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L'idéal et le réel chez Jean-Jacques Rousseau

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Academic year: 2021

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L'IDEAL ET LE REEL

CHEZ JEAN-JACQUES ROUSSEAU

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie

pour l'obtention du grade de Maître es arts (M.A.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

2010

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RESUME

Cette recherche a pour but d'interpréter la pensée de Jean-Jacques Rousseau en la voyant avant tout comme un mouvement dialectique entre l'idéal et le réel, le premier étant ce que Rousseau désire, le second ce qu'il constate au sujet du monde qui l'entoure. Nous présenterons cette dialectique en trois temps. Tout d'abord, Rousseau critique la société. Secondement, il propose des idéaux - nous en aborderons quatre - pour la réformer et, ce faisant, soulevant lui-même les obstacles qui s'opposent à ces idéaux, il pose des artifices pour les surmonter. Finalement, devant l'inadéquation définitive et nécessaire entre idéal et réel, Rousseau se rétracte dans des constats aussi ternes que conservateurs et, ultimement, fuit la réalité dans une solitude paranoïaque dont témoignent éloquemment ses écrits autobiographiques. Notre conclusion tentera de montrer comment ce parcours sinueux jonché d'artifices et de rétractations est d'une richesse et d'une rareté fort précieuses pour

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TABLE DES MATIERES

Résumé

Table des matières Introduction

n iii 1 Premier Chapitre: La critique de la réalité

1. Le premier Discours 2. Le second Discours

2.1. L'homme de l'état de nature 2.2. La nature de l'homme 3. En guise de transition: St-Preux à Paris

Troisième Chapitre: La revanche de la réalité 1. Consentement à la réalité 1.1. La religion naturelle 1.2. La démocratie 1.3. La mort de Julie 1.4. Emile et Sophie 1.5. La Providence 2. Fuite de la réalité 4 4 10 11 15 20

Deuxième Chapitre: L'idéalisation de la réalité 24

1. Les idéaux 26 l.l.Clarens 28

1.1.1. L'économie domestique de Clarens 31 1.1.2. Recréer un équilibre naturel: l'œil et le cœur 33

1.1.3. L'Elysée et la fête des vendanges: La mise en scène 36

1.1.4. L'éducation des enfants: Prélude d'Emile 39

1.2. L'homme naturel: Emile 43

1.3. La République 48 1.4. La religion naturelle 51 1.5. Les idéaux rousseauistes 57

2. Les artifices 58 2.1. L'état de nature. 59

2.2. La mécanique des artifices 64 2.2.1. Clarens et Wolmar 65 2.2.2. Emile et son précepteur 68 2.2.3. La République et le Législateur 69 2.2.4. Et la religion naturelle...? 71 73 73 75 78 81 83 88 93 Conclusion Bibliographie 101 106

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De toutes les façons imaginables de présenter Jean-Jacques Rousseau, aucune ne semble suffisante: peu importe le choix fait, le résultat semblera inévitablement partiel. On pourrait même dire que pour chaque conclusion potentielle pourrait être trouvée une citation de l'auteur qui la contredirait. Pourtant, une somme impressionnante de travaux monographiques fort honnêtes a été produite sur Rousseau au fil des années, depuis plus de deux siècles.

Il nous apparaît que Cassirer fait bien, à ce sujet, de remarquer ceci: Pour peu qu'on se plonge dans l'œuvre de Rousseau et qu'on en voit surgir la vision de l'homme, du penseur et de l'artiste, le sentiment s'imposera aussitôt que ces représentations schématiques et abstraites, par le biais desquelles on livre d'ordinaire la "pensée de Rousseau", sont fort impuissantes à saisir toute la richesse dissimulée que nous offre cette œuvre.1

Bien entendu, ces travaux, s'ils sont bien faits, ne proposeront jamais de faussetés ou d'énormités grossières, et sauront probablement soulever avec pertinence les incohérences potentielles de Rousseau, les contradictions, les insuffisances, les problèmes. Car bien sûr, on y trouve plusieurs de ces moments un peu flous, qui semblent toujours nécessiter d'être davantage inspectés, précisés et creusés.

Un mémoire de maîtrise paraîtrait déjà ambitieux de tenter de clarifier de telles subtilités - ou même plutôt: une seule d'entre elles. Il nous semble néanmoins que, malgré la grande pertinence de telles recherches, elles passeraient à côté, justement, de toute « la richesse dissimulée » de la pensée de Rousseau. Car celle-ci n'est pas dissimulée dans les détails de cette pensée, mais bien, selon nous, dans son mouvement même. Pour l'apercevoir, il apparaît nécessaire d'avoir une vue d'ensemble sur le développement du projet rousseauiste en entier.

C'est, si on nous pardonne d'entrée de jeu cette terrible prétention, ce que nous nous proposons de faire ici. Ce ne peut évidemment pas être fait, surtout à l'intérieur des contraintes qui sont les nôtres, sans certains manquements relatifs: ce travail aura sans

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qui ne veut pas dire, évidemment qu'on fera des affirmations sans fondement.

Nous voulons, dans ce travail, décrire le mouvement susmentionné de la pensée rousseauiste en quatre temps distincts. Dans le premier, Rousseau critique la société de son époque, principalement dans les deux Discours, et met de l'avant une conception originale de ce qu'est la nature humaine, conception qui lui servira de parangon pour le reste du développement de sa pensée.

Dans le second temps, Rousseau propose, pour pallier les manquements qu'il vient de critiquer dans la société, des modèles prescriptifs pour améliorer les choses, pour amener l'homme, dans les sphères d'activité impliquées, à concorder davantage avec la nature humaine telle qu'il l'a illustrée dans le second Discours. Nous diviserons ces modèles en quatre types qui forment un ensemble complexe qui couvre assez bien, nous semble-t-il, le versant positif de l'œuvre de Rousseau. Chacun des quatre idéaux se rapporte assez directement à un livre en particulier, mais on trouvera facilement des rappels des uns chez les autres, et nos développements ne se limiteront pas toujours strictement à une seule œuvre. Les quatre types, que nous nous contenterons ici de nommer, sont les suivants: l'idéal domestique de Clarens, l'idéal pédagogique d'Emile, l'idéal politique de la République du Contrat social et l'idéal religieux du vicaire savoyard.

Nous tenterons ensuite, toujours dans cette section sur les idéaux, de montrer comment, dans leur développement, Rousseau s'insère dans une dialectique très particulière où, cheminant conceptuellement vers cette idéalité, il soulève de lui-même certains obstacles réels s'opposant à celle-ci. Mais Rousseau n'arrête pas son cheminement devant ces obstacles et pose plutôt un artifice, une fiction, qui lui permet, tel un deus ex machina, de régler instantanément le problème, et de poursuivre. Cette dialectique complexe, mouvante, entre idéal et réel est, à notre avis, présente dans l'élaboration de chacun des quatre idéaux susmentionnés.

Dans le troisième temps, cette dynamique entre obstacles et artifices mène Rousseau à buter contre un obstacle final, qui est toujours plus ou moins le constat de l'inadéquation

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réduire son propos à quelques affirmations qui paraissent plutôt ternes et conservatrices en regard des développements dont elles sont pourtant les conclusions. Ce consentement mal assumé aux exigences du réel s'accompagne irrémédiablement d'une fuite de celui-ci. Nous expliquerons comment ce mouvement double s'opère et aussi en quoi il offre au lecteur une richesse d'une précieuse rareté.

Plusieurs commentateurs ont recours à une analogie médicale pour imager la pensée rousseauiste. Suivant cette idée, on peut voir nos trois chapitres comme décrivant le diagnostic, le remède proposé, et puis son échec.

Dans ce dernier chapitre ainsi que dans la conclusion, nous essayerons, ayant alors parcouru comme nous le voulions, l'ensemble (ou presque) du cursus rousseauiste, d'identifier cette « richesse dissimulée » telle que nous nous la représentons. C'est pourquoi nous voulons tout de suite mettre en garde le lecteur: nous laisserons peut-être quelquefois l'impression de discréditer la pensée de Rousseau, en parlant de fiction, d'artifice, d'échec, etc. Notre but n'est pas du tout d'attaquer cette pensée, mais bien, en interprétant les textes, de montrer le chemin résolument unique qu'ils offrent et comment la somme de tous ces détours et échecs forment un itinéraire irremplaçable.

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LA C R I T I Q U E D E LA R É A L I T É

C'est surtout Rousseau le contestataire de la société urbaine et moderne que la postérité a retenu, parce que c'est lui dont ses contemporains - ils sont aussi nombreux qu'illustres: Grimm, Voltaire, Mme d"Épinay, Diderot, d'Alembert, etc. - ont abondamment parlé, et sur lequel ils ont beaucoup écrit. Il faut dire que, lorsque Rousseau commence, au tournant de la décennie 1760, à écrire des choses plus positives et prescriptives, les ponts avec les cercles parisiens sont déjà, pour la plupart, irrémédiablement coupés: la caricature était déjà toute prête pour détourner tout ce que le citoyen de Genève dirait pour se justifier. Mais le propos, bien sûr, est beaucoup plus profond que la caricature, même si elle est entretenue depuis plus de deux siècles.

Nous tenterons ici de présenter le contenu pertinent des deux premiers Discours, mais aussi ce qui en est repris plus tardivement (et avec plus de concision) dans La Nouvelle Héloïse. C'est cet ouvrage qui nous permettra de faire le lien entre la critique et les idéaux rousseauistes. Rousseau propose des idéaux selon lui proprement humains parce que la réalité qui l'entoure et qu'il critique lui semble directement aller contre la nature humaine. Cependant, même à rebours, on retrouve dans toutes ses critiques les germes de ses idéaux, puisque justement ils sont des réactions. L'image médicale est ici assez salutaire pour mieux comprendre le portrait d'ensemble: une fois le diagnostic posé, l'élaboration du remède est déjà enclenchée.

Le portrait qui suit présentera ce que Rousseau rejette de la société, mais surtouL en montrant ce qu'il juge inhumain de celle-ci, on verra ce qu'est pour lui la nature humaine. C'est cette vision de celle-ci qu'il utilisera dans toutes ses œuvres subséquentes et qui leur servira en quelque sorte de fondation justificatrice.

1. Le premier Discours

L'essence du Siècle des Lumières nous a largement été léguée en héritage. Son projet global, qui fait du savoir le remède à la plupart des problèmes que l'homme affronte, sera

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Since Descartes and Spinoza, all the pens of philosophers had battled against the restrictions, political and religious, which hindered the free pursuit of their activities ; and most generous men had been persuaded to recognize the Republic of Letters as a legitimate society of the wise established within the boundaries of the existing regimes, a society at time at odds with the rulers of the real republics, but one which by its light would gradually transform the others and lead them to a justice and a glory surpassing those of the ancients. Philosophy would purge men of prejudice and make their duties clear without the aid of superstition; the fine arts would civilize them and remove their barbarous rudeness, a vestige of earlier times; and the mechanical arts would procure them a longer and more confortable life.2

Voilà le futur qu'éclaire cette lumière: le progrès. C'est en quelque sorte le combat mythique de Voltaire, que Rousseau admire, contre le fanatisme et la superstition cléricale; c'est celui des encyclopédistes contre la censure étatique et religieuse. C'est « nous » contre « les barbares ».

Ainsi, lorsque l'Académie de Dijon, en 1750, demande aux esprits d'alors si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à l'épuration des mœurs, elle leur demande vraiment: de quelle façon le rétablissement des sciences et des arts a contribué à l'épuration des mœurs. Devant cette question convenue, il est probable que bien peu de penseurs se soient profondément interrogés sur autre chose que les arguments pour démontrer la réponse qui était fournie avec pratiquement autant de clarté que la question. Sur la route de Vincennes, où il va rejoindre Diderot que La lettre sur les aveugles y a fait enfermé par les barbares cléricaux, Jean-Jacques Rousseau n'a à ce sujet pas autant de retenue que les autres. Une autre réponse s'impose à lui, comme il le raconte dans sa célèbre deuxième lettre à Malesherbes, sous la forme de « foules de grandes vérités qui dans un quart d'heure [1]'illuminèrent3 », vérités portant sur les « contradictions du système social

[... et] les abus de nos institutions4 ». Cette illumination est le germe d'une vie entière de

convictions.

Rousseau, finalement, rejoint Diderot à Vincennes et, « dans une agitation près du

2 Bloom, « Introduction », In: Rousseau, Letter to M. d'Alembert, p. xiii. 3 Rousseau, Lettres philosophiques, p. 252.

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l'exhorte « de donner l'essor à [ses] idées, et de concourir au prix.5 » Il est bien loin de

penser, dira-t-il plus tard, que son ancien ami étalerait « de sophismes un mauvais paradoxe » et se ferait « un système philosophique de ce qui n'avait été d'abord qu'un jeu d'esprit6 ».

Quel est donc ce parti que personne ne prendra, ce mauvais paradoxe, le fruit de cette illumination? Aujourd'hui, on le devine vite mais mal: écrire contre les lettres; attaquer en artiste les arts. C'est effectivement bien paradoxal, puisqu'après tout, l'ouvrage commence par un éloge fort senti de la culture. Mais le premier Discours n'est pas encore un « livre contre le genre humain7 » comme le reprochera Voltaire au second. Rousseau y

est presque modéré, se retenant ici, se reprenant là; c'est peut-être pourquoi il n'en fut plus très satisfait quelques années plus tard8 II ne défend peut-être pas assez d'idéaux élevés,

étant plutôt négatif, en quelque sorte réactionnaire, au premier sens du mot. Outre quelques envolées enthousiastes qui laissent présager l'éloquence monumentale de la décennie suivante, que nous dit-il, en substance?

Qu'avant ledit rétablissement des sciences et des arts9, « la nature humaine, au fond,

n'était pas meilleure10», mais qu'elle était plus humaine, naturelle, vraie, authentique.

Qu'est-ce donc que la culture que promet l'étude des sciences et des arts, sinon un voile plus ou moins adéquat nous donnant « toutes les apparences de la vertu sans en avoir aucune11», «des guirlandes de fleurs sur les chaînes de fer dont [les hommes] sont

5 Rousseau, Les Confessions tome second, p. 172.

6 Diderot, « Réfutation suivie de l'ouvrage d'Helvétius intitulé L'Homme », dans Œuvres Complètes tome

XXIV, p. 498.

Voltaire, Correspondance tome IV, p. 539.

8 Rousseau, Les Confessions tome premier, p. 173.

9 Le formulé de la question sous-entend une vision historique plutôt consensuelle qui oppose Les Temps

Modernes suivant la Renaissance au terrible, obscur et obscurantiste Moyen-âge. Rousseau, quant à lui, comme pour le reste de la question, aborde l'horizon historique d'une façon fort particulière. Pour lui, il ny a, au fond, que le maintenant et un avant un peu mythique, antique, qui, il n'est pas dur de le voir, sort directement des livres des auteurs latins et grecs qu'il admire tant, comme Virgile et Plutarque. Finalement, grosso modo, il oppose le Paris de 1750 aux grandes cités méditerranéennes du temps de leur apogée, et, de surcroît, vécues à travers les yeux de leurs habitants les plus éloquents et quelquefois les moins objectifs. Déjà il oppose la réalité à un idéal.

10 Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, p. 32. 11 lbid., p. 31.

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rôles odieux auxquels les contraignent leur rang, leur milieu, leur profession, leur naissance - et quoi d'autre encore? C'est un terrain de jeu bien vaste dans lequel se fatigue la frustration humaine. Le premier Discours n'est pas tellement une charge contre les sciences et les arts, mais bien contre la nuisance des apparences, de l'image fausse et trompeuse de l'humanité que la culture des sciences et des arts entretient et offre aux hommes eux-mêmes.

Que produit au fond l'éducation, qu'elle soit morale ou générale? Quelque chose comme de la politesse, nous dit Rousseau: la politesse du courtisan. Elle nous donne des manières. Elle polit les hommes comme des métaux bruts, mais ne change pas leur forme. C'est, suivant le mot de Montaigne, une réforme « des vices de l'apparence » mais pas de « ceux de l'essence13 » - disons: une hypocrisie. Bloom, pour désigner ce fruit des sciences

et des arts, parle de « taste », qu'il définit comme étant: « knowing all about petty things14 ». On est ici bien loin de l'idéal des Lumières: « The freedom from prejudice, and

the comfort provided by philosophy and the mechanical arts, respectively, do not present a satisfactory scheme if they are to be used by selfish brutes or esthetes in salons.15 » La

culture, dans de tels cas, est non seulement instrumentalisée, mais elle l'est à très mauvais escient: « Tandis que les commodités de la vie se multiplient, que les arts se perfectionnent et que le luxe s'étend, le vrai courage s'énerve, les vertus militaires s'évanouissent16»,

l'homme s'affaiblit, se déshumanise, ne se concentrant que sur la surface des choses, s'y étiole lentement, s'y amincissant comme un liquide répandu sur une trop grande surface.

De cette idée d'hypocrisie, de mesquinerie, de pettiness, se dégage une impression de temporalité réduite. On n'est vraiment hypocrite que ponctuellement, quand on n'est pas vraiment soi-même: c'est un mensonge à usage social. Mais Rousseau va plus loin et on voit que le mot hypocrisie, en ce sens, est ici insuffisant. Ce qui n'était peut-être au début qu'une hypocrisie a en quelque sorte sclérosé la nature dont elle était une trahison. Comme nous l'avons indiqué dans une note précédente, l'horizon historique de ce texte est imprécis

12 lbid., p. 31.

Montaigne, Les essais, p. 1266.

14 Bloom, « Introduction », p. xxxiii. 15 lbid., pp. xxxiii-xxxiv.

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et Rousseau, ne parlant pas encore expressément d'un état de nature originel17 dont la

pureté serait perdue, se contente d'utiliser les susmentionnés exemples historiques pour que l'on puisse, ceux-ci mis en parallèle avec la réalité de son époque, constater qu'une perte fatale a eu lieu: il ne s'agit pas d'hypocrisie, mais de corruption. Les temps grandioses d'alors se comparent bien mal avec la fadeur oisive des salons, il faut bien le dire. Les éloquents exemples antiques ne manquent pas: Sparte la guerrière contre Athènes l'instruite (« la Grèce toujours savante, toujours voluptueuse, et toujours esclave18 ») - ou alors Rome

la guerrière contre Rome l'instruite, dont les habitants restèrent sains en se contentant « de pratiquer la vertu » et pour qui « tout fut perdu quand ils commencèrent à l'étudier.1 »

Mais plus précisément, outre les exemples historiques, comment les sciences et les arts peuvent-ils réellement nuire à l'homme? Rousseau identifie trois conséquences: « le luxe, la dissolution et l'esclavage ont été de tout temps le châtiment des efforts orgueilleux que nous avons faits pour sortir de l'heureuse ignorance où la sagesse éternelle nous avait

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placés. » Ces trois caractéristiques - le luxe, la dissolution, l'esclavage - sont bien sûr exemptes de la nature, de l'essence de l'homme. Les acquérir ou les imposer, c'est dénaturer celui-ci. Les sciences et les arts, donc, imposent de cette façon une perversion à la nature humaine. À ce sujet, Philonenko, après avoir pris plusieurs pages pour détailler ces trois maux, conclut assez justement que l'esclavage, en somme, les résume tous: « dépendre d'un besoin quelconque, c'est être privé de liberté.21 » Voilà donc comment on pourra considérer,

lors du second Discours, à quel point l'homme y est libre: les maigres exigences de ses besoins aisément comblés ne l'entravent en rien, l'absence chez lui d'instincts permet une adaptation à toutes les circonstances - il n'est esclave de rien.

Pour revenir au premier Discours, on dirait que, dans la terre nouvelle de la perversion que nous venons de décrire, à force d'être dissimulée, d'être trahie et détournée, la nature est devenue elle-même dissimulation, elle-même trahison. À force de ne s'exprimer qu'à la surface de la vie, la nature humaine est devenue en quelque sorte

17 Bien que, évidemment, il y fasse référence: « On ne peut réfléchir sur les mœurs, qu'on ne se plaise à se

rappeler l'image de la simplicité des premiers temps. C'est un beau rivage, paré des seules mains de la nature... » (Discours sur les sciences et les arts, p. 46).

18 Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, p. 34.

19 /_>/_.., p. 39.

20 lbid., p. 40.

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contrôle du système entier: les hommes ne vivent plus que par et pour les apparences et cette matrice de pensée s'est si bien ancrée dans leur esprit qu'on n'arrive plus à distinguer l'une de l'autre. Il faudra un recours à la fiction, celle de l'état de nature dans le second Discours, pour illustrer, pour rendre visible et compréhensible, une nature humaine différente. Sans cette illustration claire, l'état présent des choses est trop évident pour que les contemporains de Rousseau puissent comprendre qu'un « autrement » est possible.

« Le paraître et le mal ne font qu'un22 » dit Starobinski, qui identifie l'idéal

rousseauiste comme étant la transparence: « L'illusion n'est pas seulement ce qui trouble notre connaissance, ce qui voile la vérité: elle fausse tous nos actes et pervertit nos vies23 ».

Le vernis a rongé toute la chair, puis tout le noyau; il ne reste plus que du vernis, que de l'apparence, et toutes les gentillesses qu'on reçoit ne réussissent pas à voiler le fait qu'on est entouré de menteurs, de manipulateurs, de corrompus - comme on le verra mieux, par exemple, dans quelques lettres substantielles de La Nouvelle Héloïse.

D'amour-propre, Rousseau ne parle que diffusément dans le premier Discours. Le texte, appuyé par de nombreux exemples virils tirés de ses précieux auteurs latins, avance que les sciences et les arts, qui devraient être réservés à quelques hommes d'exception, au « petit nombre24 », se sont trop répandus et qu'ils gangrènent maintenant toute la société en

y amenant luxure, féminité, oisiveté, vanité et autres vices. C'est un peu l'image caricaturale de la décadence de Rome qui vient à l'esprit: une société trop raffinée, dont l'oisiveté est appelée loisir ou distinction, s'écroule rapidement devant l'impatiente avidité de ceux qui ont encore faim.

Si Rousseau est incapable, contrairement à la plupart des hommes de lettres de son temps, de louer les grands accomplissements des sciences et des arts, c'est sans doute parce que « such a position implies as its premise, often unexamined, the idea of progress.25 »

Mais peut-être mérite-t-elle après tout d'être examinée de façon critique, cette idée de progrès, peut-être n'est-elle pas, après tout, en elle-même évidente. C'est précisément cette

22

1 lbid., p. 15.

Starobinski, La transparence et l'obstacle, p. 14. ' Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, p. 54. ' Bloom, « Introduction », p. xii.

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vision consensuelle, un peu bien-pensante de l'histoire, qui pèche par optimisme, que niera catégoriquement le second Discours, qui « est une histoire de la civilisation comme progrès de la négation du donné naturel, progrès auquel correspond une dégradation de l'innocence originelle.26 » La pensée de Rousseau se précise, elle s'approfondit: pour démontrer sa

négation, il faudra d'abord préciser ce donné naturel. Qu'est-ce, essentiellement, que cette chose: la nature humaine?

2. Le second Discours

Ce que l'auteur cherche à faire, dans le second Discours, c'est bien de se questionner sur les origines des inégalités humaines, de déterminer si elles sont naturelles ou artificielles, si elles sont humaines ou sociales. Pour ce faire, pour savoir si les inégalités vont « contre la loi naturelle », il faut nécessairement tenter de l'identifier, cette nature humaine, ou cette loi naturelle. C'est davantage ces développements qui nous intéresseront que la question, autrement centrale, des inégalités.

Rousseau nous propose ici quelque chose comme une fable, dont toute la pertinence est généalogique et non historique. En somme, ce passé narré ne sert pas à illustrer ce qui a été, ce qui pour la démonstration est accessoire, mais bien plutôt ce qui est. On peut aisément, comme Philonenko par exemple, comparer l'état de nature aux mythes utilisés par Platon à des fins pédagogiques: « un récit irrationnel visant à déterminer la doxa21 ».

Selon Rousseau, l'homme qui lui est contemporain, qu'on peut d'emblée qualifier d'homme social, est un produit dérivé de ce qu'est l'homme. On dit dérivé, mais on pourrait dire perverti: cet homme n'a presque plus rien de naturel. Pour retrouver la nature de l'homme, il faut la libérer de tous les artifices superficiels qu'y a greffés la société; il faut dénuder le noyau central. Il faut remonter le temps, dépoussiérer la nature humaine des aspérités que lui a imposées l'histoire. Le récit que nous propose Rousseau est celui de l'homme dans l'état de nature, avant qu'il ne soit social. Nous disions que l'on pouvait aborder la chose comme une fable: c'est qu'il s'agit d'une fiction, de « raisonnements

26 Starobinski, La transparence et l'obstacle, p. 38.

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hypothétiques et conditionnels28 ». Rousseau ne sait pas plus que nous comment était

l'homme avant la société:

Car ce n'est pas une légère entreprise de démêler ce qu'il y a d'originaire et d'artificiel dans la nature actuelle de l'homme, et de bien connaître un état qui n'existe plus, qui n'a peut-être point existé, qui probablement n'existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d'avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent.29

Le discours est divisé en deux parties. Dans la première, Rousseau démontre que « l'homme est né libre » et dans la seconde, il tente d'expliquer comment on en est venu à constater que « partout il est dans les fers30 ». Dans la première, il peint la nature humaine et y présente une anthropologie - nous voulons dire, plus précisément: une vision de l'homme - qui lui est particulière et qui nous intéressera grandement par la suite. Dans la seconde, il amène un élément-clé dans la perversion de la nature susmentionnée, l'amour-propre, qui viendra débalancer cette anthropologie.

2.1. L'homme de l'état de nature

L'homme vit seul dans une nature luxuriante. Ses seuls désirs sont ses besoins physiques. On dirait à peine qu'il vit: il survit, comme les animaux le font, « sa propre conservation faisant presque son unique soin31 ». Il ne parle pas, puisqu'il n'a personne à qui parler, pas

plus qu'il n'a de raison de chercher des compagnons pour faire ce dont il ignore jusqu'à la possibilité. Autre conséquence de cela: il ne raisonne pas, n'ayant pas de mots pour le faire. Il dort, il mange et copule avec le premier représentant du sexe opposé qu'il rencontre inopinément, et qu'il oublie avec la même facilité et le même naturel dès le lendemain.

En de telles matières, son indifférence, pas plus que sa rusticité, ne sont immorales,

' Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, p. 169.

29 lbid., p. 159.

30 Rousseau, Du Contrat social, p. 179.

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puisqu'il n'y a pas pour lui de morale à violer. Il est peut-être déjà exagéré de dire qu'il est amoral: il est pré-moral, précisément parce qu'il est pré-social. Il est pré-familial, même. Plus tard dans la seconde partie, on verra cette réalité s'écrouler et tous les maux la remplacer avec la même cohérence: société, langage, moralité, etc. Et si la première unité peut s'appeler nature, la seconde, elle, s'appellera perversion, et ainsi on ne verra vraiment apparaître la morale que pour noter son absence: c'est plutôt l'immoralité, soudainement, qui apparaît avec la société.

C'est le même rouage pour ce qu'on pourrait appeler le bonheur. Bien sûr, on ne peut pas proprement dire que l'homme dans l'état de nature soit heureux: l'idée-même de bonheur comporte projection et comparaison; la chose n'apparaît peut-être vraiment qu'avec l'apparition de son nom. Mais l'on peut dire ceci: l'homme de l'état de nature est satisfait, comme les animaux le sont, parce que justement eux comme lui ne peuvent pas voir, imaginer ou nommer mieux: ils sont, tout simplement, et le sont pleinement. Ainsi, le bonheur ne peut vraiment exister pour l'homme qu'une fois l'état de nature dépassé, mais, comme pour la moralité, il n'existera vraiment que négativement, si l'on pousse à bout la pensée de Rousseau: l'idée de bonheur (en tant que satisfaction) est possible, mais elle n'est que le contrepoids du malheur, qui est en quelque sorte la compréhension par le sujet de son insatisfaction3 - qui, hors de l'état de nature, forme nécessairement, selon l'auteur, le

quotidien social. Nous avons vu plus tôt comment cette complexe mathématique des besoins minait la liberté du sujet.

Rousseau, dans ce récit généalogique, attaque très fortement toute ambition rationaliste, et c'est bien ce qui l'exclura des cercles intellectuels parisiens et le brouillera avec les Encyclopédistes33: l'homme y est soigneusement décrit, on peut sans audace faire

ce constat global, comme un animal. Cela dit, bien sûr, Rousseau, homme de lettres original mais homme de lettres quand même, distingue néanmoins cet animal de tous les autres, non

! Sans trop s'emmêler dans de lourdes distinctions, disons que la satisfaction peut être quelque chose

comme: être ce qu'on veut être - et l'insatisfaction, quelque chose comme: constater qu'on n'est pas ce qu'on veut être.

1 Bien que l'on sache que Diderot se soit beaucoup impliqué dans la rédaction et la correction du second

Discours et qu'il ait notamment aidé à le faire publier. II faut dire que l'amitié avec Diderot dura plus longtemps que celles qui liaient Rousseau avec le reste de la troupe holbachienne, notamment Grimm, dont Rousseau se distance assez rapidement (et au sujet duquel il utilise, dans Les Confessions, des mots notablement beaucoup plus durs que pour Diderot).

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pas par son âme ou sa raison, mais bien plutôt par son caractère perfectible. L'homme n'est pas fini; son identité, son essence est le mouvement, le changement, l'adaptation, la réaction, non l'obéissance. Il est ouvert, libre, en quelque sorte malléable et non fixé: ainsi il peut s'adapter. C'est ce qui le distingue et c'est donc forcément ce qui l'empêchera de rester dans cette satisfaction toute animale de l'état de nature.

C'est donc ce qui le distingue, mais sans toujours l'avantager. Sa perfectibilité, selon Rousseau, ne l'élève pas, puisque c'est ce qui permettra sa perversion plus tard34. Cela fait

de lui non pas un animal pensant ou un animal rationnel, mais avant tout un animal dépravé35 ou plutôt dépravable, qui ira, par ses propres actions, contre sa nature. Pourquoi

cette absurdité? Parce que l'homme, comme nous le disions, est le seul animal qui soit libre, tous les autres étant déjà fixés dans leurs carcans naturels par leurs instincts. Cette liberté s'étend, comme le dira plus tard Rousseau dans la Profession de foi du vicaire savoyard, à faire le mal36 - notamment, dans le cas qui nous occupe, à aller contre lui-même, contre sa

nature même.

Il ne faut pas oublier, en dressant ce portrait de l'homme de l'état de nature, que tout le récit du second Discours a pour fin principale d'amener Rousseau à une réponse au questionnement de l'Académie de Dijon. Il commence cette réponse par la distinction suivante:

Je conçois dans l'espèce humaine deux sortes d'inégalités; l'une que j'appelle naturelle ou physique, parce qu'elle est établie par la nature, et

qui consiste dans la différence des âges, de la santé, des forces du corps, et des qualités de l'esprit, ou de l'âme, l'autre qu'on peut appeler inégalité morale, ou politique, parce qu'elle dépend d'une sorte de convention, et qu'elle est établie, ou du moins autorisée par le consentement des hommes.37

34 « La bête ne peut s'écarter de la règle qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire,

[... alors] que l'homme s'en écarte souvent à son préjudice. » (Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, p. 182)

35 « Si [la nature] nous a destiné à être sains, j'ose presque assurer que l'état de réflexion est contre nature, et

que l'homme qui médite est un animal dépravé. » (Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, p. 180)

36 Cela lui permettra également, bien sûr, de faire le bien. Rousseau ira même jusqu'à comparer

avantageusement les hommes aux anges: « sans doute l'homme vertueux sera plus qu'eux » (Emile, p. 381.) parce que lui aura eu à faire le choix de bien agir, plutôt que de bêtement suivre sa nature parfaite. ' Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, p. 167.

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Si l'inégalité sociale épousait précisément les reliefs de l'inégalité naturelle, il n'y aurait pas lieu de faire de distinction, et les meilleurs dirigeraient les plus faibles pour le plus grand bien commun. Mais il y a injustice parce que « le droit succédant à la violence, la nature [est] soumise à la loi38 ». Les inégalités de l'état de nature étaient inévitables et

inoffensives; celles de la société sont criminelles. Évidemment, on ne peut s'empêcher de constater que si les inégalités naturelles sont si inoffensives - outre le fait que le mot « naturel » semble en lui-même quelquefois constituer une sorte de caution universelle pour Rousseau - c'est principalement parce qu'elles ont lieu sur une « terre abandonnée à sa fertilité naturelle39 » et peu peuplée.

Ainsi, lorsque l'on concède, comme l'auteur le fait, que l'homme n'a comme besoins que la nourriture, l'eau et le sommeil, et que leur obtention, compte tenu des caractéristiques particulières de l'état de nature, ne peut provoquer aucune possibilité de conflits, alors effectivement, les avantages de l'âge ou du physique n'ont guère d'importance. De la même façon, ces conditions spéciales permettent à Rousseau d'affirmer que jamais l'homme naturel ne serait sciemment sorti de son état pour former une société, puisqu'un tel changement, permis par la perfectibilité, ne peut être que le fruit d'une forte passion - et que « les passions, à leur tour, tirent leur origine de nos besoins40 ». Or, l'état

de nature comble tous les besoins de l'homme. Et, n'en déplaise à Hobbes, il est également fort paisible: « L'état de nature étant celui où le soin de notre conservation est le moins préjudiciable à celle d'autrui, cet état [est] par conséquent le plus propre à la paix, et le plus convenable au genre humain.41 »

Alors comment l'homme en est-il sorti? Pourquoi? Comment la société est-elle née? Après avoir montré que la perfectibilité, les vertus sociales et les autres

facultés que l'homme naturel avait reçues en puissance ne pouvaient jamais se développer d'elles-mêmes, qu'elles avaient besoin pour cela du

concours fortuit de plusieurs causes étrangères qui pouvaient ne jamais naître, et sans lesquelles il fut demeuré éternellement dans sa condition

38 lbid., p. 168. 39 lbid., p. 172. 40 Ibid.,p. 195. 41 lbid.,p.2U.

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primitive; il me reste à considérer et à rapprocher les différents hasards qui ont pu perfectionner la raison humaine, en détériorant l'espèce, rendre un être méchant en le rendant sociable, et d'un terme si éloigné amener enfin l'homme et le monde au point où nous les voyons.42

C'est donc une série de hasards qui enclenche la suite d'événements qui imposeront à cet animal solitaire la société que d'autres lui supposent intrinsèque. Ces hasards sont des conjectures, bien sûr, mais dans le cadre hypothétique proposé par l'auteur, on ne peut vraiment expliquer la société autrement. Une fois ces contraintes imposées à la perfectibilité de l'homme, c'en est fini de l'état de nature. Pour Rousseau, c'est l'homme qui sombre avec l'arrivée de ces hasards. Que peuvent-ils être, plus précisément? Rousseau soulève la possibilité, par exemple, d'inondations isolant une forte population dans un endroit très délimité: ainsi, les rapports entre hommes sont forcés. Ce peut-être pratiquement n'importe quelle catastrophe naturelle, incendie ou tremblement de terre, tant qu'elle scinde le territoire en même temps que la liberté des hommes et regroupe ces derniers malgré eux.

Une fois que cela est fait, une chaîne d'événements inévitables s'enclenche et c'est la société qui se profile à l'horizon: troupeau, famille, technique, langage, sédentarité, propriété privée, etc. Par là, on rejoint l'homme moderne et social qui est le contemporain de Rousseau, victime, comme on le sait, d'inégalités artificielles, injustes parce qu'elles ne sont pas en proportion avec les inégalités naturelles. Comment l'homme en est arrivé là? Il est perfectible; les circonstances lui ont imposé un nouvel environnement, ainsi il n'a vraiment fait que s'adapter.

2.2. La nature de l'homme

Dans l'état de nature, les actions de l'homme sont régies par un équilibre spontané, d'une logique juste et naturelle. Il s'agit presque d'un mécanisme automatique. Le premier mouvement de l'homme est celui de Yamour de soi. Le sens commun moderne appellerait

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cette notion: « instinct de survie ». L'idée est assez simple et intuitive: l'individu s'aime de la façon la plus spontanée et la plus naturelle possible, ainsi il entretient et défend spontanément sa vie. Il mange, dort et boit.

De l'autre côté de cette balance, comme contrepoids à l'amour de soi, il y a ce que Rousseau appelle la pitié, qui limite ce mouvement en impliquant autrui: il s'agit d'un déplaisir à voir l'autre souffrir. C'est un sentiment physique. On peut aussi voir la pitié comme une extension collective du phénomène individuel qu'est l'amour de soi: la pitié en quelque sorte est l'amour de soi étendu jusqu'à mes semblables. Je reconnais, dans la douleur d'autrui, la mienne et nous nous rejoignons en tant qu'êtres sensibles, capables de souffrir.

Ainsi il y a équilibre entre Yintérêt de l'individu et celui des autres, qu'il croise épisodiquement. Il y a équilibre entre amour de soi et pitié. Cet équilibre est le lieu de l'homme, toute sa bonté, si l'on veut: le lieu naturel d'un équilibre naturel qui est totale satisfaction.

Il y a bien sûr d'autres façons de voir la nature, mais on constate, notamment dans La Profession de foi du vicaire savoyard que, pour Rousseau, elle est un équilibre ordonné, parfait, nécessaire. Il n'est pas difficile de trouver des exemples contraires. Hobbes, par exemple, qu'on oppose souvent à Rousseau, voit la satisfaction humaine comme impossible, et son atteinte potentielle comme la fin du mouvement de la vie: « For there is no such finis ultimus (utmost aim) nor summum bonum (greatest good) as is spoken of in the books of the old moral philosophers. Nor can a man any more live whose desires are at an end than he whose senses and imaginations are at a stand. Felicity is a continual progress of the desire from one object to another, the attaining of the former being still but the way to the latter43 ». La comparaison avec Hobbes permet d'éclairer ce que l'état de nature - et

toutes les conséquences que Rousseau en tirera - a en quelque sorte d'arbitraire, ou plutôt ce qu'il implique comme préjugés imposés.

De l'état de nature, Rousseau déduit toute sa vision de la nature humaine, ou plutôt il prouve celle-ci par l'état de nature. Mais Hobbes montre bien qu'on peut aisément concilier

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l'existence (au moins hypothétique) d'un état de nature pré-social avec une vison totalement différente de la nature humaine, où justement les inégalités naturelles sont les seules lois, où la seule égalité est la possibilité universelle de tuer son adversaire, et où le premier bien entre tous, peut-être le seul valable, sera la sûreté - et qu'elle ne pourra être assurée par rien d'autre que la société. Rousseau, lui, par une même technique intellectuelle, pose des bases résolument opposées à la société humaine. Mais pourquoi une fiction, comme instrument d'une pensée, aurait-elle l'avantage sur l'autre?

Rien ne le montre mieux que cet équilibre dont nous parlions. Concrètement, dans l'horizon de choix limités qui est celui de l'état de nature, cet équilibre implique que l'individu ne tentera pas de se nourrir au détriment de l'autre; il ne se battra pas pour la nourriture, une femme ou un lieu de repos, mais préférera tout simplement en chercher un autre. Étrange alchimie que celle-là: de l'animal, Rousseau retient, dans son portrait de l'homme dans l'état de nature, la satisfaction, mais écarte la bestialité, la violence - ce qu'avec des yeux d'homme civilisé ou « domestiqué » on appellerait: la cruauté animale.

Néanmoins, à ce lieu métaphysique de l'équilibre, l'homme sera forcé, avec la venue de la société, d'en substituer un autre, qui, nous dit Rousseau, n'est pourtant pas le sien. D'où perversion: « Telle est, en effet, la véritable cause de toutes ces différences: le sauvage vit en lui-même, l'homme sociable toujours hors de lui ne fait vivre que dans l'opinion des autres, et c'est pour ainsi dire, de leur seul jugement qu'il tire le sentiment de sa propre existence.44 » Ce nouveau lieu de l'homme, hors de lui-même, c'est l'amour-propre. Voyons

comment Rousseau en explique l'apparition.

Forcé de vivre en communauté, l'homme doit s'adapter. Il est maintenant en présence constante des autres. D'où le langage, la famille, la propriété privée, les inégalités artificielles et puis l'état de droit qui cristallise tout cela. Même hors du raisonnement généalogique de Rousseau, le phénomène est philosophiquement de premier ordre: c'est celui des autres. Outre tous les accessoires sociaux nommés plus haut, leur présence amène la comparaison, la projection, la représentation. C'est ce que Rousseau appelle l'amour-propre, troisième pôle dans son anthropologie.

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Si la pitié était une extension extérieure vers les autres de l'amour de soi, l'amour-propre, lui, en est une excavation perverse en soi-même. La tradition philosophique (et même simplement littéraire) est riche de développements sur l'amour-propre, qu'on appelle ici vanité, là orgueil - les contours des notions, bien sûr, changeant plus ou moins d'un auteur à l'autre. Allan Bloom résume de façon assez concise cette notion centrale: « This transformation of self-love makes men aware of one another's intentions and hence, in this terrible way, the consciousness of the other's consciousness arises. Having relations to others means that existence has become relative to them and life is lived in terms of their opinions. Previously man thought only of himself. Now he thinks of himself through others and wants them to prefer him to themselves.45 » Il ne s'agit donc pas d'un simple égoïsme,

comme on aurait pu considérer l'amour de soi, mais bien d'un égoïsme instrumentai!sant les autres.

Ainsi, l'amour-propre pousse l'homme à s'accorder trop d'attention à travers les autres: ses besoins contentés, il se trouve maintenant des caprices, et cherche à combler ceux-ci avec toute l'ardeur et l'inventivité que ses ancêtres mettaient à combler ceux-là. Il ne veut plus être satisfait, il veut être beau, heureux, riche, intelligent, acclamé - il veut maintenant être meilleur. C'est qu'il ne se contente plus de croiser les autres, il les remarque maintenant, les jauge, les utilise et les manipule. Il veut se distinguer. Par tout ce par quoi on peut se distinguer, y compris, par exemple, la science et les arts. Mais l'inventivité de l'homme ne manque pas de vecteurs pour s'illustrer. Ce foisonnement de rapports complexes et emmêlés illustre avec grande éloquence le caractère proprement insondable de la conscience humaine - c'est pourquoi Bloom vise juste lorsqu'il affirme que « the small change from amour de soi to amour-propre constitutes human psychology46 ».

Le problème, plus globalement, est que l'ère de la distinction doit être celle de l'inégalité. Quand on gagne, il faut que quelqu'un perde; c'est le bris de l'équilibre. Ainsi, il faut retirer aux autres ce qu'on veut; il faut le prendre. Il n'est plus question de survie animale, mais de domination. Ainsi, si la pitié suffisait à contrebalancer l'amour de soi, elle est totalement dominée par l'amour-propre. La pitié ne sera plus qu'un résidu secondaire

' Bloom, Love and friendship, p. 52.

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dont le passage attendrira les hommes et les confondra dans des illusions de leur grande humanité: ils l'utiliseront pour dominer encore davantage. Épisodiquement, lorsque la pitié sonnera, ils voudront faire le bonheur d'autrui, pour en être responsables. Ils voudront en être responsables pour en être propriétaires. Ils voudront en être propriétaires pour le contrôler, le dominer.

La Rochefoucauld a bien décrit à quel point, dans de tels cas, la vertu peut être aussi intéressée que la méchanceté: « L'intérêt que l'on accuse de tous nos crimes mérite souvent d'être loué de nos bonnes actions47 ». On peut comprendre ceci ainsi: tout ce qui, dans l'état

de nature, était consacré à l'autre s'appelait pitié. C'était un sentiment physique, charnel, né de la (rare) proximité des corps, qui, sans paroles, ne peuvent se connaître qu'ainsi. C'est en quelque sorte une immédiateté de la souffrance entre deux êtres. Dans la société, on peut se consacrer à l'autre, mais cette aide est fort médiatisée. La religion l'appellera la charité. Elle sera institutionnalisée. Elle sera reconnue. Elle soulagera une souffrance lointaine, et l'aidant ne pourra pas sentir le soulagement, comme il n'avait pas ressenti la douleur qui l'avait précédé.

Ainsi, le rapport ayant changé, la motivation n'est plus la même. On aide l'autre dans la société pour être reconnu comme aidant, non parce que la souffrance de l'autre provoque chez nous une souffrance. Pour en revenir à La Rochefoucauld, aider les démunis sert de la même façon notre intérêt, notre amour-propre, notre vision de nous-mêmes, que le fait de calomnier un ennemi mondain. Ce en quoi il rejoint Rousseau: dans ce schéma, l'autre n'existe vraiment que comme rouage dans la mécanique de notre propre beauté morale, dans la représentation que l'on se fait de soi-même. « Tout artiste veut être applaudi48 » lit-on dans le premier Discours. Mais la charité, la gentillesse, la politesse ne

sont-elles pas rendues des arts, et l'art une compétition?

Bref, une fois la société bien installée, il y a déséquilibre dans le mécanisme moral. L'homme est malade. Il croit progresser; il ne fait que se corrompre. La balance est brisée; la nature est bancale. Avec une jambe beaucoup plus longue que l'autre, l'homme ne fait que tourner en rond autour de lui-même. Il en vient à ne plus apercevoir rien d'autre.

47 La Rochefoucauld, Maximes et réflexions diverses, §305, p. 95. 48 Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, p. 45.

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3. En guise de transition: St-Preux à Paris

Devant le refus de l'aristocratique père de son amante Julie, le précepteur St-Preux quitte la « petite ville aux pieds des Alpes » pour suivre Milord Edouard, leur ami commun qui voyage en Europe. Celui-ci laisse le jeune homme quelque temps seul à Paris. C'est évidemment pour lui un choc assez important: il passe des territoires suisses à la France, mais surtout, d'un petit hameau montagnard à la grande Ville-Lumière. De celle-ci, il écrit au sujet de la société parisienne quelques lettres que l'on pourrait qualifier, dans la veine du XVIIIe, de philosophiques, mais qu'on appellerait plutôt de nos jours sociologiques. Milord

Edouard, richissime lord anglais, l'introduit dans les cercles mondains de la capitale. Ce sont ces mêmes cercles qu'il critiquera dans les lettres qu'il envoie à Julie.

D'une certaine façon, ces segments philosophiques du roman rejoignent le propos des deux Discours. Et on comprend même, avec ce pas de recul, en quoi le deuxième Discours explique le premier. Car c'est le déséquilibre moral dont nous venons de parler qui influence comme un virus les intentions des sujets et qui sous-tend tous leurs actes. L'amour-propre, qui est la clef de voûte du second Discours, est la cause directe des apparences fausses décriées dans le premier. Ce premier écrit, Rousseau lui-même l'avoue dans ses Confessions49, n'est pas logiquement très solide; il paraît même un peu décousu,

comme le paraissent généralement les réflexions qui ne sont pas encore abouties, qui, d'une intention spontanée, ne sont pas encore passées à une démonstration maîtrisée. Ainsi, ce n'est vraiment qu'en postulant l'état de nature, pour pouvoir illustrer ce qu'est selon lui la nature humaine, que Rousseau arrive à asseoir sa critique sociale, à la justifier et à la défendre d'une façon plus rigoureuse. C'est dans le deuxième Discours que le propos du premier trouve toute sa force.

Dans les lettres parisiennes de La Nouvelle Héloïse, la réflexion aboutie est synthétisée et rendue plus accessible et fluide par la nécessité du roman, qui en général empêche les trop longues digressions et l'accumulation d'exemples historiques. On y décrit

« Cet ouvrage, plein de chaleur et de force, manque absolument de logique et d'ordre » (Rousseau, Les Confessions tome premier, p. 173.)

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et décrie, comme dans le premier Discours, la superficialité des rapports ainsi que l'oisiveté des individus. On remarque ce parallèle, entre autres, dans un extrait de la quatorzième lettre de la seconde partie:

Si tout cela [la politesse et la générosité mondaines] était sincère et pris au mot, il n'y aurait pas de Peuple moins attaché à la propriété, la communauté des biens serait ici presque établie, le plus riche offrant sans cesse, et le plus pauvre acceptant toujours, tout se mettrait naturellement de niveau50.

Ce qui rejoint essentiellement ce moment du premier Discours où Rousseau nous parle d'un étranger

... qui chercherait à se former une idée des mœurs européennes sur l'état des Sciences parmi nous, sur la perfection de nos Arts [...] et sur le concours tumultueux d'hommes de tout âge et de tout état qui semblent empressés depuis le lever de l'aurore jusqu'au coucher du soleil à s'obliger réciproquement; [...] cet étranger, dis-je, devinerait exactement de nos mœurs le contraire de ce qu'elles sont. 51

Mais que régnent la bonté et la sincérité ou la méchanceté et l'hypocrisie, indépendamment de la morale, n'y a-t-il pas beaucoup de choses à Paris qui peuvent adéquatement nourrir l'esprit du jeune lettré curieux qu'est St-Preux? Paris n'est-elle pas, par excellence, la capitale des lettres, le point de rendez-vous et d'échange de tous les grands esprits européens? C'est ce qu'on croirait, concède le jeune homme à sa correspondante. Mais qu'apprend-t-on à Paris, en vérité?

On y apprend à plaider avec art la cause du mensonge, à ébranler à force de philosophie tous les principes de la vertu, à colorer de sophismes subtils ses passions et ses préjugés, et à donner à l'erreur un certain tour à la mode selon les maximes du jour. [...] Ainsi nul ne dit jamais ce qu'il pense, mais ce qu'il lui convient de faire penser à autrui, et le zèle apparent de la vérité n'est jamais en eux que le masque de l'intérêt.52

50 51 52

Rousseau, La Nouvelle Héloïse I, p. 289-290.

Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, p. 33-34. Rousseau, La Nouvelle Héloïse I, p. 291.

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Cette atmosphère particulière du Paris mondain53 fait que l'on ne connaît personne

et que l'on n'interagit qu'avec des personnages, des masques et des figures; les instruments malhonnêtes de l'amour-propre. Si on rejoint certes ici le propos des deux Discours, on n'est plus du tout dans leur contexte précis et isolé. Cette réaffirmation de la critique rousseauiste de la société est encore plus évocatrice lorsqu'on la compare avec le reste du contenu du livre entier. Nous parlions de riches contrastes, c'est que La Nouvelle Héloïse n'accorde pas beaucoup de place à Paris, et les lettres qui sont consacrées à la critique du « Monde » sont très rares. Si elles sont si puissantes, c'est qu'elles servent avant tout à faire ressortir, par contraste, une autre vision du monde, d'où, justement, les fausses apparences, les masques et les figures sont totalement absents. C'est un des traits frappants du roman: la profonde opposition entre Paris et Clarens, la petite société isolée que nous étudierons dès le prochain chapitre.

Ayant maintenant décrit cette critique rousseauiste de la société, qui pervertit la nature de l'homme telle qu'elle est illustrée métaphoriquement dans le second Discours, il convient d'avancer davantage dans ces développements idéaux, et de présenter ce que l'auteur propose comme alternative, comme remède au mal social: on doit passer, justement, de Paris à Clarens, du réel critiqué à l'idéal proposé. Mais quel chemin immense

il y a à parcourir! On peut déjà entrevoir, dans cette distance aussi idéale que réelle, toutes les difficultés qui se présenteront à Rousseau pour éviter les complexes et nombreux travers qu'il vient de critiquer avec lucidité. On sent aussi combien dans le projet même de l'élaboration d'une alternative idéale à une critique aussi radicale se trouve le germe de son irréalité. Critiquant Paris par tous les côtés, Rousseau se laisse à peine assez d'espace pour y faire entrer un peu de l'air frais de Clarens. Mais dans ce mince interstice, Rousseau s'infiltre avec toute la force et l'agilité de son génie, naviguant habilement entre réel et idéal:

' Car St-Preux spécifie bien à Julie qu'il ne fréquente que les cercles d'amis du richissime Edouard et qu'il est « convaincu qu'il faut descendre dans d'autres états pour connaître les véritables mœurs d'un pays, car celles des riches sont presque partout les mêmes. » (Rousseau, La Nouvelle Héloïse I, p. 293-294).

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Rousseau juge et condamne, au nom du droit, les faits dont il prouve la nécessité historique. Et comme il lui faut, pour réaliser l'idéal de la transparence, un monde où le fait coïncide avec le droit, il cherchera ce monde tantôt en deçà de l'histoire, dans les « anciens temps » où le progrès corrupteur n'existe pas encore, - tantôt au-delà dans un futur abstrait où le désordre actuel serait surmonté par un ordre plus parfait.54

Les deux Discours parlent d'anciens temps imprécis - le premier, de vieilles républiques idéalisées; le second, d'un état de nature fictif -, d'autres œuvres, positives celles-là, comme l'Emile, La Nouvelle Héloïse ou le Contrat Social, tous trois rédigés à peu près dans les deux ou trois mêmes années, au tournant de la décennie 1760, proposeront, pour reprendre l'expression de Starobinski, des futurs abstraits porteurs d'ordre parfait. Autrement dit: des idéaux.

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Deuxième Chapitre

L ' I D É A L I S A T I O N DE LA R É A L I T É

Une fois la société décriée, dans ses écrits, puis une fois la ville quittée55, dans sa vie, si

Rousseau veut un tant soit peu éviter la réputation de misanthrope que les apparences lui réservent, il doit cesser de se limiter à la critique et tenter de proposer une alternative; quelque chose comme une solution aux problèmes qu'il décrit, un remède au mal qu'il a diagnostiqué. C'est, en une certaine mesure, ce que les diverses réponses à ses Discours ont tenté de faire, mais d'une façon décousue, dont il est difficile de tirer un plan d'ensemble, parce qu'elles sont des réponses particulières à des questions précises. Rousseau alors donne toutes les apparences d'un auteur enthousiaste et passionné qui a habilement exploité un paradoxe, mais qui peine ensuite à bâtir une vision solide et cohérente autour de cette charpente incomplète et branlante, alors que tout le monde s'empresse de lui en signaler les faiblesses potentielles.

Il faut dire que les Discours, qui ont un ton un peu fataliste, semblent tous deux faire référence à un âge d'or perdu - d'une part les grandes républiques des livres classiques, d'autre part l'état de nature; deux âges d'or imprécis et incertains, tous les deux peu concrets et, chose certaine, loin de la réalité du temps de Rousseau, ou du nôtre. Ce sont des âges d'or idéaux. Dans l'état de nature, on l'a vu, l'homme n'a pas ce qu'on appellerait aujourd'hui une conscience de soi. En cela, il est comparable à l'animal. Dans les républiques antiques, du moins à partir de ce qu'on en sait, comme le fait remarquer Todorov, «l'individu n'existait pas comme une entité indépendante de l'État.56» Mais

rapidement la conscience de soi, comme l'individualité, s'est imposée. Au temps de Rousseau, elles sont déjà des évidences. Si bien qu'on voit mal comment penser l'homme sans le supposer doté de cette conscience et de cette individuation. Conséquemment, il est difficile de voir précisément comment ces deux idéaux, dont Rousseau bien sûr ne préconise pas le retour, pourraient malgré cela avoir une pierre de touche pertinente dans la réalité moderne.

5 À la fin de l'année 1756, Rousseau quitte Paris pour l'Hermitage, à Montmorency, à une dizaine de

kilomètres de la capitale. (Rousseau, Les Confessions tome premier, p. 239).

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Une fois concédé le caractère fictif des deux idéaux de référence, comment démêler ce fatras pour trouver une solution, un remède? Nécessairement, ce sera une solution partielle, un remède imparfait: une béquille, un pis-aller... Ou alors il faudra faire fi des contraintes que l'on a si habilement décrites et proposer de séduisantes impossibilités? Starobinski écrivait: « Rousseau juge et condamne, au nom du droit, les faits dont il prouve la nécessité historique. » Comment sortir du piège de cette nécessité dont l'éloquence de Rousseau a si bien tissé les liens et bloqué toutes les issues?

Néanmoins, même dans ces deux Discours très négatifs, on réussit à percevoir quelque chose comme un idéal proprement moderne. La sélection des éléments critiqués permet de défricher le lieu approximatif d'une positivité. Nous voulons dire: l'inverse des problèmes, leur absence. Mettre un nom sur ce lieu - c'est-à-dire, plus philosophiquement: en faire un concept - est extrêmement ardu, et dans cette compétition critique, il semble que les tentatives d'interprétation soient difficiles à évaluer, pouvant toutes être prises comme des métaphores limitées, bien que de pertinence variable.

Par exemple, Starobinski choisit de voir la quête rousseauiste comme celle de la transparence et, à partir de ce socle, interprète l'ensemble du cursus de l'auteur, à quelques exceptions près et avec quelques insistances entièrement justifiées. Mais même chez une plume aussi sûre et aussi habile, on trouve une sorte de flou. Starobinski parle aussi très souvent d'immédiateté, à plusieurs autres reprises d'unité. Pourtant ce ne sont pas là deux synonymes de la transparence, bien que ces trois concepts soient souvent des épiphénomènes les uns des autres. Bien sûr, toutes ces réponses sont valables; on en trouve la source ou l'inspiration dans les écrits rousseauistes, et elles entrent avec cohérence dans l'interprétation de l'exégète. Mais comment précisément les articuler les unes par rapport aux autres?

Conséquemment, il ne s'agira pas pour nous, dans ces pages, alors que nous nous proposons d'illustrer les propositions positives de Rousseau, de déterminer un thème et d'essayer de faire de Rousseau le penseur de la « telle-chose », ou le théoricien par excellence du « tel-concept ». Ce qui nous semble le plus intéressant dans la dialectique rousseauiste entre critique et affirmation - critique d'une société présente, affirmation d'une société nouvelle et idéale - n'est pas de déterminer soit la teinte de la critique ou alors celle

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de l'affirmation, mais bien plutôt d'en étudier la dialectique même: sa complexe mécanique intellectuelle, le jeu entre critique et affirmation. Celle-ci relève à part égale de la philosophie (c'est à dire d'une réflexion sur le monde) et de la psychologie (c'est à dire d'une réaction individuelle, idiosyncratique, au monde).

Tout se déroule comme si, devant le monde qui le déçoit, lui déplait ou le rejette, Rousseau, dans une réaction spontanée et complexe - les idiosyncrasies ne sont-elles pas toutes spontanées et complexes? -, lui opposait avec une insistance étonnante des idéaux sociaux très élevés, très précis, et qu'alors toute son entreprise intellectuelle et artistique consistait conséquemment à tenter de rejoindre, à partir des éléments même de sa critique, ces idéaux, et donc de joindre la réalité à l'idéal, de montrer qu'ils peuvent être simultanés.

Notre hypothèse sera que, pour ce faire, il a recourt à des artifices. Il faudra mieux expliquer cette notion plus loin, mais contentons-nous pour l'instant d'avoir bien mis sur pied cette étrange mécanique qui fait des artifices fictifs et imaginaires - il faudrait peut-être dire des artifices narratifs tellement la littérature est au centre de tout ce que Rousseau fait - les relais nécessaires entre le constat négatif d'une société pervertie et des idéaux sociaux élevés qui semblent nécessiter un sol d'une richesse que cette perversion ne peut assurer, ou même qu'elle empêche.

1. Les idéaux

Posons comme définition qu'un idéal est un archétype de perfection projeté dans un domaine donné; un parangon qui sert de réfèrent de ce qui devrait être.

Tirons-en des conclusions dans le cas de Rousseau. Ayant déjà publiquement déclaré la perversion généralisée de l'état des choses, Rousseau, s'il ne veut pas se réduire à une cynique misanthropie - qui serait déjà une incohérence -, est forcément condamné à l'idéalisme. La société pervertit la nature de l'homme, soit, mais que peut-on faire, outre s'en plaindre? Rousseau, comme écrivain et penseur, proposera essentiellement quatre réponses. Elles sont toutes différentes, pas nécessairement inter-reliées, mais elles forment un tout. On peut les diviser d'une façon assez claire, suivant leur sphère d'application.

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L'idéal de Clarens est une solution domestique pour maintenir, autant que faire se peut, l'homme dans les limites de sa nature.

L'idéal d'Emile est une solution pédagogique ou individuelle pour maintenir, autant que faire se peut, l'homme dans les limites de sa nature.

L'idéal de la république du Contrat Social est une solution politique pour maintenir, autant que faire se peut, l'homme dans les limites de sa nature.

L'idéal de la religion naturelle du vicaire savoyard est une solution religieuse pour maintenir, autant que faire se peut, l'homme dans les limites de sa nature.

Avant d'entrer dans les cas particuliers, il faut sans doute spécifier ce qu'on veut dire globalement lorsqu'on parle de maintenir l'homme dans les limites de sa nature. Nous nous référons au travail que nous avons fait au chapitre précédent, dans la section appelée La nature de l'homme, qui identifiait un équilibre moral entre amour de soi et pitié, bref un équilibre de priorité ou d'intérêt entre soi et les autres. Cet équilibre, comme nous l'avons vu, est brisé dans la société, par l'apparition de l'amour-propre qui force l'individu, qui veut s'accorder plus d'importance, à s'étendre par la représentation jusque dans les autres, à les utiliser pour lui-même. Rétablir l'homme dans les limites de la nature, ce serait conséquemment limiter l'amour-propre57 pour que l'individu puisse voir dans l'autre autre

chose que l'instrument de sa valorisation. De cette façon, la pitié, le cœur, le sentiment, la chaleur humaine, peuvent à nouveau prendre la place qui leur revient dans l'action humaine - et on retrouverait un équilibre de priorité ou d'intérêt entre soi et les autres qui permettrait de dire de l'homme social, comme Rousseau le disait du sauvage, qu'il «vit en

lui-* 58

même ».

Ces quatre idéaux mis ensemble, on peut concevoir quelque chose comme un système rousseauiste qui essaierait justement de faire cela, dans les sphères domestique, pédagogique, politique et religieuse. Il reste à voir comment, concrètement, pour chacun d'eux, cela se réalise.

Parce que, pas plus que pour la société, on ne peut avec réalisme souhaiter sa disparition.

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1.1. Clarens

Nous accorderons plus d'attention à l'idéal domestique de Clarens; il sera utilisé comme modèle pour mieux comprendre l'ensemble. Des quatre idéaux identifiés, il est celui qui englobe le mieux les autres. Philonenko, notamment, accorde beaucoup d'importance, dans sa lecture de Rousseau, à La Nouvelle Héloïse. Il la voit comme une traduction, dans la « popular-philosophie » (pour emprunter le langage de Y Aufklàrung), de toute la pensée rousseauiste59: toute sa vision s'y trouve, mais évidemment, puisqu'il s'agit d'un roman, ses

déductions, et toute « la démarche justificative est ailleurs. » Ainsi, on peut voir ce roman comme une tentative de transposition plus concrète de la pensée rousseauiste dans la réalité - bien qu'ironiquement, ce soit par le biais de la fiction. C'est peut-être ce qui rend Clarens, en tant que modèle positif de la pensée rousseauiste, le plus accessible et le plus global des quatre idéaux dont nous traitons ici:

Comparé à l'Emile qui est l'autre remède proposé par Jean-Jacques et qui ne laisse pas toujours de déconcerter quelque peu, tant le modèle de l'éducation individuelle apparaît impraticable sans subir des transpositions massives, celui que présente La Nouvelle Héloïse paraît très accessible.61

On reviendra bien entendu sur ce caractère peu praticable de l'Emile. Mais quant à Clarens, il s'agit de « la "réforme" d'une famille, modèle susceptible d'être imité sans

ffl

danger. » Quelle est cette famille? Il vaut peut-être mieux prendre le temps de situer un peu le lecteur dans le portrait général de ce roman touffu.

Comme nous y faisions référence plus haut, le roman se compose, selon le titre original donné par l'auteur, des « lettres de deux amants, habitants d'une petite ville au pied des Alpes », du côté suisse du lac Léman, dans ce qui serait aujourd'hui le Canton du Valais. Les deux amants, ce sont bien sûr Julie dÉtanges, la nouvelle Héloïse63 du titre, et

St-Philonenko, L'espoir et l'existence, p. 14.

60 lbid., p. 13. 61 62 63 lbid., p. 14. Ibid., p. 14.

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Preux. Ce dernier, alors que le roman commence, est engagé comme précepteur par le Baron d'Étanges, père de Julie, pour éduquer celle-ci et sa cousine Claire. St-Preux est d'origine modeste, ses employeurs sont de la petite noblesse. Le précepteur, avec le temps, finit par s'éprendre des charmes de sa pupille, qui le lui rend bien. En raison du statut social qui les sépare, ils sont obligés de s'aimer secrètement. Avant d'être surpris et de risquer l'honneur dHéloïse, St-Preux quitte le Valais avec Milord Edouard Bornston, qui est l'ami le plus dévoué et le défenseur le plus acharné du jeune couple, et visite avec lui Paris et Londres. Puis, St-Preux s'engage seul dans la marine et fait un voyage périlleux de quatre ans. C'est durant ce voyage, alors que les deux amants ne se sont pas vus depuis plusieurs mois, que leur liaison sera découverte par la Baronne d'Étanges, qui trouve les lettres de Julie, puis apprise par le Baron son père, lequel, furieux, repousse avec violence toute possibilité de mariage au nom de la tradition.

En fille probe qui vient de voir sa mère littéralement mourir de chagrin, Julie accepte la décision paternelle et se marie avec un ancien compagnon d'armes de celui-ci, nettement plus âgé qu'elle, mais qui a, plusieurs années auparavant, sauvé la vie du Baron, et à qui ce dernier avait offert la main de sa fille: M. de Wolmar. Lorsque, son long voyage terminé, St-Preux rentre à Clarens, Julie a deux enfants et est bien déterminée à honorer honnêtement ses devoirs matrimoniaux. Elle avoue sa liaison passée à son mari, et c'est ensemble qu'ils décident d'inviter St-Preux à vivre chez eux, ayant comme projet d'en faire le précepteur de leurs deux enfants. Le roman se termine avant que le lecteur ne puisse savoir si cela se réalise, car Julie meurt finalement après une longue maladie.

Ce qui a sûrement assuré à ce roman son succès historique auprès du grand public, c'est de ne pas avoir à être interprété philosophiquement pour être intéressant ou pertinent. Ce qui lui a sûrement assuré son succès auprès des intellectuels, c'est d'aussi pouvoir l'être -et ainsi d'être vu comme une illustration pratique des visions de Rousseau.

On note dans ce recueil plusieurs lettres beaucoup plus théoriques que narratives. Nous en avons déjà cité quelques-unes sur la société parisienne, il s'en trouve d'autres sur la

jours Héloïse d'Argenteuil parce qu'elle passa son enfance dans le monastère de cette commune française -et qui, comme on le sait, se lia secrètement au philosophe -et théologien Pierre .Abélard au Xlle siècle. La liaison ouverte était impossible: Abélard était noble, Héloïse ne l'était pas. C'est avant tout leur célèbre correspondance amoureuse qui leur assura l'attention de la postérité.

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vertu, sur la religion, sur l'éducation, etc. Mais ce qu'il y a sûrement de plus riche philosophiquement - et le choix habituel des commentateurs s'y reconnaît - c'est l'idéal que représente la petite société de Clarens qui est formée après le mariage de Julie et M. de Wolmar et auquel, à la fin du roman, s'ajoutent St-Preux et la cousine Claire, alors veuve avec un enfant. Ces quatre personnages principaux, plus les trois enfants, entourés de quelques domestiques et de quelques travailleurs saisonniers, forment un microcosme social assez particulier.

Selon Philonenko, l'idéal de Clarens est « la réconciliation de l'homme avec la nature dans une harmonie pastorale.64 » Pour Starobinski, « on [y] sent affleurer la pureté

d'un temps originel, mais elle affleure comme une fiction. On se sent revenu sur le "beau rivage, paré des seules mains de la nature" qu'avait évoqué le premier Discours.65 »

St-Preux, dans une lettre66 de plus de trente pages adressée à Milord Edouard,

identifie l'essence de Clarens comme étant « une tranquille amitié à l'abri des passions impétueuses » dans « une maison simple et bien réglée où régnent l'ordre, la paix, l'innocence, où l'on voit réuni sans appareil, sans éclat, tout ce qui répond à la véritable destination de l'homme!67 ». Ici, répète-t-il à plusieurs reprises, « on sait vivre ». Ainsi, la

première moitié du roman, dans laquelle Julie et St-Preux sont véritablement amoureux l'un de l'autre et sont amants, est une espèce d'épisode passionné qui ne représente pas ce que l'homme est vraiment - ou devrait-on plutôt dire: ce qu'il devrait véritablement être. Or on sait, par les Confessions que les deux premières parties (sur six) de La Nouvelle Héloïse commencèrent avant tout comme des rêveries désordonnées sans aucun plan, que Rousseau, par un penchant naturel avoué, se plaisait à tisser lentement. Les deux premières parties, donc, ne répondaient pas à un plan, à une intention d'auteur.

Difficile d'en dire autant au sujet des quatrième et cinquième parties, qui, à en croire leur auteur, représentent la destination véritable de l'homme. On y remarque avant tout la figure froide de M. de Wolmar, suprêmement rationnel et nullement passionné. Tel un « œil

64 Philonenko, L'espoir et l'existence, p. 161. 65 Starobinski, L'obstacle et la transparence, p. 115.

66 Rousseau, La Nouvelle Héloïse II, Quatrième partie, lettre X, p. 54 à 87. 67 lbid., p. 54. [C'est nous qui soulignons].

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