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Intertextualité et «littérarité» dans les chansons de Georges Brassens

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Academic year: 2021

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Intertextualité et « littérarité » dans les chansons de Georges Brassens

Gabrielle C. Beaulieu

Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

Mémoire soumis à l’Université McGill en vue de l’obtention du diplôme de Maîtrise ès arts en littérature française

Août 2016

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Table des matières

Résumé……….….iii

Abstract……….iv

Remerciements……….………..v

Introduction………1

Chapitre 1 — Brassens et le genre polymorphe de la chanson 1. Histoire critique de la chanson a) La chanson de Brassens « foutrement moyenâgeuse »………6

b) Le chansonnier représentant du peuple et satiriste………...…….13

2. Mouvance et circularité : un genre qui s’échappe a) Des théories de la chanson………...18

b) Décloisonner le populaire et le savant………...24

3. Sortir du cadre littéraire : penser l’intertextualité dans le contexte de la chanson a) De l’intertextualité à l’intermélodicité………...27

b) « La Prière », « Il n’y a pas d’amour heureux » : « chanter sur l’air de… »……...29

Chapitre 2 — L’intertextualité, un gage littéraire? 1. L’intertextualité en débats a) Kristeva et l’intertexte………....35

b) L’intertextualité, une notion trop englobante : de l’hypertextualité de Genette………...……….36

c) Riffaterre et les connectors……….38

2. Faire le pont entre « intertextualité » et « littérarité » a) Mises en musique, mises en chanson et récritures : « récrire à chanson »…….…40

b) Citations, allusions, références………...……47

c) Parodie, ironie, satire : le rire en tant que communication esthétique………53

Chapitre 3 — Brassens et la mise en circulation de la matière culturelle……….64

1. Des média de transmission de la chanson a) La radio et le disque : s’introduire dans l’intimité du quotidien……….65

b) Interprétation et performance : le spectacle comme événement……….69

c) La médialité, auxiliaire de la mémoire………76

2. L’intertextualité, mémoire de la chanson a) De la subjectivité du public : les limites de la réception intertextuelle…………..79

b) Tradition et innovation : une reconquête identitaire par le patrimoine…………..82

c) Sortir de la masse, ou faire entendre la littérature autrement……….88

Conclusion………....90

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Résumé

Dans ce mémoire, nous cherchons à montrer que les chansons de Georges Brassens, malgré le fait qu’elles puissent appartenir à un art « mineur », possèdent tout de même une valeur littéraire bien réelle. Cette valeur se justifie entre autres par son recours à des procédés intertextuels tels que la citation, l’allusion, la référence, la parodie et la satire, que l’on pourrait considérer comme un gage de littérarité. Par le passé, les théoriciens de l’intertextualité se sont surtout employés à étudier cette notion dans un contexte littéraire, mais nous tentons ici de transposer les fondements établis par ces derniers dans le genre plus mouvant et labile de la chanson. L’analyse des chansons de Brassens nous permet de reconnaître que, par le biais de ce genre préconisé par le peuple, l’« artisan de la chanson » fait circuler une culture classique et savante aux moyens d’une langue qui en mystifie plus d’un, regroupant des termes d’argot, des jurons, des néologismes, des expressions populaires et « moyenâgeuses », tout cela dans une structure très formelle. Si l’étude des procédés intertextuels occupe une grande partie de notre travail, la principale problématique de ce mémoire réside néanmoins dans la question de la réception intertextuelle des chansons de Brassens, qui est sujette à de multiples lacunes et failles : nous tentons ici de déterminer les éléments qui font en sorte que certains artistes puissent s’élever et sortir de la masse, pour ensuite s’inscrire dans la mémoire collective. Bref, il s’agit surtout de montrer que Brassens, par le biais de la chanson, fait entendre la littérature autrement.

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Abstract

In this thesis, we are attempting to show that the songs of singer-songwriter Georges Brassens, despite the fact that they appear to be part of a "minor" art, really do have a literary value. This value is justified by his use of intertextual processes such as quotation, allusion, reference, parody and satire, and we believe that these processes could work as a guarantee of literarity. In the past, the theoreticians of intertextuality have mostly studied this notion in a literary context, but in the present work, we are attempting to transpose the grounds they have established into the more unstable and labile genre of chanson. The analysis of Brassens’ songs leads us to believe that, while working with a genre acknowledged by the people, the "artisan

de la chanson" puts into circulation many classical and learned references, by means of a

special language gathering slang, swearing, neologisms, popular and “medieval” expressions, all this in a very formal structure. If the analysis of the intertextual processes takes a big part of our work, the principal issue in this thesis remains, however, with the question of the intertextual reception, for it is full of gaps and faults. We seek to determine the main factors that make some artists stand out in the crowd, so they can later be part of the collective memory. In short, we seek to show that Brassens makes it possible to hear literature in a whole other way.

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Remerciements

Je souhaite remercier du fond du cœur mon directeur de recherche, Arnaud Bernadet, pour sa patience, sa disponibilité et ses conseils judicieux. Ce mémoire est le fruit d’un travail d’équipe, et je lui en suis très reconnaissante.

Merci également à ma mère, France, qui a su me rassurer durant mes moments d’incertitude, à mon père Mario pour m’avoir fait connaître les chansons de Brassens, et à mon frère Charles pour son support moral.

Un merci tout spécial à mon amour, Étienne, qui m’a accompagnée dans les rires, les pleurs, et les nombreux grincements de dents.

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Introduction

1952, Montmartre. Pour la première fois de sa carrière, Georges Brassens monte sur scène et partage ses chansons avec le public. Malgré les recommandations de la célèbre Patachou, son succès reste mitigé. Les « bonnes gens », confrontées à l’incongruité de son vocabulaire et à son apparence sauvage, n’hésitent pas à critiquer le jeune rebelle qui ose proférer des propos anticonformistes et même plus : se parjurer allègrement devant l’Église. Pourtant, une autre partie du public tombe rapidement sous le charme du chansonnier et se délecte de ses textes souvent scabreux. Au fil du temps, ce que l’on juge grossier et vulgaire à l’époque devient de plus en plus accepté dans la société, et Brassens gagne rapidement en popularité. De fait, une question se pose : comment expliquer ce changement dans la réception de l’œuvre chantée de Brassens? De nos jours, certains critiques se permettent même de le qualifier de « poète » ou d’« orfèvre des mots », ce qui fait place à tout un débat concernant la possible valeur littéraire de son œuvre :

Le résultat est patent : un style immédiatement reconnaissable, une langue limpide et drue à la fois, un mélange riche et subtil de tournures anciennes et d’expressions populaires, un art de caresser et de gifler dans le même instant ; bref, on reconnaît là, selon l’expression de Loïc Rochard, le travail d’un « orfèvre des mots »1.

Notre choix de travailler sur l’intertextualité dans les chansons de Brassens, plus spécifiquement du point de vue de la transmission et de la réception de ses textes, découle de deux questions qui entourent le paradoxe que nous venons à l’instant de souligner. Tout d’abord, quelles sont les raisons qui ont motivé ce chansonnier à emprunter, remanier et greffer dans ses chansons une quantité aussi impressionnante de matière culturelle (poèmes, chansons, textes bibliques, allusions politiques, socioculturelles, historiques, etc.) et à les offrir à un

1 G. Brassens, Œuvres complètes : chansons, poèmes, romans, écrits libertaires, correspondance /

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public contemporain par la suite? Ensuite, de quelle façon (ou par quels procédés) Brassens reprend-il à son compte cette « intertextualité » qui lui assure à la fois sa productivité et son actualité dans la société, faisant de ses chansons un lieu de réflexion et de débats? Plusieurs critiques se sont prononcés sur l’œuvre de Brassens ; entre autres Louis-Jean Calvet2, Clémentine Deroudille3, Jean-Louis Garitte4 et Loïc Rochard5. Toutefois, à la lumière de nos lectures, il apparaît que deux traditions distinctes se dégagent : l’une étudie avant tout sa vie, ses amours, ses amitiés, ses opinions politiques ; son postulat est pour l’essentiel biographique. L’autre se concentre plutôt sur le vocabulaire de Brassens, c’est-à-dire sur un volet linguistique, voire stylistique, et principalement restreint aux signes lexicaux de ses chansons. Aussi pertinentes que puissent être ces deux branches d’analyse, nous reprochons à la première de se concentrer plutôt sur les idées de Brassens et non pas sur son « écriture » (Deroudille, Fallet), et à la deuxième de ne travailler ses chansons qu’en structurant ses ouvrages comme des dictionnaires, sans thèse ou ligne directrice, c’est-à-dire en sortant les termes clés des discours où ils prennent toute leur valeur (Garitte, Rochard). Il est vrai que la « langue Brassens » est particulièrement difficile, mélange d’argot, de mots savants et familiers, d'archaïsmes, d’expressions populaires, et de jurons également ; il devient alors nécessaire de se munir d’un guide pour bien comprendre son univers linguistique. Nous déplorons cependant le fait que l’on s’intéresse rarement aux jeux parodiques et satiriques de l’auteur, par exemple. Et rarement s’attarde-t-on à joindre deux univers pourtant indissociables chez Brassens, celui des idées et celui de la langue. En témoigne cette déclaration qui prend appui sur un modèle de la littérature classique :

2 L-J. Calvet, Georges Brassens, 383 p. Dorénavant abrégé en « Calvet », suivi du titre de l’œuvre et de la page.

3 C. Deroudille, Brassens : le libertaire de la chanson, 127 p. Dorénavant abrégé en « Deroudille », suivi du titre de l’œuvre et de la page.

4 J-L. Garitte, Le Dictionnaire Brassens, 158 p., et Parlez-vous le Brassens?, 225 p. Dorénavant abrégé en « Garitte », suivi du titre de l’œuvre et de la page.

5 L. Rochard, Les mots de Brassens : petit dictionnaire d’un orfèvre du langage, 357 p. Dorénavant abrégé en « Rochard », suivi du titre de l’œuvre et de la page.

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Je vais aborder maintenant un sujet qui me tient à cœur : les rapports des mots et des idées. [...] D’abord, chez moi, le mot a une importance capitale. J’ai appris des mots qui ont fini par devenir des idées. Les mots me plaisent par leur son, par ce que tu appellerais “la musique extérieure”. [...] Mais, cependant, il faut tenir compte que l’un des poètes que j’estime le plus se nomme La Fontaine et que, de ce fait, j’entends tout de même tirer de chacun de mes mots le maximum de signification, ou, si tu aimes mieux : d’ironie, d’humour, de saveur, et même de morale6.

Les chansons de Brassens se caractérisent par une dimension transgressive, tant au plan moral avec leurs propos scatologiques et sexuels qu’au plan idéologique, puisqu’elles s’opposent ouvertement à la guerre et à toute forme de religion ; mais au-delà de ces grossièretés, comment peut-on attester de la « valeur », voire de la possible « littérarité » de cette œuvre? Nous posons l'hypothèse que Brassens, entre autres par ses jeux ludiques, son discours ironique et ses mises en chanson, fait le pont entre intertextualité et littérarité, et parvient à s’inscrire à la fois dans une tradition de la chanson et dans une tradition littéraire par la mise en usage et en circulation de la matière culturelle. Toutefois, il est important de préciser que nous ne voulons pas offrir un énième dictionnaire des expressions méconnues et du vocabulaire obscur de Brassens ; il s’agit plutôt ici de se pencher sur ses textes avec attention jusqu’à en extraire toute leur « saveur » et de montrer que l’intertextualité, et plus largement la mise en forme des matériaux culturels, sont l’une des conditions de cette « saveur » dont parle Brassens ; qu’à cette condition, l’auteur assure à la fois la pérennité de ses modèles dans la tradition et dans la mémoire collective, mais qu’il se taille également une place dans la tradition littéraire parmi ceux-ci.

D’un point de vue méthodologique, nous avons choisi de limiter notre tâche à l’étude des chansons enregistrées de Brassens, et non pas ses chansons posthumes, retrouvées ou « orphelines7 » puisque, comme nous nous intéresserons principalement à la question de la

6 Brassens, Œuvres complètes, p. 1243.

7 Jean-Paul Liégeois utilise ce terme pour qualifier les chansons que Brassens n’a jamais terminées, ou bien qu’il a tout simplement abandonnées.

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réception intertextuelle de ses textes, il nous semble plus pertinent de travailler ses chansons présentées au public plutôt que ses brouillons. Nous comptons donc mener notre recherche en trois temps, trois chapitres. Le premier sera consacré à l’étude de l’intertextualité dans le contexte déjà problématique du genre de la chanson (écrite et instrumentée). Le défi sera donc de sortir l’intertextualité, notion d’origine littéraire, de son cadre habituel pour la transposer dans le cadre marginal et peu étudié de la chanson. Dans ce chapitre, nous proposerons également un bref retour historique sur le genre de la chanson et sur les différents chansonniers qui ont inspiré Brassens, tels que Béranger et Dupont8, chansonniers reconnus en tant que représentants du peuple et poètes satiristes. Puis, nous exposerons les types de chansons (chanson d’auteur, chanson populaire, chanson poétique, etc.) dans une perspective plus théorique, c’est-à-dire que nous présenterons leurs caractéristiques génériques et formelles, dans le but de déterminer le registre auquel appartient Brassens, ou du moins d’en évacuer une part d'ambiguïté. Ce sera également l’occasion d’établir les parallèles entre l’œuvre de Brassens et les modèles qu’il préconise dans la littérature médiévale — François Villon, les trouvères, les troubadours, etc. En effet, dans le cadre de ce mémoire, les liens que Brassens tisse entre son époque et le Moyen Âge sont d’une importance capitale, puisqu’il n’hésite pas à se présenter comme un « moyenâgeux » prisonnier d’une époque qui n’est pas la sienne.

Ensuite, notre deuxième chapitre portera sur toute la question des procédés intertextuels. Évidemment, nous ne pouvons passer sous silence les travaux des principaux théoriciens de l’intertextualité, tels que Julia Kristeva, Gérard Genette et Michael Riffaterre. Toutefois, l’idée d’intertextualité ne sera pas étudiée comme une fin en soi, mais plutôt comme un instrument pour éclairer l’hypothèse d’une possible littérarité dans les chansons de Brassens.

8 Ils font tous deux partie de la tradition chansonnière française, l’un sous la Monarchie de Juillet, l’autre sous la Deuxième République. De plus, ils puisent leur inspiration à la fois dans les sujets de nature satirico-politique et dans la vie quotidienne du peuple.

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Après avoir établi les bases de l’intertextualité chez ces trois théoriciens, nous passerons donc rapidement à l’analyse concrète des procédés qui découlent de cette notion dans ses textes. Nous parlerons, bien sûr, de références et d’allusions, tout en mettant l’accent sur la mise en chanson, car ce procédé permet une transmission plus directe du patrimoine vers le public. Nous accorderons également une attention particulière aux procédés ludiques (parodie, caricature, ironie) dans l’œuvre de Brassens, car le rire — forme de communication esthétique et mécanisme de partage — offre une meilleure proximité et permet de rejoindre plus facilement l’auditoire.

Nous conclurons enfin nos recherches avec notre troisième et dernier volet, celui de la réception de l’œuvre de Brassens. Il y sera question de l’ancrage de cette œuvre dans la mémoire collective et dans la tradition littéraire, mais également du fait qu’il remet au goût du jour le patrimoine et qu’il le redistribue au public par l’entremise d’un « genre reconnu, reçu par le peuple et investi d’un pouvoir idéologique auquel n’a eu droit aucun autre genre littéraire9. » Ce sera également l’occasion de nous intéresser aux média de transmission de ses chansons (radio, disque, spectacle), ainsi qu’aux notions de performance et de reproductibilité10. Finalement, ce dernier volet servira surtout à montrer que Brassens sort de la masse en récrivant, mais aussi en réinterprétant (au sens musical) et en diffusant les matériaux culturels. Autrement dit, grâce à la chanson, Brassens fait entendre la littérature autrement et lui assure une pérennité dans la mémoire collective.

9 J-N. De Surmont, Vers une théorie des objets-chansons, p. 116. Dorénavant abrégé en « De Surmont », suivi du titre de l’œuvre et de la page.

10 W. Benjamin, L'Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1939), 144 p. Dorénavant abrégé en « Benjamin », suivi du titre de l’œuvre et de la page.

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Chapitre 1 — Brassens et le genre polymorphe de la chanson

1. Histoire critique de la chanson

a) La chanson de Brassens, « foutrement moyenâgeuse »

« Je suis né, même pas bâtard, / Avec cinq siècles de retard. / Pardonnez-moi, Prince, si je / Suis foutrement moyenâgeux ». Dans cet extrait tiré de la chanson « Le Moyenâgeux », Brassens exprime le sentiment d’aliénation qui le tiraille, son appartenance de cœur à une ère révolue, et sa peur de voir un jour les vestiges de cette époque substantielle disparaître de la mémoire collective. Construite sur le modèle de l’envoi de la ballade médiévale, il est possible de concevoir cette apostrophe comme l’intertexte du poème « Rolla » d’Alfred de Musset, dans lequel ce dernier déplore le fait qu’il est « venu trop tard dans un monde trop vieux11 » ; et par ce rappel de l’œuvre de Musset, ainsi que par le biais de la provocation humoristique, Brassens se pose d’emblée dans une filiation de poètes anachroniques. Comme le précise Céline Cecchetto, spécialiste de la chanson française et plus spécifiquement de l’œuvre de Georges Brassens, même des siècles plus tard, l’influence du Moyen Âge sur la chanson d’aujourd’hui demeure indéniable :

C’est un Moyen Âge très « moyenâgeux » et particulièrement fantasmagorique qui féconde d’abord la chanson d’aujourd’hui. Il s’y développe à travers certains mythes littéraires particulièrement prégnants. Symboliquement saturés, aux motifs serrés, et éclairant métaphoriquement la macrostructure qui les fait fonctionner, ils posent à la chanson la question de son rapport fondamental avec le poétique12.

Cela dit, la question des rapports entre la chanson et la littérature se trouve au cœur du présent travail qui, rappelons-le, pose l’hypothèse d’une possible valeur littéraire dans l’œuvre de

11 A. de Musset, « Rolla », 1833.

12 C. Cecchetto, « La chanson contemporaine, “foutrement moyenâgeuse”? », p. 167. Dorénavant abrégé en « Cecchetto », suivi du titre de l’œuvre et de la page.

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Brassens. Il est donc tout indiqué d’étudier ces « mythes » dont parle Cecchetto dans son article intitulé « La chanson contemporaine : foutrement moyenâgeuse? ».

Commençons d’abord par la figure de Villon, que Brassens appelle souvent, d’après une tournure stéréotypée, « Maître » ou « Maître François ». Cecchetto rappelle l’attrait que peut représenter François Villon pour les poètes contemporains, puisque son charme réside dans le fait qu’il incarne le parfait équilibre entre le génie et la transgression, entre le bon goût et le vulgaire ; bref, entre le savant et le populaire. Par ailleurs, l’œuvre de Villon contient une beauté mystérieuse, parfois difficile d’accès, mais très euphonique dans les vers. Brassens revendique fièrement sa filiation avec Villon13, principalement parce que ce dernier réussit à allier poésie et populaire, à partager cette passion pour la littérature avec le peuple, et non pas seulement avec une élite restreinte. À notre avis, la quête que s’est proposée Georges Brassens découle directement de ce même désir de partage avec ses contemporains, et s’il affirme sans pudeur que « [son] langage est l’incantation, comme Villon!14 », cela se rapporte assurément au fait que, tout comme pour ce dernier, ses paroles ont pour objectif d’exercer un charme sur le public. En effet, l’incantation se résume comme un chant puissant, une sorte d’enchantement implorant une force supérieure. Ce phénomène se concrétise entre autres par le recours à l’oralité, les multiples répétitions et les références mythologiques. Mais surtout, on le reconnaît par son travail méticuleux sur le verbe15. Le verbe signifie ici la parole ou le langage, qui serait le médium utilisé par les enchanteurs pour envoûter le public. Il est intéressant de constater que les termes « enchantement » (incantamentum en latin) et « incantation » (incantatio) ont tous

13Cette filiation, non seulement littéraire, est également en rapport avec le statut mythique de Villon comme voyou, voleur, repris de justice.

14 G. Brassens, Les Chemins qui ne mènent pas à Rome : réflexions et maximes d’un libertaire, p. 125. Dorénavant abrégé en « Brassens », suivi du titre de l’œuvre et de la page.

15 B. Delaurenti, La puissance des mots. Virtus Verborum. Débats doctrinaux sur le pouvoir des

incantations au Moyen Âge, 579 p. Dorénavant abrégé en « Delaurenti », suivi du titre de l’œuvre et de

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deux la même racine étymologique, soit cantus (chant) ; l’incantation, de par ses origines, découle donc nécessairement du genre de la chanson.

Par la suite, Cecchetto propose de se pencher sur une autre figure mythique : celle du troubadour. Elle en profite pour rappeler en prémisse les paroles de la « Supplique pour être enterré à la plage de Sète » de Brassens :

Déférence gardée envers Paul Valéry

Moi, l’humble troubadour, sur lui je renchéris Le bon maître me le pardonne

Et qu’au moins, si ses vers valent mieux que les miens Mon cimetière soit plus marin que le sien,

Et n’en déplaise aux autochtones16.

Nous constatons ici que Brassens mélange les époques, car il se compare à un troubadour tout en s’adressant à Paul Valéry, auteur de la première moitié du vingtième siècle. Il se présente d’ailleurs comme le disciple du « bon maître » qui, à défaut d’écrire de meilleurs vers que ceux de Valéry, espère avoir un « cimetière plus marin que le sien ». Cet extrait est empreint d’humour et d’une certaine absurdité, puisqu’en quoi un cimetière pourrait-il être plus marin que celui d’un autre, sachant d’autant plus qu’il s’agit du même cimetière dans ce cas précis? Brassens se place donc volontiers dans la filiation de Paul Valéry, ainsi que dans la famille plus élargie des troubadours du Moyen Âge. En outre, il n’est pas surprenant d’apprendre que le troubadour, auteur-compositeur-interprète de l’époque médiévale dont les chansons portent majoritairement sur l’amour courtois, puise lui aussi son inspiration dans les champs politique et religieux, à l’instar de Brassens. D’ailleurs, il lui arrive également de chanter des parodies et des satires, bref des vers ludiques destinés à faire rire le public. Toutefois, notons que l’oralité des troubadours, trop souvent associée à un contexte populaire, s’adressait bien au contraire à un auditoire savant. En effet, ces derniers trouvaient leur public auprès des nobles dans les

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cours et les châteaux. Cela dit, il est intéressant de constater que l’œuvre de Brassens, à l’instar de celle des troubadours, jongle entre les registres sérieux et ludique, c’est-à-dire entre les chansons courtoises et satiriques. En effet, dans plusieurs de ses chansons, telles que « Une jolie fleur », « Mélanie » et « La Marguerite », Brassens reprend à rebours certains éléments caractéristiques de l’amour courtois, le premier étant l’éloge de la figure féminine. Du temps des troubadours, l’art de la séduction relevait d’une esthétique littéraire, et les chansons étaient souvent dédiées aux femmes d’une grande beauté. Bien que Brassens se soit appuyé sur ce modèle pour certains de ses textes tels que « Le Blason » ou « Pénélope », il faut avouer que, la plupart du temps, les femmes qu’il se plaît à dépeindre ne sont pas de jolies princesses ou des beautés divines, mais plutôt des femmes de petite vertu dont le corps fané n’impressionne plus personne. Par ailleurs, notons qu’il prend un malin plaisir à tourner en dérision les cansos — aussi appelés « grands chants courtois » — des troubadours, confondant « pâmoison » avec « érection », comme nous pouvons le voir dans la chanson « Fernande » :

Quand je pense à Fernande Je bande, je bande

Quand j'pense à Félicie Je bande aussi

Quand j'pense à Léonor Mon Dieu je bande encore Mais quand j'pense à Lulu Là je ne bande plus La bandaison papa Ça n'se commande pas17.

D’abord, de façon générale, lorsque le titre d’une chanson porte le nom d’une femme, le public s’attend à une déclaration d’amour. Or, il se trouve que le nom de Fernande n’est en fait qu’un prétexte pour introduire les noms de toute une série de femmes. De plus, la chanson de Brassens répète régulièrement les termes « bander » et « bandaison », grossièreté affirmée et assumée dans le texte qui prépare l’effet comique de la fin. On est loin d’une version idéalisée, ou du

17 Brassens, « Fernande », 1972.

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moins de la version courtoise de l’érotisme. Il est évident, donc, que Brassens se joue des préceptes de l’amour courtois et cherche à choquer son public. Nous sommes d’avis que, s’il s’inspire des troubadours, il trouve également matière à s’en moquer ouvertement.

Ensuite, soulignons que l’intérêt de Brassens pour le Moyen Âge se retrouve aussi dans les chansons de la tradition orale française, qu’il ne faut pas confondre avec les chansons de troubadours. D’ailleurs, il s’est même employé à récrire certaines œuvres anonymes folkloriques et à les introduire dans ses spectacles et dans ses albums. Tel est le cas, par exemple, de la chanson « Les Sabots d’Hélène », tirée de son album du même nom :

Les sabots d’Hélène Étaient tous crottés Les trois capitaines L’auraient appelée vilaine Et la pauvre Hélène

Était comme une âme en peine

Ne cherche plus longtemps de fontaine Toi qui as besoin d’eau

Ne cherche plus : aux larmes d’Hélène Vas-t-en remplir ton seau18.

Lors de l’écriture de ce texte, Brassens s’appuie sur la chanson populaire « En passant par la Lorraine », dont les paroles vont comme suit : « En passant par la Lorraine / Avec mes sabots / Rencontré trois capitaines / Avec mes sabots dondaine / Oh! Oh! Oh! Avec mes sabots ». L’origine de cette chanson reste encore incertaine, mais les archives du seizième siècle montrent qu’elle fut imprimée pour la première fois en 1535. Néanmoins, elle faisait déjà partie, à cette époque, de la tradition française et, de nos jours, elle se transmet encore de génération en génération en tant que comptine pour enfant. Dans cette chanson, Brassens raconte la mésaventure de cette « pauvre Hélène » insultée et injuriée par trois capitaines. Ces trois hommes, haut placés chez les militaires, la traitent de « vilaine », terme qui signifie la

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laideur et la malhonnêteté, et dont l’étymologie remonte au latin villanus, qui veut dire « habitant » ou « rural ». Nous pouvons donc attester de deux faits : le premier étant qu’Hélène personnifie le peuple dans cette chanson, et le second étant qu’elle se fait brutaliser par une instance dominante pour la simple raison qu’elle provient d’un milieu pauvre et sans éducation. Il est intéressant de constater que, dans la version traditionnelle, la narratrice de la chanson ne porte pas de nom mais que, dans la version de Brassens, ce dernier la nomme Hélène, ce qui rappelle incidemment le personnage d’Hélène de Troie, reconnue dans la mythologie grecque pour sa grâce et sa beauté. Nous sommes d’avis que, par le biais de ce référent culturel, Brassens cherche à montrer que « sous ses sabots crottés », le peuple, tout comme Hélène, est tout aussi beau et tout aussi riche que les nobles. D’ailleurs, il se met en scène dans sa chanson en tant que narrateur participant qui découvre, à partir de la deuxième strophe, les merveilles cachées d’Hélène :

Moi j’ai pris la peine De les déchausser

Les sabots d’Hélène moi qui ne suis pas capitaine Et j’ai vu ma peine

Bien récompensée

Dans les sabots de la pauvre Hélène Dans ses sabots crottés

Moi j’ai trouvé les pieds d’une reine Et je les ai gardés.

Dans cette strophe, Brassens explique qu’il est celui qui voit ce que les autres ne voient pas, et il précise à trois reprises dans sa chanson que, pour sa part, il n’est pas capitaine, impliquant par ces propos que, contrairement à ces trois capitaines qui regardent de haut la « vilaine » Hélène, lui ne méprise pas ce qui est de l’ordre du populaire. Bien plus encore, il sous-entend que, par leur attitude supérieure à son égard, ce serait plutôt les capitaines qui feraient preuve de vilenie et qui seraient donc « vilains ». Il est également possible de voir dans cette chanson une inversion du mythe de Cendrillon, puisque cette dernière cache sa pauvreté derrière des

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pantoufles de vair, alors que de son côté, la beauté de la pauvre Hélène est dissimulée sous des sabots crottés et des habits de paysanne. En somme, nous croyons que Brassens a choisi de récrire cette chanson traditionnelle, de la réactualiser et d’en donner le nom à son album puisque, dans le climat politique tendu des années cinquante et à quelques années des événements de mai 68, il aurait jugé que cette chanson reflétait bien les injustices vécues par le peuple et les jugements dont il était l’objet. De plus, le fait de rappeler à la mémoire des français cette chanson traditionnelle aurait inévitablement touché une corde sensible auprès du peuple, ce qui aurait peut-être été un élément déclencheur, pour certains du moins, de la prise de conscience identitaire qu’a connu la France à cette époque.

Évidemment, d’autres éléments caractéristiques du Moyen Âge sont susceptibles d’avoir inspiré Brassens lors de l’écriture de ses chansons. Le motif de la pendaison publique revient d’ailleurs à plusieurs reprises dans son œuvre (« La Mauvaise réputation », « Celui qui a mal tourné », « La Messe au pendu »), sans oublier d’autres pratiques telles que le servage et la chasse aux sorcières, qui ont assurément trouvé leur place dans son processus créatif. Pourtant, il est évident que, bien qu’ayant posé d’emblée son anachronisme, Brassens ne chante pas à l’époque du Moyen Âge. Nous pourrions alors nous demander quel est l’objectif visé à travers la mise en circulation de ces référents anciens dans le contexte du vingtième siècle. Rappelons que, lorsque l’on traite quelque chose ou quelqu’un de « moyenâgeux », le terme s’accompagne inévitablement de la connotation négative « dépassé », « désuet », voire « sauvage », et il est vrai que le fait de comparer la société de l’époque d’après-guerre à celle de l’époque médiévale est à la fois une critique satirique et une dénonciation d’un certain conservatisme. Néanmoins, nous croyons que, si Brassens se présente aussi fièrement en tant que « moyenâgeux », il le fait certainement pour contrer les préjugés et la connotation négative qui accompagne le terme. Par l’entremise de ses chansons et grâce à sa notoriété auprès du

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peuple français, Brassens défend donc les vestiges de l’époque médiévale. Cette prise de parole lui permet également de s’inscrire dans une autre filiation particulière : celle des chansonniers représentants du peuple.

b) Le chansonnier, représentant du peuple et poète satiriste

De par son oralité et son mode de transmission de « bouche à oreille », la chanson a souvent été considérée comme « un art privilégié par le peuple19 », bien que dans les faits elle ait également appartenu au registre savant à l’époque des troubadours et des trouvères. Cependant, nous constatons que ces derniers ont souvent été confondus en tant que poètes populaires, ce qui peut s’expliquer par le fait que, plutôt que d’avoir recours au latin comme le faisait l’élite à l’époque médiévale, les troubadours chantaient en langue d’oc, et les trouvères chantaient en langue d’oïl. Ce sont deux appellations qui, respectivement issues du sud et du nord de la France, regroupent différents dialectes vernaculaires, dont certains dérivés (essentiellement ceux de la langue d’oïl) se rapprochent beaucoup de l’« ancien français » tel que nous l’appelons aujourd’hui. Néanmoins, il est surprenant d’apprendre que, malgré le fait qu’ils préféraient chanter dans des langues profanes, les chansons des troubadours et des trouvères s’adressaient tout de même, de façon générale, à un public savant.

D’un autre côté, il faut dire que le genre de la chanson occupe également une place capitale au sein de la culture populaire. En effet, que ce soit au travail ou à la maison, lors d’une fête ou dans l’intimité du quotidien, les gens aiment fredonner des mélodies et des vers, et le font parfois même sans s’en rendre compte. Nous pensons que ce phénomène s’explique en deux temps : il se trouve, d’une part, qu’une chanson s’apprend bien plus facilement qu’un

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poème, grâce à la mélodie et aux répétitions qui s’offrent comme support mnémotechnique. Par conséquent, une fois la chanson apprise par cœur, son message se communiquerait plus efficacement. D’autre part, nous croyons qu’il n’est pas nécessaire de comprendre l’entièreté du texte pour bien apprécier une chanson, car parfois la structure musicale seule suffit pour distraire l’auditoire. Ce qui n’est pas le cas, par exemple, d’un roman ou d’un recueil de poésie, qui demandent une compréhension plus approfondie du texte, au risque de désintéresser le lecteur. C’est la raison pour laquelle Jean-Nicolas De Surmont, théoricien de la chanson, estime que le genre de la chanson est « un genre reconnu, reçu par le peuple et investi d’un pouvoir idéologique auquel n’a eu droit aucun autre genre littéraire20 ».

Cela signifie donc que, dans une société où le genre de la chanson est acclamé par le peuple, il peut advenir que certains chansonniers, pour diverses raisons, profitent d’une plus grande popularité auprès du public, et deviennent ainsi des modèles ou parfois même des

représentants du peuple. En effet, de toutes les époques, on a choisi des chansonniers comme

figures emblématiques ; au dix-neuvième siècle, à quelques décennies d’écart, Pierre Dupont et Pierre-Jean de Béranger occupaient ce rôle. Des liens filiaux peuvent donc être tissés entre ces derniers et Georges Brassens, descendant indéniable de cette filiation. En effet, en plus de leur intérêt pour l’art de la chanson, tous trois puisent également leur inspiration dans les sujets de nature satirico-politique ou dans la vie quotidienne du peuple. À l’instar de Brassens, Béranger et Dupont s’adressent au peuple et leurs chansons, fortement contestataires, sont inséparables d’un contexte politique révolutionnaire (il s’agit plus spécifiquement pour Béranger de son rôle durant les Trois Glorieuses de juillet 1830, et pour Dupont de sa présence lors de la Deuxième République en 1848). Toutefois, il est important de faire la distinction entre représentant du peuple et idole du peuple. Brassens, comme Dupont et Béranger, est loin

20 Ibid., p. 116.

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de se prendre pour une idole et ne cherche pas à plaire à tout prix. Il écrit d’abord pour lui-même, ensuite pour le public :

Ma grande joie, [...] c’est quand je trouve une idée ou une image me permettant d’écrire quelque chose qui me semblera valable. Puis, j’ai une seconde joie quand la chanson est finie et qu’elle continue à me plaire huit jours plus tard... J’ai encore une troisième joie quand la chanson est acceptée par le public et qu’il partage mes deux premières joies21.

Cependant, chanter pour le peuple et profiter de cette popularité implique souvent de nombreux sacrifices : « Je suis pour eux [le public] un personnage assez vague sans doute, enfin “L’Auvergnat”, “Pauvre Martin”, “La Mauvaise réputation”, “Le Gorille”, tout ça fait une espèce de petit tout dont ils ont besoin et auquel il ne faut rien changer. Ils ne veulent pas qu’on change22. » Lorsque Brassens se décrit comme un personnage « assez vague », cela montre la manière dont il se représente la fonction auctoriale : modeste et effacée ; moins importante que le mode d’appropriation, de circulation, de répétition au sein du public de ses textes-mélodies. Pour lui, la chanson prime son créateur, et le public exerce une contrainte sur la chanson elle-même, ce qui signifie ici que Brassens tient compte d’une réception qui est déjà réappropriation de ses chansons. Le chansonnier représentant du peuple poursuit donc une trajectoire « croisée » entre les champs artistique et politique, situation pouvant facilement ennuyer un personnage comme Brassens, qui préfère de loin l’intimité et la discrétion. Toutefois, nous croyons qu’il est inévitable, dans une telle position, de s’engager auprès du peuple en prenant la parole pour lui ; car pour Brassens, le peuple semble incarner cette masse silencieuse se faisant dominer par l’État ; celle dont les moindres gestes sont épiés et à qui l’on dicte une mentalité et des valeurs. Cette masse serait formée de ces sujets anonymes qui travaillent de peine et de misère et qui trouveraient un réconfort dans les chansons. D’ailleurs, dans les écrits libertaires de Brassens publiés par Jean-Paul Liégeois se trouve une déclaration saturée de

21 Brassens, Œuvres complètes, pp. 30-31.

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mécontentement et de rancœur, à la fois envers l’autorité et la censure, mais aussi envers son peuple qui ne cherche pas à se sortir de l’impasse :

Pour remédier à cela, un seul moyen. Se grouper dans la rue et démontrer à ces immondices de la Chambre des députés que le peuple ne consent plus à se laisser subjuguer sans résistance. Manifester. C’est tellement plus facile. Le peuple est le plus fort. Les forces armées et la police ne pourraient rien contre lui, s’il faisait entendre sa voix. Mais le peuple ne bronche pas. Il attend un miracle. Ou bien a-t-il peur de faire du mal? Réveillons-nous, bon sang! Mettons en route la grève insurrectionnelle, la grève expropriatrice… Être dominés par des hommes serait une chose insupportable. Pouvons-nous persister à nous laisser dominer par des impuretés, des matières excrémentielles23?

Bien sûr, avec le temps, les opinions politiques de Brassens évoluent ; dès 1947, il s’éloigne du mouvement anarchiste, ne participe plus au journal contestataire Le Libertaire, et correspond de moins en moins avec certains amis de jeunesse plutôt extrémistes. Cela ne signifie pas pour autant que son engagement envers le peuple soit altéré. D’ailleurs, il l’affirme sans équivoque : « On ne peut pas ne pas s’engager quand on écrit24. » Cela n’est pas sans rappeler Sartre, qui souligne dans son essai « Qu’est-ce que la littérature? » que l’engagement littéraire n’est pas uniquement un acte politique, mais qu’il est surtout la révélation ou le dévoilement du monde à l’être humain et que, par l’entremise de la littérature, l’écrivain fait un pacte de liberté avec son lecteur (liberté absolue chez l’auteur dans son écriture, et liberté absolue chez le lecteur dans sa réception de l’œuvre). Pour Brassens, l’engagement dans la littérature ne serait donc pas un choix, mais plutôt une évidence.

Finalement, dans un autre ordre d’idées, Béranger, Dupont et Brassens partagent également un grand intérêt pour la chanson satirique — forme de communication ludique faisant la critique d’une personne, d’une société, d’une doctrine ou de toute situation par le moyen de l’humour. La satire, de par son double discours, est le moyen le plus efficace pour

23Brassens, Œuvres complètes, p. 1069.

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se protéger des critiques et des censeurs, surtout au dix-neuvième siècle, car il n’est pas donné à tous de pouvoir interpréter les railleries dans un discours. Cependant, même un siècle plus tard, à l’époque de Brassens, plusieurs des chansons satiriques subissent encore la désapprobation. Bien qu’il ne s’agisse plus de la Censure dans le cas de Brassens, une autre institution, nommée le Comité d’Écoute en Radiodiffusion, s’est permis d’émettre un interdit de diffusion sur plus d’une vingtaine de ses chansons, entre autres sur « Hécatombe », dans laquelle il commente une bagarre entre un groupe de femmes et des policiers, et où il dit ouvertement préférer les policiers morts plutôt que vivants :

En voyant ces braves pandores Être à deux doigts de succomber Moi j’bichais car je les adore Sous la forme de macchabées De la mansarde où je réside J’excitais les farouches bras Des mégères gendarmicides En criant “Hip! hip! hip! hourra!”25

Dans cet extrait, l’expression « mégère gendarmicide » est fondé sur un mécanisme allitératif par le son /ge/, qui rappelle une fois de plus la filiation poétique dans les chansons de Brassens, et qui contribue à entériner l’existence de cette possible « valeur littéraire » que nous tentons de démontrer dans le cadre de ce mémoire. Le recours à l’allitération permet en outre d’instaurer une harmonie dans le vers, ce qui est assez ironique lorsque l’on constate que ces mêmes vers, malgré leur harmonie, racontent les violences occasionnées par une bataille générale. Plusieurs autres chansons de Brassens ont également été censurées, le plus souvent parce qu’il remettait en question la légitimité des gendarmes, mais aussi parce qu’il appelait son public à leur résister, voire même à les combattre. Elles exprimaient donc un refus de l’ordre et de l’autorité, l’État étant conçu même en démocratie comme une instance résolument répressive. Mais il n’y a pas que les chansons contestataires qui se soient heurtées à la censure ;

25Brassens, « Hécatombe », 1952.

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les chansons aux propos sexuels ou scatologiques, comme « Le Pornographe », « Brave Margot » et « Putain de toi », ont également été jugées vulgaires et dangereuses. La censure est donc une réalité problématique chez les chansonniers de la lignée de Béranger et de Dupont qui, au cours de leur carrière, n’ont pas été épargnés par les critiques et les procès.

Bien que plusieurs chansons de Brassens aient rapidement été qualifiées de vulgaires par le public ou par les censeurs à leur sortie, il faut savoir que malgré les grossièretés dénoncées par ces derniers, il existe tout de même une tension indéniable dans l’œuvre de Brassens entre les références savantes et les références populaires ; ce dernier se confondant régulièrement dans les deux registres. Ce chevauchement entre deux milieux bien distincts se doit d’être analysé dans le cadre de notre mémoire afin d’en tirer les conclusions les plus justes, et si nous nous devons de déterminer de quel type de chanson il s’agit dans l’œuvre de Brassens, il convient inévitablement d’exposer les multiples branches qui découlent de chacun des deux registres. La prochaine sous-partie sera donc plus théorique et servira à détailler, de façon typologique, les différentes catégories de chansons. Cela nous permettra entre autres de conclure, selon un procédé éliminatif, la branche à laquelle correspond l’œuvre de Brassens.

2. Mouvance et circularité : un genre qui s’échappe a) Des théories de la chanson

Malgré la popularité toujours grandissante du genre de la chanson, il est regrettable de constater que, même aujourd’hui, il ne reçoit toujours pas la reconnaissance qu’il mérite. Encore considéré comme un art mineur et très peu étudié en milieu universitaire, nous déplorons le fait qu’il semble être victime de sa marginalité et de son appartenance conjointe aux mondes littéraire et musical. Autrement dit, nous regrettons le fait que les littéraires n’osent pas trop s’aventurer dans le domaine de la chanson, jugeant que la structure musicale se situe hors de

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leur champ de compétences, et qu’à l’inverse les musiciens, pour leur part, ne privilégient souvent que l’aspect musical d’une chanson, sans nécessairement l’étudier en parallèle avec le texte poétique qui l’accompagne. Heureusement, au cours des dernières décennies, quelques littéraires ont accepté le défi d’étudier la chanson et de se consacrer, entre autres, à établir les frontières de ce genre méconnu ainsi que ses principaux fondements, tout en se questionnant sur la place qu’il occupe dans la société et dans la culture. En général, les théoriciens de la chanson s’entendent pour dire qu’il est extrêmement difficile, même à notre époque, de bien définir ce genre qui se dérobe :

La chanson, selon une forte intertextualité musicale, se joue, s’exécute, mais se joue aussi d’elle-même, transformant ses lignes de rupture en lignes de force. Par la vocation structurelle d’une mise en abyme, les chansons se citent, deviennent des réceptacles réflexifs susceptibles de réfléchir la performance, en palimpsestes de l’acte cantatoire26.

La chanson se place donc sous le signe de la circularité, aussi appelée mouvance dans les travaux du médiéviste Paul Zumthor. Il n’en demeure pas moins que, malgré cette circularité caractéristique, il nous est possible d’établir une structure de base de la chanson grâce aux dénominateurs communs que nous retrouvons dans les sources théoriques. D’abord, celle-ci se divise en deux grands registres : savant et populaire. Bien que le vocabulaire utilisé pour s’y référer diffère chez les théoriciens, les concepts reviennent sensiblement au même. Dans la chanson savante, que l’on appelle aussi « chanson d’auteur » ou « chanson à texte », il s’agit de chansons pour lesquelles nous connaissons, d’une part, l’identité de l’auteur et pour lesquelles, d’autre part, cet auteur en réclame des droits. En outre, il est courant que ces chansons soient constituées d’un vocabulaire plus recherché, voire plus dense, et que par conséquent leur accessibilité soit restreinte à un public ayant reçu une éducation supérieure.

26 J. Copans, « Les paysages palimpsestes de Renaud : un univers de la chanson-jouissance », dans

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En contrepartie du registre « savant » se trouve le registre « populaire », terme qui soulève déjà bien des questionnements. En effet, le qualificatif « populaire » peut porter à confusion : s’agit-il de populaire dans le sens de « caractéristique du peuple », ou plutôt dans le sens d’« apprécié de tous »? Se pourrait-il qu’une chanson ne soit « populaire » que si elle répond aux deux acceptions du terme? Dans son Introduction à la poésie orale, Paul Zumthor fait état de cette mouvance du terme « populaire » qui n’est pas sans rappeler celle qui caractérise le genre de la chanson également :

La chanson en effet constitue sans doute le sous-groupe le moins mal reconnaissable de la “poésie populaire”. Pourtant, dès qu’il est question de le cerner, les critères se dérobent. Celui que l’on invoque le plus souvent, c’est l’anonymat ; certains l’envisagent de façon dynamique : une chanson devient “populaire” quand on a perdu le souvenir de son origine. À ce compte, il conviendrait de distinguer plusieurs degrés de “popularité”. À propos des festivals modernes, on a pu écrire qu’une chanson est “populaire” lorsque le public la reprend en chœur ; ou (s’agissant des chants de contestation) quand l’intensité de la participation témoigne d’une adhésion profonde au message communiqué27.

Les chansons traditionnelles, folkloriques et commerciales appartiennent au registre de chansons populaires. Par ailleurs, les chansons traditionnelles et folkloriques désignent pratiquement la même chose — elles se réfèrent toutes deux au passage de la culture dans le temps —, à la différence près que le terme « folklorique » désigne la tradition de nature orale, alors que le terme « traditionnel » ne précise pas cette importance de l’oralité. L’autre élément commun de ces deux types de chanson est l’anonymat de l’auteur. En effet, les chansons de tradition orale se transmettent de génération en génération, et il est a priori difficile — voire impossible — de retracer l’origine exacte de celle-ci. Ce sont des œuvres non réclamées, qui relèvent du patrimoine, et qui sont sujettes à disparaître avec le temps. Pour ce qui est de la chanson commerciale, nous avons affaire à une réalité toute autre. En effet, bien que faisant

27 P. Zumthor, Introduction à la poésie orale, p. 24. Dorénavant abrégé en « Zumthor », suivi du titre de l’œuvre et de la page.

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partie du registre populaire également, elle ne ressemble pourtant pas aux deux types de chansons susmentionnés :

Afin de distinguer la chanson populaire entendue comme /commerciale/ de la chanson de tradition orale, il convient de proposer l’usage, déjà répandu depuis quelques années, de chanson de tradition orale et de chanson signée — c’est-à-dire celle dont l’auteur et le compositeur sont connus, écrite et souvent née dans un contexte éditorial, tantôt de nature nettement commerciale (populaire), tantôt plus savante, c’est-à-dire à texte, d’auteur. Certains termes coexistent parfois parce qu’ils sont issus de systèmes lexicaux différents ou d’époques différentes28.

La chanson populaire se distingue donc de la chanson commerciale pour plusieurs raisons. D’abord, la première est anonyme, alors que la seconde a un auteur. Ensuite, la chanson dite « populaire », selon Zumthor, ne se réfère pas au degré d’appréciation du public, mais plutôt à la « culture populaire », donc à la tradition ; tandis que la chanson commerciale peut certainement être appréciée du public, sans toutefois avoir la garantie d’être préservée dans le temps.

Finalement, la chanson populaire évolue dans le temps et selon son interprète. Loin d’être figée, elle suit plutôt le mouvement de variances entre les décennies, alors que la chanson commerciale, loin d’être aussi flexible, demeure un produit fini, fixé dans le temps et pratiquement hermétique. En effet, elle a ce que l’on pourrait appeler une visée économique ; elle est destinée à vendre. Pour ce faire, l’auteur doit la publiciser, donc la rendre visible sur toutes les plateformes, que ce soit à la radio, à la télévision, dans des spectacles, par la promotion de disques, etc. La chanson commerciale, que l’on peut aussi appeler « chanson de variété », englobe certains genres tels que la pop, les ballades, et le soft-rock. Elle est facile d’écoute, abondamment diffusée et, plus souvent qu’autrement, facilement oubliée. Il arrive parfois qu’une chanson commerciale puisse partager les mêmes caractéristiques qu’une

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chanson savante : auteur reconnu, complexité du vocabulaire, références culturelles ; tout cela en bénéficiant de l’appréciation du public et de bonnes statistiques de vente. On parlerait donc ici d’une œuvre à succès. Toutefois, il est vrai aussi que certaines chansons commerciales perdent de leur qualité au profit de la quantité, auquel cas elles deviennent plutôt des produits de marchandise et leur valeur artistique s’amenuise. À vrai dire, peu importe le domaine artistique à notre époque, « visibilité » rime avec « popularité », et malheureusement, cette réflexion évacue trop souvent la question de la valeur culturelle pour mieux prioriser celle de la valeur monétaire. À l’inverse, dans cette masse de produits standardisés et commercialisés, il peut certainement y avoir des œuvres très bien et durables également.

Poursuivons avec un troisième registre, mis de l’avant par Daniel Grojnowski, qui s’ajoute à ceux de populaire et de savant ; il s’agit de la chanson « poétique », que Grojnowski présente comme le « phénomène littéraire de première importance dont l’histoire reste à faire29. » Cela dit, ce registre littéraire regroupe deux types de chansons — le poème chanson et la chanson poétique — qui s’apparentent en fait à une imitation de la chanson par des hommes de lettres. Les « poèmes chansons » ont cette particularité de ne pas dépendre de la musique ; ils trouvent leur intérêt dans la suggestion et dans leur interprétation, comme le souligne Grojnowski : « La chanson littéraire, œuvre d’un poète en titre, pousse assez loin ses ambitions pour négliger la mélodie et procède ainsi de la poésie traditionnelle. [...] même signés Georges Brassens, les textes privés de l’interprétation, qui communique l’émotion, n’exercent plus leurs sortilèges30. » À titre d’exemple, Grojnowski s’appuie sur les Romances sans paroles

29 D. Grojnowski, « Vue d’ensemble. Poésie et chanson : De Béranger à Verlaine », p. 777. Dorénavant abrégé en « Grojnowski », suivi du titre de l’œuvre et de la page. En 2006, Brigitte Buffard-Moret s’est penchée sur la question dans son ouvrage La chanson poétique du XIXe siècle.

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de Paul Verlaine qui, bien qu’elles n’aient pas été mises en musique par leur auteur, possèdent tout de même une mélodie du vers :

Par conséquent, pour le poète des Romances sans paroles, la musique du vers découle de phénomènes verbaux et non pas mélodiques. La musique, c’est ce qui reste au texte une fois qu’a été oublié l’air qui le complétait — une nostalgie qui fait vibrer les paroles sans mélodie. Ainsi s’accomplit la dernière phase d’une évolution : dans le poème chanson de Verlaine la musique est intériorisée au point de rendre le chant superflu31.

D’ailleurs, on retrouve presque exactement ces mots dans le discours de Brassens, qui attache lui aussi une importance capitale à la musicalité de la langue et à cette potentialité qu’il incombe à la chanson de faire entendre : « Le français est très rythmé, il contient en lui-même sa musique32. » Ce n’est donc pas un hasard si, quelques décennies plus tard, Brassens reprend en musique la chanson « Colombine » de Paul Verlaine. À notre avis, il est important de souligner qu’en mettant de l’avant le registre littéraire dans l’univers de la chanson, Grojnowski réduit, d’une part, l’écart creusé depuis le Moyen Âge entre la chanson et la littérature, la musique ne cessant de hanter la poésie et permet, d’autre part, la reconnaissance d’une valeur littéraire dans l’art de la chanson.

À la lumière de nos recherches, il est donc évident que Brassens se situe dans la tradition des chansonniers et de la chanson signée (ou chanson d’auteur), en opposition à la chanson folklorique, traditionnelle et poétique. Néanmoins, la question des registres savant, populaire et littéraire n’est toujours pas réglée, car devant un Brassens qui se moque des présupposés et des préétablis, les frontières fragiles érigées par les théoriciens de la chanson se désagrègent complètement, et l’intérêt réside justement dans cette mouvance. À mi-chemin entre la

31 Ibid., p. 780.

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littérature et la musique et entre le savant et le populaire, son œuvre fait donc sa place dans la culture française en rompant avec les normes et en revendiquant sa marginalité.

b) Décloisonner le populaire et le savant

Jean-Nicolas De Surmont explique, dans son ouvrage Vers une théorie des objets-chansons, qu’il arrive souvent dans l’univers chansonnier que les frontières que l’on croyait hermétiques ne le soient pas véritablement et que, par conséquent, les catégories puissent déborder et s’entremêler. D’autant plus que les registres de « savant » et de « populaire », passablement problématiques et difficiles à définir ou à circonscrire, ne sont pas si étanches qu’ils ne paraissent à première vue33, ils circulent et font partie de la mouvance selon Zumthor. Pierre Bourdieu, dans son article « Vous avez dit populaire? », soulève le problème à propos du langage dit « populaire », notion qui semble être victime d’une forte connotation négative :

Il en est ainsi de la notion de « langage populaire » qui, à la façon de toutes les locutions de la même famille (« culture populaire », « art populaire », « religion populaire », etc.) n’est définie que relationnellement, comme l’ensemble de ce qui est exclu de la langue légitime, entre autres chose par l’action durable d’inculcation et d’imposition assortie de sanctions qu’exerce le système scolaire34.

Autrement dit, le « langage populaire » se compose en quelque sorte de toutes les variantes de la langue n’étant pas considérées comme conformes à la norme, tels que les termes familiers et

33Pour des mises au point et des mises en garde issues de sociologues et d’historiens, voir en particulier : M. de Certeau, L’Invention du quotidien 1 : Arts de faire, 416 p. ; R. Chartier, Culture écrite et société.

L’ordre des livres (XIVe-XVIIIe siècle), 256 p. ; P. Bourdieu, « Vous avez dit “populaire”? », p.

98-105. Michel de Certeau, dans son Invention du quotidien, se concentre sur les inégalités reprochées aux classes populaires et sur le fait que, le plus souvent, elles se font reprocher par les classes dominantes leurs disparités et leur diversité. Pour sa part, il considère que c’est justement dans les contrastes et dans l’altérité que se trouve l’intérêt dans les cultures populaires. Cela rappelle l’article de Pierre Bourdieu, qui entreprend la tâche de démystifier les fondements de ce que l’on appelle les « milieux populaires » en se penchant sur les différents facteurs sociaux pouvant avoir un impact sur la « parlure » du peuple, facteurs tels que le salaire, l’emploi, la nationalité, l’éducation, la situation familiale, le sexe, etc. Ce dernier s’intéresse surtout aux zones grises ; à titre d’exemple, il étudie les principales caractéristiques de l’argot, qu’il qualifie de « forme distinguée de la langue “ vulgaire ” ». Bref, il s’intéresse aux variantes et aux déclinaisons du langage selon l’« habitus » donné.

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les déclinaisons spécifiques à un milieu ou à une région. L’œuvre de Brassens est un cas bien complexe et ambigu, puisqu’il joue sur la pluralité des matériaux culturels, savants comme populaires, et qu’il semble avoir plusieurs publics cibles à la fois — les poètes comme les paysans, les vieux comme les jeunes, les anciens comme les modernes, etc. Lorsque Brassens dit : « Je chante pour le peuple, je chante des locutions faites par le peuple, des locutions que le peuple vit et qu’il ressent dans son cœur35 », il est primordial de se demander : quel est ce « peuple » dont il parle, et quel est le sens de la préposition « pour »? Est-elle employée en tant que destination, ou bien en tant qu’« à la place de »? Et quand il ajoute : « J’écris des chansons pour me distraire, et pour essayer de distraire ceux qui m’écoutent. On ne va pas plus loin36 », on pourrait croire que le peuple dont il parle serait tout simplement ce public dont il emprunte la roture linguistique. Pourtant, alors qu’il affirme chanter « pour le peuple », les références et les allusions, ainsi que les champs lexicaux qu’il exploite dans ses textes, s’adressent plutôt (ou également) à un public savant. Il y a là une forte contradiction entre les propos de Brassens et l’œuvre elle-même, dont le discours est tout à fait différent, puisque les textes mis de l’avant par le chansonnier sont très poussés et laissent croire qu’il s’adresse surtout à une élite ayant reçu une éducation supérieure :

Brassens s’est vu accoler l’étiquette de « poète populaire », « poète du peuple », mais, comme ses chansons en témoignent, le parler qu’il utilisait n’était pas celui du commun des mortels. Ses formulations étaient pétries de classique — car il lisait beaucoup d’auteurs anciens. Et ses chansons sont truffées de mots rares : rien que dans la « Supplique pour être enterré sur la plage de Sète », on trouve des mots comme « camarde » ou « codicille », mots rares, et ses amis de Sète le plaisantaient en lui disant qu’ils ne comprenaient pas tous les mots dans cette chanson…37

35Brassens, Les Chemins qui ne mènent pas à Rome : réflexions et maximes d’un libertaire, p. 60. 36 Lancelot, Interview avec Georges Brassens, [08:14]

37 M. Poletti et N. Khouri-Dagher, Brassens au quotidien : un homme simple parmi les siens, p. 98. Dorénavant abrégé en « Poletti et Khouri-Dagher », suivi du titre de l’œuvre et de la page.

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Brassens encourage effectivement une mise en circulation d’une culture classique dans des contextes plus familiers, et c’est là que réside sa créativité. Mais même si son vocabulaire peut parfois être difficile à saisir, ses chansons connaissent tout de même beaucoup de succès auprès du public, principalement pour cette raison : elles laissent place à des propos transgressifs qui à la fois choquent et subjuguent le peuple. Son discours antireligieux, antinationaliste et antidogmatique, ainsi que le fait de dire tout haut ce que plusieurs n’osent dire tout bas, contribuent à sa reconnaissance. D’autant plus qu’il le fait avec humour en usant de sarcasme, d’ironie et de jurons : « Je suis persuadé que sans mes “gros mots”, j’aurais eu beaucoup plus de mal à m’imposer. Au départ, ma réputation s’est établie sur ces violences verbales38. » Il se place donc dans la tradition du langage sale et ordurier, à revers du modèle de la « belle langue ». Si l’auditeur moyen ne comprend pas toutes les références historiques, politiques et littéraires qui se jouent à un niveau, il peut néanmoins rire des mots comme « cornegidouilles39 », « jarnicotons » et « palsambleus40 », qui sont pleinement livresques. Et même plus : si l’on se penche sur une mise en musique par Brassens du poème de Paul Fort « Le Petit cheval », dont le texte ne comprend ni jurons, ni insultes, ni propos scatologiques, on remarque tout de même une grande popularité pour cette chanson, que ce soit chez un public adulte ou enfant. Or, nous pouvons donc affirmer que Brassens permet à un public « populaire » d’apprécier l’œuvre d’un poète « savant », et qu’il déjoue les frontières préétablies dans l’univers de la chanson. Tout semble alors indiquer qu’il veut jouer sur les deux plans, rejoindre à la fois le « peuple », réalité sociologique ou fiction de l’œuvre, et faire valoir ses compétences littéraires. En somme, il cherche donc à décloisonner le populaire et le savant, et pour ce faire, il a recours à des procédés typiquement littéraires qui relèvent de la notion d’intertextualité et

38Brassens, Les Chemins qui ne mènent pas à Rome : réflexions et maximes d’un libertaire, p. 141. 39 Que l’on retrouve constamment dans l’œuvre de Jarry Ubu Roi, ce qui confirme la veine carnavalesque dans l’œuvre de Brassens.

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qui n’ont été que très rarement transposés dans le contexte de la chanson. Cette notion, que nous développerons plus en profondeur au cours du deuxième chapitre, est ce qui donne aux chansons de Brassens leur caractère plus poétique et littéraire ; bref, elle contribue à leur « saveur ». Pour les besoins de notre mémoire, il nous incombe donc de sortir des limites littéraires cette notion toute aussi mouvante que la chanson, et de repenser ses principaux fondements dans le contexte de cet art qui n’est pas aussi « mineur » que l’on puisse croire.

3. Sortir du cadre littéraire : penser l’intertextualité dans le contexte de la chanson a) De l’intertextualité à l’intermélodicité

Si nous nous référons au corpus théorique qui touche au concept d’intertextualité, corpus que nous verrons plus en profondeur dans le prochain chapitre, nous nous rendons rapidement compte que cette notion reste confinée dans un contexte écrit et littéraire. Il est donc intéressant de se demander ce qu’il advient de celle-ci lorsque nous la transposons dans le domaine de la chanson. Toutefois, il est capital de poser d’emblée que, comme les théories sur l’intertextualité se fondent sur le texte littéraire, elles devront nécessairement être réadaptées au contexte de la chanson, à un objet et un corpus par nature plus flexibles et plus mouvants. Elles risquent donc d'être sujettes à de nouvelles interprétations tout au long de notre travail, et permettront également de questionner et de mettre à l’épreuve les concepts littéraires.

Le fait d’aborder l’intertextualité dans le genre de la chanson permet d’observer certains phénomènes tels, par exemple, la reprise d’une mélodie (aussi appelée contrafactum), que l’on peut définir comme suit : « Fondé sur la reprise, toujours modifiée, d’une mélodie préexistante, associée à un nouveau texte, il autorise ainsi la composition d’une nouvelle chanson, nouvelle

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par le texte mais non directement par la musique41. » Autrement dit, ce procédé permettrait d’apposer deux textes, du même auteur ou de deux auteurs différents, sur une même mélodie, et d’en tirer deux chansons distinctes. Il existe également la notion de « centon », que le spécialiste en musique médiévale Richard H Hoppin définit comme une « technique qui consiste à créer de nouvelles mélodies à partir de combinaisons diverses de formules mélodiques préexistantes42. » Le centon, qui peut ressembler au contrafactum, ne se concentre cependant pas sur la reprise d’une mélodie en particulier, mais plutôt sur la juxtaposition de plusieurs morceaux de mélodies décortiqués. Il faut donc éviter de confondre ces deux notions qui sont bien distinctes. Ainsi, Florence Mouchet opère une distinction entre les deux concepts en faisant un parallèle avec les notions du dialogisme bakhtinien et de l’hypertextualité de Genette :

Nous avons donc affaire ici à deux types différents de rapport intertextuel, au plan musical : le procédé de centonisation décrit par Gérard Le Vot pourrait s’apparenter au dialogisme de Bakhtine, dans sa dimension collective et mémorielle, alors que celui du

contrafactum, relevant d’une reprise consciente d’une mélodie préexistante, pourrait

davantage être mis en relation avec la notion d’hypertextualité décrite par Gérard Genette. Deux types différents, certes, mais qui soulignent la rémanence de l’élément musical au travers des corpus, et autorisent ainsi l’usage d’une terminologie plus adaptée : celle « d’intermélodicité »43.

Le contrafactum et le centon relèvent donc tous deux de mécanismes de citation non réservés au champ verbal qui peuvent inclure l’art des sons. Du point de vue de la performance, il est également possible d’être témoin de contrefaçons d’interprétation ou bien d’imitation performancielle, ce qui impliquerait une intertextualité de la scène. À cet effet, Paul Zumthor parle d’intertextualité performancielle comme d’une « intervocalité » qui se manifesterait dans deux aspects : externe et interne. Dans le cas d’une intervocalité externe, il s’agirait surtout de

41 F. Mouchet, « Intertextualité et “intermélodicité” : le cas de la chanson profane au Moyen Âge », dans Chanson et intertextualité, p. 18. Dorénavant abrégé en « Mouchet », suivi du titre de l’œuvre et de la page.

42R. H Hoppin, La musique au Moyen Âge, p. 89. Dorénavant abrégé en « Hoppin », suivi du titre de l’œuvre et de la page.

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