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Entre les mots et les silences : la crise créative (et existentielle) dans la dernière phase de la poésie de Ingeborg Bachmann et de Alejandra Pizarnik

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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La crise créative (et existentielle) dans la dernière phase de la

poésie de Ingeborg Bachmann et de Alejandra Pizarnik

Madeleine Stratford

Département d'études allemandes

Université McGill, Montréal

Juillet 2003

Un mémoire soumis à la Faculté d'études supérieures et de recherche en réalisation partielle des exigences pour le diplôme de

maîtrise es arts

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Mon projet de mémoire de maîtrise était original, inusité : une étudiante d'allemand voulait comparer une poète autrichienne avec une poète argentine. Cette idée nécessitait le concours volontaire de deux départements qui n'ont en temps normal presque aucun contact entre eux. Je remercie les départements d'études allemandes et hispaniques de m'avoir encouragée à réaliser mon projet.

D'abord, Mme Trudis Goldsmifh-Reber du Département d'études allemandes a accueilli mon sujet avec grand enthousiasme. Elle a su me conseiller ou me remonter le moral chaque fois que j ' e n ressentais le besoin. Je l'ai toujours sentie très présente et disponible, que ce soit lors de conversations téléphoniques, d'échanges de courriels ou de rencontres à Montréal. Ensuite, j'éprouve beaucoup de gratitude envers Mme Kathleen Sibbald du Département d'études hispaniques. Elle a généreusement accepté de faire des entorses à son horaire déjà chargé pour diriger la partie hispanique de mon travail. Elle a lu mes textes avec beaucoup de perspicacité et m'a toujours incitée à aller chercher le meilleur de moi-même. Sans Mmes Goldsmith-Reber et Sibbald, le présent mémoire n'aurait jamais vu le jour. Je les remercie toutes deux très chaleureusement de leur intérêt commun pour mon projet, leur ouverture d'esprit, leur complicité et la compréhension dont elles ont fait preuve dans les moments plus difficiles.

En outre, je suis très reconnaissante au Service de prêt entre bibliothèques de l'Université McGill, qui a ratissé toute l'Amérique du Nord jusqu'à dénicher les perles bibliographiques rares que j'avais commandées.

Également, je désire témoigner ma gratitude à mes parents, qui suivent mes progrès depuis le début : à ma mère pour son soutien moral et spirituel; à mon père pour avoir lu mon manuscrit à la recherche de fautes et de coquilles, et dont les corrections m'ont été d'un grand secours.

Enfin, je tiens à exprimer toute mon admiration et ma reconnaissance à Ingeborg Bachmann et à Alejandra Pizarnik pour avoir écrit des poèmes si touchants. Ce sont elles qui m'ont donné le goût de la littérature et le courage d'entreprendre le long voyage du mémoire.

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Sommaire

Le présent mémoire vise à établir un rapprochement entre l'œuvre poétique de l'Autrichienne Ingeborg Bachmann (1926-1973) et celle de l'Argentine Alejandra Pizarnik (1936-1972). D'abord, nous dégageons les similitudes dans la vie des deux auteures. Ensuite, la revue de littérature montre que l'une et l'autre étaient des «moutons noirs» au sein de leur génération littéraire. Enfin, notre analyse se concentre sur la dernière phase de leur production poétique (1963-1966 pour Bachmann; 1970-1972 pour Pizarnik), plus particulièrement sur deux poèmes que la critique considère comme leur «adieu» à la poésie : «Keine Delikatessen» [Pas de delikatessen] de Bachmann (1963) et «En esta noche, en este mundo» [En cette nuit, en ce monde] de Pizarnik (1971). Nous démontrons que les deux poètes font preuve d'une méfiance similaire face à leur médium, le langage, accompagnée d'une préoccupation particulière pour le silence, qui se traduit dans leurs poèmes aux niveaux thématique et formel.

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Abstract

This master's thesis seeks to establish a comparison between the lyrical work of the Austrian Ingeborg Bachmann (1926-1973) and the Argentinean Alejandra Pizarnik (1936-1972). First, we draw from the similarities in the lives of both authors. Then, the survey of secondary literature shows that the two writers were the «black sheep» of their literary génération. Finally, our analysis focuses on the last phase of their lyrical production (1963-1966 for Bachmann; 1970-1972 for Pizarnik), most especially on two poems which are considered by the critics to be their «farewell» to poetry : «Keine Delikatessen» [No delicacies] by Bachmann (1963) and «En esta noche, en este mundo» [In this night, in this world] by Pizarnik (1971). We demonstrate that both poets show the same distrust of their médium, language, accompanied by a particular concern for silence, which appears in their respective poems both thematically and formally.

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Table des matières

Remerciements Sommaire Abstract

iv Table des matières

INTRODUCTION 1

CHAPITRE 1 : VIE ET OEUVRE DE BACHMANN ET DE PIZARNIK 10 1. INGEBORG BACHMANN

17

2. ALEJANDRA PIZARNIK

3. INGEBORG ET ALEJANDRA : DEUX VIES, UN DESTIN 23

3.1. L'image du père ^J

3.2. Amitiés sélectives et amours tumultueuses 23

3.3. Éternelles étrangères 25 3.4. Angoisses et instabilité psychologique 25

3.5. Vie littéraire 26 CHAPITRE 2 : REVUE DE LITTÉRATURE - BACHMANN ET PIZARNIK,

ÉTRANGES ÉTRANGÈRES 28 1. LA CRITIQUE BACHMANNIENNE 28

1.1. Bachmann et sa génération 28 1.2. Star-système et confusion critique 30

1.3. Tradition et modernité 33 1.4. Sprachskepsis vs. Sprachhoffnung 35

1.5. Heidegger et Wittgenstein 38

1.6. Conclusion 43 2. LA CRITIQUE PIZARNIKIENNE 45

2.1. Entre le mot et le silence 45 2.2. Classification trouble 46 2.3. Pizarnik et le canon 48 2.4. Surréalisme controversé 49

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2.6. Conclusion 60 3. SYNTHÈSE COMPARATIVE 61

CHAPITRE 3 : ANALYSE DE POÈMES DE BACHMANN ET PIZARNIK....62 1. INGEBORG BACHMANN : «KEINE DELIKATESSEN» [PAS DE DELIKATESSEN] ..62

1.1. Sprachskepsis, un problème «délicat» 63 1.1.1. Prise de tête entre deux langages 63 1.1.2. Les maux du poète esclave du mot 68 1.1.3. Une «véritable énigme» signée Bachmann 70

1.1.4. Conclusion 74 1.2. Les silences de Bachmann 76

1.2.1. Les silences rhétoriques 77 1.2.2. Les silences grammaticaux 79 1.2.3. Les silences pictographiques 81

1.2.4. Conclusion 82

1.3. Synthèse 83 2. ALEJANDRA PIZARNIK : « E N ESTA NOCHE, EN ESTE MUNDO» [EN CETTE NUIT,

EN CE MONDE] 8 4

2.1. Sprachskepsis : la révolte d'un «je lyrique» souffrant d'agénésie 84

2.2. La nuit porte conseil 89 2.3. La foi du poète 91 2.4. La trinitépoétique 94

2.4.1. Logos : une maison dans la tête 95 2.4.2. Eros : la plume entre les jambes 97 2.4.3. Thanatos : le poète nécrophile/nécrophage 98

2.4.4. Vivre de sa plume 100 2.5. La voie du silence 101

2.5.1. Silences impossibles? 101 2.5.2. Silences possibles 103 2.5.3. Silences extraordinaires 104

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2.6. Synthèse 105

3. SYNTHÈSE COMPARATIVE 107

CONCLUSION : DEUX MONDES, UNE NUIT SANS DÉLICATESSE 111

Annexes H4 KEINE DELIKATESSEN H4 PAS DE DELIKATESSEN H5 WAHRLICH 116 VRAIMENT 116 ENIGMA 117 ENIGME 117 (MEINE GEDICHTE SIND MIR ABHANDEN GEKOMMEN.) 118

(MES POÈMES M'ONT ÉCHAPPÉ DES MAINS.) 118

(MEINE SCHREIE VERLIER ICH) 119

(JE PERDS MES CRIS) 1 1 9 EN ESTA NOCHE, EN ESTE MUNDO 120

EN CETTE NUIT, EN CE MONDE 121

«CASA DE LA MENTE» 122 «MAISON DE L'ESPRIT» 122 SEULEMENT LES NUITS 123 (NO, LA VERDAD NO ES LA MÛSICA) 124

(NON, LA VÉRITÉ N'EST PAS LA MUSIQUE) 124

(CRIATURA EN PLEGARIA) 125 (CRÉATURE EN PRIÈRE) 125

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Que peuvent bien avoir en commun Ingeborg Bachmann (1926-1973), auteure autrichienne diplômée de philosophie, et Alejandra Pizarnik (1936-1972), écrivaine argentine autodidacte? À première vue, elles différaient beaucoup l'une de l'autre. Ingeborg était blonde, grande et mince, très féminine; Alejandra était brune, petite et ronde, plutôt garçon manqué. Ingeborg devait travailler pour gagner sa vie; Alejandra dépendait financièrement de ses parents. Le père de Ingeborg était membre du parti national-socialiste; les parents de Alejandra étaient juifs. L'une écrivait en allemand, l'autre en espagnol. Elles ne se sont jamais rencontrées et il est même fort probable qu'elles ne se soient jamais lues l'une l'autre. Il n'est donc pas surprenant que personne n'ait jusqu'à présent songé à comparer Ingeborg Bachmann et Alejandra Pizarnik. Un océan sépare les deux poètes, et pourtant, à la lumière de leur biographie respective, on note déjà des ressemblances : vie intense, œuvre marquante et mort précoce.

1. Intention

Ce mémoire vise à établir un parallèle entre certaines caractéristiques communes à l'œuvre de Ingeborg Bachmann et à celle de Alejandra Pizarnik. Nous tenterons de prouver que les deux poètes ont vécu une crise créative (et existentielle) similaire. Toutes deux oscillaient entre un doute systématique du mot (Sprachskepsis) et une foi en un langage meilleur (Sprachhoffung). Cette ambivalence a débouché, tant chez Bachmann que chez Pizarnik, sur une crise créative aiguë qui les a conduites au silence : elles ont toutes deux délaissé la poésie à un moment crucial de leur carrière. Ingeborg a écrit son dernier poème (selon ses dires), «Bôhmen liegt am Meer» [Bôhmen est au bord de la mer]1, en 1964, et consacre les dernières armées de sa vie (de 1967 à 1973) aux romans des

Todesarten [Façons de mourir]. Alejandra a rédigé de plus en plus de poèmes en

prose à partir de 1962 et publié un premier récit en prose en 1965, La condesa

1 Pour une meilleure compréhension du mémoire, nous avons traduit en français les titres de

poèmes, les poèmes, ainsi que les citations qui étaient en allemand ou en espagnol. Vous trouverez en annexe les poèmes analysés ainsi que leur traduction. Ces dernières peuvent différer de celles présentes dans le texte entre crochets, qui donnent parfois une variante plus littérale.

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profond, inénarrable d'écrire en prose un petit livre] (Pizarnik citée dans Graziano 277). Vers la fin de sa vie, Alejandra délaisse la poésie et produit surtout des textes en prose d'une ironie mordante à caractère fortement sexuel et parfois même scatologique, les plus connus étant Los poseidos entre lilas [Les possèdes entre lilas] et La bucanera de Pernambuco [La boucanière de Pernambuco].

2. Méthode

Les données bibliographiques des deux auteures nous serviront de premier point de comparaison. Ensuite, l'analyse de la critique, qui a du mal à classer tant Bachmann que Pizarnik dans une école littéraire ou un mouvement en particulier, permettra de prouver que la production poétique des deux femmes était originale pour leur époque. Aussi, cette revue de la littérature mettra en valeur des thèmes qui reviennent à la fois dans la critique de l'œuvre de Bachmann et de celle de Pizarnik : ambivalence et hermétisme, intertextualité, lien entre la vie, la mort et la poésie. Enfin, l'analyse en profondeur d'une courte sélection de poèmes de Bachmann et de Pizarnik fera ressortir les ressemblances et les différences de la crise créative respective des deux auteures.

3. Corpus textuel

Comme la problématique du langage et l'impératif du silence s'intensifient au fur et à mesure qu'écrivent Bachmann et Pizarnik, nous nous concentrerons sur les derniers poèmes des écrivaines, composés entre 1960 et la mort de chacune (Pizarnik en 1972, Bachmann en 1973). En particulier, la critique identifie deux poèmes comme leur «adieu» respectif à la poésie : «Keine Delikatessen» [Pas de delikatessen] (rédigé par Bachmann autour de 1963) et «En esta noche, en este mundo» [En cette nuit, en ce monde] (rédigé par Pizarnik en octobre 1971). Ces textes démontrent, dans la thématique comme dans la forme, une vive remise en question du pouvoir communicatif de la langue et de la raison d'être du poète. Ils constitueront donc la base de notre étude.

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poèmes de Bachmann et Pizarnik. En effet, d'autres poèmes de la même époque ou plus tardifs portent eux aussi sur la problématique du langage. Ces denières compositions sont clairement «autophages~», étant donné qu'elles thématisent l'incapacité du poète à écrire des poèmes. En conséquence, ledit «adieu à la poésie» est constitué non pas par un seul, mais par plusieurs textes. Ainsi, pour illustrer la crise créative de Bachmann et de Pizarnik, nous nous servirons d'une sélection de poèmes, dont certains ont été publiés dans des revues avant la mort de leur auteure, et d'autres, carrément passés sous silence par les poètes et publiés après leur mort. Pour Bachmann, nous prendrons entre autres «Wahrlich» [Vraiment] (1964), «Enigma» [Énigme] (1966-1967), deux des derniers poèmes apparaissant dans la poésie complète (Sdmtliche Gedichte. Mùnchen : Piper, 1998). Nous utiliserons également quelques poèmes tirés d'un nouveau recueil d'inédits publié par la famille de Bachmann (Ich weifi keine bessere Welt

-Unverôffentlichte Gedichte. Mùnchen : Piper, 2000)". Parmi les poèmes de

Pizarnik, nous analyserons surtout «Casa de la mente» [Maison de l'esprit] (1970), «Solamente las noches» [Seulement les nuits] (1972) et «no, la verdad no es la mûsica» [non, la vérité n'est pas la musique] (1971), tous tirés du nouvel ouvrage de Ana Becciu qui compile la poésie complète de la poète (Alejandra

Pizarnik - Poesia compléta. Barcelona : Editorial Lumen, 2000. 355, 427, 431).

Nous nous concentrerons surtout sur les poèmes, mais tiendrons bien sûr compte de l'opinion de la critique.

2 «Los poemas autofâgicos se erigen como la puesta en escena del poema que se desea escribir.

pero que no se escribiré nunca. El proceso de construcciôn textual de estos poemas (presentados por un hablante en tiempo présente) esta permanentemente asediado por la tension entre silencio y escritura : sujeto y objeto de su propio mensaje. el poema adquiere un carâcter metatextual que amenaza destruir sus propios limites y reducirlo a la nada, es decir, al silencio» [Les poèmes autophages s'érigent comme la mise en scène du poème que l'on désire écrire mais que Fon n'écrira jamais. Le processus de construction textuelle de ces poèmes (présentés par un narrateur au temps présent) est assiégé en permanence par la tension entre le silence et l'écriture : sujet et objet de son propre message, le poème acquiert un caractère métatextuel qui menace de détruire ses propres limites et de le réduire à néant, c'est-à-dire au silence] (Chirinos 199).

"' «Meine Gedichte sind mir abhanden gekommen» [Mes poèmes m'ont échappé] (11) et «Meine Schreie verlier ich» [Je perds mes cris] (145).

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méfiance face au langage4 ainsi que dans une préoccupation toute particulière pour son contraire, le silence. Fabiana Inès Varela nous informe qu'en poésie, le

silence peut apparaître soit dans la thématique du poème, soit dans sa forme, et souvent dans les deux à la fois (Varela 166). Nous allons donc analyser les poèmes choisis en nous centrant sur la critique du mot, puis sur le silence au niveau de la thématique, puisque, selon Varela, le premier signe de conflit entre le silence et le mot réside dans la «poetizaciôn de la incapacidad del lenguaje para dar a conocer realidades extemas o estados del aima que superan por su magnitud las posibilidades del decir» [poétisation de l'incapacité du langage à rendre des réalités externes ou des états d'âme qui dépassent par leur magnitude les possibilités de la parole] (Varela 161). Ensuite, nous aborderons les manifestations formelles du silence dans les poèmes. Les textes analysés, poétologiques par la force des choses, nous informeront ainsi sur la conception que Bachmann et Pizarnik avaient de leur art. Nous croyons que notre étude de ces textes selon l'esthétique du silence comme thématique et comme forme nous permettra d'arriver à mieux cerner la dernière phase des poétiques de Bachmann et de Pizarnik.

4.1. Le thème du silence

En ce qui a trait au thème du silence, il faut tout d'abord remettre l'œuvre des deux poètes en contexte, puisque le doute systématique du mot et l'impératif du silence ne sont pas des préoccupations exclusives à Bachmann et Pizarnik, mais semblent plutôt être les signes marquants d'une époque. Selon George Steiner, la revendication du silence comme moyen de transcender le langage est un phénomène particulièrement propre au vingtième siècle (Steiner 47). L'industrialisation, la modernisation, les deux guerres mondiales, toute cette ébullition a fait naître une réalité nouvelle, différente et difficile à décrire. Les

4 À propos du thème de la Sprachskepsis, Ingeborg Bachmann s'inscrit dans la lignée des penseurs

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synonyme de l'absolu, et celui-ci est impossible à atteindre, encore plus pour le poète dont le médium, la langue, est sonore. Lors de l'analyse thématique de «Keine Delikatessen» et de «En esta noche, en este mundo», nous pourrons constater à quel point est présente cette problématique du poète moderne qui sent la langue inadéquate pour exprimer sa réalité. Nous identifierons la nature de la critique du mot, ainsi que celle du silence qui en découle. Bachmann et Pizarnik ne reprochent pas tout à fait les mêmes choses au langage, car leur but est différent, si on se fie aux deux poèmes mentionnés : Bachmann aspire à créer un poème qui représente une réalité humaine et aurait des répercussions au niveau sociétal, et Pizarnik, une réalité purement individuelle et «inutile» à la communauté.

Aussi, nous tenterons d'identifier si le silence de nos poètes est volontaire ou imposé, s'il est signe de sagesse ou d'ignorance : «no es lo mismo el silencio elegido voluntariamente que el silencio de quien es obligado a callar; y [...] tampoco es lo mismo el silencio de quien sabe y décide callar que el silencio de quien calla porque no sabe que decir» [le silence choisi volontairement n'est pas la même chose que le silence de celui qui est obligé de se taire; et [...] le silence de celui qui sait et décide de se taire n'est pas non plus le même que le silence de celui qui se tait parce qu'il ignore quoi dire] (Chirinos 17). Eduardo Chirinos qualifie le silence intentionnel de «sileo» et le silence forcé, de «taceo» (Chirinos

184). Nous verrons que cette catégorisation, bien qu'elle nous aide à y voir plus

5 Ici, on peut penser au fameux diktat de Adorno, selon lequel il n'est plus possible d'écrire de la

poésie après Auschwitz (Schnell 248). Bachmann y fait d'ailleurs écho dans ses «Leçons de Francfort» : «In unserem Jahrhundert scheinen mir dièses Stùrze ins Schweigen, die Motive dafur und fur die Wiederkehr aus dem Schweigen darum von grofier Wichtigkeit fur das Verstàndnis der sprachlichen Leistungen, die ihm vorausgehen oder folgen, weil sich die Lage noch verschàrft hat. Der Fragwùrdigkeit der dichterischen Existenz steht nun zum ersten Mal eine Unsicherheit der gesamten Verhâltnisse gegeniiber. [...] Das Vertrauensverhàltnis zwischen Ich und Sprache und Ding ist schwer erschùttert.» [Dans notre siècle, les causes de ces chutes vers le silence et les causes du retour hors du silence me paraissent ainsi être d'une grande importance pour la compréhension des réalisations linguistiques qui précèdent le silence ou le suivent, car la situation a encore empiré. Le caractère douteux de l'existence poétique représente pour la première fois une incertitude à propos de toutes les relations en général. [...] La relation de confiance entre le je, le langage et la chose est durement ébranlée] (Werke, Band 4 I88).

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chose s'applique à une autre catégorisation des silences, celle de Paolo Valesio, qui différencie le «silence as interruption (or rupture)» du «silence as plénitude» (Valesio 29). Bien que tous les silences soient «éloquents» puisqu'ils ont tous une signification, Valesio nous informe qu'ils ne sont pas tous «féconds» (pregnant) au même degré (Valesio 29). Dans le cas de Bachmann et de Pizarnik, nous croyons que les silences sont davantage des silences de «rupture» et que ceux-ci sont plus fertiles que stériles.

4.2. La forme du silence

Confronté au caractère inadéquat du langage, le poète doit choisir entre le suicide littéraire (à la Rimbaud) ou les rhétoriques du silence, également suicidaires selon Steiner, jusqu'à un certain point (Steiner 50). La crise créative se manifeste donc par ce qu'on pourrait appeler une «esthétique du silence». Il va sans dire qu'une véritable «esthétique du silence» est impossible, car «écrire» le silence signifierait se taire pour de bon. En fait, le silence lui-même est utopique, puisque si une œuvre d'art existe, son silence ne peut être qu'une seule de ses composantes (Sontag 10). Face au caractère inaccessible d'un silence parfait, la langue est en quelque sorte un mal nécessaire. Susan Sontag résume la nature de la poésie moderne en disant que celle-ci «sollicite» le silence de manière «bruyante» : «One recognizes the imperative of silence, but goes on speaking anyway» (Sontag 12). Sontag va encore plus loin et ajoute que le silence ne peut exister indépendamment de la parole : «just as there can't be 'up' without 'down' or ieft' without 'right', so one must acknowledge a surrounding environment of sound or language in order to recognize silence» (Sontag 11). Ainsi, tout au long de son œuvre, Bachmann «crie» en silence, alors que Pizarnik «fait le silence en parlant».

Loin de croire, à l'instar de Steiner, que les «rhétoriques du silence» sont suicidaires, Susan Sontag défend que celles-ci permettent justement au poète de continuer à écrire. Elle définit plusieurs manifestations d'une esthétique du

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silence. Certains auteurs optent pour une «mauvaise écriture» : «Modem art's chronic habit of displeasing, provoking, or frustrating its audience can be regarded as a limited, vicarious participation in the idéal of silence» (Sontag 7). Dans un tel cas, dire quelque chose d'incompréhensible équivaut à ne rien dire du tout. Un moyen plus efficace est la «full margin» de Breton, qui consiste à remplir la périphérie de l'espace artistique tout en laissant le centre de l'œuvre vide (Sontag

12), ce qui donne une littérature «anémique» où les mots prennent bien peu de place. Au contraire, certains auteurs préfèrent pécher par verbosité et tautologie pour manifester leur silence (Sontag 27). Répéter sans cesse la même chose ou encore en dire trop de façon incohérente équivaut à se taire : «by repeating the same word, one no longer hears the word, but its non-referential écho» (Blodgett 213).

Rae Armantout et Amparo Amorôs fournissent d'autres exemples de rhétoriques du silence dont nous nous servirons pour étudier les poèmes choisis : fin abrupte d'un poème, faible lien entre les parties du poème, effets d'inconséquence, autocontradiction ou rétraction, ellipse évidente, liens entre quelque chose de réel et quelque chose d'inexistant, absent ou externe au poème (Armantout citée dans Chirinos 33); sobriété expressive grâce à la suppression d'éléments rhétoriques, élimination de marqueurs de relations (associations insolites), utilisation de techniques cinématographiques, emploi de l'espace topographique pour créer de très brefs poèmes synthétiques, fragmentarisme, commencements «in médias res», fins abruptes, tentative de dépouiller le poème de sa musicalité (Amorôs citée dans Chirinos 46-47). Emma Sepûlveda-Pulvirenti ajoute certaines manifestations grammaticales du silence auxquelles nous recourrons également : questions qui restent sans réponse, pauses marquées par les signes orthographiques, texte mis entre parenthèses, utilisation de la forme dialoguée (Sepûlveda-Pulvirenti 206).

Dans un premier temps, Bachmann et Pizarnik choisissent donc toutes deux les rhétoriques du silence. À la lumière des poèmes analysés, nous verrons que ni Bachmann ni Pizarnik ne prennent le chemin d'une «mauvaise écriture» (pas dans leur poésie, en tout cas). Cependant, il est clair que les poèmes de

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carrément des trous, comme «Keine Delikatessen» et «Enigma», notamment. L'œuvre de Pizarnik, quant à elle, se tient clairement entre l'anémie et la boulimie : ou ses poèmes sont très courts et occupent un bien petit espace, ou ils recouvrent la page entière en bloc, laissant à peine de marge.

Pour Sontag, il existe deux catégories d'auteurs : les uns revendiquent le silence de manière «forte», les autres le font de manière «douce» (Sontag 32). Les premiers ont une vision «apocalyptique» du langage, qu'ils voient destiné à tomber dans le «vide du silence négatif». Cette idéologie se voit reflétée dans les artistes des écoles littéraires modernes (les «ismes»). Les défenseurs du style «fort» démontrent un pessimisme sans issue; les «doux», au contraire, communiquent un certain optimisme, bien qu'ironique. Ces derniers n'annoncent pas la mort du langage proprement dite, mais font plutôt preuve d'une «réticence au énième degré» (Sontag 32). Assurément, Bachmann et Pizarnik appartiennent aux «doux», puisque ni l'une ni l'autre n'adhèrent à un «isme», comme nous le verrons dans la revue de littérature. D'ailleurs, elles adoptent davantage un ton «ironique» que «apocalyptique». Cependant, on ne peut ignorer le fait que dans les deux cas, l'entreprise poétique a été soldée d'un silence, comme si les rhétoriques ne l'avaient en fait que remis à plus tard.

5. Le grand paradoxe

Malgré le fait qu'elle les conduit au silence, cette crise créative dans la poésie de Bachmann et de Pizanik est néanmoins des plus éloquentes. Octavio Paz résume ainsi le grand paradoxe des auteurs modernes rongés par le silence : «nuestros grandes poetas han hecho de la negaciôn de la poesia la forma mas alta de la poesia : sus poemas son critica de la experiencia poética, critica del lenguaje y el significado, critica del poema mismo» [nos grands poètes ont fait de la négation de la poésie la plus haute forme de poésie : leurs poèmes sont une critique de l'expérience poétique, une critique du langage et de la signification, une critique du poème même] (Paz cité dans Chirinos 53). Cette situation

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ajoute que le poète contemporain «se enfrenta a las palabras con el silencio y su lucha (no su triunfo) consiste en obligarlas a aparecer 'de otro modo' en el poema» [se confronte aux mots avec le silence et sa lutte (non son triomphe) consiste à les obliger à apparaître 'd'une autre manière' dans le poème] (Chirinos 54).

Bachmann a dit, dans une entrevue de 1971, qu'il fallait savoir quand s'arrêter : «Aufhôren ist eine Stârke, nicht eine Schwàche» [arrêter est une force, pas une faiblesse] (Wir mùssen wahre Sdtze finden 105). Pizarnik, elle, écrivait avant de se suicider qu'elle voulait continuer à braver la noirceur (de la vie et du poème) : «no quiero ir nada mas que hasta el fondo» [je ne veux pas aller plus loin que jusqu'au fond] (Poesia compléta 453). Faut-il en conclure que l'une et l'autre sont sorties gagnantes de leur bataille avec les mots, que leur abandon de l'écriture constituait un genre de victoire?

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1. INGEBORG BACHMANN

Fille de Matthias Bachmann et de Olga Haas, Ingeborg Bachmann naît le 25 juin 1926 à Klagenfurt, en Autriche. Aînée de trois enfants, elle entre à l'école primaire en 1932, où on la surnomme tour à tour «Elfchen» [petite elfe], car elle est très douce et «l'hibou», car elle est très instruite (Hoell 25). La même année, son père, directeur d'école, joint le parti nazi autrichien, comme la plupart du corps professoral du Land. Il part à la guerre le 31 août 1939 et ne revient définitivement qu'à l'automne 1945 en tant que prisonnier américain. Ces années de nazisme marquent fortement Ingeborg. En entrevue avec la journaliste Gerda Bôdefeld, elle décrira l'arrivée des troupes hitlériennes à Klagenfurt comme «sa première peur de la mort» (Bachmann citée dans Hoell 21).

Pendant la Deuxième Guerre Mondiale, Ingeborg fréquente l'école secondaire, où elle prétexte souvent des malaises afin d'avoir le moins de contacts possibles avec la jeunesse hitlérienne. Grande blonde au corps mince et délicat, elle s'applique à son travail, silencieuse et discrète, intelligente et douée (Hoell 25). Depuis son plus jeune âge, elle lit énormément, surtout les classiques (Goethe, Schiller, Kleist), puisque le gouvernement interdit la plupart des écrivains modernes, tels Thomas Mann, Stefan Zweig ou Arthur Schnitzler, qu'elle lira quand même quand elle en aura la chance. Ce sont les classiques qui marquent le plus de leur empreinte les textes qu'elle rédige en 1942 : Carmen

Ruidera, drame en cinq actes non publié et «Das Honditschkreuz», récit posthume

publié en 1978.

La guerre terminée, Ingeborg amorce ses études universitaires à Innsbruck, finit l'année à Graz, mais opte finalement pour l'Université de Vienne, où elle entreprend un diplôme avec majeure en philosophie et mineures en études allemandes et psychologie. Pour lui permettre d'étudier, ses parents prennent une hypothèque sur leur maison, car la guerre a coûté son poste de directeur à Matthias Bachmann. Durant ses études, Ingeborg rédige plusieurs textes et en

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publie dans des journaux ou magazines littéraires6. En 1947, elle rencontre Hans Weigel, qui l'invite au Café Raimund, principal lieu de rencontre des jeunes auteurs autrichiens. Elle y fait la connaissance de Use Aichinger, qu'elle admirera beaucoup. Aussi, elle se lie d'amitié avec le poète Paul Celan, avec qui elle correspondra jusqu'à la mort prématurée de celui-ci en 1970. Pendant cette période, Ingeborg s'intègre lentement, mais sûrement, aux écrivains de la capitale.

Le 19 décembre 1949, Ingeborg dépose sa dissertation, une forte critique de la philosophie existentialiste de Martin Heidegger. Elle reçoit son diplôme le 23 mars suivant et part en septembre pour Paris, où elle entretient une relation avec Celan. Incapables de vivre ensemble, ils se séparent en décembre, mais restent amis intimes. Ingeborg poursuit son voyage vers Londres, où elle demeure chez la sœur jumelle de Use Aichinger, Helga. Là-bas, elle entre en contact avec des écrivains juifs originaires d'Autriche : Hilde Spiel, Erich Fried, Elias Canetti. Mais elle ne peut rester longtemps à Londres, faute d'argent.

À son retour à Vienne en février 1951, Ingeborg termine son premier roman, Stadt ohne Namen7 [Ville sans nom], mais elle doit trouver un emploi pour se sustenter. D'abord, elle travaille au secrétariat des Forces d'Occupation Américaines. En septembre 1951, elle pose sa candidature à la station de radio

«Rot-Weifi-Rot», située à l'étage au-dessus des Forces d'Occupation. Elle obtient

un poste au département de scénarisation, mais passe vite à celui de rédaction, où elle participe à la conception de radioromans, écrit des essais radiophoniques et traduit des pièces de théâtre pour la radio . La première pièce de son cru, Ein

Geschàft mit Tràumen [Une affaire avec des rêves], est difusée le 28 février 1952.

Dans ses temps libres, elle écrit beaucoup et entre bientôt en contact avec Hans

6De mai 1945 à mai 1946, elle rédige les Briefe an Felician. un ensemble de lettres fictives publié

posthumément en 1991. Le 4 août 1946, le journal Kârnter lllustrierten publie son récit «Die Fàhre» [Le ferry]. Quatre de ses poèmes paraissent dans le magazine littéraire Lynkeus dans le numéro de décembre 1948/janvier 1949. Au cours de l'année 1949, huit de ses récits sont publiés dans le Wiener Tageszeitung.

7 Ayant du mal à le faire publier, elle le réduit en cendres l'année suivante.

8 Louis MacNeice : The Black Tower (Der dunkle Turm, 1946), Tomas Wolfe : Mannerhouse (Das

Herrschaftshaus, 1948). Elle adapte aussi pour la radio le récit «Der Tod des Kleinbùrgers» [La mort du petit-bourgeois] de Franz Werfel.

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officiellement membre du groupe lors de la réunion du 23 mai 1952.

En mai 1953, Ingeborg remporte le prix du Groupe 47 pour son poème «GroBe Landschaft bei Wien» [Grand paysage près de Vienne], première d'une longue série de distinctions. En décembre, elle publie son premier recueil de poèmes, Die gestundete Zeit [Le temps en sursis]. Leur lyrisme rappelle Hôlderlin, Goethe et Rilke. On y sent une tension constante entre la poésie et la politique, l'histoire et le présent (Hoell 66). Après la publication du livre, Ingeborg déménage à Rome, où elle travaille comme correspondante pour la station «Radio Bremen» ainsi que pour le quotidien Westdeutsche Allgemeine

Zeitung9. Le 18 août 1954, elle fait la une du grand magazine allemand Spiegel, qui la consacre personnalité publique. Le 25 mars 1955, la station

«Nordwestdeutsche Rundfunk» met en ondes sa seconde pièce pour radio, Die Zikaden [Les cigales].

Au terme de son séjour en Italie, Ingeborg suit un cours d'été à l'Université Harvard aux États-Unis, puis retourne à Klagenfurt, Vienne et Paris. De janvier à août 1956, elle séjourne chez son ami Henze à Naples, après quoi elle voyage à Ischia et Venise, puis encore à Klagenfurt, Berlin, Munich et Paris. Ces longs mois de nomadisme se termineront avec la publication de son second recueil de poésie, Anrufung des Grofien Baren [Appel de la Grande-Ourse], écho de ses voyages surtout en Italie. Les poèmes accusent une forte influence des classiques de la poésie latine et italienne, de Virgile, Horace, Catulle, Properce à Tasso, Arioste, Dante et Pétrarque (Hoell 82). Ingeborg s'affirme comme une des meilleures poètes de son temps et le recueil lui vaut le Prix Littéraire Bremer le 26 janvier 1957.

Après avoir tenté de retourner vivre à Rome, Ingeborg réalise qu'elle doit gagner de l'argent. Elle décroche un emploi à la station de télévision «Bayerisches

Fernsehen», à Munich. Elle commence à s'intéresser davantage à la scène

Entre juillet 1954 et septembre 1955, elle signe 34 reportages radiophoniques et 8 articles, sous le pseudonyme de «Ruth Keller».

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politique et entre au «Comité contre l'armement nucléaire» en avril 1958. Der

Gute Gott von Manhattan [Le bon Dieu de Manhattan], sa troisième et dernière

pièce radiophonique, sera présentée aux stations «Bayerische Rundfunk» et

«Norddeutsche Rundfunk» le 29 mai. Ce texte gagne le Hôrspielpreis der Kriegsblinden [Prix pour Pièce Radiophonique des Aveugles de Guerre] à Bonn,

en février 1959.

Le 3 juillet 1958, Ingeborg fait la connaissance, à Paris, de l'écrivain suisse-allemand Max Frisch. C'est le coup de foudre. Elle retourne quelques mois à Naples chez Henze, où elle travaille au libretto de l'opéra «Der Prinz von Homburg» [Le prince de Homburg]. Cependant, elle ne peut oublier Frisch et emménage chez lui à Zurich en novembre. Cette relation amoureuse, la plus longue de la vie de Ingeborg, est aussi la plus douloureuse. Le couple vit une relation très passionnée, mais aussi très problématique, car Frisch et Bachmann, tous deux écrivains réputés et en demande, se sentent parfois en compétition.

Du 11 novembre 1959 au 24 février 1960, Ingeborg se fait offrir une chaire de professeure de littérature invitée de l'Université de Francfort-sur-le-Main. Ses séminaires se centrent sur les problèmes de la poésie contemporaine, dont notamment le doute systématique sur la langue. Il s'agit d'une expérience pénible pour Ingeborg qui, d'une voix incertaine et monotone, se contente de «parler à l'écart» («beiseite sprechen») plutôt que de parler clairement aux étudiants (Hoell 102).

Au début de 1961, Frisch et Ingeborg passent la moitié de l'année à Rome. Après un voyage en Grèce, Ingeborg publie des traductions de poèmes de l'Italien Giuseppe Ungaretti, ainsi que son premier ouvrage en prose : Das dreifiigste Jahr [La trentième année], un recueil de nouvelles teintées de tourment et de désespoir (Hoell 104). Avide lectrice de Proust, elle touche aux mêmes thèmes que l'auteur français en sept nouvelles, au lieu de sept romans : il s'agit presque d'une «recherche [du temps perdu] en miniature» (Hoell 105). Le livre est mal perçu par la critique, qui considère Ingeborg avant tout comme poète. En fait, elle ne

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[Prix de la Critique de Berlin] et devient membre de la Berliner Akademie der

Kùnste [Académie des Arts de Berlin]. Frisch en a assez d'être relégué au second

plan1 ' et leur relation prend fin plutôt mal.

Ingeborg surmonte difficilement sa séparation d'avec Frisch. Souffrant de dépression nerveuse, elle sera internée quatre semaines à la clinique Bircher-Brenner de Zurich en décembre 1962 et développera une dépendance à l'alcool et aux médicaments qui ne la quittera plus. Elle rechute régulièrement au fil des années suivantes. À partir de cette époque, l'auteure se penche sur les thèmes de la maladie et de la folie (Hoell, 109). Elle écrit ses derniers poèmes qui reflètent sa douleur, mais ne publie rien. En 1963, elle vit à Berlin, financée par une bourse de la Fondation Ford pour l'Académie des Arts de Berlin. Se sentant seule et malade, elle séjourne à deux reprises à l'hôpital Martin-Luther. Pour se changer les idées une fois l'année écoulée, elle voyage en janvier et février 1964 à Prague avec un ami, Adolf Opel, puis va en Egypte en passant par Athènes. Elle revient à Berlin six mois plus tard, des idées plein la tête et commence à élaborer un nouveau projet, inspiré de la «Comédie humaine» de Balzac : la quadrilogie

Todesarten . Le titre, «Façons de mourir», illustre la préoccupation de l'auteure

pour la mort. En octobre 1964, elle reçoit le prix Georg-Buchner pour l'ensemble de son œuvre. Dans son discours de remerciement, «Ein Ort fur Zufalle» [Un lieu de hasards] (publié en 1965), elle exorcise toutes les émotions négatives

10 Quelque 100 poèmes (ses derniers) écrits entre 1962 et 1964 ont été publiés posthumément en

2000 par sa sœur Isolde et son frère Heinz sous le titre Ich weifi keine bessere Welt [Je ne connais pas de monde meilleur]. Cette publication a soulevé la controverse : on s'est demandé s'il était correct ou non de rendre publics des textes que l'auteure elle-même a jugé bon de garder secrets. Bizarrement, par contre, la publication des fragments de son cycle de romans Todesarten [Façons de mourir] (Requiem fur Fanny Goldmann [Requiem pour Fanny Goldmann] et Der Fall Franza [Le cas Franza]) n'a pour sa part jamais été contestée.

Elle n'a jamais voulu rendre leur relation publique.

* Les romans qui forment le corpus auraient été Malina, Requiem fur Fanny Goldmann, Der Fall Franza et le roman «Goldmann/Roltwitz»). Des quatre romans, Ingeborg n'a pu achever que Malina (publié en 1971).

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éprouvées pour Berlin. En décembre, elle se rend en Sicille pour siéger au jury du «Premio Etna-Taormina».

La santé de Ingeborg empire. Sur recommandation de son médecin, elle séjourne quelques semaines au sanatorium de Baden-Baden. Elle prend de plus en plus de pillules qui font de moins en moins d'effet. Entre la première de l'opéra

Der junge Lord [Le jeune lord] de Henze, dont elle a écrit le libretto, et son

engagement politique pour le Parti Socialiste à Bayreuth, elle est totalement épuisée. En novembre 1965, elle déménage à Rome, mais doit souvent voyager en Allemagne pour faire des lectures. En 1968, elle reçoit le Grofier Ôsterreichischer

Preis fiïr Literatur [Grand Prix Autrichien de Littérature].

Jusqu'en 1970, elle se consacre à l'écriture de Malina. Parfois, elle passe même 18 heures par jour à écrire, bourrée de médicaments. Une série de lectures en Allemagne suit la parution de son roman en mars 1971. Le 2 mai 1972, elle obtient le prix Anton-Wildgans à Vienne. À l'automne, elle publie son deuxième et dernier recueil de nouvelles, intitulé Simultan [Simultané(ment)]. Les histoires, d'un ton plus léger que celles des Todesarten, font néanmoins preuve de grande ironie envers le jet-set, la bourgeoisie et les mécanismes du patriarcat (Hoell 147). Au yeux de la critique, le livre reste dans l'ombre de Malina.

En mars 1973, la mort de Matthias Bachmann laisse sa fille dans un deuil des plus profonds. Ce décès est catastrophique pour Ingeborg, du fait que son père n'a pas su qu'elle allait lui dédier son prochain livre. Elle essaie de se remonter le moral en faisant une tournée de lectures en Pologne, mais n'y arrive que difficilement. À 47 ans, sa dépendance aux médicaments est si forte qu'elle est parfois distraite, absente, et a du mal à finir ses phrases. Dans la nuit du 25 au 26 septembre, sa cigarette mal éteinte met le feu à sa chemise de nuit alors qu'elle gît inconsciente dans son lit à Rome. Quand elle reprend connaissance, plus du tiers de son corps est couvert de brûlures aux second et troisième degrés. Elle appelle son amie Maria Teofili qui l'accompagne à la clinique Sant'Eugenio. Son état est

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Bien qu'elle ait écrit pendant plus de trente ans, Ingeborg a relativement peu publié : deux recueils de poésie, deux de récits en prose et un roman. Les pièces pour la radio, les libretti, les essais et les fragments des autres romans des Todesarten ont tous paru après sa mort. La critique sépare généralement l'œuvre de Ingeborg en deux : la poésie, composée en grande partie dans les années cinquante, et la prose, écrite à partir des années soixante. Peu importe la forme, tout chez Bachmann oscille entre espoir et désespoir, utopie et désillusion : face aux événements historiques, à la société patriarcale ou au langage. De son vivant, ses contemporains n'ont jamais vraiment reconnu la prose de Bachmann à sa juste valeur, considérant l'auteure avant tout comme poète. Paradoxalement, quelque 30 ans plus tard, c'est surtout pour sa prose que l'acclame la critique. Cette reconnaissance tardive laisse penser que Ingeborg Bachmann était en avance sur son temps.

Les médecins ignoraient sa dépendance aux médicaments et ne comprirent que trop tard la raison de ses crises d'épilepsie.

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2. ALEJANDRA PIZARNIK

Flora Pizarnik14 naît le 29 avril 193615 à Avellaneda, province de Buenos

Aires. Elle est la fille cadette de Rosa Bromiker de Pizarnik et Elias Pizarnik, des juifs d'origine russe arrivés à Buenos Aires deux ans auparavant. La famille

Pizarnik ne tarde pas à s'établir : le père travaille comme cuentenik]6 et vend principalement des bijoux, alors que la mère reste à la maison et s'occupe des enfants, comme la plupart des épouses d'immigrants de l'époque (Pina 24). Enfants, Flora et sa sœur aînée, Myriam, entendent souvent parler de l'holocauste, qui a coûté la vie à presque tous les Bromiker et Pizarnik restés en Europe. A part cette tristesse omniprésente, Flora grandit dans un univers culturel très riche, baignée de romans, livres d'histoire, et chansons françaises. Les deux sœurs vont à l'école primaire du quartier (Escuela Normal Mixta de Avellaneda) ainsi qu'à la

Zalman Reizien Scinde, une petite école juive à tendance moderne où elles suivent

des cours de yiddish, d'histoire et de religion juive. Flora est une petite fille ronde et joufflue qui souffre d'un léger bégaiement et de crises d'asthme. On l'appelle

17 18

Flora à l'école, Buma à la maison, Blimele à la Zalman Reizien Schule.

À l'école secondaire, Flora traverse sa crise d'adolescence. Aux problèmes de poids, d'élocution et de respiration s'ajoute une acné qui ne la quittera jamais plus. Dans le but de maigrir, elle commence à prendre des amphétamines, auxquelles elle développera une acoutumance. Adepte de l'existencialisme français, elle peint sa chambre en noir et fume en cachette. Son intérêt pour la

14 En fait, son nom de famille aurait dû être «Pozharnik», mais l'orthographe du nom a été altérée

lors de l'immigration des parents, probablement par erreur (Pina 22).

15 Incroyable mais vrai, dans leurs notices biographiques, certains ont même du mal à s'entendre

sur la date de naissance de Alejandra! En effet, J. G. Cobo Borda, dans un article qui parut l'année du décès de Pizarnik (1972), la dit née le 29 mars 1939. Pourtant, Pizarnik est bien née en 1936, et non en 1939. Lida Aronne-Amestoy fait la même erreur en 1983, puis Robert E. DiAntonio lui emboîte le pas, en 1987, lorsqu'il cite l'information biographique parue dans l'anthologie El deseo de la palabra [Le désir du mot], éditée par A. Beneyto en 1986, qui veut que Pizarnik soit née en 1939. Antonio Fernândez-Molina se trompe également en 1994. On peut penser qu'ils se sont tous basés sur l'article de Cobo Borda, même si aucun ne mentionne ses sources.

16 Mot yiddish qui désigne un commerçant qui travaille chez lui, au lieu de posséder une boutique

(Pina 24).

17 Flora en yiddish.

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littérature est grandissant : elle dévore Sartre, Proust, Gide, Joyce, les surréalistes français et les poètes avant-gardistes. Elle commence même à écrire ses propres textes, éparpillés un peu partout dans sa chambre en désordre. En public, elle affiche une apparence négligée : cheveux courts ébouriffés, chemise froissée et bas trois-quarts colorés tombant sur les souliers. Pour comble, elle aime raconter des histoires drôles à fortes connotations sexuelles et est réputée «mal embouchée» chez les petits-bourgeois de son entourage. Toutefois, malgré son excentricité (ou peut-être grâce à elle), Flora a le don de séduire tous ceux qui la côtoient.

Peu avant d'entrer à l'université en 1954, Flora demande à ses amis de l'appeler à l'avenir «Alejandra», prénom qu'elle gardera jusqu'à la fin de sa vie . Alejandra veut devenir écrivaine. Bien vite, elle découvre que l'université ne l'aidera pas à atteindre son but. Elle débute par un diplôme en philosophie qu'elle abandonne rapidement pour aller en littérature. Après, elle bifurque vers le journalisme, qu'elle délaisse pour prendre des cours de peinture avec Juan Battle

Planas. Finalement, c'est dans les bars qu'elle en apprendra le plus sur l'office de poète, dans des réunions «underground» de peintres et d'auteurs, notamment celles du groupe Poesia Buenos Aires. Aidée par ses nouveaux amis, Alejandra se taille graduellement une place dans le milieu artistique de Buenos Aires. Ses séances de thérapie avec Leôn Ostrov l'encouragent dans sa quête d'identité. En 1955, elle publie son premier recueil de poèmes, La tierra mâs ajena [La terre la plus lointaine] (1955)20, marqué d'une forte influence surréaliste : esthétique de

l'insolite, énumérations, éléments «antipoétiques» de la vie quotidienne, atmosphère typiquement urbaine (Pina 63). Paraissent ensuite La ûltima

inocencia [La dernière innocence] (1956) et Las aventuras perdidas [Les

aventures perdues] (1958), où Alejandra commence à construire son univers

Dans les dernières années de sa vie, elle demandera à ses proches de l'appeler «Sascha», diminutif russe de Alejandra (Pina 44).

Plus tard, elle reniera ce livre un peu comme s'il s'agissait d'une «erreur de jeunesse». Elle n'avait après tout que 19 ans lors de sa publication, et la transition de l'adolescente à la poète ne s'était pas encore produite entièrement. En effet, elle signait le recueil «Flora Alejandra Pizarnik» au lieu de «Alejandra Pizarnik».

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poétique, dont les thèmes récurrents sont : l'acte poétique, la mort, la nuit, l'enfance, la peur et l'aliénation face au monde réel (Pina 92).

En 1960, Alejandra part pour Paris, à cette époque une «véritable succursale de la littérature argentine» (Pina 86). Dans sa «chambre de bonne», elle ne vit pratiquement que de littérature et d'eau fraîche. Contrairement à ce qu'affirment plusieurs anthologies, la poète n'aurait jamais suivi de cours à la Sorbonne, selon sa biographe Cristina Pina (Pina 86). Un peu bohème, elle écrit de nuit et passe son temps dans les cafés avec de grands écrivains, dont Julio Cortâzar, Octavio Paz et Georges Bataille. De temps en temps, elle collabore à des revues littéraires et traduit en espagnol des auteurs français (Yves Bonnefoy, Antonin Artaud, Henri Michaux, Aimé Césaire). Pour la première fois hors de la maison familiale, Alejandra se sent libre de vivre de nouvelles expériences : elle entretient notamment des relations amoureuses aussi bien avec des femmes qu'avec des hommes. Malgré quelques dépressions récurrentes, Alejandra vit heureuse dans la Ville Lumière, et surtout, elle y est très prolifique. Elle écrit plusieurs poèmes souvent très courts, qu'elle publie sous le titre de Arbol de

Diana [L'Arbre de Diane] (1962).

Lorsque Alejandra revient à Buenos Aires en 1964, elle est une poète accomplie. Son livre Arbol de Diana, préfacé par Octavio Paz, Fa consacrée écrivaine à part entière. Bien que le retour à la maison familiale ait été dur, Alejandra continue à mener une vie sociale très active. Grâce à ses amis, membres du groupe Sur, elle côtoie l'élite artistique argentine. En 1965, elle publie Los

trabajos y las noches [Les travaux et les nuits], puis expose quelques dessins aux

côtés des œuvres de Manuel Mûjica Lainez. Aussi, elle publie dans le journal mexicain Diâlogos un texte intitulé La condesa sangrienta [La comtesse ensanglantée] à propos de la comtesse hongroise Erzébeth Bâthory. Enfin, Alejandra gagne le Premier Prix Municipal de Poésie en 1966. À cette époque, ses dépressions se font de plus en plus rapprochées et Alejandra décide de reprendre la thérapie, cette fois avec le docteur Enrique Pichon Rivière. En 1967, la mort de son père bouleverse Alejandra, ce qui la pousse à écrire davantage.

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L'année 1968 revêt pour Alejandra une importance capitale. Tout d'abord, elle fait la connaissance d'une photographe avec qui elle entretiendra une relation amoureuse pendant deux ans. À cause de cette relation, elle emménage dans son propre appartement, où, comme à Paris, elle recommence à vivre surtout de nuit. Bientôt, son recueil Extracciôn de la piedra de locura [Extraction de la pierre de la folie] voit le jour. Il s'agit d'un recueil composé de poèmes en prose où le langage apparaît comme «una conjuraciôn de fuerzas enemigas y létales que se

ceban del yo» [une conjuration de forces ennemies et mortelles qui se nourrissent

du poète] (Pina 195). Peu de temps après, Alejandra reçoit en 1968 la prestigieuse Bourse Guggenheim qui, plus qu'une simple marque d'appréciation, représente une somme d'argent considérable. Elle dilapide la bourse en un rien de temps, surtout en cadeaux pour ses amis les plus chers, et demeure donc dépendante de sa mère économiquement.

En 1969, Alejandra décide de retourner à Paris en passant par New York. Elle trouve la Grosse Pomme d'une «ferocidad intolérable» [férocité intolérable] (Pizarnik citée dans Pina 206) et est horrifiée devant l'américanisation de la Ville Lumière. Déçue, elle retourne sans attendre à Buenos Aires, où débute un «proceso de clausura progresiva» [processus de fermeture progressive] sur le monde (Pina 211). En juin, elle publie le texte en prose «El hombre del antifaz azul» [L'homme au masque bleu], une réécriture de Alice au pays des merveilles. En juillet et août, elle écrit Los poseidos entre lilas21 [Les possédés entre lilas], une «auténtica 'teatralizaciôn del inconsciente'» [authentique 'théâtralisation de l'inconscient'] (Pina 215), pièce de théâtre en un acte bientôt suivie du bref recueil Nombres y figuras [Nombres et figures], qu'elle inclura presque en entier dans El infierno musical [L'enfer musical].

En 1970, Alejandra fait une première tentative de suicide : elle avale une dose fatale de médicaments et appelle ensuite sa mère, son médecin et son amie Olga Orozco. Les trois femmes alertent l'hôpital, où on réanime Alejandra II s'ensuit une période d'internement pendant laquelle la poète n'a tout d'abord pas

2'Une partie de cette pièce paraîtra comme poème sous le même titre dans El infierno musical

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droit aux visites. Progressivement, elle recouvre la santé, jusqu'à pouvoir retourner chez elle. Elle écrit beaucoup de poèmes en prose et lit Kafka comme si c'était une Bible (Pina 224).

En 1971, Alejandra rencontre une femme qui deviendra son dernier grand amour. Cette relation tumultueuse et passionnée se termine plutôt mal : l'amie en question gagne une bourse et part étudier aux États-Unis. De son côté, Alejandra refuse la bourse Fullbright qu'on lui octroie, se sentant incapable d'entreprendre le voyage. En décembre, elle publie son dernier recueil de poèmes, El infierno

musical, ainsi que quelques poèmes sous le titre «Los pequenos cantos» [Les

petits chants] et «En esta noche, en este mundo» dans la revue Arbol de fuego. Elle rédige également les «Textos de sombra» et La bucanera de Pernambuco o

Hilda la poligrafa [La boucanière de Pernambuco ou Hilda la polygraphe], un

texte d'un humour mordant à connotations sexuelles. Ces derniers textes ne seront publiés qu'après sa mort. Le 25 septembre 1972, Alejandra s'enlève la vie à l'âge de 36 ans : elle avale 50 pillules de Seconal après avoir soigneusement maquillé ses poupées et écrit son dernier texte à la craie sur son tableau.

En partie à cause de sa mort précoce et aussi parce qu'elle corrigeait obsessivement ses textes, Alejandra en laisse relativement peu à la postérité : sept courts recueils de poésie, La condesa sangrienta et un recueil des œuvres non publiées de son vivant : Textos de Sombra y ûltimos poemas [Textes d'Ombre et derniers poèmes] (1982, édition de Olga Orozco et Ana Becciû). Comme on ne sait pas vraiment s'il s'agit de versions finales ou non, on tend à considérer les textes de cette édition posthume comme un groupe à part. Par ailleurs, la critique sépare en deux le corpus textuel de l'écrivaine : d'un côté, les poèmes en vers ou en prose et de l'autre, les textes à tendance obscène, généralement en prose.

Ses poèmes, sans appartenir à aucune école en particulier, s'inspirent de la tradition littéraire moderne qui considère la poésie comme un acte suprême et transcendant impliquant une éthique de vie (Altamiranda 327). Dans ce sens, Pina range Alejandra dans la catégorie des «poètes maudits» (Pina 140-141). Toute sa production poétique présente une ambivalence troublante face au langage (Goldberg 384). Les études de peinture de Alejandra auprès de Battle Planas ont

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conditionné sa façon de voir l'acte de création : elle utilisait un tableau noir, où elle situait son poème avant tout visuellement, jouant autant avec les mots et la ponctuation qu'avec les espaces vides de la page.

Les textes en prose figurent surtout dans deux ouvrages : La condesa

sangrienta et La bucanera de Pernambuco o Hilda la poligrafa. Le genre du

premier se situe entre le roman, le poème et l'essai. Basé sur la vie de Erzébeth Bâthory - une comtesse hongroise ayant assassiné plus de six cents jeunes filles dans des rites sexuels sadiques -, ce livre réunit trois thèmes d'importance capitale pour Alejandra : la mort, la sexualité et l'écriture. Quant au second ouvrage, La bucanera, il n'a guère plu aux quelques amis auxquels Alejandra l'a fait lire, ce qui explique peut-être pourquoi elle n'a pas cru bon de le publier de son vivant. Truffé de calembours, il fait allusion au sexe de toutes les façons plus inimaginables les unes que les autres. Ceux qui connaissent l'œuvre poétique de Alejandra seront choqués de voir la différence entre le sérieux tragique de ses poèmes et l'humour infantile de ce texte en prose (Altamiranda 328).

Bien que maintes anthologies aient été publiées depuis la mort de la poète, Alejandra Pizarnik est encore plutôt méconnue. En effet, plusieurs de ces éditions sont épuisées et donc difficiles à obtenir. L'anthologie Poesia compléta [Poésie complète] éditée en 2000 par Ana Becciû est une bonne solution de rechange aux anciennes éditions. Pendant des années, les critiques se sont peu occupés de Alejandra, qui semblait enveloppée d'une aura de mystère22. Depuis le début des

années quatre-vingt-dix, toutefois, on observe une forte augmentation des textes académiques à propos de l'œuvre de l'écrivaine. Cet intérêt croissant de la critique prouve à quel point les textes de Alejandra sont encore contemporains et laisse envisager qu'ils deviendront des classiques de la littérature hispano-américaine, s'ils ne le sont déjà.

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3. INGEBORG ET ALEJANDRA : DEUX VIES, UN DESTIN

Sans contredit, Ingeborg Bachmann et Alejandra Pizarnik partagent quelques expériences communes, malgré le fait qu'elles proviennent de deux pays, de deux cultures tout à fait différentes. Ces ressemblances entre les deux existences se concentrent principalement sur les thèmes suivants : la difficile relation père-fille; les hauts et les bas de la vie amicale et amoureuse; le sentiment d'être exilées dans leur propre pays; les problèmes psychologiques et la dépendance aux médicaments; le cheminement littéraire.

3.1. L 'image du père

D'abord, les deux poètes ont vécu intensément leurs liens émotifs avec leurs parents. Alejandra entretenait avec les siens une relation d'amour-haine. Elle vivait à leurs dépens, mais les repoussait souvent. Elle était terrorisée par son père, une personne extrêmement rigide et exigeante. Dans ses conversations, elle ne le mentionnait jamais, préférant parler de sa mère. Après la mort de son père, peut-être par culpabilité, elle le transforme en «l'homme aux yeux bleus» dans une série de poèmes. Dans le cas de Ingeborg, c'est plutôt la mère qu'elle passe sous silence dans ses textes, alors qu'elle donne souvent des détails sur son père, son lieu d'origine, sa généalogie (Hoell 15). Toutefois, la relation de Ingeborg avec son père était loin d'être simple. Celui-ci avait été nazi, donc il avait contribué aux horreurs de la guerre. Peut-être en avait-elle peur, puisqu'elle a été incapable de lui dire elle-même qu'il ne lui avait pas inspiré le personnage du père-meurtrier dans Malina : elle a plutôt fait faire le message par sa sœur. Pour se faire pardonner, elle voulait lui dédier son livre suivant («A1F uomo più nobile délia mia vita» [À l'homme le plus noble de ma vie]), mais il est décédé avant la publication. Après sa mort, Ingeborg avouait à son amie Heidi Auer qu'il avait été le seul homme à ne pas l'avoir abandonnée (Hoell 149).

3.2. Amitiés sélectives et amours tumultueuses

Mal à l'aise dans les grands groupes, Ingeborg et Alejandra aimaient mieux rencontrer leurs proches seuls à seuls. Toni Kienlechner a qualifié son amie

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Ingeborg de «chef de section» (Hoell 133). L'écrivaine n'aimait pas présenter ses amis les uns aux autres. En fait, elle les gardait séparés à un point tel que plusieurs d'entre eux croient avoir été les seuls dans sa vie. Alejandra conservait elle aussi ses amis dans des «compartiments étanches» et préférait les discussions en tête-à-tête aux réunions de groupe (Pina 158). Les deux auteures privilégiaient l'humour dans leurs contacts avec les gens. Alejandra aimait conter des blagues salées à ses proches, faisant preuve d'un humour insolite de plus en plus obscène et sarcastique (Pina 41). Quant à Ingeborg, bien que son humour fût rarement grivois, l'ironie, et même la sottise, étaient présentes dans beaucoup de ses relations amicales (Hoell 72).

En outre, les vies amoureuses respectives de Ingeborg et de Alejandra n'ont pas été bien roses. La romance de Ingeborg avec Paul Celan a été de courte durée, et son désir de fonder une famille avec l'homosexuel Hans Werner Henze est mort dans l'œuf. La relation la plus longue qu'elle a entretenue, avec Max Frisch, était passionnée, mais chaotique. Deux ans après leur rupture, Frisch publie le roman Mein Name sei Gantenbein [Mon nom serait Gantenbein], où Ingeborg se reconnaît dans le personnage de «Lila». Comme elle ne dévoile en entrevues que très peu sur sa personne, elle se sent violée dans sa vie privée. Ingeborg n'a jamais surmonté leur séparation. Alejandra, pour sa part, a toujours su qu'elle serait malheureuse en amour : «Las mujeres feas nunca vamos a tener suerte en el amor» [Les femmes laides, nous n'aurons jamais de chance en amour], a-t-elle déjà dit à son amie Elizabeth Azcona Cranwell (Pizarnik citée dans Pina 80). Adolescente, Alejandra s'amourachait d'hommes beaucoup plus vieux qu'elle, mais jamais à long terme. À Paris, elle a vécu des expériences avec des partenaires des deux sexes sans pour autant trouver l'âme sœur. Ses deux relations à long terme ont été avec des femmes, à une époque où l'homosexualité était très mal vue. Sa dernière passion, des plus tumultueuses, s'est mal terminée : son amie l'a laissée pour aller étudier aux États-Unis. Peu de temps après Alejandra s'est enlevé la vie.

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3.3. Éternelles étrangères

Ni Ingeborg ni Alejandra ne se sentaient chez elles dans leur propre pays. Ingeborg a toujours préféré Obervellach, située à la frontière de la Slovénie et de l'Italie, plutôt que Klagenfurt, sa ville natale. Elle n'a jamais eu de résidence vraiment permanente : en trente ans, elle a effectué plus de quatorze déménagements entrecoupés de maints voyages. L'Italie était le seul lieu auquel elle revenait toujours. Enfant, elle restait subjuguée quand son père parlait italien, une langue si différente de l'allemand. Dès qu'elle en a eu la chance, elle est partie en voyage en Italie avec sa sœur Isolde; elle y a déménagé à cinq reprises et y est même décédée. Alejandra, peut-être parce qu'elle était fille d'immigrants, a toujours eu l'impression d'être une étrangère, peu importe où elle se trouvait. D'ailleurs, quand on l'entendait parler, on avait toujours l'impression que c'était une langue étrangère. Son rythme d'élocution était très lent et elle coupait les syllabes où bon lui semblait, ce qui lui conférait un certain exotisme, tant en français qu'en espagnol. Paris est l'endroit où Alejandra a probablement passé les meilleurs moments de sa vie. Toutefois, alors qu'elle espérait y retrouver un chez-soi, elle fut bien déçue quand elle y retourna cinq ans après son premier séjour et ne s'y sentit plus la bienvenue.

3.4. Angoisses et instabilité psychologique

Ingeborg et Alejandra souffraient toutes deux d'une timidité maladive. En font foi leurs premières lectures publiques respectives. La peur étouffe Ingeborg à sa première réunion du Groupe 47. Elle lit avec un filet de voix si inaudible qu'on doit faire relire ses poèmes par quelqu'un d'autre. Après sa présentation, on doit la ramener à sa chambre, où elle perd connaissance (Hoell 65). Deux jours plus tard, on invite la jeune autrichienne à lire onze de ses poèmes à la radio. Au Jockey Club de La Plata, Alejandra est introuvable lorsque vient son tour de lire. Elle se cache dans les toilettes, où elle noie sa nervosité dans le whisky. L'idée de monter sur scène la terrorise. Finalement, des amis la convainquent de tenter le coup et elle fait un tabac : on l'applaudit à tout rompre (Pina 78).

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En fait, les deux auteures étaient très instables psychologiquement. Alejandra souffrait de dépressions récurrentes depuis l'adolescence. Il n'était pas rare qu'elle appelle ses amis aux petites heures du matin, morte d'angoisse : elle avait peur de mourir, et surtout, de devenir folle. On l'a même internée après une première tentative de suicide. Ingeborg aussi a fait quelques séjours à l'hôpital après s'être séparée de Max Frisch. Ses dépressions n'étaient pas cycliques, mais omniprésentes. À son ami Adolf Opel, elle écrivait qu'elle était si faible, qu'elle croyait parfois être en train de s'éteindre (Hoell 123). Pendant sa période dépressive, Ingeborg a développé une dépendance aux narcotiques. Durant les dernières années de sa vie, la poubelle de sa chambre se remplissait à ras bord de bouteilles de pilules vides. Elle prenait du Mogadon et de la Medomin, des somnifères qui, au lieu de donner sommeil, rendent parfois euphorique. Le pire médicament était probablement le tranquillisant suisse Seresta qui, en surdose, pouvait occasionner la perte du toucher et de la sensation de la température ainsi que de la douleur. Quant à Alejandra, elle s'était accoutumée aux amphétamines, des stimulants qui accroissaient sa lucidité et lui permettaient de travailler de nuit. On a même qualifié sa maison de «pharmacie», tellement les armoires débordaient de flacons. Avec le temps, toutefois, elle a commencé à alterner les calmants et les stimulants. Les deux écrivaines sont mortes des suites de leur dépendance aux pilules : Alejandra d'une overdose intentionnelle; Ingeborg de brûlures qui, sans

son état d'intoxication, auraient été guérissables.

3.5. Vie littéraire

Enfin, il est intéressant de remarquer que Ingeborg et Alejandra semblent avoir suivi un itinéraire parallèle dans leur écriture, puisque toutes deux ont préféré la prose à un certain moment de leur carrière. Ingeborg a écrit son dernier poème, «Bôhmen liegt am Meer» [Bôhmen est au bord de la mer], en 1964 et consacre les dernières armées de sa vie aux romans des Todesarten. Alejandra a rédigé de plus en plus de poèmes en prose à partir de 1962, publié un premier récit en prose en 1965, La condesa sangrienta, et vers 1972, alors qu'elle travaillait sur

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acabado» [la Alejandra des poèmes s'était éteinte] (Pina 229). Cette bifurcation de style d'écriture de la part des deux poètes dénote un changement d'attitude face au langage.

En somme, plusieurs caractéristiques rapprochent Ingeborg Bachmann et Alejandra Pizarnik : leur relation ambiguë avec leur père, leurs amitiés compartimentées, leurs amours tumultueuses, leur sentiment d'être étrangères dans leur propre pays, leur tempérament nerveux, leur dépendance aux médicaments et leur cheminement littéraire de la poésie vers la prose. Peut-être ces affinités expliquent-elles pourquoi leurs écrits partagent deux thèmes fondamentaux et de plus en plus interreliés chronologiquement : la mort et le silence.

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CHAPITRE 2 :

REVUE DE LITTÉRATURE - BACHMANN ET PIZARNIK, ÉTRANGES ÉTRANGÈRES

1. LA CRITIQUE BACHMANNIENNE

1.1. Bachmann et sa génération

Selon son âge, ses années de production et son milieu littéraire, Ingeborg Bachmann appartient théoriquement au Groupe 47 fondé par Hans Werner Richter en 1947. Toutefois, inclure Bachmann dans ce groupe d'écrivains germanophones, qui se rencontraient une ou deux fois l'an pour lire et commenter leurs textes, ne nous aide guère à situer son œuvre. D'abord, la nature même du Groupe 47 défie toute classification. En effet, plus qu'un ensemble d'auteurs de même acabit, il réunissait des styles d'écriture plutôt variés : «Homogène Richtungen, Schulen oder Gruppierungen gibt es nicht mehr, denn auch die Institution der Gruppe 47 ist letztlich Union und Sprachorgan des Heterogenen» [Il n'y a plus de tendances, d'écoles ou de regroupements homogènes, car en fin de compte, même l'institution du Groupe 47 est l'union et le porte-parole de l'hétérogène] (Burkart 39). Le seul élément thématique qui semble préoccuper tous ses membres est le scepticisme face au langage : «Das 'Misstrauen gegen das Wort' bildete bis zu ihrem Zerfall einer der wesentlichen Konstanten der Entwicklung der Gruppe 47» [La 'méfiance face au mot' constitua une des constantes essentielles de l'évolution du Groupe 47 jusqu'à sa dissolution] (Krôll 372). En vérité, la crise linguistique (souvent traduite en un poème qui problématise son propre médium, la langue) est un phénomène qui s'étend bien au-delà du Groupe 47 et caractérise fondamentalement la poésie moderne23.

En plus, Bachmann demeure une exception au sein du Groupe 47. Non seulement faisait-elle partie de la minorité autrichienne, mais outre cette différence nationale, le simple fait d'être femme lui conférait un statut particulier • sur 96 membres en 1962, seulement dix étaient des femmes (Schneider-Handschin 235). Sans compter que Bachmann elle-même manifestait une certaine ambivalence face aux postulats du Groupe 47. Entre autres, le manque

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d'engagement politique et social des membres la rendait mal à l'aise : «Sie fùhlte sich nicht wohl in einer Ambiente, wo meistens Schweigen ùber die deutsche Vergangenheit herrschte und politische ÂuBerungen nur den Schein der Radikalitàt trugen» [Elle ne se sentait pas à l'aise dans une ambiance où on taisait le plus souvent le passé allemand et où les déclarations politiques n'avaient que l'apparence de la radicalité] (Schneider-Handschin 229). D'ailleurs, elle et certains autres membres (notamment Gunter Grass et Uwe Johnson) commencent à s'éloigner du groupe et à s'engager plus activement au niveau politique : en 1958, elle s'affiche contre les armes nucléaires; en 1963, elle se joint à Grass et Johnson pour porter plainte contre Josef Hermann Dufhues, le secrétaire général de la CDU [Christlich-Demokratische Union - l'Union chrétienne-démocrate], qui avait qualifié le Groupe 47 de «Reichsschrifttumskammer» [chambre d'écriture du Reich]; en 1965, elle prend part à une réunion du SPD [Sozialdemokratische Partei Deutschlands - Parti socialdémocrate allemand] en pleine période électorale (Hoell 113-114). Finalement, à partir de 1962, Bachmann cesse de participer aux réunions, un peu à cause de la mauvaise réception de son premier recueil de nouvelles, Das dreifiigste Jahr [La trentième année], parce que ses collègues la considéraient avant tout comme poète. Dans un brouillon d'article à propos de la dernière réunion à laquelle elle prit part (celle de 1961), elle raconte qu'elle eut carrément envie de plier bagages, «weil ein Gespràch, dessen Voraussetzungen ich nicht kannte, mich plôtzlich denken lieB, ich sei unter deutsche Nazis gefallen [...]»[car une conversation dont je ne connaissais pas les prémisses me fit tout à coup penser que j'étais tombée parmi des nazis allemands] (Bachmann citée dans Hoell 64-65). Il est donc clair qu'elle était en quelque sorte une «étrangère» dans le Groupe 47.

Bachmann ne s'est pas plus sentie chez elle dans les cercles universitaires que parmi ses contemporains du Groupe 47. En effet, les académiciens ne l'ont pas vraiment accueillie comme une des leurs : lors de ses «Frankfurter Vorlesungen» [Leçons de Francfort], tant les professeurs que les étudiants l'ont couverte de reproches (Schneider-Handschin 236). L'opinion de la presse a probablement beaucoup contribué à son exclusion. Les journaux qui

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