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Edmond Jabès et l'écriture du fragment

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Academic year: 2021

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(2)

EDMOND JABÈS ET L'ÉCRITURE DU FRAGMENT

par

Éric Trude1

Mémoire de maîtrise soumis à la

Faculté des études supérieures et de la recherche en vue de l'obtention du diplôme de

Maîtrise ès Lettres

Département de langue et littérature françaises Université McGi11

Montréal

Août 1995 C Éric Trude1, 1995

(3)

Acquisitions and Direction des acquisitionsel

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ISBN 0-612-12095-3

(4)

RÉSUMÉ

Les livres d'Edmond Jabès posent un formidable défi au lecteur. Leur irrécupérable étrangeté, cela même qui les rend inclassables, fait peur et pourtant séduit. Cela est particulièrement vrai des textes nés de ce qu'on a appelé la deuxième manière de l'écrivain, inaugurée par le Livre des Questions. Cette étude propose de relire l'oeuvre de Jabès, et plus particulièrement le Livre des Ressemblances,

à partir de la ques.tion du fragment. Notre hypothèse est que cette forme n'est pas simplement un effet de style relatif à une conception particulière de l'écriture, mais qu'elle organise plutôt tous les effets du texte, jusqu'à en venir même à constituer l'essentiel de sa poétique. Les

textes jabésiens apparaissent alors autrement, comme

d'étonnants et instables assemblages d'une multitude de

lieux de passage disant l'impossibilité du livre, de

(5)

AB5TRACT

The writings of Edmond Jabès pose a formidable task to their reader. Their irrecoverable strangeness, which makes their categorization difficult, is at once frightening and

seductive. This is particularly true of those works

associated with what one might describe as the author's .. second mannerll, inaugurated by Le Livre des Questions. This thesis attempts to re-read the works of Jabès (in particular Le Livre des Ressemblances) from the standpoint of the fragment, presupposing that this form is not simply

an effect secondary to a particular literary conception, but that it becomes the essence of Jabès' poetics, its very organizing principle. The works of Jabès then appear in a new light, as an everchanging locus of thoroughfa.res, telling of the impossibility of the Book, of the author, and ofliterature itself •

(6)

Tous mes remerciements vont au professeur Yvon Rivard à qui je dois

(7)

Tout cela pour un «Peut-être»? Le Talmud En toutes choses il y a un avant son commencement et un après sa fin, qui effacent son commencement et sa fin.

(8)

1. INTRODUCTION p. 1

2.DIRE LE LIVRE p. 9

L'écriture du fragment: un genre? p. 9

Jabès et le fragment p. 12

Jabès et la question du Livre p. 21

Fragment et livre, fragment et totalité p. 25

3 •L'ÉCRITURE DU FRAGMENTAIRE

Continu et discontinu de l'écriture Les aléas du continu

Une volonté de discontinu L'aphorisme hors de soupçon

Répétition et ressemblance

Caresser le vocable • Citer le livre

• vers une forme de commentaire, vers le Livre de sable

4.CONCLUSION

Entre le Livre de sable ••• ••• et une nouvelle rhétorique?

BIBLIOGRAPHIE p. 34 p. 34 p. 41 p. 43 p. 50 p. 58 p. 63 p. 70 p. 73 p. 79 p. 79 p. 84 P. 89

(9)

INTRODUCTION

linsi le livre se déploie dans l'immémorable ressemblance.

Edmond Jabès l

Les livres d'Edmond Jabès posent un formidable défi à leur

lecte~r. Leur irrécupérable et inquiétante étrangeté saute au

yeux, intrigue, fait peur et pourtant séduit durablement.

Cela est tout particulièrement vrai des textes nés de ce qu'on a appelé la deuxième manière de l'écrivain, inaugurée par le

Livre des Questions. Nous avons quant à nous choisi de nous

intéresser surtout aux trois volumes du Livre des

Ressemblances, qui poursuivent l'entreprise amorcée avec le cycle du Livre des Questions.

Plusieurs difficultés se posaient alors à nous. D'abord celle de la lisibilité -ou de l'illisibilité- de ces textes. C'est

(10)

l'obstacle incontournable auquel nous avons sans cesse été

ramené, butant sur la résistance de ces textes qui rend

inutiles la plupart des stratégies habituelles du commentaire critique.

La première difficulté, bien sûr, tient à approcher un texte déjà constitué comme son propre commentaire et qui n'hésite pas à se donner une certaine portée théorique.

Un effet didactique est induit par cet

(auto) commentaire par lequel les fragments

enseignent à leur lecteur comment les lire,

de même qu'un effet de déconditionnement par

lequel ils déjouent ces mêmes stratégies de

lecture •• •,,2

Ainsi, la hllte qui, peut-être, marque un peu trop notre

lecture, laq11elle procède surtout par sauts et par ellipses, s'explique par le sentiment confus de devoir rattraper les textes à lire là où ils sont, ayant déjà accompli pour nous et sans nous la plus grande partie du travail de lecture1 Comme

l'écrit Jabès: ceTu seras toujours en retard sur la lecture du livre. Il est le fruit de son propre déchiffrement.1I 3

Nous nous sommes trouvé tout au long de ce travail coincé

.dans un constant passage entre l'interprétation et la

théorie. 4 • On ne découvrira donc pas ici de méthode unique, 2Michaud, (;ine~~e,Lire le ;fragment. 'l'rlUls;fert et théorie de la lecture chez

RolandBarthes, Monu6al, Burtubise mm, .Brèches_, 1989, p. 95. 3LeLivredu Dialogue, Paria, callimard, 1984, p. 118

(11)

franche et indiscutable. Notre lecture, tout au contraire,

s'est formée COIl\]l1'J par détour, furetant dans tous les sens, se

trompant chaque fois de porte5 , nB se décidant jamais à

s'imposer et tournant plutôt ~vec entêtement autour de ce

qu'elle croyait pouvoir deviner mais qui se refusait à elle. Le fragmentaire, c'est à craindre, a toujours plus ou moins à voir avec l' inform'llé. On comprendra qu'il n'est donc pas question, ici moins que jamais, de venir à bout des textes de Jabès.

J'ouvris, avec une certaine hâte, le livre qu'il me tendait. À mesure, cependant, que

je tentais de le dlicrypter, le texte s'effaçait. 6

Enfin, l'autre difficulté, insurmontable celle-là, guettait

notre lecture dans son projet même et ne nous a, depuis,

jamais réellement quitté. Résumons-la par cette très simple interrogation: Jabès écrit-il des fragments?

Dans l'ouvrage qu'il consacre à l'écrivain, Didier cahen?, hésitant dev3.nt un tel foisonnement d'aphorismes, d'anecdotes, de prières, de commentaires, de questions et de citations, note qu'«il n'est pas sûr que la forme mLme que privilégie

5. S8tremper de porte, c'est aller à l'encontre certes, de l'ordre qui a pr6aid' au plan de la d_ure; .l la disposition des pièces, .l la beauté et .l la

rationalité de l'ensemble, Mais quelles d6couvertes possibles pour levisiteurl.

(Jabès, Edmond, Du duert au livre. .B'ntreeiensavecHarcel Coben, pari., Beltond,

1980, p. 17). Par où, en effet, entra-t-on dans le texte fr"gmentaire? Doit-on le lire du début .l la fin, ou se faire .plus feuilleteur que liseur. (T.

Bernhard)?

6zdmond Jabès, LeLivre du partaie, paria, Clallimard, 1987, p. 142 • 7cahen, Didier, lldmondJabà, Ilelfond, 1991.

(12)

Jabès dans ses ouvrages soit le fragment, comme on l'a souvent dit1l 8• Cette réserve formelle est légitime et met en lumière un véritable problème de définition, mais écarte du même coup

un peu vite, c'est du moins ce que nous croyons, les

possibilités théoriques du fragment en utilisant

indistinctement éclat, écart, brisure, etc. comme synonymes. C'est une telle confusion qu'il s'agira d'éviter, afin de se tenir à distance, autant que possible (mais est-ce possible?), du mimétisme complaisant ou du bavardage conceptuel dans lesquels s'abîment ou s'aplanissent parfois les commentaires critiques de l'oeuvre de Jabès 9 • Il nous semble que cette

question du fragment est trop importante pour être rapidement assimilée à priori à un vulgaire lieu commun, et qu'il faut au contraire tenter de travailler à partir d'elle non pas pour en faire la voie royale ouvrant sur le texte jabésien et par laquelle s'engouffrera toute notre lecture, mais pour profiter

des multiples points d'attache, de prises, qu'elle peut

offrir. Selon nous, le texte de fragments, bien loin d'être

un simple effet attribuable à la conception jabésienne de

l'écriture, est plutôt l'expression même de cette conception. C'est par lui que s'organise toute l'économie de l'oeuvre, ses

8I bld., p. 29,

9voiU peut-être le premier piige qui quette toute lecture critique du texte de Jal».1 le danger de .d'g6n"'er en badaud de la my.tique. (Auclair, George, .Convergence.?, lAa cahJ.ers ObsJ.diane, nOS apécial, février 1982, p.113). Peut-6tre faut-il voir U l'effet d'un texte qui est à la fois .on propre coamentaire, .on propre lD6tadiacoura et qui, par un curieux paradoxe, impose 8amanière avec force IMlgr' .a di. .6ml.nation. Ainai un coamentateur notait que le texte de Jabès fait .6clater .on lecteur», minant A l'avance, par subversion, toute lecture qui •• voudrait totalisante, qui voudrait .tout .aiair». Voir au••i l ce sujet les r'flexion. de Clinettellichaud aur l'ab.urdit' d'une .thil.e. (ouvrage per excellence d'un . .voir plein.) .ur le fragment. ( op. cit., p. 16).

(13)

stratégies, et que se constitue l'essentiel de sa poétique. Pour le dire autrement et de façon plus précise: l'écriture fragmentaire s'insère chez Jabès si parfaitement dans la pratique et la conception de livre (et de la littérature), elles sont ensemble si inextricablement liées l'une à l'autre, qu'il n'est plus possible de décider si l'une conditionne l'autre ou inversement.

Reste que le fragment .. typiquement .. jabésien manque à l'appel, et que cette absence nous assure, en commençant, de ne jamais pouvoir nous débarrasser de nos doutes: s'agissait-il vraiment de fragments? On conserve donc pour l'instant les termes

fragment et fragmentaire, qu'on se contentera de définir de

façon détournée, par approches successives et entêtées, en répétant qu'une définition sûre nous échappera toujours 10 • Cette résistance à toute définition ne surprendra pas: elle n'est qu'un des obstacles réels qu'opposent les livres de Jabès à la lecture et un aspect parmi d'autres du défi qu'ils lancent à l'institution littéraire. Ou n'est-ce pas plutôt le contraire? N'est-ce pas là, justement, la manifestation

première de la subversion du texte fragmentaire?ll Dans le cadre bien particulier d'une lecture de Jabès, on s'en tiendra

lOon se reportera, encore une fois, A. l' ouvraqe de Ginette Michaud, oil l'auteure propose de travailler ce problème par .définitions négativeslt1 .elon dive. angle.

(historique, philosophique, générique, etc.): ainsi, le fragment n'est ... ni Lorme 1••• ] ni partie ( ••• ) ni maxime 1••• ] ni citation ( ••• ].

llllari8-Claire Ropars-Wuilleumier évoque cette irr6cupérabilité, cette .di. .iC:ence de la pensée fragmentaire qui, de Pascal à Nietzsche, appartient à l'iJlmaltriaable et l'inenseignable. (.La prise de parole., LJ.tt4rature, n'54, décembre 1985, p •

(14)

donc, pour le moment, à suggérer que le travail du fragmentaire apparait tout au long des textes, aussi bien dans les aphorismes, ]09 citations, les anecdotes, que dans les

textes qu'on identifie plus spontanément à la forme

fragment 12 • Peut-être pourra-t-on discerner, plus tard,

jusqu'à quel point Jabès, par sa contribution originale à la

pratique du fragment, invite à repenser et à réinvestir la

question du fragmentaire.

Le choix des textes étudiés surprendra peut-être. Les

questions auxquelles on s'intéresse traversent en effet tous les livres, toute l'oeuvre d'Edmond Jabès, avec divers degrés

d'insistance. Comme le corpus est énorme, difficilement

manipulable (sinon carrément insaisissable) et bien trop vaste pour une lecture cohérente13 , il a fallu choisir. pourtant,

le Livre des ressemblances s'imposait à nous pour diverses

raisons. D'abord, parce que ce thème de la ressemblance

paraissait pouvoir être utile à l'étude et à l'articulation de

plusieurs notions que nous souhaitions étudier. Ensuite,

parce qu'il évoque la figure du double, en même temps que

celle du déjà-Ià14 • Enfin parce qu'il se présente

12ROU8 garderons à l'esprit cette mise en garde de Ginet.te Michaud: cNous touchons

li l'une des prescriptions génériques les plus contraignantes [ ••• ): toujours, la fragmentation, ou le fragmentaire, franchit la limite du fragment-forme .•

(Michaud, Qinette, op. c1t, p. 37).

13;. supposer qu'un telle chose soit possible, Ccmne on le verra, le texte de

Jabita oblige l une lecture plurielle, mouvante et ouverte.

14Rappelons que le L1vredes Ressemblances provient, en quelque sorte, du même fond que le L1vre des Quesdons. C'est du moins ce qU'affirme Didier Cahen: _on le n i t désO%1IIllb, LeL1vredes ressOBllblances (sic) étant un des présents

(15)

paradoxalement comme un commencement ou un recommencement presque parjure, venant en effet après le dernier livre,

septième volume du Livre des Questions, où la déconstruction du Livre s'achevait sur un simple point. En ce sens, le Livre

des Ressemblances apparaît comme une renaissance, ou - en

anticipant un peu - comme une victoire du productif, du génératif, sur le thématique, puisque l'écriture se poursuit

malgré son éclatement, son épuisement et malgré sa propre mort qu'elle annonce.

La ressemblance est aussi ressemblance au Livre des Questions.

Ce second uretourll 15 au livre, curieuse intertextualité, constitue un intéressant après-coup qui reprend, réactive et modifie, par une pratique inédite de ré-écriture et de relecture, ce qui était déjà présent.

voici un livre qui ressemble à un livre

-qui n'était pas, lui-même, un livre; mais

l'image de sa tentative. [ .•• ]

Une dimension nouvelle est donnée à ce qui

avait été saisi, à travers l'interrogation

et la méditation; à travers le récit et le

commentaire, le long des sept ouvrages du

Livre des Questions.

Ce livre s'inscrit-il à leur suite? Il est

évident que si Le Livre des Questions

n'avait pas existé, celui-ci n'aurait pas vu le jour; mais il existe par lui-même, comme

chaque livre est le prolongement ou

possibles du Livre des questions (sic). i la aussi cOlllllencé é .'écrireen"'"

temps •• (Op. cit •• p. 247).

15Le troisième volume du Livre des Questions s'inUtule. en effet, LeRetour au Livre.

(16)

l'accomplissement contesté du livre, écrit

ou à écrire, auquel l'écrivain est rivé 16 •

Or l'étude de cette problématique de la répétition, du

prolongement et de la production du livre passe, selon nous, par un examen attentif des caractéristiques du fraqmentaire.

16"a~s, Edmond. LeLivredes Re. .omblances. p. 11. Remarquons en passant que le cycle du Livredes Re. .omblances a longtemps 610é assimilé au cycle du Livredes ""estions. "a~sparle en effet, dans l'ouvrage venant jmmédiatemant après le Livredes Ressomblances (Le petit livre de la subversion horsde soupçon, publié en 1982), des dix tCllllllS du Livre du ""estions.

(17)

DIRE LE LIVRE

L'écriture du fragment: un genre?

Nous abordons déjà cette question du genre une première fois

parce qu'elle fait signe vers autre chose: l'obsession du

livre et la nécessité du fragmentaire. On sait en effet que les livres de Jabès échappent à tout classement générique et qu'on ne retrouve sur la couverture aucune des indications que le livre imprimé fournit habituellement à ses lecteurs: ni

roman, ni poésie, ni essai, ni récit. Ressemblants et

pourtant hors de toute ressemblance, les livres de Jabès ne sont, précisément, que des livres 17 , libres de toute autre

détermination, encore que le terme .. livrel) lui-même ne soit pas soustrait, comme on le verra, à la remise en causel Or le choix du fragment, bi.en entendu, est lié à cet éclatement du genre, à ce désir de faire des livres inclassables. Entre le

non-genre et l' hyper-genre, Ginette Michaud propose une

solution parfaitement en accord avec le mode d'exposition paradoxale propre à Jabès:

17.seul importe le livre, tel qU'ile.t, loin du genre., en dehora de. rubriqu. . ,

prose, po6aie, raDan, ~i9n.9'e, S0l,18 luquell. . il refu•• de •• ranger et auxquel1e. il déni.. 10 pouvoir de lui fixer .a placeet de d6terminer .a fOrDa ••

(18)

Le fragment «est à la fois un genre et n'est pas du tout un genre au sens propre, et il

faut s'accommoder des cette contradiction

( ••• ]. Le fragment ( ••• ] r~siste à se

laisser nommer en-tant-que-genre ( ••• ] son classement le laisse indiff~rent.1B

Il ne faudrait pas en conclure pour autant que le lecteur doive lui aussi adopter cette indifférence. Car ce choix d'une écriture fragmentaire demeure significatif et il faut peut-être penser que cele fragment remplac[e] en quelque sorte le genre dans sa fonction d'exposition d'un geste symbolique, là même où il semble contribuer à effacer toute contractualité».19

Ainsi, le fragment signe là où il prétendait dans un premier temps ne pas signer. Cette question est essentielle, car

c'est elle qui gère les rapports qu'entretiennent la «tactique»20 et l'autogénération du fragment, c'est elle qui maintient l'opération fragmentaire entre le procédé littéraire et cel'écrit à l'état naissant»21. Il suffira de remarquer, en réservant cette question, que le texte fragmentaire tel qu'il

18r bid., p. 34.

19!taufmann, Vincent, Le Livre et ses adresses, Paris, Méridiens lt1incksiec1t, 1986, p.160. Pourrait-on dire, alors, que le traqment est, ici, de quelque manière et malgré la lit.t:6rature, Le Littiraire?

2°l'aut-il rappeler toute l'importance de la subversion (thématisée ou non) chez

Jabès?

21AdoUo l'amandeZ-Zoïla propose de voir dans le recours au fragment uniqu8Mllt .1'6crit l u i - _ qui se manifeste l l'état naissant, sous une forme éclatée. sans

qu'ils'sgisse .de style, ni de composition-d6cœposition savante, ni de procédé litt6raire, per le biais desquels la modernité s'installerait [ ... ) • (l'ernandez-loil., Adolfo, LeLJ.vrerecherchelIutre d'~dmondJabès, Paris, Éditions Jean-Michel Place, 1978, p. 55). Cette évaluation nous paralt assez courte.

(19)

se donne à lire chez Jabès semble impossible à concevoir comme genre en dehors de son devenir, de son projet, en dehors, bref, d'un .. mouvement» •

(20)

Jabès et. le fragment.

Les haï-kaïs raffinés sont le fond de ta nature •••

Max Jacob;!:! D'ailleurs, je continue à

travailler ainsi, par bribes, fragments, sur de courtes

périodes de temps, alors que je

suis, aujourd'hui, pratiquement

libre de mes journées.

Edmond Jabès 23

C'est «tout naturellement,,24 que Jabès en vient à écrire Le

Livres des Questions par fragments et qu'apparaît cette forme

unique et si particulière à tous ses livres. Mais en quoi

consiste, justement, ce «naturel,,? D'où vient cette

reconnaissance du caractère inévitable d'un recours au

fragment? Écrire ainsi, comme le rappelle lui-même Jabès, ce n'est pas seulement affaire de manque de temps, solution plus ou moins pratique à la difficulté de devoir travailler par

à-coups, en utilisant les quelques temps morts, les moments de

reste, bref, en écrivant dans les marges de la journée. Car

on n'a pas affaire ici simplemant à des notes, des esquisses,

22Jacob, 1laX, Lettres à Ifdmond Jabès, Milano, Vanni Scheiwiller, 1989, p. 66. 23Du duert au Uvre, p. 64.

24.c '••1: donc 'tou't naturellement que le Livre de. QUestions es't fait de ruptures, d'interruptions .••• ft, un peu avan't: _La nat.uremime du Livredes Questions .. .•.

(Zb1d.) Il y aura lieu d• • 'int.erroger sur ce supposé _naturel_ des livres de

(21)

écrites à la hâte en passant 25 pour ensuite être plus ou moins

organisées. De quoi s'agit-il alors? Est-il possible même

d'interroger cette nécessité du fragmentaire? quelques détours.

Tentons ici

Pour espérer éclairer cette fascination qU'entretient Jabès

envers l'écriture fragmentaire, peut-être faut-il, avant

toutes choses, souligner l'extrême méfiance que l'écrivain nourrit à l'égard du «Roman», modèle par excellence d'un livre

plein qu'il rejette décisivement. Ce n'est pas tant l'exigence de totalité qui se manifeste là qui, selon lui, est détestable, que da mainmise du romancier sur le livre,,26. Le romancier croit pouvoir «faire de l'espace du livre l'espace de l'histoire qu'il conte; du sujet de son roman le sujet du livre" 27 • Du coup, il «étouffe» le livre, le rejette hors des pages de ce qu'il croit être, sans doute, «son" livre, «sa» créature, et s'occupe phrase après phrase à l'espoir fou d'assigner à chaque mot sa place définitive. Jabès est loin

de vouloir ainsi «dompter» le livre. À mi.lle lieux de ces

coups de forces d'un imaginaire triomphant, il peine et

s'acharne à réaliser l'inverse: faire taire ce qui trop

facilement s'impose et s'insinue à la place du livre: la voix

de l'écrivain, où ce qui se présente comme tel. L'écrivain

25.personnel18lll8nt, j'ai beaucoup écrit dans le métro. À la maison, 1•• _ n t s dont je disposais n' 6taient que .poradiques ••• ', Ibid.

26I bld•• p. 141 • 27Ibld.

(22)

doit, cherchant le livre, y perdre la voix (prétendre à un mutisme qui ne dure jamais) , ou tout au moins l'égarer; il doit s'égarer hors de sa voie.

manque ma voix, celle du livre s'insinue. Quelle est, dis-nous, cette voix du livre?

Une voix connue. La mienne, peut-être.

[

...

]

manque, du livre, la voix, la tienne

s'exténue. 28

Pour Jabès, l'écriture est, par essence, fragmentaire; elle est ce discours exténué, littéralement à bout de souffle29 -ou retenant son souffle, c'est l'un et l'autre - qui se dépense en pure perte, sans organiser ses forces et en négligeant de cacher ses faiblesses. Elle ccruine" l'écrivain qui

sans compter et au hasard, une après l'autre, ses

y jette, idées 30 •

,

elle dit tout ou elle ne dit rien, tout de suite. C'est une

écriture sans histoire (sans suspense) et pourtant

continuellement suspendue, qui tire toute sa poésie de sa propre fragmentation. Mais cette dépense du livre qu'il faut retracer, selon l'écrivain, en remontant jusqu'au potentiel

28 raël, Pari., Gallimard, 1967, p.

21-29Litt6rair_t. en manque d'in.piration? Le discours fragmentaire a da génie,

un. génie. il disper.e ses traces .d'illWllinations. en négligeant d'y accorder pla. d'attention. Chaque id'" y est 1lml6diatement consWDée.

JO.L'id'" ••t 1. cIj da dit. L'/icriture ••t an jea de dés, d' id"'s •• (Jabès,

Edmond, .Page. nouvelles_, icrjre lelivre: autour d'~dmondJabès, Sey8Sel, Éditions Champ Vallon, 1989, p. 10).

(23)

disruptif de chaque lettre31 , permet, en même temps, de dé-penser le livre, de dé-penser sa déconstruction, d'instruire à

chaque instant ce qui menace de s'ériger 32 et qui congédierait toute altérité, méconnaissant la vraie nature du livre. Une telle écriture permet donc, paradoxalement, et plutôt que d' «assassiner»33 le livre en le bâillonnant (en écrivant en somme sans lui), de lui préparer une place (qu'il n'occupera pas). Les fragments s'entendent pour laisser la parole au livre tout en le remplaçant, ils se présentent à sa place et l'insistance silencieuse du livre croît à mesure qu'ils s'écrivent. Ils temporisent, suivant la logique substitutive que Jabès reconnaît aux mots eux-mêmes, et se ravalent continuellement l'un après l'autre, s'effacent devant ce qui ne viendra pas.

Ainsi, un mot se dit à la place d'un mot qui

ne peut pas encore se dire, étant, ô

douleur, le mot provisoire prématuré

-mais, pourtant, précis de ce qui ne se dira

jamais.34

À cette volonté d'effacement devant le livre semblable à la manière dont Dieu créa le monde en s'en retirant (refluant

Jl. La leUre dépense le IrOt qui dépense la phrase qui dépenee le livre qui dépenee l'écrivain qui 8e ruine._ (Jabès, Edmond, _Je bAt!s ma d8lD8ure., Le sau.!l Le

Sable, Paris, Gallimard, .poésie_, 1990, p. 301.

32.construis ce qui s'ab1me. Inlltruill ce qui s·6rige._ (Ja~8, Bdmond, cpag•• nouvelles-, op. cit. , p. 11).

33Le terme, un peu fort, est de Jabès .

(24)

comme une vague) 35 , s'ajoute -impérative- l'exigence de .<faire" court.

En revenant sur les livres qui composent le

Livre des questions, Jabès remarque à quel point sa «manière

d'écrire, ( ••• ] s'(est] durcie de livre en livre, au point de ne plus supporter aucun développement, le moindre lyrisme.,,36

Toujours écrire plus bref pour couper court à toute

exaltation. Le fragmentaire n'est pas présenté d'abord comme une préférence esthétique, mais comme une nécessité éthique: c'est le choix de la retenue 3? Pas question, pour Jabès, de «jouer des muscles en public,,38, de céder ostensiblement à la tentation du style 39 : il faut plutôt travailler à restreindre

partout la part de l'écrivain. «Écrire sans écriture,,40.

L'usage du fragment pour Jabès correspond à une pétrification

35Blanchot, Maurice, L'écrituredu désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 27.

Manife.t...nt, Blanchot reprend ici .certaine. interprétation. cabali.tiques de la

Création [ •.. selon lesquelles] Dieu, étant pas SA puissance suprême présent en

toutes choses, choisit de se retirer de l'univers, en retenant son souffle [ .•. ] Cette retraite de Dieu ( ... ] fait naltre l' "autre-que-Dieu", un espace vide d'où

pourrait jaillir une altérité pure .• (Stamelman, Richard, .Le dialogue de l'absftnce., icrire le livre, p. 206).

36 Du désert: au livre, p. 134. Ce figé, ce dépouillement progressif • 'observe tout au 10n9 du Uvre des Questions. Il ne reste plus grand'chose, arrivé au Livre des

Res.IJemblances, du lyrisme qu'on pouvait encore trouver dans les volumes précltdents (plu. de poème, plu. de récit).

J7car .l°&meest sans retenue.» (-Pages nouvelles», op. cit., p. 10). Jabès reconnaltrait-il cette _morale du fragment» dont. parle H. Quéré? Cette morale, c·.st. _de se sit.uer, fOt-ce passagèrement, _dans le vrai», c'est. en sœme, À lui aeul et malgré tout. (OU peut-êtrea. cause de cela), de pouvoir mieux dire et mieux faire» (QUéré, Henri, Intermittences du sens, Paris, PUP, _!'onnes sémiotiques», 1992, p. 80).

381'4ël, p. 51.

390n objectera bien entendu que ce refus du .tyle est plut6t paradoxal' on peut en effet. reconnait.re _du» Jabès au premier coup d·oeil. En 6vacuant le _sujet» (le récit) et lui-coame-sujet (ne dit-on pas qu'on reconna1t un écrivain l .on .tyle?) pour lais.er, soi-disant, toute la place au -sujet._ du livre, Jabàs ne signe-t-il

pas encore plu. lourd...nt? L'incertitude ré.ide aussi dan. la difficulté

d"_Avaluer» ••lon l'habitude, la valeur de l'ent.reprise de l'écrivain (etdonc de lui attribuer le mérite du texte). Peut-on, en effet, réu••irou échouer un fragment?

(25)

de l'écriture, entraîne l'aridité et la rigidité de la phrase, assure une sécheresse de style: c'est le «désert»

littéraire41 , le rêve d'une écriture blanche. Un tel

ascétisme doit, un jour ou l'autre, mener l'écrivain au

silence42 •

L'ensemble des fragments jabésiens n'est à l'image de rien; la

singularité de chacun est subversive: ils ne forment pas

quelque chose, ne représentent rien d'autre qu'eux-mêmes. Ils sur-disent en concentrant en peu de mots ce qu'ils prétendent

laisser surgir, se rêvent transparents mais se savent

obstacles, ou ne transparaissent au mieux que sur l'absence de sens. Employés négativement, ils ne donnent pas à voir, ne divulguent rien, mais interpellent tout de même. C'est de cette manière ambiguë que le texte en morceaux - on l'aura deviné - livré à l'espace démesuré d'un livre incomparable et

indéfinissable, se soumet à l'interdit divin de la

représentation43 •

-Pourquoi - lui demanda-t-il - ton livre n'est-il qu'une succession de fragments?

41'En tant que germe demeuré tel, c'est-à-dire privé de développement, le fragment porte la fiqure de la non-croissance, de l'imnobilité, de la pétrification (otyle lapidaire) et finalement de la mort,. (Galay, Jeen-Louis, ,Problèmes de l'oeuvre fragmentale: Valéry" pœt1que, n'31, septembre 1977, p. 339),

4211 mènera en effet Jabès au .dernier_ livre, lA où, en principe, l'6crivain rest.e sans voix. Mais les fragmenta s'écrivent malgré tout, rabattent le .llanee, et Jabès découvre la ressemblance et la r6pétition. WOUB y reviendrons.

43r.e texte fragmontaire, ...ltiple et mouvant, ....t en p6ril la notion de

représentation, puioqu'il ae prive d'appui, da référent, En ce oena, 'crire par fragmenta constitue forcément pour Jabès, ccame pour Barthe. - alnai que l'6crit Ginette Kichaud - une ,certaine critique déeonatructive du concept de

(26)

Elle se voue à

-Parce que 1 'interdit ne frappe pas le livre

brisé, répondit-il. 44

Voilà le détour: .. renoncer à peindre [pour] peindre ce

renoncement .. 45 , puisque l'interdit frappe le .. dit .. lui-même, hante l'écriture, de l'intérieur, comme sa part maudite 46 • L'écriture jabésienne fait son miel de sa propre incapacité à la parole, de son insuffisance initiale.

l'expression de son impuissance et, en simulant toujours sa

mort, parvient à s'accomplir, en extrayant de ce deuil les

moyens de son déploiement47 • À la limite, d'écriture [ ••• ]

est, peut-être bien, ce retrait de l'écriture au profit de sa négation opérante ... 48

44Jabè8, Edmond, Le petit livre de la subversion hors desoupçon, Paris, Gallimard, 1982. p. 45.

45LeParcours, p. 103.

46carane le .ouvenir d~ la Shoah hante Jabès. HAis il .erait .ans doute trop simple d· . . .imiler cet .impossible. de la littérature à cet 'impessible de la littérature

après Auschwitz_. Bien sOr, toua les livres de Jabè!l 8'écrivent en surnageant au-de••ua de .1'ab1me de l'indicible. que constitue l'horreur d'Ausch...itz, ce nom qui

-peur reprendre la célèbre affixmation d' Adorno- a rendu toute poésie impossible.

Jabès krit d'ailleurs .On ne raconte pasAuschwitz. chaque mot nous le raconte.

(LeLivre des I1I4rges, p. 182). HAis 011 faut écrire à partir de cette cassure, de cette bl.ssure sans cesse ravivée_ (Du d'sert au livre, p. 93). Tout 88 passe COIIIIl8 si cette brisure profonde que fut la découverte des camps redoublait ou

r60uvrait la brisure du Livre, et devenait avec celle-ci unique préoccupation de l'6crivain. Chez Jabès, ces deux brisures semblent bien 80uven't. être la mlme, dans la mesure oil eUes sont rapprochées l'une de l'autre jusqu'à se confondre

(.ans qu'on trouve lA l'excuse pour le8 confondre 1). Il senble que, pour Jabè8 COIIIIl8 peur Blanchot, le fragment soit da seule forme capable de traduire la pe.sibilid de panser (plus encore: d'écrirel .après. Auschwitz. (Lire le tZ'lIgmsnt, p. 288).

47c •est une 6criture qui, ccame l' écrit Kauffmann au sujet de Blanchot,

•• ·autori.e c16négativ-.>t de Bon inaptitude à la figuration (età la parole). De

.a di.parition ou de.truction, eUe tire les moyens d'une infinie résurrection •• (Kaufmann, vincent, op. cit., p. 196) •

(27)

C'est essentiellement par le dispositif fragmentaire que Jabès réussit à faire émerger, dans le texte, cette .. impossibilité ..

du livre. La pratique vaine du fragment oscille entre son

incapacité à s'incarner une fois pour toutes (un fragment

arrive toujours en lieu et place d'autre chose) et sa plus grande incapacité encore à se taire (il lui faut dire quelque

chose, même le rien)49. Et comme il pulvérise à la fois

l'espace et le temps du livre (il est morceau et coupure), le

fragment donne au texte une étrange retenue, d'une autre

nature celle-là: sa parole piétine, plus ou moins

.. stabilisé[e] sur [un] seuil ..SO qU'on ne saurait distinguer comme véritable .. bord .. du livre. Car .. on ne franchit jamais le seuil du livre. Il est désert illimité ... S1

On aura compris que ce n'est pas tant le fragment comme forme qui nous intéresse dans le texte jabésien que l'activité

fragmentaire elle-même. Cette étude, à la limite, reste

désespérément sans objet: le fragment, dont on souhaiterait

pouvoir .. retenir.. les bords, dresser la liste des

caractéristiques qui lui sont propres, reste toujours plus ou moins indéfini. Rappelons-nous que:

••• 1e fragment possède une dynamique, qu'il est "opération fragmentaire" et qu'en

49Daniel Sangsue parle d'une lorte d'insaMielittéraire. (,La figure du livre impolsible dans les textes fragmentaire.. , Interférence, n'12, ju.!.llet-d6cembre 1980, p. 45.

50c hevrier, Jean-F. et. llAurice, Christine, ,Àpropoe d'6clat, de plUlllll , d'encyclop6die" cahiers de Tontenay, n'13-14-15, juin 1979, p. 14. 51Jabès, Edmond, LeSoupçon LeDésert, Paris, Clallilllard, 1978, p. 7 •

(28)

cherchant à tracer le portrait du fragment,

c'est celui du fragment à l'oeuvre qui

émerge.52

Notre lecture du fragment, idéalement, ne se montrera pas plus

statique que le texte lui-même: elle ne sera

deviendra toujours 53 •

jamais mais

Parvenus à ce point, sommes-nous maintenant en mesure de

répondre à la question précédemment posée: qu'est-ce donc qu'écrire par fragments? Sans doute pas. À cette question-là, nous substituerons donc celle-ci: le fragment, pour quoi faire? Choisir de travailler à partir de cette question revient à choisir une lecture toutes en détours; c'est éviter le péril de la définition du fragmentaire, sans pour autant

s'interdire de lire la pratique du fragmentaire, laquelle

reste, croyons-nous, le lieu privilégié où se manifestent les enjeux du texte jabésien.

52Cl6ment., Anne-Marie, _L'éclat de l'éphémère_, urgences, n029, octobre 1990, p. 50.

53, ( ••• ]Jabès veut évoquer [ ••• ] un texte qui n'est jamais , mais qui devient t.oujoun ( ..llt. (Motte, Warren F., _Lire lamarge., Instant:s nOl, Paris, 1989, P. 144) •

(29)

Jabès et la question du Livre

.. Ce que j'ai reçu en héritage-disait-il -est l'espérance d'un livre •

.. Legs empoisonnél Depuis, avec chacun de mes ouvrages, c'est un peu de cette espérance qui s 'évanouit.Il

Edmond Jabès 54 Fragments de livre ou livre de fragments? C'est sans doute l'un et l'autre. Jabès fait de ses livres des fragments, et de ses fragments fait des livres; il entretient l'ambivalence .. en s'y enlisant, en s'y 1isantll 55 ? si le fragment, forme ici surdéterminée, semble s'imposer et (dés)organiser le texte, pour n'en faire que .. brisures répétéesll 56toujours hantées par

le livre, le livre lui, surdésigné, et lieu d'un travail

intense de thématisation, nommé à chaque instant dans les titres, dans les sous-titres, dans le texte, prolifère par

fragments et assure la venue d'un livre, tout en la

repoussant: mouvances concomitantes du fragment au livre et du livre au fragment. Fragment/livre: on verra qu'il n'y a pas là de véritable opposition, mais que l'oeuvre de Jabès oblige plutôt à penser ses deux termes ensemble, toujours au-delà ou en-deça des strictes définitions.

Mais il y a encore, au seuil de cette lecture, une difficulté

supplémentaire à signaler. En effet, le terme même de livre

54U LJ.vredu partage, p. 31-55u parcours, p. 17 •

(30)

est, chez Jabès, sujet à précaution. Que le livre se désigne, soit partout nommé, questionné, accusé, défini est déjà un indice. Cette prolifération du titre «livren, cet excès est

peut-être, comme le suggère Roland Barthes, l'inscription

paradoxale d'un manque57 • Faudrait-il alors comprendre que de donner ainsi au moindre texte le titre de "livren, que d'en faire le lieu d'un intense travail conceptuel, nominatif et structurel (nous pensons ici aux cycles composant les Livres),

ne serait qU'admettre le manque en y suppléant (suppléant à ce

qui lui manque pour devenir un livre)? Ce serait aussi, du

coup, avouer qu'il est toujours déjà en proie à ce manque qui le disperse, manque qui nomme à l'avance tous les textes à venir comme "livresn. Jabès n'est pas insensible à ce manque

fondateur. Au contraire, il ne peut s'empêcher d'y revenir

sans cesse pour y interroger en creux sa propre pratique

d'écrivain, et son désir d'écrire des livres. Dans une

certaine mesure, chaque livre de Jabès se contente d'être livre allusivement.

(Il s'indique], dans ce volume qu'il torme, livre et rien d'autre que livre, livre et rien d'autre que cette apparence qui le présente en tant que livre, se désignant lui-méme, se cherchant à travers son langage

57Nous 8111pruntons l Barthes cette idée de produire ce qui manque en inscrivant le

manque lui-mlme: .i'tant aan8 ce.sea. court de temps [ ... ], vous vous ent.kez a. croire que voua aller vous en lortiren mettant de l'ordre dans ce que voua avez à

faire. Vou. faites des progr...s. des plans. des Calendriers [ ••• ) c'est

irrépr. . .ible, vous allonl/u le tEps qui. vous manque, del 'i.nsari.pti.on - . de ae

-.nque .• (Barth•• , Roland, RolandBarthesparRolandBarthes, seuil, coll .

(31)

et prétendant à la situation inouïe d'être son propre sujet.58

Mais ce ccsujet propre" du livre est toujours déjà la proie d'une altérité radicale: le Livre, ccidéal ravageant, surmoi

impitoyable,,59, cela même qui fait éclater le livre, le

condamne à l'interruption, au ressassement.

En effet, l'inlassable interrogation à laquelle Jabès soumet le livre -ou par laquelle il se soumet au livre -, d'une part héritière du projet mallarméen d'un livre total et d'autre part hantée par la tradition juive de la Cabale, se constitue

dans un mouvement à deux temps -d'abord trace et,

simultanément effacement - dans l'espace paradoxal du Livre

absent et toujours à venir, tel que l'a imaginé Maurice

Blanchot60 • Ainsi, c'est le Livre, retiré dans sa majuscule

et ccsans autre contenu que la présence de son avenir

problématique,,61 qui constitue l'horizon de tous les livres de

Jabès. Le Livre lui-même est difficilement définissable.

Origine à jamais perdue (le Livre brisé) qui condamne à écrire dans les ruines, fin de parcours pour toujours inaccessible

(Livre à venir) ou encore ccépaisseur d'ombre,,62 toujours

fuyante, part indéfinissable se dérobant dans les marges de

chaque livre, le Livre est tout cela à la fois. Cet

58Bauclry, J.-L., .c"""", un livre., Tel Quel 24, 1966, p.56.

59sein~-G8%1Illlin, Chris~ian,tcriresur la nui~blanche, l"~iquedu livre cher _nuel Ltivinas e~Bdmond Jabès, Presses de l'Universi~édu Québec, 1992, p. 35. 60Blanch<*, lIBurice, Le livreà venir.

61Zbid., p. 318 •

(32)

indéfinissable ne fait que rendre, on s'en doute, toute

tentative de déterminer l'écart entre le livre et le Livre difficilement envisageable. Ainsi, s'il est déjà laborieux de penser les rapports qu'entretiennent ensemble le fragment et le livre, ou encore si l'on ne parvient que très malaisément à lire la composition du livre jabésien, surpris de la façon

dont il se recueille et se disperse, il faut aussi compter

avec cette inévitable césure entre le livre et le Livre qui

multiplie immédiatement les perspectives et fait sauter les

(trop) pratiques articulations 63 • C'est pourtant dans la

blessure de cette différence inaugurale -bien qu'insituable-, dans cette «ouverture insondable,,64 que doit inconfortablement s'installer toute lecture de Jabès.

63"oilà la difficult:6: CCIIlIIlflIlt peut-on s'essayer à penser en même t _ s les rspports fragment/livre. livre/Livre et fragment/Livre?

(33)

Fragment: et: livre, fragment: et: t:ot:alit:é

Ainsi, c'est de la brisure [ ••• ) que naît la question du livre.

Edmond Jabès 65 Il faut émietter, perdre le respect du Tout.

Nietzsche66

Écrire le livre par fragments, c'est faire deux choses à la

fois: d'une part, c'est l'ouvrir et le libérer de

ccl 'oppression du sens, de la tyrannie de la Totalitéll 67 - on connaît déjà les réserves de Jabès à l'égard du roman- et la fragmentation est alors entendue comme subversion; d'autre

part, c'est aussi désigner le Tout, tendre vers cet

inconcevable et inaccessible Livre, puisque ccc'est dans la fragmentation que se donne à lire l'immensurable totalitéll 68 et le fragment est alors, non pas uniquement rappel dérisoire du livre, mais stratégie d'approche où le livre est désigné à contretemps, dans son effacement. En ce sens, si l'entreprise

jabésienne est héritière du rêve mallarméen et des

perspectives qu'il ouvre à la littérature, elle s'en

distingue sans hésitation par le renoncement et la mise en pièces de tout projet puisqu' il s'agit désormais pour faire 65 Jabès, Edmond, Le livre des marges, l'ata Morgana, 1984, p. 52

66Cité par Maurice Blanchot dana L'lrntretieninfini, Pari., Gallimard, 1969, p. 229.

67LeLlvredesmarges, p. 17 •

(34)

le livre de .. brouiller les pistes utopiquesll 69 • On peut aussi

concevoir ce recours au fragment comme signe ou symptôme

d'une crise dans la conception de l'Oeuvre (Ph.

Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy le faisaient déjà remarquer à propos des romantiques allemands 70 ) et Edmond Jabès semble lui-même y inviter.

En commençant d'écrire le Livre des

Questions j'ai eu l'impression que 1a

cul ture sur laquelle je m'étais reposé

jusque-là se lézardait brutalement [ •.• ].

J'étais, sans le savoir, à l'écoute d'un

livre qui rejetais tous les livres et que,

bien évidemment, je ne maitrisais pas.

[ ••• ] Il me fallait poursuivre le livre

au-delà de ses éclatements, il n 'y a

plus, pour lui, d'appartenance, ni de lieu,

ni de ressemblance et où il échappe, par

conséquent, d toute catégorie, à toute

tradition.71

Il n'est pas inutile de s'interroger ici sur l'articulation du fragment au Tout, laquelle ne se distingue pas toujours, dans

le texte jabésien, de l'articulation fragment/livre. En

utilisant l'une pour l'autre, en effet, Jabès semble

s'employer à effacer toute distinction entre les aspects

philosophique et rhétorique du fragmentaire. Ainsi, les

couples Tout/partie, Unité/diversité, Continu/discontinu, etc. sont convoqués ensemble, l'un brouillant et travaillant les

autres, et réciproquement. En fait, et pour reprendre les

69raël, p. 43 •

70L 'absolu littaraire, Paris, seuil, .Poétique., 1978. 710u duert au livre, p. 79.

(35)

mots de Ginette Michaud, le couple fragment/livre semble servir .. d'exemple ou d' hypostase pour désigner toutes les autre oppo1itions mises en cause par le fragmentaire .. 72.

On sait déjà que le fragment ne peut pas être simplement imaginé comme la partie d'un tout, et qu'il excède toujours

toute organisation dialectique de l'oeuvre où .. le tout

détermine la partie, et où chaque partie prédétermine le tout ..73 , étant lui-même simultanément partie et tout.74

[C'est] toujours par rapport à une totalit~ controuv~e que nous affrontons le fragment;

celui-ci figurant, chaque fois, cette

totalit~ dans sa partie reçue, proclam~e et,

en même temps, par sa contestation

renouvel~e de l'origine, devenant, en se

substituant à elle, soi-même origine de

toute origine possible. 75

Le mot .. controuvé .. employé ici n'est pas innocent puisqu'il signifie, faut-il le rappeler, .. inventé de toutes pièces .. 76 •

Toute idée de totalité, qu'on entende par là le livre ou

autre chose, serait donc non seulement une illusion trop

longtemps entretenue, mais apparaitrait toujours déjà,

précisément, inventée pièce par pièce, par fragments. Car

pour Jabès, le livre d'origine, comme la totalité d'origine 72 0p • cit., p.

21-73sensmaïa, Réda, -ou fragment au détail_, Poétique, n047, sept. 1981, p. 364. 74La totalité fragmentaire ( ••• ] ne peut étre située en aucun point: elle eat aimultanSnent dans le tout et dans chaque partie. Chaque fragment vaut pour

lui-même et pour ce dont i l se détache. La totalité, .st 1. fragment lui-m6me dana aon individualité achevée. C'est donc id.ntiqu...nt la totalité plurielle dea fragments, qui n. cOlllpOse pas un tout( ••• ), lIlllia qui réplique le tout, 1.

fragmentaire l u i _ , en chaque fragment. (Lacoue-Labarthe, Ph. et.ancy, J.-L., op. cit., p. 64).

75LeLivredes marges, p. 48 •

(36)

ont toujours été, dès l'origine, brisure, et c'est de cette brisure seule que nait la parole de l'écrivain, selon une logique analogue à la "perte de fondement [qui] en vient

[ ••• J, très exactement, à constituer le fondement de

l'exigence fragmentaire»77.

On ne dira jamais assez à quel point Jabès imagine à chaque instant la fragmentation comme une opération double,

qui opère dans les deux sens de la

totalité afin de déboucher sur l'ultime fragment et de l'infime fragment afin, en s'annulant au fur et à mesure dans le fragment du néant prépondérant, de reconstituer, à travers son effacement, cette tota1ité. 7B

Ce qu'il faut voir ici, c'est que ce rapport dialogique où fragment et totalité ne s'excluent pas mutuellement mais restent toujours en jeu, permet une "certaine composition»79 du texte, et cela même si le fragmentaire interdit toute idée

de composition dans son rejet du rhétorique. C'est cette

composition, comme nous tenterons de le montrer tout au long de notre lecture, qui organise non seulement le texte, mais tous les livres de Jabès entre eux et qui oblige - étrange

77Kichaud, Gine~~e, op. ci~., p. 283. 78LeLivrede" marge", pp. 48-49.

79NoUS emprun~ons cc~e id'"il. Gine~~e Kichaud: _Le fragmen~ etle livre, [ •••J , Il' oppo••nt. moins de notre point. de we, qu'ils ne 8e renforcent, curieusement: ils travaillent plut6t en.emble, en 8e redoublant, en favorisant une certaine

(37)

retour d'une figure rhétorique: la prétérition?BO - à faire une oeuvre en n'en faisant pas ou encore à faire une oeuvre par désoeuvrement. Le livre, puis l'oeuvre seraient donc

construits obliquement, étant tour à tour perçus à travers leur abolition, un peu à la manière dont, dans l'esthétique des romantiques allemands et comme l'ont indiqué Lacoue-Labarthe et Nancy, «la place vide qu'entoure une couronne de

fragment dessine très exactement les contours de l'Oeuvre»Bl.

Mais les rapports du fragment et du livre doivent aussi être examinés peut-être plus directement. Comme le note vincent Kaufmann:

En faisant d'emblée de l'état provisoire,

fragmentaire et elliptique du "Livre" le

symptôme ou la preuve de sa nécessaire

absence, [ ••• ] on se coupe de la possibilité de rendre compte de son statut paradoxal tel qu'il apparaît dans le "texte" lui-même. B2

aOon nOU8 permettra de nuancer un peu. La prétérition est en effet une figure do rhétorique qui consiste à dire ou faire quelque chose tout en le niant. Gérard Genette donne l'exemple d'une préface écrite _en expliquant qU'on ne le fera pas, ou en évoquant toutes celles qu'on aurait pu faire- (Seulls, Paris, seuil, 1987, p. 217). On ne souhaite pas sU9gérer un aussi simple retour du rhétorique

(refoulé?) dans toute praUque fragmentaire même si cette demière est toujours,

manifestement, soumise à la tentation du tout et du continu, bref, du livre. OU'on se souvienne, par exemple, de l'avertissement de Barthes à propos de l'infidélité d'une écriture .neutre., .blanche. (Le degré zéro de l'écriture), ou

encore celui que Blanchot emprunte à Derrida: .L'exigence du fragmentaire eet exposition a. ces deux sortes de risque: la brièveté ne la satisfait pail; en marge ou en retrait d'un discours supposé achevé, elle la réitère par bribe. et, dan. le mirage du retour, ne sait si elle ne se donne pas une nouvelle a•• urance à ce qu'elle en extrait. Entendons cet avertisssnent: III faut craindre que, comne l'ellipse, le fragment, le 'je ne dis presque rien et: le retire aussit&t· potentialise la maltrise du discours retenu, arraisonnant d'aVance tout•• le continuités et tous les suppl_ts l venir •• (Jacques De=ida). (L'''''riture du

désastre, p. 203), cette quesUon bien sllr très sensible chez Jabès: .l'aut.ur qui écrit des fragments remet-il vra!ment en jeu sa poaiUon de maUris. ou l'affermit-il 80U8 couvert de se fracturer?- (Lir.le ~r.gment, p. 130).

81Lacoue-Labart:he, Ph. et Rancy, J.-L •• op. cit., p. 67 •

(38)

Une page jabésienne se reconnaît immédiatement par sa

disposition typographique très particulière. Ce jeu

d'exergues, de marges et cet usage de l'italique, de la

parenthèse, du dialogue, sont à peu près constants à travers toute l'oeuvre (du moins à partir du Livre des questions). De cette première manifestation matérielle naît, on s'en doute,

ccune autre idée d'un autre livrell 83 , et c'est en quelque sorte

par cet éclatement de la page que les livres jabésiens

affirment leur différence, leur marginalité, et donc qu'ils se constituent comme tels. Par un étrange renversement - qui ne

sera certes pas le dernierl - ils en tirent, du moins en

partie, une apparence d'unité. C'est une façon additionnelle, indirecte, de questionner intensément la notion de livre. Comme l'écrit Ginette Michaud:

••• ces livres exposent une crise des cadres livresques; plus assemblés que rassemblés,

ces livres, pour autant qu'ils sont encore

reliés, sont ouverts, divisés, fragiles,

désoeuvrés: ils se livrent et se retirent, se lient et se délient, s'accomplissent en

se défaisant [on a déjà souligné ce

paradoxe: faire oeuvre par désoeuvrement]. L'ordre du Livre, son classement [ ••• } sont

interrogés comme objets de savoir, et de

pouvoir, du Livre. La notion même de livre

s'y lit comme l'enjeu d'un «flagrant délit

du Livren.84

83Michaud, Ginette, .Prê••ntation. Deuxiilme livraison_, ftudes:françaises, 18:3,

hiver 83, p. 4 • 84 1bid., p. 5.

(39)

Comment comprendre, alors, l'organisation du livre de

fragrnents 85 ? Ou comment doit-on, au contraire, tenter

d'exposer ce qui en fait un livre qui résiste à l'assemblage, au rassernblage? Est-ce que de se contenter de garantir la

cohérence de l'oeuvre par ses thèmes et ses images 86 ne

revient pas à éviter la question, à manquer le texte?

paradoxal, l'assemblage jabésien tire les fragments et les aphorismes (une forme pourtant close), dans la durée du livre, prolongeant ce qui ne se prolonge pas: la rupture, l'écart, la

déliaison. La question du livre, ici, n'est pas loin de

celle du recueil, «qui se compose dans l'après-coup, le plus largement possible, le plus largement ouvert aux incertitudes de l'Imaginaire»8?, dans la mesure ou l'écrivain doit, devant l'abondant fouillis de ses notes et organisant sa matière, présenter un rassemblement ultérieur (ce qui viendrait après) comme une attente du livre (ce qui viendrait avant).

En tait, je me trouve, au moment de

commencer un livre - et sans doute ne

suis-je pas le seul -, littéralement submergé par

sa matière. C'est un peu comme si une

multitude de livres possibles attendaient de

voir le jour. Cette matière est peut-être

le «livre absolu», celui dans lequel se

85pour reprendre la question de Réda Bensma.);.a au suje't des :fraqmenta de Barthe.: •••• qu·est-ce qui fait qU'ily a malgré tout une réelle unlté de cette

...ltiplicité affi%mée? QU'est-ce qui fait de l' hétérogénéité et de

l'éparpillement des fragments une certaine totalité? De quelle nature sont cette unité et cette totalité?. (CP. clt., p. 359).

86curieu. . .n't., c'est surtout ce continuel qu••tionn. .nt d. l'6criture, ce discours sur l'6criture, qui «tient. en.emble le texte diaper.6, ccame, par

analogie, la passion du Livreet l'intérêt spirituel pour l'scriture sainte as.ure la cohésion de la diaspora juive.

(40)

fondraient tous les livres dont nous serions capables. [ ••• J Cette matière, je tiens, le

plus longtemps possible [c'est à dire, dans

les faits, à jamais] , à la préserver à

l'état de chaos au seuil même du livre, afin

que le lecteur puisse, lui aussi, assister à

la naissance de l'ouvrage. SS

Toute lecture du livre doit donc simultanément saisir «une

suite de singularités et simultanément [permettre]

l'appréhension de leur .. ensemble .... S9 • Jabès, d'ailleurs, ne fait rien qui puisse faciliter la cohérence du livre et de ses

parties, mais joue et souligne plutôt la confusion, ce qui

est tout à fait apparent dans les titres qu'il donne au

moindre «chapitre.. ou «sous-chapitre .. de quelques pages

(habituellement quelques fragments regroupés). Ainsi, dans le seul Livre des ressemblances -un cycle de trois ouvrages

publiés d'abord séparément -, on trouvera, entre autres:

_hors-moment du livre l, II, III .. , «l'avant-premier moment de l'avant-livre .. , .. l'avant-dernier moment de l'avant-livre», ..à

la recherche du seuil», .. l'avant avant-seuil», .. 1' avant-seuil», .. le seuih, alors que d'autres chapitres sont eux-mêmes désignés comme .. livres ••• » à l'intérieur du livre. Manifestement, Jabès reprend là, dans ces titres, mais d'une autre manière, plus directe, la fragmentation du livre, son rassemblement hautement problématique, pour exiger du lecteur

88Du d.ert: au l1vra. p. 69 •

(41)

cede penser [ ••• ] dans et hors l'espace du Livrell90, penser dans l'hésitation entre le recueil et la dispersion.

Peut-on alors .. upposer que ce qui rend impossible tout

rassemblement définitif dans un livre est cette volonté de convoquer l'inconvoquable, de représenter l'imprésentable: le Livre? Le livre jabésien s'ouvre à:

•••un~ :elation avec l'Autre qui fait ~chec

à tout rassemblement dans la pr~sence/ au

point ou aucun «ouvrage. ne peut se relier ou se refermer sur sa pr~sence, ne peut se

tramer ou s'enchaîner pour faire livre. Le

pr~sent ouvrage fait ~tat de ce qui ne peut

être donn~ que hors livre. Et même hors

cadre.91

ceChacun des livres de Jabès ajoute encore un fragment à ce

plus grand Livre, à ce Texte [ ••• ] divin, radicalement

autrell 92 • Ajoute et n'ajoute pas, devrions-nous dire. Car on reconnait là le problématique modèle de la prolifération fragmentaire: là où s'ajoute encore un fragment, la série est toujours sans suite.

90Miehaud, Ginette, .Fragment et dictionnaire, Autour de l' 6criture c - . . i r e de Barthes., ttudes françdses, 18:3, hiver 83, p. 60, Cette r ...rqu. de Miehaud se lit carme Buit: _La question du texte fragmentai:re exige donc du lecteur une double posture, en lui demandant de la penser dans et hors l'.apeee du Livre., Remarquons, eneore une fois, l'sspect r6flexif du texte jab6aien. I.ea

caract6riBtiques de la pratique fragmentaire 80nt, chez JAbils, repri••• pour Itre noamées, th6ma:tiBéeB, ou, peut-être plu. jU8t. . .nt, .expoa6e•• par surenchère. Ainsi lit-on dans l'aël (p.13): .I.e livre se lit d'abord hore de ses limites••

91oerxida, Jacques, _Zn ce moment mimedan. cet ouvrage me voici_, Paych'. Invention. d. l'4utr., paris, GalilH, 19S7, p. 183.

92steme1man, Richard, _Le dialogue de l'absence-, tcrire 1. livre: autourd'~dmond

(42)

L'ÉCRITURE DU FRAGMENTAIRE

Continu et discontinu de l' écriture

Les liens sont des échos. Edmond Jabès 93 Est-ce la même chose qu'un fragment, deux fragments, des fragments, des milliers de fragments?

Daniel oster94

Le texte fragmentaire n'est pas uniquement brisure du livre et de son ordre, subversion du discours rhétoriquement constitué. En abandonnant toute idée de progression, en renonçant à la

somme et à la synthèse par le sabotage du ccmouvement

centripète de médiatisation des contraires [... et la ]

formulation [ ••• ] d'une totalité unifiante»95 - puisque chaque

fragment est sans continuité narrative avec ce qui vient

93J.~.,BdlIIond, d .. clef de voCte., Le seuilLes.ble (poésies canplètes 1943-1988), paris, Gallilllard, .1'o6sie., 1990, p 146.

94OS1:ar, Daniel, p. . . .g. . de zinon, paris, seuil, 1983, p. 241 •

(43)

avant ou après lui - , le discontinu de l'écriture devient aussi créateur de sens. Comme le note Jean-Louis GalaYI

Un livre de fragments ne doit pas (s'il doit rester justifié dans cette forme) se laisser traduire en un livre de texte continu - le problème [est] d'indiquer en quoi réside cette intraduisibilité. 96

En vérité, il ne s'agit pas tant de cerner, justifier ou

définir cette intraduisibilité que le lecteur, de toute façon, trouvera toujours déjà irréductible et nécessaire précisément parce qu'elle désigne quelque chose qui ne se laisse pas traduire 97 , que de s'attacher à montrer comment et pourquoi le texte jabésien joue de cette intraduisibilité, jusqu'à faire

du manque constitutif d'un discours troué, une valeur

supplémentaire et même essentielle. Mais avant de

s'interroger sur les raisons de ce discontinu, examinons-en les effets, qui sont multiples.

Le discontinu permet d'abord, manifestement, de mettre en place cette inconfortable «logique de l' indécidable,,98, qui

96041ay • Jean-Louis. op. cit •• p.

361-97cCIlIIIl8 le rappelle Ralph Beyndels. le discontinu du texte veut dire quelque

chose, mais -n' exprime ce contenu qu'en le Jl\&intenant coame lndlalgnable.Il Quant

A cette question de justificaUon de la tome. telle que se la pose J.-L. 041ay. i l sOlllble que le texte discontinu soit toujours déjA au-dell du probl... ou, pour

mieux dire, qu'il suspende ce1:t. question par sa ••ule apparition . •on ••ul. .nt

cr...t-il .:fozmell_t le sentiment de vide ( ••• ); ...is encore. i len implique dgn.f:ticativ_t la nécessité. En effet. as n6qativité ne 'r. .place' rien •• (Beyndels. Ralph. Lapens'":frs_nt"'. Discontinuit' :foZllllllle et question du sens. Pierre Hardega 6diteur, 1985. pp.

58-61-98L 'expreasion est de Claude Lévesque dans L'itranget' du texte. IIontr'.l, VLB éditeur, 1976, p. 219.

(44)

laisse le texte suspendu et énigmatique, en admettant côte à

côte des énoncés souvent contradictoires et pourtant

coexistants 99 , grâce aux blancs qui, d'un même geste,

joignent et éloignent les fragments entre eux.

D'interruption en interruption, le sens est sans cesse

relancé, et comme toujours à mi-chemin de son parcours,

n'aboutissant jamais. Comme le souligne lui-même Jabès,

Clc'est seulement dans la continuité du texte", imposée à tort,

que le sens est détruit 100 • Ainsi, la parataxe n'est pas

simplement la part visible d'un texte insuffisamment lié, elle est tactique. Subversif, l'écrivain mine volontairement Clla

pertinence du propos [qui] demeure problématique et ne

s'assure, ou ne tend à s'assurer [ •.• ] d'aucune validation: la légitimité reste en souffrance"lOl. Sans doute faut-il voir

là une influence de la tradition rabbinique. On sait en

effet, comme l'a si bien montré Marc-Alain Ouaknin, que:

la première chose que remarque le lecteur du

Midrach et du Talmud est l'importance du

dialogue dans la mise en chantier de la

pensée. Dès qu'un Maître propose une

pensée, son interlocuteur l'ébranle de sa

position [ ••• ] [Cette] pensée est une pensée

de l'intervalle, de l'entre-deux [ ••• ]. Le

sens n'est dans la conscience d'aucun des

99C'est le diepooitif fragmentaire qui pe...t li Jabès d' 88surer la présence

••cuver.in.. e1: t.roublan'te de la contradiction. Car penser et écrir. par

fragments .fait incoercibl_nt saillir del'iJIlpensé •• (Saint-G8%IIlIlin, Christian, op. cit., p. 151, citant Guy petitdlllWlge).

1000U d'sert eu livre, p. 153

101cClIIIl8nt , Bernard, Roland Barthea, vera le neutre, Christian Bourgoia, 1991, p • 177.

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