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LA CREATION NUMERIQUE LUDIQUE : UNE OEUVRE COMME LES AUTRES ?

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Introduction Générale

LA CREATION NUMERIQUE LUDIQUE : UNE ŒUVRE COMME LES AUTRES ?

Patricia Signorile1 La création d’œuvres numériques2 et ludiques résulte d’une convergence entre un héritage culturel artistique complexe abolissant les frontières disciplinaires et une technique qui a créée un espace et un temps virtuel. Les arts numériques, qui obéissent à des protocoles précis, trouvent leurs racines dans le mouvement dadaïste des années 1920, et plus précisément dans l’œuvre de Marcel Duchamp et de Man Ray. Dès 2011, au musée Granet l’expérience créative d’Electronic Shadow3, duo d’artistes, cible le cœur de la philosophie de l’art numérique et vidéoludique en fusionnant les dimensions matérielles et immatérielles, illustrant un principe fondamental de celles-ci et de la conception dadaïste qui veut que la vérité ne désigne qu’un point de vue et que le temps conditionne la compréhension du monde en fonction de normes. Quant à la « gamification » ou « ludification » de l’art dans le cadre du jeu vidéo il s’agit d’une transposition des éléments visuels artistiques qui constituent la structure

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Maître de conférences HDR, philosophie esthétique et sciences de l’art, chercheur au Laboratoire Interdisciplinaire de Droit des Médias et des Mutations Sociales, LID2MS – Aix-Marseille Université.

2 Les progrès des technologies de l’information et de la communication résultent d’une innovation technique

fondamentale : la numérisation. Dans les systèmes traditionnels - dits analogiques - les signaux (radio, télévisions, etc.) sont véhiculés sous la forme d’ondes électriques continues. Avec la numérisation, ces signaux sont codés comme des suites de nombres, eux-mêmes souvent représentés en système binaire par des groupes de 0 et de 1. https://www.futura-sciences.com/tech/definitions/informatique-numerique-584/

3 En 2011, avec futurréalismes, le musée Granet innovait et présentait des installations hybrides, mêlant le réel et

le virtuel d’Electronic Shadow, duo de designers composé d’un concepteur de DVD et d’une architecte. L’exposition état conçue comme "une sorte de laboratoire ouvert au public", dans lequel la perception du monde est continuellement remise en question, usant de tous les moyens techniques de l’ère numérique pour élargir le champ du possible et imaginer le monde futur. Ce travail se rapproche par certains aspects de la science-fiction, anticipant les possibilités techniques sans s’arrêter à la technologie du moment. C’est ce que ces artistes nomment l’ « art-fiction ». L’interactivité permet plusieurs niveaux de réalités parallèles, de multiples points de vue. Cf., www.electronicshadow.com

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du jeu importés dans des situations différentes de celles du jeu, rejoignant ainsi une logique de créativité apparue au début du siècle précédent.

Le mot « jeu » qui puise son origine du mot latin jocus signifiant « plaisanterie » ou « badinage », a aussi donné en français le mot jouet. En revanche, en latin les jeux sont désignés par ludi, qui devient en français ludique et tous ses autres dérivés. Ce sont ces derniers qui renseignent sur la portée du concept. Le jeu vidéo inspire les sciences humaines et sociales autant qu’il s’inspire des arts numériques. Les artistes numériques s’emparent des codes du jeu vidéo, les détournent et les questionnent, tandis que les créateurs de jeu vidéo imaginent de nouvelles formes artistiques intégrant des dispositifs ou des intentions habituellement présentes dans le champ de l’art. Le tout n’est pas exempt de bouleversements culturels, juridiques, économiques précipités depuis une décennie par la digitalisation, les jeux guidés par la pensée et bientôt l’intelligence artificielle. Les nouveaux savoir-faire utilisent par hybridations, transpositions et citations les autres arts et à ce titre, relèvent non seulement de l’histoire de l’art, de l’esthétique mais aussi du droit, de l’économie et encore de bien d’autres disciplines.

Mais d’abord qu’est-ce qu’un jeu vidéo4 ? Il s’agit d’un jeu sur support audiovisuel, dont le fonctionnement se gère par ordinateur. L’histoire du jeu vidéo5 débute dans les années 1940 au sein des universités lors de recherches sur l’informatique. Les jeux vidéo ne seront connus du grand public qu’à partir des

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Le jeu vidéo est aussi un « art de l’écran » étudié par des universitaires à travers le monde. L’Université de Strasbourg a réuni, les 9 et 10 avril 2017, une quinzaine de chercheurs en philosophie, arts, cinéma ou encore en histoire, à l’occasion de deux journées d’étude intitulées « Jeu vidéo : singularité(s) d’un art de l’écran », des colloques à Montpellier ou à Paris portent sur la réception du jeu vidéo, mais celui-ci est très rarement étudié du point de vue de son histoire, du droit, ou de son économie. Pourtant, le jeu vidéo peut être autant ludique que subversif, meditative ou méditatif.

Cf. également https://festivaljeudeloie.fr/ “Festival du jeu de l’oie”, les sciences de la société et des arts dans la cité, 9 mai-22 juin 2019, notamment journée du 20 juin consacrée au jeu video (Du droit à l’économie du jeu

video, De la pédagogie au détournement, Des jeux entre art et politique). 5 E. Cario, Start ! La Grande Histoire des jeux video, La Martinière, 2016.

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années 1970 avec la commercialisation des premières bornes d’arcade (Fig. 1) ainsi que des consoles de jeu vidéo. Le jeu vidéo devient alors une industrie évoluant avec la technologie. En 2019, pas moins de huit générations de consoles se sont succédées et l’histoire du jeu vidéo se loge désormais sur toutes les interfaces technologiques. Cette proportion est exponentielle sur le marché et elle s’accroît grâce à la distribution dématérialisée, via par exemple des plates formes comme Steam6. De plus, depuis les années 2010, le jeu vidéo se développe également sur Smartphone captant massivement les joueurs grâce à l’interface visuel et sonore de plus en plus élaboré artistiquement. Les stratégies procédurales allant même jusqu’à s’adapter au joueur. L’histoire du jeu vidéo met en évidence trois grandes tendances esthétiques qui définissent l’apparence des jeux. Aki Järvinen7 les a décrits par les termes suivants : l’abstractionnisme, le caricaturisme et le photoréalisme. The More The Better de Nam June Paik (Fig.2) est pour l’art numérique une expérimentation fondatrice. Cet artiste a

initié un genre artistique basé sur le détournement vidéo (Fig. 3). Il influencera

de nombreux créateurs et le mouvement évoluera ensuite selon les avancées technologiques.

C’est donc un fait, de Candy Crush à Pokemon Go -les jeux vidéos captent l’attention sous des traits d’un esthétisme élaboré en faisant s’évader le joueur de son réel immédiat- des serious game- pédagogiques ou informatifs-, jusqu’à la réalité virtuelle8 (Fig. 4) ou augmentée (Fig.5) et demain l’intelligence artificielle, tout le monde joue, a joué ou jouera. En outre, après la Russie et la Suède, la France se situe comme le troisième marché européen de l’eSport générant le plus de chiffre d’affaires, à hauteur de 25 millions de dollars en

6 https://store.steampowered.com/?l=french

7 A. Järvinen, Games without Frontiers: Methods for Game Studies and Design, VDM Verlag, 2009.

8 En 1999, le film EXistenZ de David Cronenberg avait troublé les spectateurs en jouant sur la confusion entre le

réel et le virtuel. Pour le réalisateur l’individu avançe à tâtons dans un monde dont il ne connaît pas les règles, toute réalité est virtuelle, et libre à chacun de choisir sa réalité. http://www.objectif-cinema.com/analyses/050b.php

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20189. Dans tous les cas, le joueur est soumis à d’autres règles que celles de son univers quotidien, qui sont celles décidées par le jeu.

S’il existe autant de jeux vidéos dans le registre du divertissement que de socio-types ou de psycho-types parmi les joueurs il existe également des jeux qui abordent des sujets de société, par exemple, le site Molleindustria initié en 2003 par un groupe milanais d’artistes et de programmeurs. Molleindustria a pour objectif de montrer que les jeux vidéo outrepassent le simple divertissement. Le site web italien crée et offre, sous licence Creative Commons, des jeux polémiques à visée politique et sociale. Les jeux proposés sont très différents des jeux commerciaux à grande échelle, et véhiculent toujours un message politique, économique, ou idéologique. Les thèmes abordés sont nombreux, comme par exemple, la sexualité, la précarité du travail, les prêtres pédophiles, la liberté de la presse, la culture libre, ou encore les guerres de religion…

Au XXI° siècle, les joueurs sur l’ensemble de la planète consacrent plus de trois milliards d’heures par semaine à jouer. Les jeux s’infiltrent progressivement dans tous les domaines de la société. Les initiatives se développent, et des “futurologues” prédisent un avenir où le jeu envahira le quotidien à tous les niveaux, de la consommation, du loisir, de l’information, de l’éducation, du savoir mais aussi de l’intimité… La ludification concerne une pratique qui revêt des formes extrêmement variées et qui correspondent à des socio-types, à un marché. En 2018, le chiffre d’affaires généré par le secteur du jeu vidéo en France s’est élevé à 4, 9 milliards d’euros, plaçant le pays en deuxième position du marché européen après la Grande-Bretagne. D’après le syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs10 74 % des français jouent au moins

9https://www.forbes.fr/business/la-revolution-du-e-sport/?cn-reloaded=1

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occasionnellement et 51% régulièrement. Dans le détail, ils ont en moyenne 39 ans. Si l’on regarde le pourcentage des joueurs par tranche d’âge, 97% des 10-14 ans se divertissent via les jeux vidéo quand le taux tombe à 55% pour les plus de 55 ans. Par ailleurs, toujours selon les chiffres du syndicat, 29% des français jouent plusieurs fois par jour. De plus, 62% de la population estime le jeu vidéo comme une activité positive. Ce dynamisme s’explique notamment par la complémentarité des offres « Hardware » et « Software », et la spécificité d’un secteur où se mêlent innovation technologique et création artistique.

En France, le jeu vidéo s’érige en réalité, au rang de première industrie culturelle avant le secteur de l’édition et représente près de 35 millions de « gamers » réguliers. Ainsi, 67% des français considèrent aujourd’hui le jeu vidéo comme une nouvelle culture. Le jeu vidéo s’est considérablement démocratisé entrant dans tous les foyers français. Il se pratique de plus en plus sur les plateformes mobiles, comme les Smartphones (49%), les consoles portables (29%) et les tablettes (33%). 89% des français considèrent le jeu vidéo comme un secteur innovant et 84% estiment que les jeux vidéo sont l’œuvre d’artistes. Outre son appartenance indéniable au registre de l’art, compte tenu de l’importance des enjeux économiques qu’ils génèrent dans le domaine du divertissement, face à cet essor, se pose la question de la nature du jeu vidéo et de sa protection par le droit.

Le jeu vidéo, une œuvre multi-forme et complexe

Ce domaine de création a la particularité de croiser tous les arts en même temps que la technique11 (Fig.6). Que ce soit littérature, peinture, architecture, musique, cinéma, bande dessinée, les citations et les postures esthétiques

11 De fait les frontières habituelles entre bande dessinée, manga, jeu vidéo, cinéma se trouvent abolies. L’ « Art

ludique » met en valeur les œuvres des artistes et des créateurs d’univers qui marquent l’imaginaire de la société et impactent la culture du siècle.

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abondent… Déjà, en 1993, Alain et Frédéric Le Diberder12 désignaient le jeu vidéo comme le dixième art13 (Fig. 7). Depuis plus de 30 ans, le droit français reconnaît la protection des jeux vidéo par le droit d’auteur, même si le jeu vidéo ne figure pas strictement dans la liste des œuvres de l’esprit protégées par le droit d’auteur14. Dans deux décisions du 7 mars 1986, la Cour de Cassation rappelle « qu’un ensemble d’images arbitrairement animées selon une règle de jeu elle-même créée, et accompagnés de sons choisis en conséquence, constitue en soi une œuvre de l’esprit apte à recueillir la protection de la loi du 11 mars 1957»15. Cependant, les jeux vidéo diffèrent des autres œuvres de l’esprit comme la peinture, la sculpture ou d’autres beaux-arts en ce qu’ils sont constitués par la fusion d’éléments audiovisuels et de logiciels animant ces derniers et, permettant l’interaction entre les joueurs. Leur complexité et leur caractère particulier en font des œuvres dont la qualification juridique est rendue parfois difficile.

Dans le domaine artistique, c’est le caractère interactif avec le joueur qui permet au jeu vidéo de se positionner comme « nouvel » art. En outre, le jeu vidéo tend à s’institutionnaliser et à prendre position progressivement sur le marché de l’art, ne serait-ce que par l’émergence du game art qui désigne des œuvres d’art inspirées du jeu vidéo et de l’art game, jeu vidéo créé en tant

12 A. Le Diberder, F. Le Diberder, L’univers des jeux video, La découverte, 1993. Depuis, le débat rejaillit car le

concept de jeu vidéo en tant que forme d’art est un sujet controversé dans l’industrie du divertissement. L’art du jeu vidéo se réduirait il à une forme spécialisée d’art informatique utilisant les jeux vidéo comme support?

13 En s’appuyant sur le caractère narratif du cinéma, le jeu vidéo utilise la littérature et sa structure ainsi que les

codes de la fiction, que ce soit à travers un contexte favorisant des évènements, l’élaboration d’une intrigue comportant des conflits qui doivent être résolus ou le développement de personnages qui évoluent au fil du jeu.

14 L’article L112-1 dispose que : « Les dispositions du présent code protègent les droits des auteurs sur toutes les

œuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme et l’expression, le mérite ou la destination" ; les droits d’auteur couvrent les créations de forme et non les idées ; en effet, le droit d’auteur protège la forme sous laquelle s’exprime l’œuvre, autrement dit, son expression, sa composition. Aussi peuvent être protégés : les livres, les conférences, les œuvres chorégraphiques, les tours de cirque, les œuvres cinématographiques, photographiques, les compositions musicales, les plans, les dessins, les œuvres architecturales, les collages, les logiciels etc. ; l’oeuvre doit pour être protégée, être originale c’est-à-dire porter l’empreinte de la personnalité de son auteur ».

15https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?idTexte=JURITEXT000007016536

Cour de cassation , Assemblée plénière , Audience publique du vendredi 7 mars 1986, N° de pourvoi: 85-91465, Publié au Bulletin d’information de la Cour de cassation.

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qu’œuvre d’art, ou encore par la présence de plus en plus marquée du jeu vidéo dans les musées16, festivals, biennale, galeries d’art… (Fig. 8), (Fig. 9), (Fig.10). Le jeu vidéo et l’art forment donc deux entités indissociables visibles à travers plusieurs indicateurs. Le jeu dans l’art contemporain a diversifié les supports et les médiums. L’art par le jeu capte un nouveau public en rendant le sens palpable et immédiat. Par le jeu, des artistes comme Maurizio Cattelan proposent une critique sociale. Mais le jeu peut être également utilisé pour critiquer d’autres artistes comme le montre le jeu vidéo proposé par Hunter Jonakin qui fait « exploser » les oeuvres de Jeff Koons 17.

Cependant, une œuvre d’art est toujours porteuse d’idéologie. Il s’agit non seulement de celle que l’on attribue à l’auteur de l’œuvre en question, mais aussi à un niveau plus global lorsque l’œuvre entre en interaction avec les institutions, les commanditaires, les publics. Comme l’explique Eric Maigret, « il ne suffit pas de réintroduire l’esthétique (dans le domaine du jeu), il faut en montrer le versant idéologique, car oublier les enjeux politiques dont les œuvres sont porteuses c’est courir le risque de revenir encore et toujours à l’idéalisme »18. Or, il semblerait que les acteurs du monde vidéoludique soient pris dans une même logique unilatérale d’idéalisme, se clivant entre deux postures contradictoires, l’une faisant des jeux vidéo un simple loisir de détente dépourvu d’idéologie, l’autre affirmant au contraire qu’ils représentent un moyen d’apprendre, de révolutionner l’enseignement et la recherche, notamment par l’intermédiaire des serious game (Fig. 11).

16 https://www.artludique.com/video.html. Les jeux, dessins, peintures et sculptures réalisés par les studios

d’animation disposent désormais de lieux d’exposition. Cf., Exposition "Game story" au Grand Palais, Paris, 2011. De plus, les musées exposent parfois des collections de vidéos. Cf., https://journals.openedition.org/marges/397. Cf., pour la France, la Belgique et la Suisse la liste 2019 des salons incontournables https://gamergen.com/actualites/liste-salons-francophones-incontournables-2019-jeu-video-animation-manga-279756-3

17 Cf., http://hunterjonakin.com/koons.php

18http://www.jeuxvideo.com/news/448248/penser-le-jeu-video-comme-un-art.htm

cf. E. Maigret, « Esthétiques des médiacultures », in Penser les médiacultures, Editions Armand Colin, 2005, p.123-144.

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De l’art au jeu… les hybridations

Les derniers chiffres relatifs à l’utilisation de la technologie digitale en France indique que, 88% de la population française utilise internet et, 75% a déjà surfé sur un mobile. Les réseaux sociaux quant à eux ont remporté l’adhésion de plus de la moitié des français. Cette tendance ne cesse de s’accentuer. En 2017, quarante-sept millions de français se sont connectés à internet. Alors, de ce point de vue l’art vidéo fait figure d’ancêtre des arts numériques, non seulement par les moyens mis en œuvre, par l’intention mais aussi dans ce détournement des fonctions et de la finalité d’un objet technique pour en faire une œuvre d’art. Au-delà, les arts numériques sous toutes leurs formes que ce soit de la projection, de la virtualisation, de l’installation et/ou des dispositifs posent bien sûr, la question du tryptique « homme-machine-environnement » par rapport à celui de « artiste-œuvre-public ».

Mais à terme, si la ludification de tous les secteurs d’activités se réalise, la notion de liberté individuelle risque de perdre son sens. Le joueur ne serait plus libre de ne pas suivre le conseil impératif et les injonctions que des machines lui ordonneront d’exécuter. Pourtant, une technologie qui permet à un art de l’illustrer, ne devrait pas intrinsèquement être néfaste.

Cependant, il est évident que la ludification peut devenir invasive si elle investit tous les champs de la vie collective et privée. Elle deviendrait alors un support de mémoire hors duquel il n’est point de savoir et de transmission du savoir, accélérant un « mouvement d’externalisation de la mémoire, entamé avec

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l’invention de l’écriture. »19 et dénoncé par des philosophes comme Bernard Stiegler.

La ludification n’est en réalité qu’un mot récent désignant au fond une pratique très ancienne. C’est une technique qui applique les codes liés à l’univers des jeux vidéos à des domaines auxquels ils n’étaient pas destinés et dans lesquels il existe un système de points, de récompense, de challenge. N’oublions pas que déjà, au XVI° siècle avant Jésus-Christ, en Asie Mineure le principe -de captation de l’attention- était bien identifié. Les Lydiens eurent recours au jeu20 pour combattre la famine et sauver leur peuple, « (…) jouer ensemble un jour sur deux, à temps plein, a été un comportement d’adaptation à des conditions difficiles…»21

Esthétique versus rhétorique

Par conséquent, les questions éthiques qui se posent à l’occasion du jeu vidéo sont adossées non seulement à des questions artistiques, juridiques et économiques mais aussi à des questions purement philosophiques et rhétoriques. Face à ces défis, la Haute Autorité22 propose de consacrer deux « principes fondateurs » supposés contenir l’ensemble des réponses éthiques à apporter afin de façonner dans le futur une intelligence artificielle au service des citoyens fondée sur la loyauté et la vigilance dont pourrait s’inspirait –durant la période intermédiaire- la création numérique et vidéo ludique. Ces principes de loyauté et de vigilance s’inscriraient dans une nouvelle génération de droits

19 C. Vanderdorpe, cité par Hervé Morin, « La mémoire court-circuitée », Le Monde, 16-17 décembre 2007, p.

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20 R. Goossens, L’invention des jeux (Cratès, fr. 24 kock), , Revue belge de Philologie et d’Histoire Année 1952

30-1-2 pp. 146-156. Cf. https://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_1952_num_30_1_2131

21 Cf., https://jouer-collectif.com/contenu/76

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fondamentaux capables d’organiser la gouvernance internationale des univers numériques.

Le principe de loyauté implique que tout algorithme, qu’il traite ou non des données personnelles, ne cherche pas à manipuler ses utilisateurs. Ceux-ci doivent être considérés non comme des consommateurs mais bien comme des citoyens. Institué en matière de traitement de données personnelles par la loi du 6 janvier 1978, le principe de loyauté a été repris par la loi du 7 octobre 201623 pour une République numérique, spécialement à l’égard des plateformes du web participatif ou collaboratif qui sont tenues à une obligation d’information des utilisateurs quant aux critères de classement et de référencement mis en œuvre. Et ce principe avait déjà été évoqué par le Conseil d’État en 2014 dans son étude annuelle sur le numérique et les droits fondamentaux24. Selon l’institution, « la loyauté consiste à assurer de bonne foi le service de classement ou de référencement sans chercher à altérer ou à détourner à des fins étrangères à l’intérêt des utilisateurs ».

Quant au principe de vigilance, prolongeant directement le principe de loyauté, celui-ci consiste à prévoir un questionnement réflexif, régulier et méthodique afin d’identifier les dérives possibles de ces objets technologiques mouvants et incertains que sont les algorithmes. Ce principe vise donc à se prémunir contre le risque de confiance excessive et naïve en la fiabilité de l’intelligence artificielle en instituant une forme d’ « obligation de douter ». Il s’agit de responsabiliser les différents acteurs de la création et de l’utilisation des algorithmes.

23https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000033202746&categorieLien=id 24 Cf. “La Revue européenne des médias et du numérique”, n°32, p.61. Cf. B. Barraud,

https://la- rem.eu/2018/01/puissance-publique-plateformes-numeriques%E2%80%AF-accompagner-l%E2%80%AF%E2%80%AFuberisation%E2%80%AF/

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CONCLUSION

Quel est la nature de l’espace représenté par l’espace-temps du jeu, le « ludespace »25, c’est la question qui se pose dans la Théorie du gamer26 de McKenzie Wark : ni nature, ni culture, ni utopie, ni dystopie, quel est le vrai lieu du jeu ? Où se situe le joueur lorsqu’il joue ? Est-il quelque part? Est-ce un refuge, de quelle nature est cet espace/temps ? Un abri, une échappatoire ou le réel lui-même ? Quelle interprétation donner aux mouvements, aux gestes, aux besoins, aux désirs …? Quelles sont les limites, les frontières du « ludespace » ? Quelles sont les règles de cet univers ludique ? Quelles sont les justifications des actes ? Quelles sont les valeurs, les normes ? Autant de questions que le joueur doit se poser afin de conserver son libre arbitre et à propos desquelles McKenzie Wark démontrent comment les principes de base qui sont inhérents au jeu comme ceux de -compétition, valeurs, conceptions de l’espace- structurent le « ludespace », et finissent par transformer le monde en une « copie imparfaite du jeu ».

À l’égard du numérique, le monde de l’art oscille entre une volonté de démocratisation, une utilisation mercantile mais aussi une distanciation philosophique en même temps que technique. Les dernières innovations en cours avec le Web 3.0 -Internet des objets connectés, la toile sémantique-, le Big Data, le Cloud Computing ou encore l’impression 3D, le cloud painting, la 5G, l’intelligence connective27, l’intelligence artificielle et ses implications augurent encore de nouvelles révolutions et de nouveaux bouleversements pour l’univers de l’art, du jeu, du joueur.

25 Cf., S. Rufat, Jouer aux jeux vidéo en France. Géographie sociale d’une pratique culturelle

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01241890v2/document

26 K. McKenzie Wark, Théorie du gamer, Les Prairies ordinaires, 2019. Cf.

https://www.franceculture.fr/emissions/le-journal-de-la-philo/theorie-du-gamer

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Pour comprendre où se situe l’art au cœur de ces œuvres ludiques peut-être faut-il entendre Maurice Benayoun -artiste plasticien pionnier des arts numériques- lorsqu’il dit que « (…) la plus grande réussite de l’art numérique serait probablement celle qui (…) tirerait les leçons pour tenter de changer le monde, rien qu’un peu mais à propos, au moins dans les têtes. Le numérique dans l’art n’est pas un implant binaire et alternatif. L’art dans le numérique, c’est ce qui reste quand on a coupé le courant. »28

28 « Tentative de définition de l’art numérique. Texte pour la conférence, UCOI, Université de la Communication

de l’Océan Indien, Île de la Réunion, avril 2004 », à l’adresse http://www.benayoun.com/defartnum.htm). Sources: http://www.henri-isaia.fr/henri-isaia.fr/Lart_numerique.html, Dictionnaire critique des arts

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