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RÉFLEXIVITÉ ET PRATIQUES DE FORMATION. Regards critiques

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Réflexivité et pratiques de formation. Regards critiques.

Christine Bouissou * & Stéphane Brau-Antony **

christine.bouissou@reims.iufm.fr

Maître en conférences en psychologie - ERECA, IUFM de Champagne-Ardenne

stephane.brau-antony@wanadoo.fr

Maître en conférences en sciences de l’éducation - AEP, IUFM de Champagne-Ardenne

Résumé :

Un vif intérêt est manifesté à l’égard du modèle du professionnel réflexif pour la formation initiale des enseignants et se traduit pas la mise en œuvre de dispositifs de formation considérés comme favorisant l’apprentissage de dispositions réflexives. Dans cet article nous nous intéressons particulièrement à deux d’entre eux : le mémoire professionnel et les groupes d’accompagnement à l’analyse de pratiques. S’ils se justifient par leurs fondements conceptuels, leurs effets sont loin d’être systématiques et mériteraient d’être mieux étudiés. C’est ce que nous montrons dans un premier temps. Puis nous tentons d’aborder la notion de réflexivité avec un regard plus critique, soulignant notamment sa dimension socio-politique. Ceci nous conduit à plaider en faveur d’une articulation entre analyse didactique et analyse socio-psychologique pour l’étude des situations de formation professionnelle.

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Réflexivité et pratiques de formation. Regards critiques.

Le praticien réflexif : un paradigme en vogue en formation des maîtres

Le succès que rencontre aujourd’hui le paradigme du praticien réflexif dans les métiers d’interactions humaines et plus particulièrement en formation des maîtres « prend place dans un mouvement général de reconceptualisation de l’action enseignante et de formation des enseignants » (Paquay et Sirota, 2001, p. 8). Le terme de praticien réflexif a été avancé par Schön (1994) dans le but de construire une épistémologie de l’agir professionnel visant à identifier l’ensemble des savoirs tacites ou cachés qui structurent la réflexion du sujet. Il s’agit d’analyser dans le cadre de la science-action (Argyris, 1990) les rapports entre savoirs académiques et pratique professionnelle. Contestant vivement le modèle de la science appliquée dans lequel on affirme la préséance de la science sur l’intervention - l’individu agissant dans ce cas comme un consommateur de produits scientifiques -, les deux auteurs avancent l’idée que les praticiens procèdent souvent par essais-erreurs, leur activité professionnelle échappant totalement à l’activité scientifique.

L’appellation « praticien réflexif » renvoie aux travaux piagétiens sur la prise de conscience et l’abstraction réfléchissante. Le sujet prend ainsi sa propre action, ses propres fonctionnements mentaux comme objets d’analyse et essaie de percevoir sa propre façon d’agir. Cette pensée réflexive est critique et créative et nécessite de mobiliser un certain nombre d’habiletés métacognitives et de compétences argumentatives (Pallascio et Lafortune, 2000). Elle met en jeu un double processus décrit par Schön (1994) : la réflexion dans l’action qui permet à un sujet de penser consciemment au fur et à mesure que se déroulent les événements et de réagir en cas de situation imprévue et la réflexion sur l’action au cours de laquelle le sujet analyse ce qui s’est passé et évalue les effets de son action. Le modèle du praticien réflexif suscite un grand intérêt dans le domaine de la formation des maîtres. Les travaux sur les nouvelles professionnalités enseignantes (Altet, 1996) soulignent en effet que les maîtres sont confrontés à des tâches de complexité croissante pour lesquelles il est nécessaire de disposer de compétences de haut niveau permettant de faire face à des situations qui ne sont pas toujours maîtrisables. Parmi l’ensemble des compétences que requiert le travail enseignant figure la capacité à faire preuve de réflexivité : les enseignants doivent devenir des professionnels réflexifs c’est-à-dire être aptes à rendre compte de leurs pratiques et les expliciter afin de prendre des décisions adaptées aux situations rencontrées. On peut ainsi considérer que la réflexivité est une compétence clé qui doit être développée en formation initiale.

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Dans cet article nous nous intéresserons à deux dispositifs de formation considérés dans les Iufm comme favorisant l’apprentissage de dispositions réflexives chez les enseignants en formation initiale : le mémoire professionnel et les groupes d’accompagnement à l’analyse de pratiques1 et nous tenterons d’en préciser les fondements conceptuels. Dans un second temps nous présenterons un certain nombre de travaux de recherche à propos des effets de ces dispositifs de formation sur la réflexivité des enseignants. Ceci nous conduira à porter sur la notion de réflexivité, un regard plus critique et à tenter de la redéfinir plus largement

L’accompagnement à l’analyse de pratiques et l’écriture professionnelle : des

outils de formation à la réflexivité

Parmi les dispositifs favorisant l’installation et le développement d’une posture réflexive, l’écriture professionnelle (on s’intéressera en particulier au mémoire professionnel) et l’accompagnement à l’analyse de pratiques sont centraux. Ils visent la conceptualisation de la pratique par le recours à des savoirs formalisés et favorisent l’articulation entre savoirs formalisés et savoirs pratiques. Ils cherchent à promouvoir chez les enseignants une transformation du rapport au savoir (Cauterman et coll., 1999), par le passage d’une posture d’étudiant qui maîtrise un champ disciplinaire à une posture de professionnel qui utilise des savoirs pour comprendre sa pratique et ses effets. La mise en mots permet en outre, de relativiser l’expérience, de prendre conscience de la multiplicité des réalités et de se confronter à l’écart entre un signifié (telle pratique) et les signifiants (les possibles énoncés de cette pratique). L’effort de conceptualisation de sa pratique professionnelle implique aussi de faire des choix parmi différents cadres interprétatifs et de prendre ainsi conscience que le langage « n’épuise » pas le réel, que comprendre quelque chose d’une certaine manière, n’empêche pas qu’on puisse le comprendre également d’autres manières (Bruner, 1996). La formation à la réflexivité permet de passer du « faire » à « l’agir » (Boutinet, 1998). Elle doit aider les jeunes enseignants à devenir les acteurs de leur pratique, à questionner leurs cadres de référence initiaux, à mesurer le « caractère multidimensionnel et paradoxal de toute action humaine » (Boutinet, 1998, p. 121). Autrement dit, il s’agit pour eux, de construire un rapport distancié à l’action, de prendre conscience des mobiles qui ont guidé leurs choix (Rochex, 1995a) et de donner à leurs actions une perspective téléologique.

Nous voudrions tenter de préciser par quel(s) processus ces outils de formation permettent l’installation d’une posture réflexive. Les fondements conceptuels de ces pratiques de formation sont souvent méconnus et il nous paraît utile de chercher à les expliciter.

1 Ces groupes d’accompagnement peuvent prendre des formes diverses et selon les cas, être désignés comme « ateliers de pratique », « groupes de référence », « groupes d’analyse ». Ils réunissent un groupe d’enseignants encadré par un formateur qui aide à conduire l’analyse des pratiques (Altet, 2004).

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La réflexivité concerne le retour de la pensée sur elle-même ; si cette notion se distingue de celle d’introspection (observation d’une conscience individuelle par elle-même), c’est qu’elle suppose que l’individu puisse se dégager de son cadre habituel de référence (Wittorski, 2001) et fasse appel à d’autres grilles de lecture que les siennes. Cette première remarque conduit naturellement à une seconde, à propos du rôle d’autrui dans la construction d’une posture réflexive, « autrui » devant être compris dans son acception la plus large, c’est-à-dire comme désignant les partenaires proches de la personne et les « autrui généralisés » (Mead, 1933) dont la présence symbolique participe de la construction de soi. D’un point de vue développemental, dans une perspective historico-culturelle, le dialogue entre soi et autrui est en effet fondamental, car il permet l’instauration d’un dialogue intra-psychique, d’une délibération, d’un déplacement psychique, d’une négociation inter-personnelle de significations (Bruner, 1996).

Ainsi l’écriture, en tant que situation d’énonciation, permet d’instaurer un dialogue entre soi et autrui, car autrui est toujours virtuellement présent dans la production d’écrit, comme il l’est, plus généralement, dans la conscience personnelle. Toute production comporte une dimension d’altérité et constitue une « œuvre », un mode de pensée à la fois partagé et négociable dans un groupe (Meyerson, 1948). Dans cette perspective, un rôle important est accordé au double processus d’externalisation / internalisation : l’explicitation de la pratique et sa formalisation par l’écriture constituent une production, une externalisation. Elles permettent de construire de nouveaux savoirs, lesquels sont appropriés sur le plan intra-psychique, ce qui constitue une internalisation ; la pensée fait son chemin au travers de ses productions (Bruner, 1996). Quant à l’accompagnement à l’analyse de pratiques, il offre un espace discursif dialogal, permet la mise en œuvre collective d’une posture réflexive, laquelle peut être individuellement appropriée par les personnes, sur le plan intra-psychique.

Dans le cadre du mémoire professionnel comme dans l’accompagnement à l’analyse de pratiques, les savoirs formalisés fournissent aux jeunes enseignants des outils conceptuels - un langage - dont ils peuvent user pour désigner leur pratique (pratique d’abord vécue et non formalisée), la comprendre, au-delà de leurs seules convictions ou expériences passées. Ils favorisent une position d’exotopie vis-à-vis de leur pratique.

Si ces dispositifs de formation favorisent la réflexivité, c’est donc parce qu’ils accordent un rôle essentiel au dialogue avec autrui, sur les plans inter et intra-psychiques. L’objectif étant que l’activité collective soit progressivement intégrée à l’espace mental, qu’elle se transforme en activité intra-psychique, en instrument de pensée autonome. On adopte ici une conception non solipsiste de la personne et une conception non dualiste des rapports personne / groupe social : l’action et la pensée humaine sont « génétiquement » sociales et culturelles avant d’être personnelles (Vygotski, 1934, Wallon, 1946, Rochex, 1995b). C’est par l’action, la pratique,

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l’exercice, que les dispositions se forment et s’actualisent : « les actes commandent souverainement nos dispositions » (Corcuff, 2003, p. 81). C’est donc en pratiquant une activité de réflexivité que l’on exprime et construit des compétences de réflexivité, en pratiquant une analyse de pratiques

qu’on est conduit à élaborer et à s’approprier une disposition à analyser sa pratique2. On s’éloigne ici d’une conception dichotomique entre pensée et action.

Des « effets » de ces dispositifs sont-ils observables ?

Le mémoire professionnel

Considéré comme un écrit pédagogique particulier possédant des « vertus » professionnalisantes (Fabre et Lang, 2000), le mémoire professionnel a, depuis quelques années, intéressé les chercheurs en éducation (Gomez, 2001). Gomez et Hostein (1996) se sont focalisés sur le type de références théoriques utilisées dans les mémoires professionnels. Les résultats soulignent l’absence de références scientifiques dans un nombre conséquent de mémoires et la faiblesse des données relatives à la psychologie des apprentissages. Le mémoire standard se réfère la plupart du temps à une seule notion empruntée à des articles de vulgarisation (par exemple « la motivation »). Elle est rarement discutée et n’est pas mise au service d’un discours argumenté et étayé sur un plan théorique. Ces constatations étant faites, les auteurs semblent douter de l’intérêt du mémoire professionnel pour développer une pratique réflexive.

D’autres travaux se sont attachés à mettre en évidence une variabilité interindividuelle. Guigue (2001) s’est intéressée aux écrits intermédiaires produits par de jeunes enseignants, au cours de l’élaboration de leur mémoire. Elle a fait état de types d’écrit très contrastés : le travail d’écriture est dans certains cas révélateur de distanciation (par exemple, l’enseignant est critique quant aux effets de ses actions sur les apprentissages des élèves), mais dans d’autres, il ne donne pas l’occasion d’une réflexion sur la pratique réelle. Est alors tenu un discours général, peu centré sur l’activité des élèves et prescriptif. Les fonctions rétrospective et prospective de la réflexion sur l’action n’apparaissent pas véritablement. Aroq et Bouissou (2001) ont également tenté de montrer des différences fortes entre individus. Dans leur étude, cinq critères permettent de discriminer des mémoires professionnels « réflexifs » ou « non réflexifs » : 1) la clarification et la problématisation de la situation professionnelle étudiée, 2) l’analyse critique des actions menées, 3) la prise en compte des difficultés et réussites des élèves, 4) la proposition de nouvelles pistes d’action et 5) la réflexion sur le rôle de l’enseignant. Par ailleurs, les auteurs s’intéressent à l’utilisation de savoirs

2 Toutefois, les compétences construites collectivement ne sont pas appropriées de manière systématique, l’apprentissage ne s’effectue pas « magiquement », dès lors que l’apprenant est plongé dans un disposit if de formation.

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formalisés dans le cadre du mémoire. Ainsi il apparaît que les références bibliographiques sont parfois l’occasion de s’interroger, de se « mettre en débat » (Bautier et Rochex, 1998), de délibérer psychiquement. Parfois au contraire, le savoir est une parole légitime à appliquer plutôt qu’à discuter ou à débattre. Le mémoire professionnel est l’occasion pour certains de s’impliquer dans une activité de pensée et de questionnement, alors que pour d’autres, il s’agit avant tout de s’acquitter d’une tâche. Pour ces derniers, produire un document prend le pas sur l’activité psychique ; tout se passe comme s’ils survalorisaient l’œuvre, au détriment des processus (Boutinet, 1998). Bouissou et Aroq (à paraître) ont également mis l’accent sur la variabilité intra-individuelle des postures et fonctionnements psychiques. L’analyse de contenu des mémoires révèle en effet que les scripteurs n’entretiennent pas toujours le même type de rapport aux savoirs et à l’action. Ils se situent tour à tour dans des registres différents. Hétérogènes dans leur forme et leur contenu - et non exceptionnels - leurs mémoires contribuent à remettre en cause la dichotomie conceptuelle et méthodologique entre « rapport professionnel » aux savoirs et à l’action et « rapport applicationniste », de même qu’ils remettent en cause la dichotomie entre posture réflexive et posture non réflexive. Ce résultat invite les auteurs à porter un autre regard sur la notion de réflexivité, et particulièrement à interroger le concept de disposition et de compétence. Nous y reviendrons par la suite.

L’accompagnement à l’analyse de pratiques

Quels sont les effets de formation de l’accompagnement à l’analyse de pratiques ? Dans ce domaine, les recherches sont peu nombreuses, la parole est le plus souvent donnée aux formateurs dont les propos relèvent parfois plus de la conviction et de la volonté de coller à un discours extrêmement porteur dans la littérature professionnelle aujourd’hui. Faingold (2003) note d’ailleurs qu’il est encore trop tôt pour évaluer les effets de l’introduction généralisée de ces dispositifs sur les pratiques enseignantes.

En fait, ni l’implication cognitive, ni la construction collective d’un savoir supplémentaire permettant la transformation psychique des apprenants n’ont été vérifiées ; et un certain nombre d’éléments en font douter. On peut craindre en effet que la forte tonalité affective de ces moments de formation ne gêne l’implication cognitive nécessaire à tout apprentissage. En tout cas, selon Blanchard-Laville et Nadot (2000), l’investissement émotionnel et l’implication en tant que personne peuvent déboucher sur un risque de mésestime de soi, si bien que du côté du formateur, « l’art de remuer le couteau dans la plaie sans faire trop de dégâts » (Perrenoud, 2001, p. 125) est nécessaire. Cauterman et coll. (1999) ont par ailleurs montré que les effets de formation sont très

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fluctuants chez les enseignants : les changements peuvent être très éphémères (effets « soufflés » ou « lifting ») voire inexistants. Enfin, soulignons que l’évaluation des effets d’une formation nécessite la définition d’indicateurs attestant que les pratiques se sont transformées (Barbier, 1990), ce qui n’est pas sans soulever des obstacles méthodologiques redoutables.

De la réflexion sur l’action à la réflexion dans l’action

Se pose également la question du transfert de la compétence de réflexivité sur la pratique en classe, l’objectif de la formation professionnelle visant en effet la construction d’une compétence de réflexivité s’exerçant, aussi, en cours d’action. Là encore subsistent quelques incertitudes. On suppose généralement qu’apprendre à réfléchir sur son action permet de mieux réfléchir dans l’action et favorise la construction de compétences professionnelles. Pourtant si la réflexion sur l’action peut aider à la prise de conscience et rendre l’enseignant plus lucide, rien n’indique que ce travail sur soi transforme radicalement ses façons de faire une fois qu’il se retrouve en présence d’élèves. L’articulation entre le « dire sur le faire » et le « faire » n’est pas véritablement élucidée (Lahire, 1998a). Des questions méritent d’être posées, notamment sur le rôle de la prise de conscience et son pouvoir de contrôle sur les schèmes d’action de l’enseignant, étant entendu qu’il n’est pas nécessaire d’être conscient de soi pour agir. De nombreux travaux (Durand, 1996) ont en effet souligné la rationalité limitée des enseignants et le caractère tacite, implicite, automatisé d’une bonne part des décisions qui sont prises dans la classe, celles-ci n’étant pas toujours conscientisées ni mûrement réfléchies.

Ce problème nous conduit à être prudents quand on tente d’examiner les répercussions des dispositifs de formation à la réflexivité. On sait que les compétences sont très spécifiques et difficilement transférables (Rey, 1996) surtout quand les contextes dans lesquels elles doivent se concrétiser sont très éloignés. On pourrait ainsi imaginer qu’un enseignant fasse preuve de réflexivité dans tel dispositif de formation et n’utilise pas cette ressource lorsqu’il est confronté aux exigences du travail quotidien. Il peut adopter une posture réflexive et engager une authentique réflexion sur l’action par le biais de l’écriture mais rien ne prouve que cette posture se transfère dans le contexte de la classe. Prendre un recul critique sur sa pratique dans un contexte particulier, en l’occurrence au cours de la rédaction du mémoire professionnel, ne signifie pas pour autant que les capacités réflexives se soient définitivement installées chez l’enseignant. Rappelons à ce titre que l’étude de Bouissou et Aroq (op.cit.) met en évidence des positionnements hétérogènes au cœur même des mémoires professionnels.

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Une autre approche de la réflexivité

Ces observations nous engagent à aborder la réflexivité selon une perspective socio-psychologique, en tant que potentialité, qui s’exprime en fonction d’un contexte, autrement dit en tant que « disposition » : ensemble de schèmes de pensée et d’action socialement constitués dont la mise en œuvre est loin d’être systématique (un individu peut, à certains moments, et pas à d’autres, faire preuve de réflexivité). Les processus de socialisation étant multiples et pluriels, ils conduisent à la construction par un même individu, de dispositions variées, parfois en concurrence (Lahire, 1998b). Lorsqu’elles entrent en contradiction, l’inhibition des unes est nécessaire à l’expression et au développement des autres. Une disposition est par définition « non générale » - potentiellement et seulement potentiellement transférable - car attachée à des domaines et à des objets spécifiques et mise en œuvre dans certains(s) contexte(s). Une disposition à la réflexivité peut entrer en contradiction avec d’autres dispositions acquises antérieurement ; par exemple, le rapport « professionnel » au savoir, reconnu comme favorable à la posture d’analyse de la pratique peut se trouver en contradiction, avec le rapport « esthétique ou intellectuel » au savoir, que la formation universitaire suppose généralement. C’est l’argument majeur qui conduit Lahire (1998b) à critiquer les dichotomies (par exemple la dichotomie entre étudiants « ascètes versus hédonistes »), critique transposable à toute autre dichotomie, par exemple enseignants « réflexifs versus non réflexifs ».

Il nous semble du coup nécessaire de complexifier le regard porté sur les jeunes enseignants. Par leur double statut (apprenant et enseignant) et par le nombre important de leurs « partenaires » (formateurs, collègues, auteurs), ils se trouvent confrontés à une diversité de points de vue qui s’expriment sur le métier, l’éducation, les élèves ; ils occupent différents « places » (Boltanski et Thévenot, 1991) et se socialisent dans un environnement polymorphe.

Par ailleurs, la dimension socio-politique de la réflexivité (Lahire, 1994) en fait une disposition métacognitive particulière, attachée à l’exercice d’un pouvoir. Plus qu’une compétence, plus qu’une ressource ou un outil, la réflexivité constitue un certain regard sur le monde. « Sans jouer sur les mots, il faut rappeler qu’être au niveau « méta » c’est englober, dépasser et, d’une certaine façon, être « au dessus de ». Or, le regard objectivant qui sait regarder de haut, avec distance, n’est pas qu’un regard de connaissance : il engage tout un rapport au monde social » (Lahire, 1994 , p. 23). On comprend mieux, dès lors, les difficultés à s’approprier une telle disposition. Et l’on peut faire l’hypothèse que le rapport complexe qui s’établit entre les stagiaires et la structure de formation rapport souvent hiérarchique, les conduisant à se placer dans un rapport de soumission à l’autorité -ne stimule pas la mise en œuvre d’u-ne posture réflexive ; et peut-être même la contrecarre-t-il.

Cet élément est assez peu présent, nous semble-t-il, dans la plupart des analyses menées dans le champ de la formation professionnelle et par ailleurs peu concordant avec le modèle du praticien

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réflexif. Soulignons que les fondements idéologiques de cette conception n’interrogent pas Schön (1996) alors que d’autres auteurs s’en préoccupent. Ainsi Eraly (1994) met en évidence une filiation directe entre la littérature managériale - où la réflexivité pose l’efficacité de l’action et la performance comme principes de base gouvernant toute intervention professionnelle - et la littérature sur la professionnalisation. L’accent mis sur la réflexivité en tant que maîtrise rationnelle de ses actions, est une conséquence du processus de « naturalisation des utilités sociales » en accord avec un contexte culturel individualiste et libéral, qui valorise l’autodétermination des individus (Élias, 1973, Bouissou et Tap, 1998). Le Goff (1999), quant à lui, dénonce l’attrait et les dangers qu’exerce aujourd’hui, sur la formation des maîtres, la rhétorique de la professionnalisation issue des milieux de la formation, du management et de la communication qui se réfèrent au « modèle de la compétence » (Zarifian, 2001). Ces remarques viennent nuancer les propos, parfois enchanteurs, que l’on peut percevoir dans la littérature consacrée au praticien réflexif.

Conclusion

La formation à la réflexivité est centrale aujourd’hui dans la formation des enseignants et se traduit par la mise en place de dispositifs et de pratiques spécifiques. Notre réflexion s’est attachée à l’étude des dispositifs les plus courants dans la formation à la réflexivité : l’écriture professionnelle et l’accompagnement à l’analyse de pratiques, dont on a pu constater que les effets ne sont pas toujours connus et mériteraient d’être davantage étudiés, ni toujours conformes à ceux attendus. En outre la nécessité de « reproblématiser » la notion de réflexivité est apparue au fil de ce travail ; sa dimension socio-politique semble en tout cas lourde de conséquences et nous engage à plaider en faveur d’une plus grande prise en compte des analyses sociologiques pour l’étude des situations de formation.

En ce sens, l’approche sociodidactique constitue une perspective prometteuse (Bautier et Rochex, 2001, Rochex, 2001). Elaborée pour étudier les situations d’enseignement-apprentissage en milieu scolaire, elle peut aussi aider à l’analyse des situations de formation professionnelle. D’une part, parce qu’elle procède à une rigoureuse contextualisation des objets d’étude (par exemple, « la réflexivité »), évite ainsi une « psychologisation » des conduites humaines et établit des rapports renouvelés entre psychologie, sociologie, didactique. D’autre part parce qu’elle permet d’ouvrir une réflexion continue et critique vis-à-vis des pratiques de formation. Les compétences des formateurs sont donc interrogées : former des enseignants à la réflexivité ne s’improvise pas et nécessite de la part des formateurs d’entrer eux-mêmes dans un processus de formation. Par ailleurs, s’inscrire dans une démarche sociodidactique suppose de penser le sujet comme un être social et pluriel et non comme un être épistémique et purement cognitif (Rochex, 2001). Il s’agit d’envisager la singularité

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individuelle sous l’angle du multiple et pas seulement de l’un, de s’intéresser aux individus dans leur diversité plutôt que dans leur unité et leur cohérence (Lahire, 1998b, Corcuff, 2003). Une approche articulant didactique et psychosociologie nous semble permettre de « penser » autrement la réalité de la pratique professionnelle et de la formation ; elle réintroduit une dimension sociale dans les problématisations dont Rochex (2001, p. 339) dit qu’elles sont trop souvent « insuffisamment soucieuses des différents contextes sociaux, institutionnels et didactiques dans lesquels les activités [de transmission et d’appropriation des savoirs] sont toujours situées ».

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