• Aucun résultat trouvé

Le droit de vote limité par la condamnation pénale ou la quête d'un équilibre entre droit fonctionnel et droit individuel

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Le droit de vote limité par la condamnation pénale ou la quête d'un équilibre entre droit fonctionnel et droit individuel"

Copied!
444
0
0

Texte intégral

(1)

Le droit de vote limité par la condamnation pénale

ou la quête d’un équilibre entre droit fonctionnel et

droit individuel

Thèse en cotutelle

Droit

Geneviève St-Laurent

Université Laval

Québec, Canada

Docteur en droit (LL.D)

et

Aix-Marseille Université

Aix-en-Provence, France

Docteur en droit

© Geneviève St-Laurent, 2015

(2)
(3)

iii

Résumé

Bien que le caractère fondamental du droit, pour les citoyens, de participer aux élections par l’exercice du droit de vote ne soit plus contestable dans les pays démocratiques et que son caractère universel soit largement acquis, il semble néanmoins subsister un fort a priori quant aux qualités morales requises pour pouvoir disposer de la capacité électorale. En effet, dans de nombreux États, on considère que les détenus doivent systématiquement être privés de leur droit de vote, car indignes de participer à la vie démocratique. Néanmoins, tant la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud que la Cour suprême du Canada et la Cour européenne des droits de l’Homme ont, au cours des dernières années, invalidé des dispositions législatives qui prévoyaient la suppression générale et automatique du droit de vote aux personnes condamnées. L’analyse comparative de ces décisions, doublée d’une étude de l’évolution historique du droit de vote, révèle que ce droit, autrefois conçu comme un droit fonctionnel – soit un droit de vote ayant d’abord pour objectif la protection de la démocratie en tant qu’institution – est aujourd’hui perçu essentiellement comme un droit

individuel - soit un droit de vote avant tout défini comme un droit fondamental attaché à

l’individu et à sa dignité. Or, il semble que ce passage d’un droit axé sur son « sujet » davantage que sur son « objet » ait eu des conséquences insoupçonnées. Outre le fait que cette sacralisation de l’aspect individuel du droit de vote laisse désormais peu de place aux limitations étatiques, elle a aussi pour effet d’occulter les valeurs collectives qui sont, autant que la participation individuelle au suffrage, au cœur de la démocratie. Cette thèse propose ainsi certaines pistes de solutions qui visent à rétablir un équilibre entre les deux pôles du droit de vote, en cherchant à la fois à préserver la dignité individuelle attachée à l’acte électoral et à valoriser la dignité de la fonction électorale comme élément essentiel de l’intégrité du processus démocratique.

(4)

iv

Abstract

While the fundamental and universal nature of a citizen’s right to participate in the electoral process through voting is no longer disputed in democracies, the degree of morality required for electoral capacity is still up for debate. Indeed, in many countries, felons are thought unworthy of participation in the democratic process and are thus systematically disenfranchised. However, the Constitutional Court of South Africa, the Supreme Court of Canada and the European Court of Human Rights have all, in recent years, invalidated legislation that provided for general and automatic disqualification of convicted felons. A comparative analysis of these rulings, paired with a study of historical evolution of the right to vote, reveals that what was once designed as a functional right, one primarily aimed at protecting democracy as an institution, is now perceived strictly as an individual right attached to one’s personal dignity. The shift from a right focused on its “subject” rather than its “object” has had unexpected consequences. The sanctification of the individual’s right has not only encroached on the government’s ability to limit the franchise, it has also undermined the collective values that are, as much as is the individual right to participate in the election, at the heart of democracy. This thesis proposes a number of solutions to the current imbalance between the two aspects of the right to vote, all aimed at preserving the individual dignity tied to the right to cast a ballot but also at promoting the electoral function, crucial to the integrity of the democratic process.

(5)

v

Table des matières

Résumé ... iii

Abstract ... iv

Table des matières ... v

Remerciements ... x

Introduction... 1

Titre 1 – L'incapacité électorale des condamnés : entre tradition et sanction ... 23

Chapitre 1 – Une conception initialement restreinte du corps électoral ... 24

1.1) Une oscillation entre une conception fonctionnelle et une conception individuelle du droit de vote ... 25

1.1.1) La théorie de l’électorat-fonction ... 29

1.1.1.1) Un suffrage pour et par des citoyens vertueux ... 31

1.1.1.2) Une théorie progressivement remise en cause ... 36

1.1.2) La théorie de l’électorat-droit ... 42

1.1.2.1) Une théorie fondée sur le contrat social de Rousseau ... 43

1.1.2.2) Le vote-fonction et le vote-droit dans les pays de common law ... 47

1.2) Les condamnés, derniers oubliés de l’universalisation du suffrage ... 54

1.2.1) Le suffrage universel, création révolutionnaire ... 55

1.2.2) Les femmes et les domestiques, exclus par nature et par fonction ... 60

1.2.3) Les exclusions fondées sur des présomptions d’incompétence ou d’indignité ... 64

1.2.3.1) L’exclusion des classes populaires ... 65

1.2.3.2) L’exclusion des minorités ... 67

1.2.3.3) L’exclusion des condamnés : une évidence ... 73

Chapitre 2 – La perte des droits civiques : une conséquence logique de toute peine ... 75

2.1) De l’ostracisme à la mort civile : entre exclusion et dégradation ... 78

2.1.1) L’ostracisme et l’atimie de la Grèce antique : l’exclusion de la cité ... 79

2.1.2) La mort civile de droit romain : une gradation de la déchéance ... 84

2.2) La perte des droits civils et politiques du Moyen-Âge à l’époque révolutionnaire : la marque de l’infamie ... 91

2.2.1) L’évolution de la conception de la peine du Moyen-Âge à la révolution ... 92

2.2.2) La mort civile, conséquence de l’infamie pénale ... 97

(6)

vi

2.2.2.2) La mort civile en France ... 101

2.2.2.3) La mort civile au Canada ... 105

2.2.3) La dégradation civique, une peine infamante ... 107

2.2.3.1) De l’exclusion à la dégradation... 109

2.2.3.2) De la dégradation à l’interdiction de droits ... 114

2.2.3.2.1) Un effet de l’individualisation de la peine en droit romano-germanique ... 115

2.2.3.2.2) Une évolution parallèle dans les pays de common law ... 121

TITRE 2 – La subjectivisation progressive d’une fonction citoyenne ... 125

Chapitre 1 – De la substantialisation à la subjectivisation du droit de vote ... 126

1.1) La recherche du contenu du droit ... 127

1.1.1) L’interprétation évolutive du contenu du droit de vote par la Cour suprême du Canada ... 129

1.1.1.1) Le droit à une représentation effective ... 130

1.1.1.1.1) Le droit de vote : un « pilier de la démocratie » ... 131

1.1.1.1.2) Le droit de vote : un « droit positif »... 134

1.1.1.2) La confiance en l’intégrité du processus électoral ... 138

1.1.2) La substantialisation du droit de vote par la Commission et la Cour européennes des droits de l’Homme ... 144

1.1.2.1) L’application difficile d’un texte alambiqué ... 145

1.1.2.2) L’attachement à la tradition historique ... 148

1.2) Un intérêt grandissant pour le sujet du droit ... 150

1.2.1) La subjectivisation affirmée du droit de vote par les tribunaux canadiens ... 151

1.2.2) La subjectivisation limitée du droit de vote par la Cour européenne des droits de l’Homme 155 1.2.2.1) La « découverte » d’un droit subjectif créant des obligations positives ... 155

1.2.2.2) L’engagement à la retenue ... 160

1.2.2.3) La valorisation du vote comme mode d’expression politique ... 162

Chapitre 2 - La sacralisation du droit individuel au vote ... 169

2.1) Le refus du retrait automatique et indifférencié du droit de vote ... 172

2.1.1) Les décisions phare... 174

2.1.1.1) L’affaire Sauvé, une pièce en trois actes... 175

2.1.1.1.1) Acte 1 : La naissance d’une saga judiciaire ... 175

2.1.1.1.2) Acte 2 : La valse-hésitation ... 177

2.1.1.1.3) Acte 3 : Le changement de paradigme ... 185

2.1.1.2) L’arrêt Hirst : la naissance d’un conflit ouvert entre la CEDH et le Royaume-Uni ... 186

2.1.2) Le rejet des arguments traditionnels au cœur des objectifs gouvernementaux ... 192

2.1.2.1) Une peine additionnelle, appropriée et exemplaire ... 196

(7)

vii

2.1.2.1.2) La position de la CEDH ... 200

2.1.2.1.3) La position de la Haute Cour australienne ... 203

2.1.2.2) L’accroissement de la responsabilité civique et la mise en valeur du système politique 206 2.1.2.2.1) La position de la Cour suprême canadienne ... 206

2.1.2.2.2) La position de la Cour constitutionnelle sud-africaine ... 209

2.1.2.2.3) La position de la CEDH ... 212

2.2) Le changement de paradigme : de la dignitas à la dignité de la personne humaine ... 215

2.2.1) La dissociation entre droit de vote et privilège... 216

2.2.1.1) L’affirmation de principe par la Cour constitutionnelle sud-africaine et la Cour suprême canadienne ... 217

2.2.1.2) Les adaptations contextuelles de la CEDH et de la Haute Cour australienne ... 223

2.2.2) La dignité comme pilier de la nouvelle conception du droit de vote ... 226

2.2.2.1) La dignité, concept polysémique ... 227

2.2.2.2) La dignité au cœur de la définition du droit de vote ... 234

2.2.2.2.1) Le recours au principe de dignité par la Cour constitutionnelle sud-africaine ... 235

2.2.2.2.2) Le recours au principe de dignité par la Cour suprême canadienne ... 238

2.2.2.2.3) Le recours au principe de dignité par la Cour européenne des droits de l’Homme 240 2.2.2.3) La victoire de la dignité individuelle du condamné sur la dignité institutionnelle de l’électeur ... 242

TITRE 3 – Un droit individualisé en quête de cohérence ... 249

Chapitre 1 - Les problèmes causés par la nouvelle définition du droit de vote en tant que droit individuel ... 251

1.1) Un changement conceptuel qui divise ... 251

1.1.1) Les juges dissidents au secours des aspects fonctionnels du droit de vote ... 252

1.1.1.1) Un droit comme les autres ne justifiant pas d’examen strict de la proportionnalité ... 256

1.1.1.2) Un examen de la proportionnalité teinté par l’indignité présumée de l’électeur ... 262

1.1.1.2.1) La position des juges dissidents de la CEDH ... 263

1.1.1.2.2) La position des juges dissidents de la Cour suprême du Canada ... 264

1.1.1.2.3) Des dissidences qui soulignent les failles des positions majoritaires ... 270

1.1.2) La défense des valeurs collectives ... 271

1.1.2.1) Les dissidences sud-africaines et la « confiance envers l’intégrité du processus électoral » ... 273

1.1.2.2) Les décisions américaines et australiennes et la valorisation de la « responsabilité civique » ... 275

1.2) Un changement conceptuel qui étonne... 281

(8)

viii

1.2.1.1) Une constitutionnalisation qui laisse peu de place aux limitations étatiques ... 282

1.2.1.1.1) L’absolutisme des cours canadienne et sud-africaine ... 282

1.2.1.1.2) Le conservatisme de la Cour américaine ... 286

1.2.1.2) Une consécration difficile à assumer au niveau européen ... 287

1.2.1.3) Une expression de la circulation des idées juridiques ... 289

1.2.2) Une individualisation de la peine aux conséquences nécessaires ... 291

1.2.2.1) La disparition des peines automatiques en France ... 293

1.2.2.2) La nécessité et la proportionnalité de la peine au Canada ... 296

1.2.2.3) L’inacceptable retrait d’un droit fondamental à titre de sanction complémentaire ... 299

Chapitre 2 - La recherche d’un équilibre entre la protection de l’objet et du sujet du droit de vote ... 303

2.1) Une jurisprudence en quête de cohérence ... 304

2.1.1) La Cour suprême canadienne face aux limites de l’individualisation extrême du droit de vote ... 305

2.1.1.1) La délicate mise en balance des aspects individuels et fonctionnels du droit de vote .... 306

2.1.1.1.1) Une victoire du « droit pour chaque citoyen de jouer un rôle important dans le processus démocratique » ... 308

2.1.1.1.2) Un plaidoyer pour un « droit à une participation utile au processus démocratique » ... 316

2.1.1.2) La protection des valeurs collectives par une voie détournée ... 324

2.1.2) La Cour européenne face à ses limites juridictionnelles ... 329

2.1.2.1) Une tentative avortée d’imposer les conditions du retrait du droit de vote aux États membres ... 330

2.1.2.2) Un recul de la protection du droit de vote sur fond de crise politique ... 337

2.1.2.2.1) Un désaveu de la jurisprudence antérieure ... 339

2.1.2.2.2) Un revirement créateur d’insécurité juridique... 345

2.2) Un cadre normatif en quête d’équilibre ... 350

2.2.1) La mise en valeur de la dignité de l’élection ... 352

2.2.1.1) La protection des valeurs collectives par le principe de « dignité du scrutin » ... 352

2.2.1.2) La protection du contrat social par l’imposition d’une sanction réservée aux crimes graves ... 359

2.2.2) La sauvegarde de la dignité individuelle ... 365

2.2.2.1) Une peine individualisée grâce au retrait au cas par cas par un juge ... 366

2.2.2.2) Une peine proportionnelle réservée aux atteintes au principe démocratique ... 371

Conclusion ... 377

(9)

ix

Table de la jurisprudence ... 419 Table de la législation ... 427

(10)

x

Remerciements

Au terme de ces six années de travail, force est de constater que la rédaction d’une thèse, aussi solitaire que l’exercice puisse paraître, ne peut être accompli sans le support de nombreuses et précieuses personnes, que je tiens ici à remercier.

Tout d’abord, je remercie Madame Marthe Fatin-Rouge Stéfanini, ma directrice de recherche à l’Université Aix-Marseille. Sans elle, ce projet n’aurait jamais vu le jour et sans sa bienveillance et ses encouragements, il n’aurait peut-être jamais été achevé. Merci de tout cœur.

Je remercie tout aussi chaleureusement Monsieur Christian Brunelle, mon directeur de recherche à l’Université Laval. Bien qu’arrivé alors que le projet était déjà lancé, il s’y est intéressé avec enthousiasme et nos discussions, toujours constructives, ont beaucoup apporté à mes travaux. Merci pour vos conseils avisés et votre indéfectible confiance.

Je remercie sincèrement le professeur Pierre Rainville, pour les commentaires formulés lors de mon évaluation prospective, comme dans le cadre de la prélecture de ma thèse. Ses remarques pertinentes, attentives et éclairantes ont largement contribué à l’amélioration du produit final et je lui en suis fort reconnaissante.

Je remercie également M. le professeur Yannick Lécuyer, de l’Université d’Angers et Mme la professeure Alana Klein de l’Université McGill de Montréal, qui ont eu la gentillesse d’accepter de faire partie de mon jury de thèse. Vos commentaires et nos échanges, au moment de la soutenance, furent très enrichissants et guideront certainement mes travaux futurs.

Une mention spéciale à mes sympathiques collègues de l’Université Laval, avec qui j’ai eu le plaisir de travailler ou d’échanger au cours du processus doctoral. Patrick et Louis-Philippe, merci.

(11)

xi Je remercie également mes « compagnes d’armes », Isabelle, Claire et Hélène, avec qui ce fut un plaisir de franchir, à peu près simultanément, les divers obstacles qui se dressent sur le chemin menant au doctorat.

Sur une note plus personnelle, je tiens à remercier mes parents, mon frère, ainsi que mes amis et amies de part et d’autre de l’Atlantique. Merci de votre support et de votre confiance, qui m’ont porté lors des moments plus difficiles. Merci, surtout, de m’avoir rappelé qu’il y a une vie au-delà de la thèse ! Dédicace particulière à Elodie, Soisick et Myriam qui, peut-être plus que les autres, ont eu à subir mes accès ponctuels de découragement et qui ont, à tout coup, réussi à les transformer en énergie positive !

Et finalement, les plus précieux, les plus beaux et les plus merveilleux : merci à Antoine et à Samuel de m’avoir permis d’accomplir ce travail. Sans vous, rien de tout cela n’aurait été possible. Je vous aime.

(12)
(13)

1

Introduction

Dans les démocraties libérales, le droit, pour chaque citoyen, de participer aux élections par l’exercice du droit de vote est aujourd’hui largement perçu comme une évidence et son caractère universel n’est plus remis en question. Or, l’expression « suffrage universel » ne signifie pas suffrage de tous et ne garantit pas une participation de chaque membre de la nation au corps électoral. En effet, le corps électoral d’un État peut ne représenter qu’une fraction relativement faible de la communauté nationale. Par exemple, en France, avant que l’on accorde le droit de vote aux femmes en 19441, seuls 29 % de la population bénéficiait du droit de vote2. De fait, le suffrage universel désigne un suffrage qui n’est restreint ni par des conditions d’hérédité, ni par des conditions de fortune ou de capacité3. Progressivement, ont ainsi été abandonnées toutes les exclusions liées à de supposées conditions d’aptitudes et d’indépendance intellectuelles ou morales qui privaient du droit de vote tant les femmes4 que les domestiques5, les vagabonds, les ouvriers6, les autochtones7 et diverses ethnies8.

1 L’instauration officielle du suffrage universel masculin remonte, quant à elle, à 1848.

2 BARTHELEMY (Joseph) et DUEZ (Paul), Traité de droit constitutionnel, Paris, Les Éditions Panthéon

Assas, coll. les introuvables, 2004 (1933), p. 294.

3 Ibidem, p. 294.

4 Sur les motifs qui justifiaient cette exclusion en France et au Québec, voir, respectivement : DUBESSET

(Mathilde), « L’impossible (impensable ?) suffrage des femmes, 1848-1944, un siècle de controverses françaises », in CHIANÉA (Gérard) et CHABOT (Jean-Luc) (dir.), Les droits de l’homme et le suffrage

universel, Actes du Colloque de Grenoble, avril 1998, Paris, L’Harmattan, 2000, pp. 25-32 et BOURASSA

(Henri), "Le droit de voter - La lutte des sexes - Laisserons-nous avilir nos femmes?, Le Devoir, 30 mars 1918, p. 1.

5 VERJUS (Anne), « Femme et famille dans l’élaboration des droits électoraux de la Révolution de 1789 à la

IIIe République », in Les droits de l’homme et le suffrage universel, Actes du Colloque de Grenoble, avril

1998, sous la direction de Gérard CHIANÉA et Jean-Luc CHABOT, Paris, L’Harmattan, 2000, pp. 33-42.

6 SOLÉ (Jacques), « Thiers, Taine et le suffrage universel (1848-1881) », in Les droits de l’homme et le

suffrage universel, Actes du Colloque de Grenoble, avril 1998, Gérard CHIANÉA et Jean-Luc CHABOT,

Paris, L’Harmattan, 2000, pp. 11-18.

7 LADNER (Kiera L.) et MC CROSSAN (Michael), La participation des Autochtones aux élections, Ottawa,

Directeur général des Élections, 2007, p. 12.

8 Sur l’exclusion des communautés asiatiques au Canada, voir Cunningham c. Tomey Homma [1903] A.C.

151, et ÉLECTIONS CANADA, L’histoire du vote au Canada, 2e édition, Directeur général des Élections,

2006, 152 p. Disponible en ligne :

http://www.elections.ca/content.aspx?section=res&dir=his&document=index&lang=f (page consultée le 1er

(14)

2

La disparition des ces restrictions au corps électoral ne signifie pas que toute limitation du droit de vote soit inconcevable. Au contraire, certaines exclusions demeurent généralement admises dans l’ensemble des systèmes démocratiques, comme celles liées à l’âge ou à la nationalité9. Les restrictions actuelles au droit de vote se justifient généralement par l’importance de s’assurer que l’électeur dispose d’une maturité d’esprit suffisante (par l’exigence d’un âge minimum, par exemple), qu’il soit apte (on peut penser ici à l’exclusion d’un citoyen atteint de graves troubles mentaux) et qu’il soit suffisamment touché par les enjeux du vote (ce dernier critère justifie habituellement que le vote soit réservé aux personnes détenant la nationalité ou justifiant d’une certaine période de résidence sur le territoire concerné)10.

Or, une autre exclusion, ne se fondant ni sur la maturité, l’aptitude mentale ou l’implication communautaire, est encore aujourd’hui appliquée dans un grand nombre de démocraties libérales. En effet, dans plusieurs États, les personnes condamnées pénalement sont toujours exclues du suffrage. Il semble que cette exclusion se soit historiquement fondée sur une condition de « valeur morale », condition qui justifia longtemps le retrait du droit de vote aux faillis, exclusion pourtant désormais tombée en désuétude11.

Ainsi, force est de constater que malgré l’abandon de la plupart des restrictions basées sur des caractéristiques personnelles de l’électeur, une restriction particulière semble subsister à l’encontre des personnes condamnées. En effet, bien que le caractère fondamental12 du droit pour les citoyens de participer aux élections par l’exercice du droit de vote ne soit plus, aujourd’hui, contesté dans les démocraties libérales et que son

9 PAUVERT (Bertrand), « La nationalité comme fondement du suffrage – Pérennité ou obsolescence d’un

concept ? », in CHIANÉA (Gérard) et CHABOT (Jean-Luc) (dir.), Les droits de l’homme et le suffrage

universel, Actes du Colloque de Grenoble, avril 1998, Paris, L’Harmattan, 2000, pp. 43-55 et HARDY

(Heather), « Citizenship and the Right to Vote », (1997) 17 Oxford J. Legal Stud. 75-100.

10 EUDES (Marina), « Vers l’abolition des dernières restrictions au droit de vote ? Étude des frontières du

corps électoral », RTDH, n° 67, 2006, p. 575-595.

11 En France, par exemple, on a retiré le droit d’éligibilité aux faillis jusqu’en 1999 : ROBBE (François),

« Inéligibilités et incompatibilités », in DEBARD (Thierry) et ROBBE (François) (dir.), Le caractère

équitable de la représentation politique, Paris, L’Harmattan, 2004, pp. 153-173.

12 Le terme est ici employé dans son sens premier, comme un droit jugé essentiel. Sur la définition de ce que

peut être un droit qualifié de « fondamental » et sur les différentes doctrines des « droits fondamentaux », voir l’analyse exhaustive de DORD (Olivier), « Droits fondamentaux (Notion de – et théorie des -) », in ANDRIANTSIMBAZOVINA (Joël) et al. (dir.), Dictionnaire des Droits de l’Homme, Paris, PUF, 2008, p. 332-336.

(15)

3 caractère universel paraisse acquis, il semble subsister un fort a priori quant aux qualités morales requises pour pouvoir disposer de la capacité électorale. En effet, dans de nombreux États, on considère que les détenus ‒ voire les ex-détenus13 ‒ doivent systématiquement être privés du droit de vote, parce qu’ils sont indignes de participer à la vie démocratique.

Cette approche restrictive est pourtant remise en cause depuis quelques années par plusieurs juridictions constitutionnelles, mais aussi conventionnelles. Précisons que le terme « conventionnelle » renvoie ici à la Cour européenne des droits de l’Homme – ou à la défunte Commission du même nom – qui, étant le fruit d’un traité international, juge de la conventionalité des lois soumises à son examen, c’est-à-dire de leur conformité avec la Convention européenne des droits de l’Homme. Cependant, en tant qu’organe juridictionnel à vocation supranationale, la CEDH est souvent appelée à remplir une fonction « quasi constitutionnelle »14 et doit trancher des questions contentieuses que l’on retrouve, ailleurs, devant des juridictions constitutionnelles. De fait, comme les juridictions suprêmes du Canada15, de l’Afrique du Sud16, de l’Australie17, la CEDH18 a été amenée à invalider des dispositions législatives prévoyant la suppression générale et automatique du droit de vote aux personnes condamnées et détenues, c’est-à-dire une suppression par simple effet de la loi et sans nuances relatives à la nature ou aux circonstances du crime ayant entraîné la condamnation. Plus récemment, le Conseil constitutionnel français, par l’intermédiaire de la toute nouvelle « question prioritaire de constitutionnalité », a aussi

13 C’est notamment le cas dans plusieurs États américains, dont la Floride, l’Arizona et le Nevada : KING

(Ryan S.), A Decade of Reform : Felony Disenfranchisement Policy in the United States, The Sentencing Project, Washington, 2006, 21 p., disponible en ligne :

http://www.sentencingproject.org/Admin%5CDocuments%5Cpublications%5Cfd_decade_reform.pdf (page consultée le 1er juin 2015).

14 COHEN-JONATHAN (Gérard), « La fonction quasi constitutionnelle de la Cour européenne des droits de

l’homme », Renouveau du droit constitutionnel, Mélanges en l’honneur de Louis Favoreu, Paris, Dalloz, 2007, p. 1127-1153.

15 Sauvé c. Canada (Directeur général des Élections) [2002] 3 R.C.S. 519. Ci-après, Sauvé n°2, pour le

distinguer de l’arrêt Sauvé c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 438 (Sauvé n°1).

16 August v. Independant Electoral Commission, CCT 8/99, 1999 (3) SA 1 et Minister of Home Affairs v.

National Institute for Crime Prevention and the Reintegration of Offenders (NICRO) and others, CCT 03/04

2005 (3) SA 280.

17 Roach v. Electoral Commissioner, [2007] HCA 43.

(16)

4

déclaré l’inconstitutionnalité d’une disposition du code électoral19 qui avait pour effet d’imposer, automatiquement et de plein droit, le retrait des droits de suffrage de certains citoyens, malgré l’abandon de principe de toutes les peines automatiques lors de la réforme du Code pénal, en 1994. Il semble ainsi se dessiner, depuis une dizaine d’années, une nette tendance jurisprudentielle, par ailleurs largement appuyée par la doctrine20, rejetant l’idée que la jouissance de la capacité électorale exige du citoyen qu’il réponde à certains critères moraux minimaux.

Pourtant, malgré cette tendance notable, plusieurs États, dont les États-Unis21, l’Australie22 et plusieurs pays européens23 continuent de retirer le droit de vote aux personnes condamnées pénalement, à plus ou moins grande échelle. Il semble en effet que ce droit, pourtant au cœur de la démocratie et découlant du principe de souveraineté du peuple24, soit encore largement perçu comme un privilège par les parlements nationaux et par l’opinion publique, contrairement aux autres droits fondamentaux. La résistance britannique à l’arrêt Hirst de la CEDH, tant populaire que politique, est sans doute le meilleur exemple de la réaction viscérale que suscite fréquemment l’idée de conférer le droit de vote à des personnes ayant commis des actes criminels. L’actuel premier Ministre britannique, David Cameron n’a pas hésité, par exemple, à affirmer que la seule perspective de conférer le droit de vote aux détenus, tel qu’ordonné par la CEDH, le rendait « physiquement malade »25.

19 M. Stéphane A. et autres [Article L. 7 du code électoral], Conseil Constitutionnel, Décision n° 2010-6/7,

QPC du 11 juin 2010, Journal officiel du 12 juin 2010, p. 10849.

20 Si la doctrine canadienne et européenne s’est largement fait l’écho des décisions de la Cour suprême et de

la Cour EDH, une grande part de la doctrine militant en faveur de l’abandon du retrait du droit de vote aux personnes condamnées nous vient cependant des États-Unis, où la question se pose avec acuité. En effet, plusieurs États fédérés retirent le droit de vote aux personnes condamnées, mais aussi aux individus en détention provisoire, voire aux personnes ayant fini de purger leur peine. Sur cette question, voir les travaux du Sentencing Project, un organisme sans but lucratif militant pour le rétablissement du droit de vote des condamnés : http://www.sentencingproject.org/ (page consultée le 1er juin 2015).

21 La décision de la Cour suprême américaine faisant, encore aujourd’hui, jurisprudence sur la question est

l’affaire Richardson v. Ramirez, 418 U.S. 24 (1974).

22 Voir le jugement rendu par la High Court of Australia Roach v. Electoral Commissioner, op.cit., note 17. 23 Citons notamment l’Italie, l’Autriche et le Royaume-Uni, qui ne s’est toujours pas conformé à la décision

Hirst de la CEDH (Hirst c. Royaume-Uni, op.cit., note 18).

24 ROUSSEAU (Jean-Jacques), Du contrat social - ou principes de droit politique, Amsterdam, M.M. Rey,

1762, 246 p. Voir plus particulièrement le livre IV, chapitre 1 « « Que la volonté générale est indestructible ».

25TRAVIS (Alan) « Worst Criminals Will Not Get Vote in Jail Despite European Court Ruling », The

(17)

5 Il faut souligner que le droit de vote a ceci de particulier que, bien qu’il soit consacré par les textes constitutionnels de la plupart des démocraties libérales ou par les catalogues de droits fondamentaux conventionnels26, il l’est souvent de manière indirecte, puisque les textes plus anciens ne protègent formellement que le droit à des « élections libres » plutôt que le droit de vote en lui-même. Pourtant, les juridictions concernées ont pratiquement toutes tiré de ce droit à des élections libres un droit individuel à l’accès au suffrage27, soit-il passif ou actif28. La qualification de « droit fondamental », accordée au droit de vote dans de nombreuses démocraties, est donc essentiellement une œuvre jurisprudentielle. Aux États-Unis, par exemple, la Constitution fédérale ne protège pas officiellement le droit de vote, ce qui n’a pas empêché la Cour suprême de lui reconnaître un caractère fondamental29. Néanmoins, vu l’absence de consécration constitutionnelle, cette qualification n’a pas empêché cette même juridiction, quelques années plus tard, de refuser d’accorder le droit de vote à certains ex-détenus, puisqu’une disposition constitutionnelle30 prévoit expressément que le droit de vote peut être restreint en cas de participation à « une rébellion ou un autre crime »31.

Au contraire des États-Unis, la plupart des démocraties libérales qui ont fait le choix de qualifier le droit de vote de droit fondamental ont consacré ce statut dans un

http://www.guardian.co.uk/uk/2005/oct/07/constitution.ukcrime et JACOT (Martine), « Menaces sur la Cour européenne des droits de l’Homme », Le Monde, 30 octobre 2011, disponible en ligne :

http://www.lemonde.fr/europe/article/2011/10/28/menaces-sur-la-cour-europeenne-des-droits-de-l-homme_1595528_3214.html (pages consultées le 1er juin 2015).

26 C’est notamment le cas de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de l’ONU à son article 21 ou

de la Convention américaine relative aux droits de l’Homme, à son article 23.

27 En Australie, par exemple, la Haute Cour a jugé qu’un droit de vote implicite et limité découle des articles

7 et 24 de la Constitution fédérale, en se fondant essentiellement sur le 1er alinéa de l’article 24, qui prévoit

que : « The House of Representatives shall be composed of members directly chosen by the people of the Commonwealth ». Roach v. Electoral Commissioner, op.cit., note 17.

28 Le suffrage actif s’entendant, classiquement, du droit de voter et le suffrage passif du droit de se porter

candidat : DIDEROT (Denis) et D’ALEMBERT (Jean Le Rond), Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des

sciences, des arts et des métiers, Genève, Pellet, 1777, tome 12, p. 23 (élection). Cette dichotomie doit être

distinguée des notions de citoyens actifs et passifs, ces derniers étant, comme les décrivait Sieyès, les citoyens ayant « droit à la protection de leur personne, de leur propriété, de leur liberté, mais [n’ayant] pas droit à prendre une part active dans la formation des pouvoirs publics » : cité par BIDÉGARAY (Christian), « éligibilité » in PERRINEAU (Pascal) et REYNIÉ (Dominique) (dir.), Dictionnaire du vote, Paris, PUF, 2001, p. 404-405.

29 Elle le fit, pour la première fois, à l’occasion de l’affaire Reynolds v. Sims, 377 U.S., 533 (1964), p. 555. 30 Il s’agit du 2e alinéa du XIVe amendement à la Constitution.

(18)

6

catalogue de droits et libertés à valeur législative. Au Canada, ce statut supra-législatif est même incontournable, puisque l’article 3 est exclu du champ d’application de l’article 33 de la Charte canadienne. Toutefois, même lorsque le droit de vote est consacré par des textes à valeur supra-législative, sa mise en œuvre et ses modalités d’exercice, comme ses conditions d’accès, restent prévues dans les lois électorales, modifiables par procédure parlementaire simple. Cela explique sans doute, en partie, la réaction parfois épidermique de certains parlements nationaux – et de l’opinion publique – face aux décisions judiciaires invalidant les dispositions des lois électorales qui restreignent l’accès au suffrage pour les personnes condamnées pénalement32. En effet, beaucoup estiment qu’il revient exclusivement au parlement et au pouvoir législatif de définir la composition du corps électoral et de décider à quelles conditions certains citoyens pourront être exclus du suffrage33, et ils estiment, en conséquence, que les juges s’étant prononcés sur la question ont excédé leurs pouvoirs.

De fait, au-delà de la question de savoir si les restrictions au droit de vote entraînées par une condamnation pénale sont juridiquement justifiables, nous estimons que notre sujet de recherche – soit les rapports entre le droit de vote et la condamnation pénale – soulève plus généralement la question de la nature même du droit de vote et de sa portée. Entre fonction sociale, devoir et droit individuel, l’acte de voter se place ainsi tantôt du côté du privilège, tantôt du côté de la prérogative personnelle. En conséquence, on peut se demander si ce droit est d’une nature tellement spécifique qu’il justifierait qu’il ne soit pas protégé de la même façon que les autres droits enchâssés dans les différents textes constitutionnels ou catalogues de droits et libertés fondamentaux et qu’il puisse être limité par des considérations plus philosophiques, morales et politiques que juridiques.

32 Voir encore, sur la réaction des parlementaires britanniques à la suite du jugement Hirst rendu par la

CEDH : WHITE (Isobel), Prisoners’ Voting Rights, SN/PC/01764, House of Commons Library, 7 septembre 2011, disponible en ligne :

http://www.parliament.uk/documents/commons/lib/research/briefings/snpc-01764.pdf (page consultée le 1er

juin 2015).

33 Au Canada, le Directeur général des Élections a appliqué le jugement Sauvé n°2 (op.cit, note 15) lors des

élections générales tenues la même année et lors des élections subséquentes, même si le Parlement a choisi, lors de la réforme de la Loi électorale, en 2004, de conserver cette exclusion dans le texte : ÉLECTIONS CANADA, L’histoire du vote au Canada, 2e édition, Ottawa, Directeur général des Élections, 2006, p. 99. Au

Royaume-Uni, voir TURPIN (Colin) et TOMKINS (Adam), British Government and the Constitution, Cambridge University Press, 2011, p. 383.

(19)

7 Or, la récente tendance jurisprudentielle à invalider les restrictions au suffrage actif fondées sur la condamnation pénale semble indiquer une évolution notable de la conception juridique du droit de vote. En effet, une revue attentive de la doctrine et de la jurisprudence semble démontrer que ces jugements sont le résultat de l’évolution constante de la conception du droit de vote, qui, s’il était autrefois octroyé à un petit nombre de personnes choisies, est aujourd’hui largement perçu comme un droit fondamental individuel. En conséquence, notre problématique de recherche s’énonce comme suit : « la double nature du droit de vote influence-t-elle la manière dont il est protégé »?

Cette question, fondée sur le double constat d’un refus historique des parlements d’étendre le suffrage universel aux personnes condamnées pénalement et d’un changement de paradigme initié par plusieurs tribunaux constitutionnels et conventionnels, se veut donc une porte ouverte à une analyse du sens donné à la notion de droit de vote et à son évolution. Il est remarquable de constater qu’en dehors des États-Unis, où la situation est très particulière34, très peu d’études ont porté, au cours des dernières années, sur cette question en pleine évolution. Cela s’explique probablement par le fait que la question des droits des détenus est généralement impopulaire35 et que le monde carcéral fait face à de nombreux problèmes, très sérieux, dans plusieurs États, mettant en jeu des droits fondamentaux de première génération, comme le droit à la vie ou à la sécurité des détenus. Ainsi, en France, la question des conditions de détention déplorables dues à la vétusté des établissements pénitentiaires36 et à la surpopulation carcérale37 est sans doute la plus souvent étudiée, alors qu’aux États-Unis, la question de la représentation disproportionnée

34 Supra, note 20.

35 Le sujet est d’ailleurs récupéré par l’extrême droite française, la présidente du Front national affirmant

notamment : « Est-ce que vous imaginez qu’on va donc relâcher dans les rues des criminels et des délinquants pour pouvoir aller voter ? Il s’agit là d’une folie pure ». BRUNEAU (Caroline), « Marine Le Pen outrée que des détenus sortent pour voter », Le Figaro, 12 avril 2012.

36 « Les conditions de détention se dégradent en France », Le Figaro, 7 décembre 2011, disponible en ligne :

http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2011/12/07/01016-20111207ARTFIG00763-les-conditions-de-detention-se-degradent-en-france.php (page consultée le 1er juin 2015). Voir aussi BORDENET (Camille),

« En prison, tout est fait pour empêcher les détenus de faire valoir leurs droits », Le Monde, 11 mars 2014.

37 JOHANNES (Franck), « La surpopulation carcérale, un problème inextricable en période de disette

budgétaire », Le Monde, 28 septembre 2013, disponible en ligne :

http://www.lemonde.fr/societe/article/2013/09/28/la-surpopulation-carcerale-un-probleme-inextricable-en-periode-de-disette-budgetaire_3486334_3224.html (page consultée le 1er juin 2015).

(20)

8

des minorités ethniques dans les prisons38 reste la plus abordée. En conséquence, la question des droits politiques des détenus peut paraître triviale, d’autant plus que plusieurs citoyens envisagent difficilement qu’une personne condamnée pour des actes parfois ignobles puisse, au nom du respect des droits fondamentaux, disposer de la même prérogative démocratique que celle reconnue aux « honnêtes » citoyens.

La remise en cause du retrait du droit de vote comme conséquence d’une condamnation pénale, par un ensemble de juridictions constitutionnelles et conventionnelles, suscite ainsi de nombreuses questions sur la place du droit de vote parmi les droits fondamentaux. En ce sens, il est révélateur de constater que ce droit, dans les ouvrages généraux traitant des droits et libertés de la personne, est qualifié de manière variable. Par exemple, en droit français, le droit de vote est très souvent traité en marge des autres droits et libertés de la personne. En effet, plusieurs auteurs font une distinction entre les « droits de l’homme », antérieurs à la société et qu’ils qualifient de « libertés » (parmi lesquelles ils incluent notamment la liberté individuelle, la liberté d’opinion et la propriété) et les « droits du citoyen », qu’ils qualifient de « pouvoirs », soit, essentiellement, le droit de consentir à l’impôt et le « droit de concourir à la formation de la volonté générale »39. Suivant ce point de vue, les droits politiques sont donc des « libertés-participation » alors que les autres droits sont des « libertés-autonomie » et ces ensembles constituent les deux catégories indissociables des libertés publiques consacrées par la Déclaration des droits de

l’homme et du citoyen de 178940. Pour d’autres, qui abordent les droits et libertés sous un angle davantage européen ou plurinational, le droit de vote est qualifié de « droit de participer à la vie politique » et est analysé comme faisant partie des « libertés d’agir

38 Voir notamment l’importante documentation produite par le Sentencing Project sur la question :

http://www.sentencingproject.org/template/page.cfm?id=120. La surpopulation carcérale est également un enjeu traité régulièrement par la presse : LIPTAK (Adam), « Justices, 5-4, Tell California to Cut Prisonner Population », New-York Times, 23 mai 2011, disponible en ligne :

http://www.nytimes.com/2011/05/24/us/24scotus.html?pagewanted=all (page consultée le 1er juin 2015). 39 RIVERO (Jean) et MOUTOUH (Hugues), Libertés publiques, tome 1, 9e édition, 2003, Paris, PUF, p. 42.

Voir aussi COLLIARD (Claude-Albert) et LETTERON (Roseline), Libertés publiques, 8e édition, Paris,

Dalloz, 2005, p. 9.

40 Ibidem, p. 44. D’autres les qualifient plutôt de « participation », qu’ils opposent aux «

droits-libertés » et aux « droits-créance » : FAVOREU (Louis) et al., Droit des droits-libertés fondamentales, 6e édition,

Paris, Dalloz, Précis, 2012, p. 281. Voir, sur ces trois catégories principales, BRIBOSIA (Emmanuelle), « – Classification des droits de l’Homme », in ANDRIANTSIMBAZOVINA (Joël) et al. (dir.), Dictionnaire

(21)

9 collectivement », parmi lesquelles on retrouve notamment la liberté religieuse, le droit à l’éducation ou la liberté de réunion et de manifestation41. Le professeur Sudre, par exemple, dans son ouvrage traitant de la protection européenne et internationale des droits de l’Homme, analyse le « droit à des élections libres » – suivant l’expression consacrée par la Convention européenne des droits de l’Homme – en parallèle avec la liberté de réunion et d’association, dans une section intitulée « les libertés de l’action sociale et politique »42. Cette dernière approche est, de fait, assez près de la classification pragmatique qui est généralement retenue par les auteurs canadiens43, et qui se limite à analyser les droits les uns après les autres, dans l’ordre où ils ont été consacrés dans un texte à valeur supra-législative. Pour ces auteurs, les droits et libertés de la personne doivent avant tout être classés en fonction de l’effectivité de leur garantie en droit positif. Seule subsiste alors l’opposition entre les « droits-créances » – souvent qualifiés de « droits-aspirations » et dont la protection reste essentiellement virtuelle – et l’ensemble des droits disposant d’une effectivité réelle44, parmi lesquels on retrouve le droit de vote.

Or, si historiquement, on a pu juger que les droits politiques étaient en opposition avec les « droits de l’Homme » et que l’on a estimé qu’ils pouvaient subir des restrictions en fonction des intérêts nationaux45, la jurisprudence récente démontre que le droit de vote tend à s’émanciper de ces catégorisations abstraites et que le développement de son volet « droit individuel » fait de lui un droit aussi fondamental que les autres.

Néanmoins, il reste que toute question touchant les droits et libertés des personnes condamnées pénalement comporte une dimension politique, philosophique, morale même, difficile à aborder. Traiter des rapports entre le droit de vote et la condamnation pénale sous l’angle de l’évolution de la conception du droit de vote dans les démocraties libérales nous semble ainsi particulièrement propice à une analyse novatrice et porteuse, nous permettant

41 BIOY (Xavier), Droits fondamentaux et libertés publiques, 3e édition, Issy-Les-Moulineaux, LGDJ, 2014,

p. 611.

42 SUDRE (Frédéric), Droit européen et international des droits de l’homme, 11e édition, Paris, PUF, 2012,

935 p.

43 Voir, par exemple, la table des matières de l’ouvrage de BEAUDOIN (Gérald-A.) et MENDES (Errol),

Charte canadienne des droits et libertés, 4e édition, Markham, Butterworths, 2005, 1508 p.

44 SUDRE (Frédéric), Droit européen et international des droits de l’homme, op.cit., note 42, p. 279. 45 BIOY (Xavier), Droits fondamentaux et libertés publiques, op.cit., note 41.

(22)

10

de nous attacher à la définition, encore floue, de ce droit pourtant aujourd’hui présent dans la plupart des textes constitutionnels, conventionnels ou législatifs consacrés à la protection des droits et libertés de la personne. Cette approche nous permettra également d’éviter l’écueil d’une analyse manichéenne où l’on chercherait uniquement à établir si le fait de retirer le droit de vote aux personnes condamnées est « bien » ou « mal ». De fait, nous sommes d’avis que seule une étude historique et comparative de l’évolution de la conception du vote nous permettra de comprendre les raisons de ce changement et ses conséquences.

Ainsi, à titre d’hypothèse principale, nous prétendons que l’invalidation récente, dans plusieurs États, de la suppression générale et automatique du droit de vote démontre que nous sommes passés d’une conception fonctionnelle du vote – soit un droit de vote ayant d’abord pour objectif la protection de la démocratie en tant qu’institution ‒ à une conception individuelle du droit de vote ‒ soit un droit de vote avant tout défini comme un droit fondamental attaché à l’individu et participant à sa dignité ‒ et que cette transition ne s’est pas faite sans heurts.

En effet, historiquement, le droit de vote a souvent oscillé entre un droit individuel et une fonction sociale46. Carré de Malberg résumait cette dualité en soulignant que « l’électorat est successivement un droit individuel et une fonction étatique : un droit, en ceci qu’il s’agit pour l’électeur de se faire admettre au vote et d’y prendre part ; une fonction, en cela qu’il s’agit des effets que doit produire l’acte électoral une fois accompli »47. Si la conception fonctionnelle a longtemps prévalu, on peut penser que les récents jugements des cours constitutionnelles et conventionnelles indiquent qu’aujourd’hui, la balance penche nettement en faveur de la conception individuelle.

46 Voir, sur ce thème, SAUVAGE (Francis), De la nature du droit de vote, thèse pour le doctorat, 1903,

Faculté de droit de l’Université de Rennes, Imprimerie de l’Ouest-éclair, Rennes, 205 p, et SOULIER (Gérard) « Citoyenneté et condamnation pénale. L’incapacité électorale », Rev. science crim. (3), juill.-sept. 1989, p. 463-473.

47 CARRÉ DE MALBERG (Raymond), Contribution à la théorie générale de l’État, Paris, Sirey, 1920,

Tome 1, p. 463. Un autre défenseur de cette théorie de l’électorat-fonction fut l’abbé Sièyes : SIEYES (Emmanuel-Joseph), Qu’est-ce que le Tiers-État?, Paris, 1789.

(23)

11 Toutefois, pendant longtemps, le droit de vote fut avant tout perçu comme un « mandat social »48. Ce mandat n’était par ailleurs confié qu’à un nombre extrêmement restreint d’électeurs. Le vote était alors un privilège, voire un titre héréditaire, « dont la rareté faisait le prix »49. Seuls étaient alors qualifiés de « citoyens », donc aptes à exercer ce privilège, les individus jugés dignes de participer à l’élection des représentants et de choisir l’élite gouvernante. En conséquence, les femmes, les noirs, les autochtones, les domestiques, les ouvriers, les vagabonds et tant d’autres seront, plus ou moins longtemps suivant les États, exclus de ce rôle. Ainsi, à l’époque, prime l’idée suivant laquelle « [la] qualité d’électeur n’est qu’une fonction publique à laquelle personne n’a droit, que la société dispense ainsi que le prescrit son intérêt »50. Dans cette conception, le vote n’a pour seul objectif que la constitution du meilleur corps électoral possible, représentant au mieux les intérêts de la nation. Ce faisant, il ne peut être confié qu’aux citoyens que l’on estime « à peu près en mesure de bien en user »51. Progressivement, le nombre de citoyens jugés aptes a été élargi, mais a subsisté la notion voulant que le vote soit avant tout un acte social, l’accomplissement d’un devoir envers la société ayant pour unique objectif la constitution d’un corps législatif démocratique et représentatif. En raison de sa dénomination historique de « droit-fonction », nous avons choisi, dans notre démonstration, de référer au droit de vote comme étant un « droit fonctionnel », lorsque celui-ci est évoqué au nom de la protection des valeurs démocratiques collectives ou que l’on cherche à en protéger les aspects institutionnels.

À l’autre extrémité du spectre, on retrouve la conception individuelle du droit de vote, en vertu de laquelle le suffrage est avant tout un droit individuel, dont la jouissance est un gage de la dignité propre à chaque individu. Cette théorie de l’électorat-droit trouve son fondement dans les écrits de Jean-Jacques Rousseau52, pour qui les droits politiques étaient des droits découlant de la nature des hommes, eux-mêmes seuls détenteurs

48 ADOLPH (Auguste), Le vote obligatoire, Thèse pour le doctorat en droit, Paris, A. Pedone, 1901, p. 29. 49 EMERY (Claude), « Électeur », in PERRINEAU (Pascal) et REYNIÉ (Dominique) (dir.), Dictionnaire du

vote, Paris, PUF, 2001, p. 336.

50 Propos tenus par le révolutionnaire Jacques Guillaume Thouret pendant la séance du 11 août 1791 de

l’Assemblée Constituante, dont il était alors président. Cité par BENESSIANO (William), « Le vote obligatoire », RFDC, n°61, 2005, p. 77.

51 BENESSIANO (William), « Le vote obligatoire », op.cit., note 50, p. 77.

(24)

12

véritables de la souveraineté. En tant que fraction de cette souveraineté, aucun citoyen ne devrait donc être privé du droit de vote. Pour Rousseau, le droit de vote n’appartenait pas à la nation, mais était plutôt une prérogative citoyenne. Les élargissements successifs du suffrage dans l’ensemble des États démocratiques auront ensuite pour effet de faire progressivement passer cette théorie du droit individuel d’une justification fondée sur la notion de fraction de la souveraineté, à une justification axée sur la valeur propre de chaque individu. De fait, désormais, les défenseurs de cette théorie estiment que chacun ale « droit de faire partie, à titre individuel, de la communauté politique »53 et la participation au scrutin n’est plus limitée aux citoyens répondant à une série de critères54 censés garantir leur aptitude à élire les représentants les plus compétents. Comme le souligne la Cour suprême canadienne, aujourd’hui, « la participation individuelle au processus électoral possède une valeur intrinsèque indépendante du résultat des élections »55. En conséquence, estime-t-elle, la portée de ce droit « ne devrait pas être limitée par des intérêts collectifs opposés »56.

Cette nette prise de position en faveur de la conception individuelle du droit de vote se retrouve tant dans les décisions rendues par les juges constitutionnels canadiens, que sud-africains, israéliens, français ou européens57. Or, nous allons démontrer que cette individualisation progressive du droit de vote par voie prétorienne s’est faite au détriment de l’aspect fonctionnel du droit de vote, ce qui entraîne certains problèmes pratiques et philosophiques, dont plusieurs ne sont toujours pas résolus. De fait, nous entendons démontrer, à titre d’hypothèse secondaire, que la subjectivisation58 du droit de vote – passé d’un acte fonctionnel servant essentiellement à perpétuer le système démocratique à

53COMMISSION ROYALE SUR LA RÉFORME ÉLECTORALE ET LE FINANCEMENT DES PARTIS

(Commission Lortie), Rapport final : Pour une démocratie électorale renouvelée, volume 1, Ottawa, Commission royale sur la réforme électorale et le financement des partis, 1991, p. 33.

54 Dont le sexe, l’âge et le patrimoine, par exemple.

55 Figueroa c. Canada (Procureur général), [2003] 1 R.C.S. 912, par. 29. 56 Idem, par. 32.

57 Op.cit., note 15 (Canada), note 16 (Afrique du Sud), note 18 (Europe), note 19 (France) et Hilla Alrai v.

Minister of the Interior et al., [1996] IsrSC 50 (2) P.D. 18 (Israël), .

58 Le terme de subjectivisation renvoie ici au concept de droit subjectif, défini comme tel par Hubert Reid:

« (Droit subjectif). Par extension, toute prérogative ou droit fondamental reconnu par le droit objectif aux membres d’une société en général ». REID (Hubert), Dictionnaire de droit québécois et canadien, 4e édition,

(25)

13 un droit fondamental dont le retrait est susceptible d’atteindre la dignité de la personne – a eu certains effets insoupçonnés.

Ainsi, il semble que les constituants, au moment de faire du droit de vote une prérogative personnelle et de l’inclure dans un texte à valeur supra-législative, n’avaient pas réalisé que cela risquait de limiter strictement la marge de manœuvre de leur parlement dans l’imposition de limites ou de conditions d’accès au suffrage59. D’autre part, nous croyons que certains tribunaux n’ont pas mesuré suffisamment l’impact que pouvait avoir l’abandon total des restrictions au droit de vote à la suite d’une condamnation pénale. En effet, on peut penser que dans les cas où une condamnation fait suite à une infraction portant atteinte au processus démocratique lui-même (une fraude électorale, par exemple), ne pas limiter l’exercice des droits politiques du coupable est susceptible de déconsidérer sérieusement la perception qu’ont les citoyens de l’intégrité de ce processus60. En effet, les décisions rendues par certains tribunaux, dont la Cour suprême du Canada, ont eu pour effet de conférer le droit de vote à toutes les personnes condamnées pénalement et détenues, sans distinction. Or, l’abandon total des restrictions relatives aux condamnations pénales peut sembler excessif dans la mesure où il excède le critère établi par la plupart des tribunaux constitutionnels ou conventionnels ayant rejeté le retrait automatique et général du droit de vote, où des restrictions demeurent expressément possibles lorsqu’un lien entre le retrait du vote et l’infraction visée peut être établi. Ce faisant, il semble que ces tribunaux, en marquant une préférence pour l’aspect droit individuel du droit de vote, ont oublié son aspect fonctionnel, qui, s’il était excessivement favorisé dans le passé, ne devrait pas aujourd’hui être totalement abandonné, au risque de porter atteinte à l’apparence d’intégrité du processus électoral. Cela soulève d’ailleurs, plus largement, la question des rapports entre juge et législateur lorsque des questions soulevant des enjeux sociaux et politiques importants se posent. Le droit de vote, en tant que droit fondamental dont on a confié la protection aux juges constitutionnels et conventionnels, aurait-il échappé au constituant? Or, comme le souligne les auteurs Brun, Tremblay et Brouillet, c’est là tout le

59 Voir, sur cette question, les réactions du Parlement britannique : WHITE (Isobel), Prisoners’ Voting

Rights, op.cit., note 32. Sur la réaction canadienne, voir MANFREDI (Christopher P.), « The Day the

Dialogue Died: A Comment on Sauvé v. Canada », (2007) 45 Osgoode Hall L.J. 513.

(26)

14

défi de la justice constitutionnelle. En effet, en offrant le dernier mot au pouvoir judiciaire, la constitutionnalisation des droits de la personne a, en réalité, « donné priorité à la dimension individuelle des droits de la personne sur leur dimension collective » 61. Or, affirment-ils, la dimension collective des valeurs qui fondent notre société importe – jusqu’à un certain point – autant pour la personne humaine que leur dimension purement individuelle. Il importe, par conséquent, que cette priorité offerte à l’aspect individuel du droit de vote demeure relative.

* * *

Cette tendance jurisprudentielle internationale à invalider les dispositions législatives qui retirent généralement et automatiquement le droit de vote aux personnes condamnées pénalement nous pousse naturellement à favoriser, dans notre analyse, une perspective de droit comparé. En effet, cette méthode paraît la plus adaptée à notre sujet, puisqu’elle permettra de démontrer l’évolution de la notion de droit de vote à l’aide de points d’appuis historiques, tout en fondant notre analyse sur une comparaison des décisions jurisprudentielles rendues dans différents pays. Dans cette démarche, nous favorisons une méthode pluraliste, plus à même, selon nous, de contribuer à la fonction critique du comparatisme62. Nous abordons cette méthode davantage du côté de l’universalisme que du relativisme63, puisqu’en effet, notre sujet de recherche met en lumière la large circulation des idées juridiques dans le champ des droits fondamentaux, processus particulièrement remarquable lorsqu’il est question du droit de vote des

61BRUN (Henri), TREMBLAY (Guy) et BROUILLET (Eugénie), Droit constitutionnel, 5e édition,

Cowansville, Yvon Blais, 2008, p. 902.

62 PONTHOREAU (Marie-Claude), Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), Droit(s) constitutionnel(s)

comparé(s), Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), Paris, Economica, 2010, p. 203.

63 Binôme par excellence du comparatisme, comme le souligne Marie-Claire Ponthoreau. Ibidem, p. 204.

Cette dichotomie classique, propre au droit comparé, doit cependant être abordée avec prudence. De fait, il semble que sous le couvert de l’universalité du droit, il soit facile de tomber dans une quête de la « philosophie idéaliste des pays occidentaux, industrialisés », pour reprendre les termes de Michel Miaille : MIAILLE (Michel), Une introduction critique au droit, Paris, Maspero, 1976, p. 18. Une interprétation contextuelle, où le droit comparé est utilisé comme élément de compréhension et de confrontation, nous semble ainsi à privilégier pour en arriver à développer une réflexion épistémologique éclairante sur la nature du droit de vote et son évolution.

(27)

15 personnes condamnées64. Sans occulter les différences et désaccords qui existent entre les États sur les rapports entre le droit de vote et la condamnation pénale, notre démonstration met ainsi en exergue une nette tendance à la convergence des idées juridiques entre les différentes juridictions saisies de la question65. De fait, celles-ci se citent toutes réciproquement, mais plus encore, elles utilisent successivement tout ou partie des arguments invoqués par les autres cours pour fonder leur décision ou justifier leur propre raisonnement66.

Par ailleurs, l’utilité de la méthode comparatiste est multiple67. Son utilisation, doublée d’une analyse historique, nous permettra ainsi de proposer une analyse épistémologique éclairée du concept de droit de vote, en développant une réflexion sur l’origine de sa dualité, mais aussi sur les raisons expliquant pourquoi le droit de vote est aujourd’hui consacré comme un droit individuel vigoureusement protégé par les tribunaux constitutionnels et conventionnels alors que son aspect fonctionnel est désormais presque totalement occulté. L’utilisation du droit comparé nous permettra également de proposer certaines pistes de réforme du droit. En effet, la question du droit de vote des détenus a donné lieu à une multiplicité de réponses dans les divers systèmes juridiques où elle se pose, et certaines d’entre elles semblent offrir des perspectives nouvelles, susceptibles de mener à un meilleur équilibre entre les pôles individuel et fonctionnel du droit de vote. Soulignons néanmoins que si notre démarche se veut assez générale pour offrir des pistes d’améliorations législatives dans l’ensemble des systèmes juridiques où nous avons constaté un glissement certain vers un droit de vote strictement considéré dans son aspect

64 LE QUINIO (Alexis), Recherche sur la circulation des solutions juridiques : le recours au droit comparé

par les juridictions constitutionnelles, Fondation de Varennes, Collection de thèses, LGDJ, Paris, 2011,

p. 191-198.

65 Ibidem, p. 197.

66 L’arrêt August v. Electoral Commission and Others, op.cit., note 16, de la Cour constitutionnelle

sud-africaine cite ainsi (au par. 17) la décision de la Cour d’appel canadienne dans l’affaire Sauvé n°1 (Sauvé v.

Attorney-General of Canada (1992), 7 O.R. (3d) 481), décision qui fut confirmée par la Cour suprême l’année

suivante. Les juges majoritaires dans l’affaire Sauvé n°2, op.cit, note 15, citèrent ensuite l’arrêt August à plusieurs reprises (par. 35, 44, 58) alors que les juges dissidents s’appuyèrent largement sur la jurisprudence européenne antérieure à l’arrêt Hirst pour étayer leur vision davantage fonctionnelle du vote (par. 127-130 de l’arrêt). L’arrêt Hirst c. Royaume-Uni, op.cit., note 18, se pencha, quant à lui, sur l’ensemble de ces décisions (paragraphes 35 à 39) alors que l’arrêt australien Roach, op.cit., note 17, réserva une grande partie de son analyse à ces exemples étrangers (aux par. 13 à 18, notamment).

67 ZAJTAY (Imre), « Problèmes méthodologiques du droit comparé », dans Aspects nouveaux de la pensée

(28)

16

individuel, elle est forcément teintée par notre perspective canadienne. De fait, la comparaison critique implique certainement la multiplication des perspectives. Or, pour être en mesure d’apprécier les différentes approches, « le comparatiste est amené à se demander d’où il compare et à prendre conscience que son regard sur un autre droit est forcément biaisé »68. C’est dans cet esprit que nous cherchons à adopter ici un « point de vue externe modéré »69, plus à même, à notre avis, d’offrir une démonstration permettant d’apprécier les différentes perspectives juridiques sans sacrifier à la cohésion interne de notre thèse, inévitablement fondée sur certains présupposés propres à notre culture juridique d’origine.

Notre thèse s’articulera ainsi autour d’une série de décisions judiciaires, majoritairement rendues au cours des quinze dernières années, par des tribunaux garants de la constitutionnalité ou de la conventionalité des lois limitant le droit de vote. Toutes ces juridictions se sont penchées sur le retrait du droit de vote aux personnes détenues suite à une condamnation pénale. De fait, chacune de ces juridictions a exclu, d’emblée, la possibilité de priver du droit de vote une personne qui serait en détention préventive (et donc en attente d’une éventuelle condamnation). Seuls ont été considérés les cas de personnes condamnées à une peine de détention et purgeant toujours leur peine. Soulignons que ces juridictions avaient à se prononcer sur la composition du corps électoral d’États généralement qualifiés de démocraties libérales ou pluralistes, où existe un certain socle commun de droits et libertés, encadrés juridiquement, et où s’exprime une pluralité d’idées véhiculées par des partis politiques libres et variés70. Évidemment, d’autres pays, dans le monde, pourraient être qualifiés de la sorte. Néanmoins, les États sur lesquels nous avons décidé de centrer notre analyse semblent particulièrement représentatifs et ils nous

68 PONTHOREAU (Marie-Claude), Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., note 62, p. 205. Voir

également, sur cette question Michel MIAILLE, Une introduction critique au droit, op.cit., note 47, p. 27 et 28.

69 PONTHOREAU (Marie-Claude), Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., note 62, p. 206, citant les

auteurs OST (François) et VAN DE KERCHOVE (Michel), « De la ‘bipolarité des erreurs’ ou de quelques paradigmes de la science du droit », in Archives de la philosophie du droit, tome 33, 1988, p. 180.

70 Voir PONTHOREAU (Marie-Claude), Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., note 62. Sur la

question de la civilisation occidentale et des consensus qui l’animent, voir BODINIER (Jean-Louis) et BRETEAU (Jean), Les fondements culturels du monde occidental¸ Paris, Le Seuil, 1998, 63 p. Quant à la définition traditionnelle de la démocratie et ses rapports avec les droits de l’Homme, voir DENQUIN (Jean-Marie), « Démocratie » in ANDRIANTSIMBAZOVINA (Joël) et al. (dir.), Dictionnaire des Droits de

Références

Documents relatifs

Les jeunes n’ont donc jamais l’oc- casion au lycée de discuter, d’ar- gumenter pour ou contre, de manier des opinions par rapport aux grands événements du monde, en bref de faire

Plus que pour manier le bulletin de vote, les mains de femmes sont faites pour être baisées, baisées dévotement quand ce sont celles des mères, amoureusement quand ce sont celles

Cette affirmation est confirmée par l’alinéa 4 de l’article 8 de la Constitution qui se lit comme suit « Le droit de vote visé à l'alinéa précédent peut être

« a) Remplir les conditions pour être inscrits sur les listes électorales de la Nouvelle-Calédonie établies en vue de la consultation du 8 novembre 1998 ». Cette

Je suis plutôt contre ce droit, moi personnellement j'aimerais pouvoir voter, mais je connais des enfants qui ne sont pas assez sérieux, ou qui ne sont pas assez renseignés sur

D'où l'allure étrange de cet article 9-1 : par son alinéa 1, que l'on doit à une plume législative généreuse (celle du législateur du.. 4 janvier 1993), il mérite bien sa place

Cette problématique nous semble tout à fait pertinente pour notre étude puisqu’elle questionne un aspect incontournable de la pratique infirmière, la documentation, qui est

Article 1- « La reconnaissance du droit d’accès à l’eau comme un droit humain, présupposant le droit de jouir de manière permanente d’une eau potable, dans des quantités