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La diffusion de textes théoriques français à la
Renaissance
Philippe Vendrix
To cite this version:
Philippe Vendrix. La diffusion de textes théoriques français à la Renaissance. Axel Beer, Kristina Pfarr et Wolfgang Ruf. Festschrift Christoph-Hellmut Mahling zum 65. Geburtstag, H. Schneider, pp.1453-1462, 1997, Mainzer Studien zur Musikwissenschaft ; 37, 978-3-7952-0900-1. �halshs-00266275�
L
A DIFFUSION DE TEXTES THEORIQUES
FRANÇAIS A LA
R
ENAISSANCE
Philippe VENDRIX
(CNRS ‑ CESR, Tours / Université de Liège)
1.
P
ROBLEMATIQUELa circulation des écrits théoriques concernant la musique à la Renaissance n’a pas encore fait l’objet d’une étude. Pourtant, les travaux ne manquent pas sur les relations musicales entre la France et l’Italie, sur l’activité des chantres des Pays‑Bas du Sud en Italie ou en Espagne, sur la présence de musiciens “immigrés” dans certaines cours du Saint‑Empire. Paradoxalement, la théorie musicale semble exclue de ces mouvements qui traversent toute l’Europe. Cette exclusion n’est évidemment pas totale. Il existe bien quelques études sur la diffusion des écrits théoriques, mais ces études concernent en général les textes “canoniques” de la théorie de la Renaissance, comme les traités de Gaffurius, de Glareanus ou encore de Zarlino. Cet état de fait est fondamentalement lié à la perspective nationaliste qui entache généralement les histoires de la théorie1. Si la perspective nationaliste se justifie parfois, elle ne
peut pas pour autant guider tous les débats critiques. Deux autres paramètres ont joué un rôle relativement important, du moins suffisant pour légitimer le point de vue nationaliste. Le premier ‑ et il n’est pas des moindres ‑, considère comme primordial l’impact causé par la redécouverte des textes de l’Antiquité. Le second provient de l’absence d’études systématiques qui envisageraient l’histoire commerciale des écrits théoriques concernant la musique ou encore la pratique et la connaissance des langues modernes.
Un schéma de lecture “nationaliste” mérite d’autant plus d’être révisé qu’il s’applique au corpus français dont certains musicologues ont précisément souligné l’isolement, tant dans sa constitution que dans sa diffusion2. Une fois
encore, ces assertions ne sont guère étayées de preuves et négligent certaines sources. Il convient néanmoins d’insister sur une exception notoire : les traités de pédagogie instrumentale d’Adrien Le Roy dont les éditions et traductions
1 Voir notamment Wilhelm Seidel, “Französische Musiktheorie im 16. und 17. Jahrhundert”,
Entstehung nationaler Traditionen, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1986, p. 4‑140
(Geschichte der Musiktheorie).
2 Albert Seay, “French Renaissance Theory and Jean Yssandon”, Journal of Music Theory, 15 (1971),
flamandes ont été étudiées en détail par Henri Vanhulst3. Il ne s’agit toutefois
pas d’un cas paradigmatique. De manière générale, il n’existe pas, à l’exception des textes classiques ‑ Platon, Aristote, Euclide, Boèce, Capella, Isidore de Séville, Augustin ‑ de cas paradigmatique en ce qui concerne la diffusion des écrits théoriques à la Renaissance. Si paradigme il y a, il ne peut tout au plus que concerner des catégories de l’expression théorique. Par exemple, la circulation des écrits organologiques, les ouvrages philosophico‑esthétiques. Bref des catégories qui pourraient correspondre aux classiques évoqués ci‑ dessus.
Des limites s’imposaient cependant pour étudier la diffusion d’un corpus théorique, et ces limitations peuvent suggérer une certaine contradiction avec ce qui a été décrit plus haut comme l’emprise du cadre national. La question de la délimitation d’un corpus n’implique pas nécessairement une autonomie. La délimitation dépend d’un certain nombre de facteurs liés aux conditions d’existence de l’écriture théorique, conditions que j’ai décrites par ailleurs pour ce qui concerne la France4. De ce corpus issu de l’espace culturel français, seuls
quelques cas ont été retenus : Jean Gerson, Lefèvre d’Étaples et Nicolaus Wollick. Pour que cette étude soit complète et couvre grosso modo toute la Renaissance, il aurait également fallu inclure Pontus de Tyard et Salomon de Caus. Si ces deux auteurs ont été écartés, la raison en incombe à deux facteurs. D’abord, il semble que le Solitaire second de Pontus de Tyard n’a joué un rôle qu’en France, comme moyen de diffusion des idées de Zarlino5. Il ne fut
apparemment pas connu au‑delà des frontières du royaume de France. Salomon de Caus est un cas nettement plus difficile : son traité, Les Institutions
harmoniques, a été publié à Francfort en 1615 et appartient à un mode
d’expression théorique qui commençait à être suranné au début du XVIIe
siècle6. De plus, tant en Allemagne qu’en Angleterre, circulaient des traductions
des Institutioni harmoniche de Zarlino dont Salomon de Caus présente un compte rendu fortement abrégé, parfois critique, mais en tous cas éloigné des préoccupations qui faisaient alors l’objet de recherches théoriques.
2.
E
NQUETES3 Henri Vanhulst, “Édition comparative des instructions pour le luth, le cistre et la guitare publiées à Louvain par Pierre Phalèse (1545‑1570)”, Revue belge de musicologie, XXXIV‑XXXV (1980‑1981), p. 81‑105.
4 Philippe Vendrix, “On the theoretical expression of music in France during the Renaissance”,
Early Music History, 13 (1994), p. 249‑273.
5 Catherine Yandell, “Introduction”, Pontus de Tyard : Solitaire second, Genève, Droz, 1980, p. 31‑52. 6 Voir Herbert Schneider, Die französische Kompositionslehre in der ersten Hälfte des 17. Jahrhunderts,
2.1. JEAN GERSON
Jean Gerson pose de nombreux problèmes aux musicologues. Le lieu n’est pas ici d’offrir une analyse de l’impact et de la nature des passages que le célèbre théologien consacre à la musique7.Gerson peut être classé parmi les
philosophes de la musique qui ne se détournent pas pour autant de problèmes pratiques comme ceux relatifs, par exemple, à la liturgie. Quoi qu’il en soit de la place à décerner au célèbre chancelier de l’Université de Paris, son œuvre abonde en référence à la musique. Seuls seront retenus ici les trois traités réunis sous le titre de Tres tractatus de canticis : le De canticorum originali ratione (écrit avant 1426), le De canticordo (écrit avant 1423) et le De canticis (écrit entre 1424 et 1426)8.
Dans les années 1960, Mgr. Glorieux entame l’édition complète des œuvres de Gerson en dix volumes9. Le premier volume, une Introduction
générale, fourmille d’informations qui ne donnent que difficilement une idée
précise de l’ampleur de la diffusion des écrits du théologien. Il faut procéder à l’établissement d’une nouvelle table des sources au départ d’outils plus récents en ce qui concerne les manuscrits, mais aussi les éditions. Gerson se présente comme un cas extrêmement intéressant dans la mesure où ses œuvres ont été diffusées sous forme manuscrite, puis sous forme imprimée. Les sources manuscrites
Les œuvres de Gerson qui circulèrent sous forme manuscrite sont nombreuses et méritent une étude approfondie avant de tirer des conclusions. Le De Canticis ne compte toutefois pas au nombre des textes les plus diffusés de Gerson sous forme manuscrite. On le retrouve dans un manuscrit qui était conservé à l’abbaye de Saint‑Victor à Paris (F‑Pn, lat. 14905)10, dans un
manuscrit conservé à Tours et qui provient des milieux de cour, et finalement dans un troisième manuscrit (F‑Pn, lat. 3126) provenant également des milieux de cour. Ce sont là les seules sources manuscrites du De Canticis conservées, et il peut paraître surprenant de n’en posséder aucune d’origine germanique ou strasbourgeoise. Les sources imprimées 7 Voir J. L. Irwin, “The Mystical Music of Jean Gerson”, Early Music History, 1 (1981), p. 187‑202. 8 Pour la datation des oeuvres de Gerson, voir André Combes, Essai sur la critique de Ruysbroeck par Gerson, Paris, Vrin, 1945, vol.1, p.429‑441. 9 Jean Gerson, Œuvres complètes, éd. Pierre Glorieux, Tournai, Desclée, 10 vols., 1960‑.
10 Sur ce manuscrit, voir Danièle Calvot et Gilbert Ouy, L’œuvre de Gerson à Saint‑Victor de Paris,
En revanche, les sources imprimées dans lesquelles figure le De Canticis sont nombreuses. Il y eut huit éditions, dans le Saint‑Empire et en Suisse, avant que l’œuvre ne soit finalement publiée à Paris en 1521 par Petit et Regnault.
Date Lieu Éditeur
1483 Cologne Joh. Koelhoeff 1488 Strasbourg Joh. Prüss 1489 Bâle N. Kessler 1489 Nuremberg G. Stüchs 1489 Strasbourg Joh. Prüss 1494‑1502 Strasbourg M. Flach 1514 Strasbourg Jean Knobloch 1517‑1518 Bâle A. Petri 1521 Paris Petit et Regnault 1606 Paris Edmond Richer 1706 Anvers Ellies du Pin 1728 La Haye Petr. de Hondt
Gerson est incontestablement un auteur souvent édité avant 1520. Le
Tres tractatus de canticis ne fit jamais l’objet d’une édition indépendante, ce qui
n’est pas le cas d’un certain nombre d’œuvres du même auteur. Le fait évidemment que De canticis ne figure que dans de gros volumes parmi plusieurs centaines d’œuvres n’en rend pas l’accès direct à tous les lecteurs de l’époque. Gerson et sa production subissent en quelque sorte une canonisation : ils deviennent des classiques, des références, auxquelles il est souvent fait allusion, mais de manière relativement peu précise. L’œuvre du chancelier n’intéresse que certains milieux, plus particulièrement ceux impliqués dans les disputes liées à l’essor de la Réforme. Ainsi, les éditeurs baslois impriment consécutivement deux fois l’œuvre complète de Gerson, parce qu’il fait l’objet de débats dans les milieux universitaires germanophones et parce qu’il représente une ère de la théologie admirée.
Tant qu’aucune étude d’ampleur ne sera entreprise sur les écrits théoriques allemands concernant la musique du XVIe siècle, il restera difficile
d’évaluer l’exacte nature de l’influence du Tres tractatus sur les universitaires allemands. Quoi qu’il en soit, le Tres tractatus se détache comme le traité français le plus diffusé matériellement à la Renaissance.
2.2. LEFEVRE D’ÉTAPLES
Le Musica libris demonstrata quattuor de Lefèvre d’Étaples, pose des problèmes à la fois plus simples et plus complexes que le De canticis de Gerson. Plus simples, les problèmes le sont d’abord parce que l’œuvre ne semble avoir circulé que sous sa forme imprimée. De plus, ce traité n’a jamais été édité dans un volume regroupant plusieurs œuvres du professeur parisien. Chaque fois
qu’il est fait référence à Lefèvre dans un écrit théorique concernant la musique, c’est le Musica qui est visé et non pas, comme c’était le cas avec Gerson, une pensée globale, une attitude. La travail d’identification est également facilité par le fait que le Musica constitue l’unique contribution de Lefèvre au domaine de la théorie musicale. En revanche, la problématique se complexifie dans la mesure où, si les références sont aisément identifiables, le mode d’emprunt, la nature de la diffusion varient d’un auteur à l’autre. Les références à Lefèvre ne sont pas monolithiques.
Le Musica paraît pour la première fois à Paris en 1496 sous le titre de : In
hoc opere contenta. Arithmetica decem libris demonstrata. Musica libris demonstrata quattuor. Epitome in libros arithmeticos diui Seuerini Boetij. Rithminachie ludus qui et pugna numerorum appellatur (Johann Higman & Wolfgang Hopyl, 4°, 72f°). 1496 Johann Higman & Wolfgang Hopyl 1514 Henri Estienne 1503 Wolfgang Hopyl et Henri Estienne 1511 Henri Estienne 1551 Guillaume Cavellat 1552 Guillaume Cavellat
Le nombre relativement élevé d’éditions et leur répartition sur près de soixante ans révèle un succès indéniable du Musica libris. Ce succès est certainement lié à la qualité de la démonstration du professeur parisien. Ses innovations dans le domaine de la théorie musicale portent sur des questions alors fort débattues et issues des propositions d’Euclide. Elles relèvent de ce que les Allemands nomment Intervallehre11. Elles s’orientent dans deux
directions : une nouvelle formulation corrigée de la quantification des intervalles (notamment la division du ton en deux demi‑tons de valeur égale) et une nouvelle dénomination des intervalles (notamment la tertia minore et la
tertia majore).
Il a existé deux façons de lire Lefèvre, même si cette distinction n’est pas facile à dresser de manière aussi catégorique. Une première envisage son travail comme un outil pour étudier Euclide ; une deuxième le considère comme une argumentation propre et originale. Ainsi, Zarlino considère Lefèvre, au même titre que Gaffurius, comme un commentateur de Boèce et d’Euclide. Cette lecture effectuée par Zarlino n’est, somme toute, pas étonnante. Elle s’inscrit dans une tradition qui prévaut en Italie depuis le début du 16e siècle : Lefevre
11 Rolf Klein, Die Intervallehre in der deutschen Musiktheorie des 16. Jahrhunderts, Regensburg, Bosse,
fait figure d’auteur classique en ce qu’il traite de sujets abordés par les classiques.
Souvent, lorsqu’il s’agit de définir la musique en termes généraux, les théoriciens italiens puisent chez Lefèvre. Il en est de Stefano Vanneo dans son
Recanetum de musica aurea (Roma, 1533), comme de Pietro Ponzio dans son Ragionamento di musica (Parma, 1588). Girolamo Mei, dans une lettre adressée à
Vincenzo Galilei et datée du 8 mai 1572, dresse la liste des écrivains latins “d’il y a 400 ans à nos jours”. Il cite Lefèvre aux côtés de Franchino, Aretino, Fogliano et Glarean. D’autres théoriciens discutent de questions de détail. Ainsi, Giovanni del Lago utilise‑t‑il les calculs de Lefèvre dans la démonstration qu’il soumet à Girolamo Molino. En 1534, Pietro Aaron démontre à Lorenzio Gazio la façon dont Lefèvre définit la valeur du ton en s’opposant à Boèce. Un théoricien comme Valgulio ne cache pas que sa connaissance d’Euclide a été acquise par la lecture du Musica de Lefevre.
Dans le Saint‑Empire, les références à Lefèvre abondent plus encore dans la mesure où la réflexion sur la nature des intervalles occupe une place de choix. Lefèvre est discuté selon deux voies : directement ou indirectement. Dans le dernier cas, il l’est au travers de l’Enchiridon de Wollick ou le De
harmonia de Gaffurius. Le nom de Lefèvre figure dans des traités de Heinrich
Grammatus, Twzyvel, Cochlaeus.
3.3. NICOLAUS WOLLICK
Par les aléas d’une carrière qui l’emmena de Cologne à Metz, puis de Metz à Paris, Nicolaus Wollick se présente comme une figure peu ordinnaire dans l’histoire de la théorie12. Il n’est en effet pas courant pour un théoricien de
changer de lieu d’activité, du moins à une telle échelle. Wollick n’est évidemment pas le seul théoricien à avoir effectué des déplacements au 16e siècle. Ainsi, Johannes Aventinus, auteur d’un important Musica rudimenta (Augsbourg, 1516), a séjourné à Paris en 1503‑1504 et y aurait rencontré Lefevre d’Étaples (qu’il ne cite pas dans son traité, car il ne traite pas de questions mathématiques)13. Il n’est cependant pas simple d’analyser la nature exacte de
la diffusion de l’œuvre de Wollick, en ce qu’il est avant tout complexe de définir l’apport du corpus français à sa formation théorique14.
12 Sur Wollick, voir surtout Klaus Wolfgang Niemöller, Nicolaus Wollick (1480‑1541) und sein
Musiktraktat, Cologne, 1956 (Beiträge zur rheinischen Musikgeschichte, 13).
13 Voir Walter Werbeck, Studien zur deutschen Tonartenlehre in der ersten Hälfte des 16. Jahrhunderts,
Kassel, Bärenreiter, 1989 (Detmold‑Paderbormer Beiträge zur Musikwissenchaft, 1).
14 Une telle entreprise s’avère tout aussi difficile pour Glareanus. Sa bibliothèque ne contenait
À Cologne, en 1501, paraît la première édition de l’Opus aureum qui connaîtra un vif succès d’édition et une diffusion abondante.
Cologne 1501, 1504, 1505, 1508
Strasbourg 1520
À Paris, l’Opus aureum est vendu par quelques libraires dont Didier Maheu, “marchand libraire juré en l’université” dont un relevé signale la possession de “Vingt deux Aureum opus xl s(ols) t(ournois)”15.
Lorsque Wollick s’installe à Paris au début de l’année 1508, il juge opportun de donner à imprimer un nouveau traité. Jean Petit édite, en 1509, l’Enchiridon musicus qui connaît un succès aussi important que l’Opus aureum : l’œuvre est réimprimée la même année une seconde fois, puis en 1512 et en 1521. À peine a‑t‑il terminé son Enchiridon que Wollick semble abandonner la théorie musicale pour l’histoire, domaine qui lui garantit une renommée plus large encore. Tant l’Opus aureum que l’Enchiridon ont abondamment circulé durant le 16e siècle, établissant même un canon du discours théorique qui connaîtra un nombre important d’épigones, principalement dans le Saint‑Empire. Les deux traités présentent évidemment des caractéristiques communes, le second pouvant être considéré comme une version augmentée du premier. Aux sources utilisées pour l’Opus aureum, Wollick ajoute les traités de Lefèvre d’Étaples et de Guillaume Guerson ; le premier parce qu’il servait de manuel aux étudiants de l’Université de Paris et le second parce qu’il constitue l’unique traité de musique pratique imprimé en France à l’époque16. Une autre
différence entre les deux traités réside dans l’influence de Gaffurius, et l’on verra à quel point cette présence jouera un rôle de premier plan dans la diffusion des idées du théoricien italien dans le Saint Empire. Wollick cherchait en fait à imposer son Enchiridon comme le nouveau manuel à l’usage des étudiants en Arts libéraux, un peu comme il avait procédé à Cologne avec son
Opus aureum.
Étant donné que l’Enchiridon ne fait que reprendre sous une forme quelque peu modifiée l’Opus aureum, il reste difficile de le classer dans une aiure culturelle précise. Wollick travaillait à Metz depuis un an seulement lorsqu’il décide de s’installer à Paris, et quelques mois à peine après son arrivée dans la capitale française, il donne à son éditeur le manuscrit de l’Enchiridion. “Heinrich Glarean’s books”, Music in the German Renaissance. Sources, Styles, and Contexts, éd. John Kmetz, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 74‑102. 15 Cité par Niemöller, op. cit. 16 Voir Philippe Vendrix, op. cit..
Cette question mérite certainement une étude plus approfondie, d’autant que l’œuvre de Wollick fut largement répandue. Effectivement, le nom de Wollick est cité quantité de fois durant le XVIe siècle, dans des traités allemands,
italiens, espagnols, anglais et français. Ici encore, les données restent trop confuses pour qu’il soit permis de distinguer entre l’Opus aureum et l’Enchiridon, les auteurs ne citant souvent que le nom du théoricien. La question n’est pas futile si l’on se place sous l’angle d’une conscience nationale. Les pages de titre des deux traités désignent Wollick selon les positions qu’il occupait au moment de la parution de chacun des traités. Si pour les théoriciens allemands du XVIe siècle, il ne faisait aucun doute que Wollick appartenait à
leur tradition, pour les théoriciens italiens et espagnols qui travaillent sur l’Enchiridon, Wollick pouvait représenter la théorie française. Cette représentation modifie la position de la théorie française de la Renaissance telle que nous pouvons aujourd’hui la percevoir, c’est‑à‑dire comme un épiphénomène à l’impact limité.
3.
P
RINCIPES DED
IFFUSIONLes quelques sondages entrepris quant à la diffusion des textes théoriques français durant la Renaissance sont révélateurs, et ce à plus d’un égard. Le point le plus important qui découle de ces observations consiste en une nouvelle perception de la géographie des traditions théoriques. La théorie française a souvent été considérée comme un épiphénomène localisé. Elle se serait développée presque indépendamment, subissant quelques influences étrangères, et ne suscitant pas de réel écho au‑delà de ses frontières. Ces idées méritent révision : les textes des théoriciens français ou actifs en France sont cités et lus par de nombreux théoriciens italiens, allemands et anglais. Certes leur nombre se réduit à une petite poignée : Gerson, Lefèvre, Wollick, LeRoy. Ne pourrait‑on finalement en dire autant des théoriciens italiens ? Seuls quelques‑uns parmi la centaine actifs dans la péninsule sont connus au‑delà des Alpes, et ce sont toujours les mêmes œuvres qui circulent. Quant aux théoriciens anglais ou allemands, pour ne pas évoquer les Espagnols et les Hollandais, leurs recherches semblent connaître une diffusion nettement moins importante que les Français.
S’il fallait quantifier les éléments de diffusion des textes théoriques à la Renaissance, la France occuperait sans doute une position de choix entre l’Italie et l’Allemagne. Il en ressort que nous ne pouvons plus parler d’un “épiphénomène localisé”, mais plutôt d’une tradition aux aspects multiples et diffus.
Cette définition ne fournit cependant pas les clés d’une compréhension précise. “Aspects multiples” semble pourtant le qualificatif le mieux approprié. Il n’y a pas une forme de diffusion. Il y en a plusieurs, et cette multiplicité est en fait conditionnée par la diversité des manières d’aborder théoriquement le phénomène musical à la Renaissance. Une première constatation : les traités à vocation pédagogique dont l’objet est l’apprentissage des fondements de la musique ne circulent pas. Ce phénomène n’est pas caractéristique à la France. Parmi le grand nombre de traités de ce type publiés en Allemagne et en Italie, aucun ne semble circuler au‑delà des frontières de leur aire de production. Seuls circulent en fait des traités plus amples dans leur propos comme ceux de Glareanus ou de Gaffurius. En revanche des traités fondamentalement pratiques comme les instructions de LeRoy attirent l’attention, car ils ne sont pas légion à l’époque. Ils subissent un sort relativement comparable à celui que connu la Musica getutscht (Basel, 1511) de Sebastian Virdung.
Là où la France semble avoir bénéficié du plus grand crédit auprès des étrangers, c’est dans le domaine de la spéculation. Les textes de Gerson et de Lefevre appartiennent à cette même catégorie bien qu’en son sein, ils optent chacun pour une orientation propre. Le premier s’inscrit dans la lignée des réflexions théologiques, un peu dans l’esprit du De musica de saint Augustin, un texte de référence durant tout le Moyen Âge. Le second appartient plutôt à la lignée boécienne en ce qu’il concentre son attention sur une problématique mathématique. L’influence du premier reste, par la nature de son propos, plus complexe à évaluer que le second. Si les éditions de Gerson abondent, ce qui constitue une marque concrète de son importance, le nom de Lefèvre, lui, apparaît fréquemment dans les textes, et de façon très précise. Les théoriciens italiens discutent de telle ou telle démonstration de Lefevre. Les théoriciens‑ esthéticiens se réfèrent implicitement à la théologie mystique de Gerson. Pourtant, celui‑ci faisait partie des maîtres de la pensée dont on discutait abondamment dans les milieux universitaires germaniques, réformés ou non. Or de nombreux théoriciens allemands ont suivi un cursus universitaire traditionnel et sont donc entrés en contact avec les idées du chancelier parisien. Il n’existe pas à proprement parler un réseau de diffusion des textes théorique, du moins dans l’évaluation quantitative que nous voudrions donner à ce phénomène. Une œuvre éditée à de nombreuses reprises à Paris comme le traité de Guillaume Guerson n’a apparemment eu aucune portée au‑delà de l’aire francophone.17 D’autre part, les quantifications ne signifient absolument
17 Il s’agit d’un ouvrage à vocation pédagogique destiné aux étudiants de maîtrise ou peut‑être de
collèges. Tout comme les manuels destinés aux Ecoles latines luthériennes, ce type de traité n’a d’intérêt qu’à l’intérieur d’un système éducatif précis. Sur les traités allemands de pédagogie
rien. Est‑ce que la parution de l’Opus aureum et donc le nombre d’exemplaires conservés par un libraire parisien ne signifie‑t‑il pas tout simplement que l’ouvrage ne se vendait plus.
Ces sondages ouvrent la voie à une réflexion plus large et plus fondamentale sur la statut de la pensée théorique à la Renaissance. Les historiens partent du principe presque totalitaire que la connaissance théorique fut fondée à la Renaissance sur la re‑découverte des textes antiques. L’idée n’est pas fausse, mais quelque peu simplificatrice, globalisante et surtout orientée par le crédit accordé à quelques théoriciens italiens qui effectuèrent effectivement un travail exceptionnel sur des textes antiques. Toutefois, la connaissance utilisait d’autres chemins dont ceux de la contemporanéité. Certains étudient Euclide au travers de Lefevre ; d’autres élaborent des démonstrations sur les modes et les intervalles à partir de l’Enchiridon. L’utilisation des traités et manuels modernes occupe à la Renaissance une place aussi importante et décisive, sinon plus, que la relecture critique et philologique des textes anciens. Ce phénomène est d’autant plus marqué que certains de ces traités acquièrent très rapidement un statut de classique. Les modernes ne sont‑ ils pas les vrais classiques de la Renaissance ?
Une deuxième révision est impliquée par la première. Elle concerne la géographie de la Renaissance. Il n’existe pas, du moins pour le domaine théorique, de véritable clivage entre les préoccupations des Allemands et des Italiens, des Français et des Espagnols. Du moins pour ce qui est des problématiques. Une carte peut certes être dressée, mais elle devrait plutôt reposer sur une approche socio‑institutionnelle. C’est à ce niveau que les différences semblent les plus marquées entre les aires culturelles.
Cette étude ne peut prétendre à l’exhaustivité. Il n’a jamais été fait allusion à une possible influence sur l’Espagne. Quant à l’Angleterre, c’est par une étude approfondie des sources utilisées par Thomas Morley dans A plaine
and easy introduction que des premières conclusions pourront être ébauchées18.
La fréquentation de Zarlino s’est‑elle produite uniquement directement ou est‑ elle passée pare des intermédiaires français comme le Solitaire second de Pontus de Tyard. En même temps, il s’agirait de ne pas effectuer une lecture à sens unique, mais de tenter de définir un mouvement d’aller‑retour. Un traité comme celui de Faber ou d’Ornithoparcus qui reflètent les progrès de
musicale, voir John Butt, Music education and the art of performance in the German Baroque, Cambridge, Cambridge University Press, 1994.
18 Morley cite Jacobus Faber Stapulensis : “But of this matter enough in this place ; if any desire
more of it let him read the third book of Jacobus Faber Stapulensis his Music....” (p. 206). Ailleurs (p. 47), il cite également les Elementa Arithmetica de Nemorarius Jordanus (théoricien médiéval) qui figurent dans les Elementa Musicalia de Lefèvre.
l’Enchiridon ont‑ils eu ou non une influence en France ? Ont‑ils à leur tour servi à contribuer à une plus large diffusion des quelques idées originales émises par Lefevre ? Cette compréhension doit, avant toute chose, passer par une étude topologique de la trattistique Renaissance ; qui reste à faire.