jamais posée puisqu'écrire rimera forcément avec fiction. Puisque les seuls véritables écrivains sont les romanciers. Écrire est encore pour moi une activité très incertaine localisée dans un vague futur : j'aimerais un jour écrire des romans... C'est dans le mûrissement de ce souhait (je n'ose pas dire « désir ») que se situe la rencontre avec Antonine Maillet et que

se pose pour la première fois la question de sa légitimité. Jusqu'à ce moment, je ne perçois que les contours du mot écrivain. Je créerai des histoires comme celles que je dévore et qui me tiennent en haleine, qui abolissent l'espace et le temps dans lesquels je croupis. Le succès tient à la maîtrise de quelques règles qui doivent bien s'apprendre! Le besoin comme seul moteur de l'écriture, évoqué par l'auteure vénérée de La sagouine, ébranle profondément ma vision idyllique et simpliste du métier. Je n'imaginais pas que l'écriture doive se nourrir de la fibre intime de l'auteur. Je n'avais aucune espèce d'idée des mondes obscurs où les mots attendent leur délivrance, ces mondes inconnus où se terre le besoin d'écrire. Et je n'en sais rien encore à cette époque. Je comprends seulement que l'écriture dépend de quelque chose qui semble me manquer : le besoin d'écrire. Si ce n'est déjà fait, c'est à ce moment que je suspends également l'écriture du journal. Silence radio...

* * *

Il me semble important ici de me pencher sur les longues éclipses de l'écriture, peut-être aussi révélatrices des obstacles sur lesquels je bute encore aujourd'hui.

AUCUN des grands moments des quelque trente ans qui suivent n'est relaté dans mon journal intime! Effarant! Aucun. La terrible désillusion quant au fait que l'amour ne me sauvera pas de la détresse, ce goût de mort dans la bouche au matin de ma première nuit d'amour, les errances et les dérives des mois suivants, la vie de couple à laquelle je m'accroche comme à une bouée sur des eaux démontées, l'éblouissement de la première mise au monde, le bonheur innommable de chaque naissance, les grandes déchirures des séparations. Bien que j'ai tenu mon journal jusqu'à aujourd'hui, tous ces moments sont tombés dans les trous qui en brisent la continuité. Ce qu'il m'en reste n'est écrit qu'à l'encre infidèle de la mémoire.

Comment expliquer ces éclipses de l'écriture? Le journal intime ne devrait-il pas être le témoin privilégié des bouleversements de l'existence? Si le rôle de l'écriture n'était que de relater les faits importants ou anodins de la vie, rien ne pourrait permettre de comprendre que la plume se soit tue alors que mon monde basculait. Si j'avais cru que le journal servait à garder la mémoire des faits, j'aurais été désarçonnée par ces trous de

plusieurs mois et parfois de plusieurs années. Mais en fait, je ne croyais rien. Je n'avais aucune idée précise du but que je poursuivais en noircissant mes cahiers. Et c'est avec la même inconscience que j'en prenais congé. Cependant, lorsque je m'y remettais après une longue absence, j'éprouvais une sorte de regret diffus, le sentiment d'une perte. Quelques hypothèses pourraient peut-être constituer des éléments d'explication à ces arrêts sporadiques de l'écriture.

D'une part, l'écriture requiert peut-être un niveau de conscience et de connaissance de soi que je n'avais pas encore acquis à ces étapes de ma vie. Comment trouver les mots pour décrire des expériences bouleversantes lorsqu'ils font déjà tellement défaut pour décrire son monde intérieur? Comment nommer des émotions aussi fortes lorsque l'accès à soi n'existe presque pas? Cependant, si cette hypothèse reflète la réalité de la vingtaine, elle tient de moins en moins la route à mesure que je prends de l'âge et que s'accentue l'acuité de ma présence au monde. Il n'est pas vrai que la femme de quarante ans n'écrivant rien des séparations qui déchirent cette décennie est entièrement coupée d'elle- même. Bien sûr, l'absence est toujours là, lourde comme un couvercle de plomb. Mais les instants de lucidité et de conscience de soi et du monde sont de plus en plus fréquents. Et l'écriture à laquelle je reviens après les grandes mers en témoigne.

L'autre hypothèse me suggère que l'expérience a besoin du compostage du temps pour se transformer en paroles. Dans cette optique, l'écriture - notamment du journal - est moins de la nature du reportage que de la digestion. Avec le temps, j'ai moins cherché à transcrire le compte rendu de mon quotidien qu'à jeter sur papier les interrogations et le sens qui s'en dégageaient. Alors que la description fidèle des faits semble se suffire à

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