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Par
Marie-France Bujold
Département de langue et littérature françaises
Université McGiIl, Montréal
Mémoire soumis à l'Université McGiIl en vue de l'obtention du grade de M.A.
en langue et littérature françaises
Août 2008
Published Heritage Branch 395 Wellington Street Ottawa ON K1 A 0N4 Canada Direction du Patrimoine de l'édition 395, rue Wellington Ottawa ON K1A0N4 Canada
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Tout le monde s'entend pour dire que peu d'actions animent les œuvres de
Jacques Poulin et que le minimalisme qui caractérise son écriture se construit autour de personnages solitaires qui se ressemblent tous plus ou moins par leur asocialité. Chaque interaction semble un événement en soi, comme si la
communication avec autrui était une aventure. Ainsi, la mise en scène de l'interaction est au cœur de récriture narrative de Poulin. C'est ce que se propose d'étudier ce mémoire, en mettant l'accent sur les similitudes de ces scènes à
travers l'ensemble des onze romans parus à ce jour. L'interaction est plus spécifiquement étudiée sous trois angles : en tant que rituel qui revient d'un roman à l'autre, en relation avec la figure du lecteur et par rapport au langage lui-même.
Everyone would agree that there is little action in Jacques Poulin's works. This minimalism, which characterizes his writing, is based on solitary individuals
who share similar difficulties with social interactions. In Poulin's novels, every interaction seems like an event in itself, as if communicating with others was an
adventure. Poulin places the interactions at the heart of his narrative writing. This
thesis studies the similarities of these social interactions throughout his eleven
novels published to date. The interaction will be analyzed in three phases: as recurring ritual, in connection with the representation of the reader, and with regard to the very language.
Je veux d'abord remercier mon directeur Michel Biron pour ses lectures attentives, ses corrections pertinentes, son efficacité ainsi que pour ses précieuses recommandations. Je désire également remercier Simon Roy pour ses judicieux conseils ainsi que ses remarques et observations toujours justes. Mes remerciements vont également à mes parents qui m'ont soutenue, encouragée et qui ont permis la réalisation de ses longues années d'étude. Enfin, je souhaite
remercier mon amoureux pour sa patience, ses encouragements constants et tout
son amour, ainsi que mes ami(e)s qui m'ont soutenue tout au long de ce parcours qui a parfois été ardu.
Merci!
Marie-France Bujold
Introduction 1
Chapitre I: L'interaction comme rituel
9
1. Un monde en soi 12
2. Une nouvelle arche de Noé 20
3. Le théâtre des interactions 23
4. L'écriture du détail 26
5. Une douceur qui cache une violence latente
31
6. La sensation de chaleur 34
Chapitre II : L'interaction avec le lecteur
46
1. Séduire le lecteur 48
2. Des lecteurs modèles 54
3. Oralité et familiarité 61
4. Les conversations imaginées
65
Chapitre III : L'interaction avec les mots
75
1. Les mots qui prennent vie
76
2. Mots justes et dérives langagières
82
4. Pour éviter la dérive 91
5. Les mots comme moteur et frein de l'action 103
Conclusion 105
Titres
Mon chevalpour un royaume Jimmy
Le Coeur de la baleine bleue Faites de beaux rêves
Les Grandes Marées
Volkswagen Blues Le Vieux Chagrin
La Tournée d'automne
Chat sauvage
Les Yeux bleus de Mistassini
La traduction est une histoire d'amour
Abréviations MCPR J CBB FBR GM VB VC TA CS YBM THA
Introduction
Depuis déjà plus de quarante ans, l'œuvre de Jacques Poulin fait partie du paysage littéraire québécois. Poulin s'impose en étant un romancier majeur dont l'œuvre peut être divisée en trois périodes distinctes. La première partie qui comprend ses œuvres de jeunesse regroupe ses quatre premiers romans : Mon cheval pour un royaume (1967), Jimmy (1969), Le Cœur de la baleine bleue (1970) et Faites de beaux rêves (1974). Au début des années soixante, la littérature québécoise connaît un éclatement sans précédent avec la Révolution tranquille et Poulin s'inscrit dans cette nouvelle génération de jeunes écrivains
prometteurs. Bien que Poulin fasse son apparition dans le monde littéraire à peu
près en même temps que Hubert Aquin ou Réjean Ducharme qui lui sont
contemporains, jamais son œuvre n'est associée à celle de ces deux auteurs
majeurs qui ont bouleversé la littérature québécoise de cette décennie. Dès la
première période de son œuvre, la critique le remarque et, d'ailleurs, suite à la
parution de son quatrième roman — Faites de beaux rêves —, Gilles Dorion, qui
trace un portrait de la littérature québécoise de 1960 à 1977, dit : « Une histoire,
de l'importance de ses quatre romans. » C'est aussi durant cette période que nous assistons à l'élaboration du style particulier de Poulin (caractérisé par le
minimalisme et le dépouillement) qui deviendra une des caractéristiques les plus
importantes de son écriture . La deuxième partie de son œuvre débute avec la publication des Grandes Marées (1978). C'est avec la parution de ce roman que
Poulin devient véritablement un auteur reconnu et qu'il suscite davantage l'intérêt
de la critique et du lectorat québécois. Désormais, on le considère comme un écrivain majeur. L'attention qu'on lui porte s'amplifie avec le succès obtenu par Volkswagen Blues (1984) et Le Vieta Chagrin (1989). Les articles le concernant
et les prix littéraires3 se multiplient. Cet enthousiasme à son égard est directement
lié au fait que ses livres appartiennent à l'esthétique des romans des années 1980 caractérisée par l'intimité et le retour à l'individu, comme l'expliquent les auteurs
de YHistoire de la littérature québécoise : « Par ses thématiques intimistes
comme par son écriture d'une extrême retenue, Jacques Poulin appartient bien
plus aux années 1980 qu'à la Révolution tranquille.4 » C'est notamment parce que
son œuvre s'inscrivait dans le champ littéraire de cette époque qu'elle a connu un
si grand succès. À partir de La Tournée d'automne (1993), les critiques se sont
cependant détournés progressivement de son œuvre. Pourquoi ce désintérêt ? On
1 G. Dorion, « La littérature québécoise contemporaine : 1960-1977. Le roman. », p. 329.
2 Dans son article «Récits postmodernes», Ginette Michaud qualifie ainsi le style de ce
romancier : « Les récits de Poulin — parfaitement clairs, lisibles, d'une intelligibilité immédiatement livrée — sont, on l'a assez répété, d'une désarmante simplicité (ne pas confondre avec facilité, bien sûr). Le texte est limpide : c'est son sous-texte qui l'est moins. Poulin est un minimaliste, il est un maître des sous-entendus, de l'art de « tout dire avec rien ». (p. 70)
3 Jacques Poulin a gagné les prix suivants : Prix littéraire de la Presse (1974), Prix du Gouverneur
général (1978), Prix Québec-Paris (1989), Prix Molson de l'Académie des lettres du Québec (1990), Prix France-Québec (1991), Prix Jean-Hamelin (1991), Prix Athanase-David (1995), Prix
littéraire de la Ville de Québec (2003) et le Prix littéraire des cégépiens (2003).
reproche notamment à Poulin de toujours écrire le même roman, de reprendre
continuellement la même histoire, sans surprise. Les années 1990 amènent un
certain renouveau dans les thèmes abordés ainsi que dans la littérature en général, virage que Poulin n'effectue pas. Cela fait en sorte que la dernière partie de son œuvre a été relativement peu étudiée. Elle compte quatre romans jusqu'à maintenant : La Tournée d'automne (1993), Chat sauvage (1998), Les Yeux bleus de Mistassini (2002) et La traduction est une histoire d'amour (2006).
La critique poulinienne a débuté tranquillement, limitée d'abord à des comptes rendus et à quelques articles épars. C'est surtout à partir de la parution,
en 1986, d'un dossier consacré à l'œuvre de Jacques Poulin dans la revue Études
françaises, que la reconnaissance de cet auteur s'affirme véritablement. Les articles de ce numéro proposent des interprétations de l'œuvre qui font rapidement
autorité et orientent les travaux futurs consacrés à cet auteur. Ces analyses font
ressortir trois dimensions qui définissent l'esthétique poulinienne : la forme minimaliste des romans, en particulier en regard de la question de l'inachèvement (Gilles Marcotte), leur américanité (Jonathan Weiss) ainsi que l'écriture postmoderne (Ginette Michaud). Les références à cet important dossier seront nombreuses par la suite, comme ce sera le cas d'ailleurs dans ce mémoire. Dans les deux livres majeurs consacrés par la suite à Poulin, Anne Marie Miraglia et Pierre Hébert prolongent ainsi certaines réflexions contenues dans ce dossier, mais ils insistent davantage sur la dimension relationnelle qui est au cœur de
l'univers poulinien. Dans L'Écriture de l'Autre chez Jacques Poulin (1993),
Miraglia parle de ce rapport à l'autre si présent et essentiel dans ces romans, puis
en lumière l'interaction des personnages en fonction de leur rôle de lecteur ou d'écrivain. En 1997, Jacques Poulin. La création d'un espace amoureux de Pierre
Hébert aborde la même question de l'interaction, mais à partir du thème amoureux
qui structure l'ensemble des romans de Poulin. Il est intéressant de noter que les
articles et les ouvrages concernant ce corpus sont concentrés entre 1985 et 2000. Dans les années 2000, il y a en effet très peu d'articles répertoriés au sujet de Poulin. D'où l'intérêt de reprendre la question de l'interaction, mais en fonction de l'ensemble des romans pouliniens parus à ce jour.
Dans ce mémoire, plutôt que de nous concentrer seulement sur les œuvres qui ont connu un grand succès (celles de la seconde période), nous avons décidé d'aborder le corpus poulinien dans son entièreté, en tenant compte des onze livres parus jusqu'ici, car chacun des romans contribue à une meilleure compréhension des autres ouvrages de ce corpus. Au lieu de les considérer séparément, selon leur univers propre, nous circulerons à travers tous ces romans en tentant d'analyser le principe d'unité qui structure l'ensemble de l'œuvre. Ni strictement thématique ni purement formel, ce principe touche aussi bien au contenu qu'à la structure des romans. Il s'agira en effet de lire les onze titres comme s'ils faisaient partie d'un seul et même grand roman qui se décline en plusieurs petits récits autour de scènes quasi identiques. Dans chacune de celles-ci, au-delà de nombreux détails qui varient forcément, le personnage principal tente d'interagir avec un autre personnage, le plus souvent sans succès. L'interaction suppose d'abord une relation dans laquelle des actions réciproques sont posées et où un certain dialogue s'instaure. Le sociologue d'origine canadienne Erving Goffman définit l'interaction comme étant « l'influence réciproque que les partenaires exercent sur
leurs actions respectives lorsqu'ils sont en présence physique immédiate les uns
des autres5 ». L'interaction, c'est donc le rapport à l'autre dans toute sa
complexité, autant dans ses échanges et ses actions que dans ses défaillances et ses difficultés.
Chez Poulin, justement, l'interaction est toujours problématique et constitue la base même de l'intrigue, si tant est que ce mot soit adéquat pour décrire ce qui se passe dans ces romans où les péripéties sont rares. L'action est toujours ici une interaction. En fait, tout le roman poulinien se construit autour des interactions, ou devrions-nous dire, de cette difficulté d'interagir avec l'autre, car les relations entre les personnages sont toujours fragiles, menacées et
précaires à l'intérieur de ces fictions. Selon le point de vue adopté dans cette
recherche, l'interaction constitue le moteur des récits, car tout s'articule en fonction de la communication et du rapport à autrui. L'objectif central de ce
mémoire est de relever les récurrences et les ressemblances de passages qui
mettent en scène l'interaction des personnages principaux avec d'autres
protagonistes, c'est-à-dire d'étudier les éléments narratifs et descriptifs qui
structurent l'interaction au cœur de ces romans. Plus précisément, nous
examinerons les défaillances du langage et les stratégies d'écriture mises en place
par Poulin pour mettre en reliefles difficultés d'interaction.
L'interaction est si centrale dans les œuvres pouliniennes que les héros
mentionnent à plusieurs reprises que c'est ce qui importe le plus pour eux, ce qu'il
y a de plus précieux :
Ce qui compte, ce sont les liens d'affection qui relient les gens entre eux,
formant une toile immense et invisible sans laquelle le monde s'écroulerait. Le reste, auquel on consacre la plus grande partie de son temps en prenant des airs sérieux, n'a que peu d'importance. (VC, p. 91)
Toutes les histoires pouliniennes sont construites autour de ces liens affectifs, de cette « toile immense et invisible » qui structure, selon cette perspective, le monde
extérieur comme le monde intérieur. Or, si cette dimension relationnelle est au
cœur de l'entreprise romanesque de Poulin, c'est qu'elle ne va pas de soi. Le
moindre élan affectif chez lui devient une sorte d'événement. Tout ce qui est
interaction se révèle menaçant et constitue, de ce fait, le lieu même de l'action. Le
reste — ce à quoi chacun consacre l'essentiel de son temps — n'a pas d'intérêt
pour le roman poulinien, car un plus grand problème se pose dès l'amorce de
l'œuvre. L'interaction, si minime soit-elle, devient une aventure romanesque qui forme la trame centrale de chacun des onze romans parus jusqu'ici.
Pour ce mémoire, nous avons décidé de nous intéresser à trois types
d'interaction que nous retrouvons dans l'œuvre poulinienne. Dans un premier
temps, dans un chapitre intitulé « L'interaction comme rituel », nous analyserons
comment l'interaction devient le moteur de l'écriture. En effet, les romans
pouliniens mettent en scène un seul et même type d'interactions, à la fois
magiques et précaires, qui deviennent centrales et mobilisent toute l'action du
récit. C'est donc autour de ce lien relationnel que l'univers romanesque poulinien
se construit — par monde romanesque, nous entendons un univers avec sa propre
cohérence, avec des codes qui lui sont propres, avec l'instauration d'un décor et
d'une scène qui deviennent familiers au lecteur et où se produisent l'ensemble des
travers ses multiples récurrences et ses éléments clés. En examinant la scène poulinienne, les rituels d'interaction apparaissent beaucoup plus clairement. Nous verrons donc comment nous nous retrouvons au cœur d'un théâtre où les
protagonistes répètent les mêmes interactions, comme s'ils devaient
continuellement jouer le même rôle et trébucher sur les mêmes obstacles liés non
pas aux conditions extérieures ou à des rivalités particulières, mais au processus
général de la communication. Nous verrons aussi, au fil de l'œuvre, que quelques
petits changements s'opèrent discrètement et créent des variations néanmoins
significatives, sans pour autant modifier les rituels qui caractérisent les
personnages pouliniens.
Dans un deuxième temps, le chapitre intitulé «L'interaction avec le
lecteur » approfondira les mécanismes mis en place par Poulin pour créer une
complicité avec son lecteur. En effet, chez Poulin, loin de n'être que le récepteur
de l'œuvre, le lecteur est sans cesse sollicité, soit directement, soit indirectement.
La lecture n'est pas seulement une activité parmi d'autres, mais constitue un mode
privilégié pour entrer en contact avec autrui, etjoue par conséquent un rôle central
dans la mise en scène de l'interaction. Les personnages de lecteurs sont
nombreux, comme la critique poulinienne n'a pas manqué de le souligner. Mais
au-delà de ces lecteurs fictifs, chaque roman multiplie les clins d'œil au lecteur
empirique et instaure avec lui un dialogue qui semble d'autant plus efficace qu'il
s'élabore sur les ratés de la communication entre les personnages eux-mêmes.
Toutes les stratégies textuelles mises en place par Poulin participent grandement à
son opération de séduction qu'il tente auprès du lecteur, mais elles contribuent
avec ce récepteur extradiégétique qui devient bien souvent interlocuteur. Dans ce chapitre, nous aborderons les intertextes, toujours nombreux chez Poulin, la représentation du lecteur à l'intérieur de l'œuvre, les messages qui s'adressent directement à l'instance lectrice ainsi que les conversations imaginées, stratégie typiquement poulinienne pour inclure le lecteur dans l'œuvre. En somme, ce chapitre mettra en évidence les diverses façons mises en place par Poulin pour
dialoguer avec le lecteur, mais également toute la relation qui se crée à l'extérieur
du cadre fictionnel.
Finalement, dans un chapitre qui s'intitule « L'interaction avec les mots », nous observerons le rapport particulier que les protagonistes entretiennent avec la
langue. En effet, autant la relation que les héros vivent avec les autres
protagonistes est problématique, autant la relation qu'ils ont avec les mots est
complexe. Chez Poulin, les mots sont décrits de la même façon que des êtres
humains, avec des caractéristiques qui ne s'appliquent généralement qu'aux
hommes. Ils peuvent vivre des émotions, ressentir des états, mais surtout, les mots
prennent littéralement vie et génèrent même du mouvement. Ils deviennent donc
des personnages de la fiction au même titre que les autres protagonistes et qui dit
personnage, dit interaction. Il se crée donc toute une relation entre le héros (qui
travaille toujours avec la langue) et les mots. Il va sans dire que cette interaction,
comme toutes les autres qui sont mises en scène chez Poulin, demeure fragile. Les
mots manquent, dérivent, brouillent les échanges au lieu de les servir. C'est à
travers le mot-personnage que nous en viendrons à étudier les brouillages de la
communication ainsi que les stratégies que les héros utilisent pour éviter ces
« dérives langagières » occasionnées par l'insuffisance des mots.
Chapitre I
L'interaction comme rituel
Dès les premières pages de chaque roman, Poulin trace les contours bien délimités d'un monde romanesque miniature. En effet, la scène poulinienne se reconnaît aisément à son décor vieillot souvent caractérisé par la représentation des mêmes objets, à ses personnages qui reviennent d'un roman à l'autre ainsi
qu'à son atmosphère chaleureuse que la critique associe à la douceur ou à la
tendresse, propriétés de la littérature dite intimiste dans laquelle s'inscrit si bien
Jacques Poulin. Chaque interaction s'ancre dans un tel décor et participe à cette
douceur caractéristique des personnages pouliniens. Pour bien comprendre le
cadre de référence, il convient de décrire les éléments qui composent cet
environnement et qui, fait remarquable, changent relativement peu au fil de
l'œuvre. Observons d'abord que la sphère poulinienne se construit comme un univers en marge du monde.
Comme l'expliquent les auteurs de YHistoire de la littérature québécoise,
autant les récits racontés par le romancier projettent des microsociétés à l'écart de
la société réelle, autant les romans de Poulin diffèrent eux-mêmes des grandes
orientations que la littérature québécoise a prises au cours des deux décennies
On peut parler de résistance, tant chacun de ces romans s'emploie à
marteler les pouvoirs de la fiction et à se tenir loin des sentiers battus par un
certain roman national. À l'aliénation collective le roman poulinien oppose
une aliénation individuelle, qui ne s'exprime plus que sur le mode mineur et dont les causes restent obscures, liées à une vie ancienne dont on n'entendra à peu prèsjamais parler.6
Plutôt que d'aborder la question nationale et d'avoir un regard tourné vers la
collectivité comme le faisaient plusieurs écrivains des années soixante et soixante-dix, Poulin s'intéresse surtout à l'individu et imagine des microsociétés
qui seront à la base de son monde romanesque. La lecture de Poulin évoque un
parcours cohérent, comme à travers un seul grand roman divisé en plusieurs
tomes. À la lecture de l'oeuvre de Poulin, nous nous retrouvons au cœur d'un
monde romanesque, d'un univers laissé en suspens au livre précédent avec des
lieux et une atmosphère similaires, des quêtes semblables et des personnages qui
deviennent presque des connaissances que nous sommes heureux de retrouver à
nouveau au roman suivant, dans une autre portion de leur vie. Nous avons donc
l'impression de les voir vivre, vieillir et se développer selon les désirs de leur
créateur. En fait, il se dégage de ces livres une atmosphère intime, douce et
chaleureuse qui nous invite à nous installer confortablement au creux de ces
histoires afin d'assister au déploiement du récit poulinien.
Comme plusieurs critiques l'ont souligné (entre autres, F. Ricard, 1974 ;
G. Michaud, 1985 ; L. Fontaine, 1997, etc.), cet univers romanesque est rempli de
récurrences de toutes sortes. Poulin exploite le principe qu'un « livre n'est jamais
complet en lui-même » (VB, p. 186) et il se plaît à construire des ponts qui relient
ses œuvres entre elles au point de les unir dans une totalité, dans un ensemble
rassurant. Les similitudes que nous retrouvons dans son écriture se développent
sous différents aspects. Selon Ginette Michaud, les nombreuses répétitions qui composent le récit poulinien sont traduites par une obsession qui pousse Poulin à
reprendre dans un mouvement si caractéristique dans chaque roman à peu près les mêmes personnages (des écrivains, un frère mal engueulé, une figure du père-écrivain idéalisé : Hemingway, des jeunes filles androgynes, des chats), des situations étrangement familières (souvent des triangulations oedipiennes, le frère relayant la figure du père : se nommer Théo, ce n'est
pas rien, en effet), des passions équivalentes (l'amour du Vieux-Québec, la
course automobile, le hockey, le tennis), des scènes hautement ritualisées
(celle des petits déjeuners par exemple est reprise avec soin dans chaque
roman), et même des phrases entières...7
De même pour l'obsession de la précision qui a quelque chose de paradoxalement
poussé à l'extrême, car la précision devient excessive, maladive et elle est
également partagée par l'ensemble des héros pouliniens. Par exemple, Teddy des
Grandes Marées est diagnostiqué comme ayant un «caractère obsessionnel
[étant] devenu une sorte de maniaque de la précision. » (GM, p. 13) Ginette
Michaud ajoute que ces répétitions contribuent à repousser les frontières du livre :
Il ne s'agit pas seulement pour Poulin d'élaborer par ce constant
remaniement, dès les premiers romans, tout un système de l'œuvre comme
totalité où, à coups d'allusions et de clins d'oeil, il se gagnerait à bon
compte la complicité du lecteur en opérant une manière d'autoréférence
narcissique ; il s'agit, plus essentiellement, de la possibilité de déplacer dans
l'après-coup ce qui a été écrit avant, de modifier et de renouveler l'interprétation que le lecteur pouvait avoir d'un texte, en l'obligeant de la
sorte, par tout unjeu très complexe sur le temps romanesque, fait de retours
en arrière et d'anticipations, de rappels et de projections, à une constante et
active relecture qui, mine de rien, remet en cause les limites et les frontières passant entre chaque livre, etjusqu'à l'idée même du livre.
Ainsi, les romans de Poulin se déploient comme de véritables poupées russes qui
semblent s'emboîter les unes dans les autres. Les écrits de Poulin s'insèrent dans
une œuvre plus vaste que celle que nous lisons et qui regroupe à la fois les romans
passés et ceux à venir. Bref, chaque roman fait figure en quelque sorte de
microcosme de l'œuvre global de Jacques Poulin.
7 G. Michaud, « Jacques Poulin : petit éloge de la lecture ralentie », p. 367.
Un monde en soi
Si l'œuvre de Poulin a la cohérence d'un monde, c'est d'abord en raison
de la parenté des protagonistes. Tout au long des onze romans publiés à ce jour, nous avons l'impression de côtoyer le même personnage principal, bien qu'il
change parfois de nom et se modifie légèrement9. Tous mettent en scène des
hommes timides, dépourvus d'agressivité et plutôt solitaires qui occupent des
professions reliées au domaine des lettres : ils sont écrivains (MCPR, CBB, VB,
VC, YBM, THA), traducteurs (GM, YBM, THA), chauffeur de bibliobus (TA), commis aux écritures (FBR), écrivain public (CS), libraire (YBM) et, bien entendu, d'incroyables lecteurs. En 1989, Jacques Poulin a lui-même noté cette
parenté et ajoute que ce protagoniste lui ressemble beaucoup : « Quand j'ai
commencé à écrire, j'ai donné instinctivement au personnage principal mon âge,
mes goûts et un travail semblable au mien, et j'ai fait la même chose dans les
livres qui ont suivi. D'un livre à l'autre, le personnage a vieilli en même temps
que moi.10 » Maintes fois remarquée par les critiques, cette filiation entre les
personnages passe d'abord par leur prénom, à commencer par celui de Jack,
diminutif anglicisé du prénom de leur créateur, présent dans Volkswagen Blues,
Chat sauvage, Les Yeux bleus de Mistassini, puis dans La traduction est une
histoire d'amour. Les autres héros pouliniens, Pierre (MCPR), Noël (CBB),
Amadou (FBR), Teddy Bear (GM), Jim (VC) et le Chauffeur (TA) s'apparentent
9 Les personnages principaux sont tous similaires, à deux exceptions près. D'abord, dans le roman Jimmy, nous assistons aux péripéties d'un enfant. Puis La traduction est une histoire d'amour met au premier plan une traductrice, la seule femme à occuper un rôle de personnage principal chez
Poulin.
tous beaucoup les uns aux autres. Physiquement, ils se ressemblent tous (assez grands, maigres, ils portent souvent la barbe), ils s'habillent de la même façon (généralement des jeans et un chandail de laine), ils ont les mêmes goûts littéraires (Hemingway trône indéniablement en tête de liste) et ont les mêmes habitudes (ils suivent un horaire de travail rigoureux, mangent les mêmes repas, aiment leur café préparé de la même façon, utilisent des produits de même
marque, fréquentent les mêmes restaurants et lieux publics). L'analogie ne
s'arrête pas là: ces êtres fictifs présentent également des caractéristiques
semblables en ce qui a trait à leurs sentiments, qui sont toujours loin des extrêmes,
comme le remarque Jean-Pierre Lapointe :
Au premier abord, le personnage principal chez Poulin n'est pas un homme heureux. Sa quiétude, son apparente disponibilité ne doivent pas nous
tromper. Sa passivité, son manque d'agressivité, sa douceur (fausse) sont le signe, nous prévient-il qu'il a du mal à vivre (VB, p. 211). C'est un inquiet,
craintifpar sentiment d'infériorité et méticuleux par insécurité. Mais il n'est
pas malheureux non plus. Sa mélancolie est sereine, résignée, avec parfois plus qu'un soupçon d'ironie. Jamais il ne s'apitoie. Ses moments de tristesse, comme ses joies, sont éphémères.
En plus d'avoir des émotions semblables, ils s'expriment également de la même
façon. Par exemple, le terme « zouave » apparaît sous différentes formes, comme
« histoire de zouave12 », « être ou faire le zouave13 », « avoir l'air d'un zouave1 »
ou « comme une espèce de zouave15 ». De même, la phrase « Ça me réchauffe le
cœur » est énoncée pour la première fois dans Le Cœur de la baleine bleue (p.
11 J.-P. Lapointe, « Sur la piste américaine : le statut des références littéraires dans l'œuvre de
Jacques Poulin », p. 17-18.
12 Cette expression apparaît sept fois au total : J, p. 27, 41, 45, 73 ; FBR, p. 82, 96 ; YBM, p. 160.
13 Cette formulation se retrouve vingt fois à travers les onze romans : J, p. 30, 50, 64, 100, 102,137, 167 ; FBR, p. 15, 36 (2 fois), 55 ; GM, p. 41, 83 ; VB, p. 223, 247 ; YBM, p. 173 ; THA, p. 42,95,96,113.
14 Nous retraçons onze récurrences de cette phrase : J, p. 33, 44, 49, 93, 167 ; FBR, p. 170 ; VB, p. 14, 149, 260, 261 (2 fois).
15 Cette comparaison revient à vingt reprises dans l'œuvre : J, p. 21, 29, 52, 67, 1 16, 127, 143, 154, 168, 169, 175, 176, 179 (3 fois) ; GM, p. 16 ; VB, p. 200 ; CS, p. 71 ; YBM, p. 12, 1 18.
102, 125, 129, 131), puis sera employée à nouveau dans Faites de beaux rêves, (p. 126, 153), Les Grandes Marées (p. 164), Le Vieux Chagrin, (p. 63, 107) et Les Yeux bleus de Mistassini (p. 17, 99, 141). Il est également intéressant de constater
que Jimmy dit à de nombreuses occasions qu'il est « le plus grand menteur de la
Ville de Québec» (J, p. 18, 39, 54, 100, 111), phrase qui sera reprise, mais modifiée dans Volkswagen Blues par «les deux plus grands menteurs de
l'Amérique du Nord » (VB, p. 84) ou encore dans Les Yeux bleus de Mistassini
par « [j]'étais bien parti pour être le plus grand menteur du XIIe arrondissement. »
(YBM, p. 85, 133, 139) ou encore « [...] du Vieux-Québec » (YBM, p. 32, 47,
171). Ginette Michaud note également la répétition de : «Mon histoire
m'échappait, je n'y pouvais rien », reprise telle quelle dans différents romans .
Bref, de par leurs caractéristiques, leurs passions, leur façon de parler et leur
attitude, les héros pouliniens partagent des caractéristiques communes, au point de
ne sembler être qu'un seul protagoniste.
Cependant, ce héros n'est pas seul. Bien qu'il soit entouré par très peu de
personnages, en face de lui se trouve toujours une femme qui est, elle aussi, à peu
près identique d'une œuvre à l'autre. Elle porte souvent le même prénom, soit
celui de Marie (la petite Mary dans Jimmy, la vieille Marie dans Le Cœur de la
baleine bleue, l'évocation d'une tante nommée Marie dans Faites de beaux rêves,
Marie dans Les Grandes Marées, la mention d'une certaine Marie dans le rêve de
l'écrivain idéal (p. 52-53) dans Volkswagen Blues, Marie K (Marika) dans Le
Vieux Chagrin, Marie dans La Tournée d'automne, la vieille Marie dans Chat
sauvage, puis Marine, nom qui s'apparente grandement à Marie, dans La
traduction est une histoire d'amour). De plus, elle est presque toujours le double inversé de l'homme poulinien. Jean-Pierre Lapointe souligne que la femme
poulinienne est un des seuls personnages qui « [...] réunissent confiance en soi,
connaissance de soi, chaleur et générosité, mais qui restent farouchement libres et
indépendantes... 17 » Si elle est qualifiée à plusieurs reprises de « mère poule »
(CBB, p. 15, 16, 41 (3 fois), 42 ; FBR, p. 26, 43, 60 ; VB, p. 159 ; VC, p. 92 (4
fois), 94 ; TA, p. 201 ; YBM, p. 166 ; THA, p. 1 13), elle est aussi décrite avec un
physique un peu masculin (cheveux très courts, vêtements masculins, etc.),
parfois même androgyne. Dans ces récits, les rôles sexuels sont pratiquement
inversés : la femme est masculine, tandis que l'homme est féminin. Noël du Cœur
de la baleine bleue est le premier personnage poulinien à témoigner de cette
grande dualité avec son cœur de jeune fille.
Mais ce ne sont pas seulement les personnages qui se ressemblent dans
l'œuvre de Poulin; c'est aussi le type de relation qu'ils nouent, leur interaction.
Entre l'homme et la femme, la relation est toujours précaire et fragile, car la femme menace de sortir de la vie du héros, ce qui arrive souvent à l'issue du
roman, mettant fin à cette éphémère interaction. Le thème amoureux, si central
dans l'œuvre de Poulin selon Pierre Hébert18, se décline toujours selon le même
scénario dans lequel le héros retourne à sa solitude — l'image répétitive du
triangle amoureux condamne bien souvent le personnage principal à jouer le rôle
du tiers exclu. Ces relations amoureuses qui naissent sans qu'il y ait de coup de
foudre et se terminent sans grand déchirement tragique sont davantage axées sur
17 J.-P. Lapointe, « Sur la piste américaine : le statut des références littéraires dans l'œuvre de
Jacques Poulin », p. 18.
le bien-être et la chaleur humaine. Toute pulsion violente semble se sublimer en une quête de tendresse. L'échange constitue le but ultime, bien plus que la possession. Or cet échange est lui-même le nœud problématique du roman et c'est
justement l'échec de l'échange que ne cesse de raconter Poulin. Selon Jean-Pierre
Lapointe,
[d]ans l'univers poulinien, le personnage principal est presque toujours un écrivain solitaire mélancolique et passif dont le passé est hanté par le souvenir d'une rupture amoureuse dévastatrice et dont les rapports présents avec les femmes semblent réitérer l'impossibilité de la réciprocité amoureuse. Dans ces relations, de surcroît, une constante qui n'est pas sans étonner : l'absence de toute pulsion sentimentale, de toute passion manifeste, de tout érotisme presque chez les partenaires, au profit
d'échanges affectifs et cérébraux qui s'accomplissent dans la douceur et la tendresse. On pourrait supposer que cette asexualité, cette pudeur extrême des sentiments, s'explique chez l'homme par le refoulement du chagrin
antérieur et la crainte de nouvelles meurtrissures, sinon la peur de l'amour.
Les relations amoureuses des protagonistes semblent donc vouées à l'échec sauf
dans certains récits plus récents, comme La Tournée d'automne et Chat sauvage.
Cependant, dans ces deux cas, la femme devient le double identitaire du
personnage principal, tout comme Marika du Vieux Chagrin constitue la moitié
féminine de Jim. La ressemblance entre l'homme et la femme dans ces romans est
marquante. Le héros de La Tournée d'automne le signale clairement : « Entre
cette femme et moi, il y a une ressemblance étrange. Nous avons le même âge et
elle est comme mon double. On est presque des jumeaux. » (TA, p. 113) Cette
grande similitude semble être une condition essentielle pour qu'une relation
amoureuse puisse naître entre les deux protagonistes. Il y a donc une évolution
dans les interactions au fil de l'œuvre poulinienne qui semble doucement mener ces êtres vers la possibilité d'une relation amoureuse.
19 J.-P. Lapointe, «Narcisse travesti: l'altérité des sexes chez trois romanciers québécois contemporains », p. 14.
Par ailleurs, le personnage du grand frère mythique, généralement appelé Théo, est également à l'horizon de plusieurs romans. Poulin ira jusqu'à dire que
« [...] dans [s]on esprit, c'est le frère idéal, comme pour Van Gogh, celui qui est
un peu plus âgé, celui qui vient à votre aide, le frère universel.20 » Il est en
quelque sorte l'alter ego du personnage principal, celui qu'il aurait voulu être.
C'est d'ailleurs Théo qui a trouvé le nom de plume de son frère : Jack Waterman.
Jean-Pierre Lapointe ajoute que Théo incarne le culte du héros chez Poulin, car
«[...] il représente pour le narrateur la sagesse née du savoir et de l'expérience.
Théo est un mentor parce que depuis l'enfance, il est l'initiateur aux secrets du
monde. Mais c'est un modèle inatteignable.21 » Il symbolise à la fois les souvenirs
de l'enfance (le monde de l'enfance est très précieux chez Poulin), le protecteur et
le guide, puisqu'il devient le substitut du père. Ce personnage, malgré tout le
mythe qui l'entoure dans ces romans, n'est présent que deux fois au sein de la
fiction, soit dans Faites de beaux rêves où il incarne, en partie, l'image que son
frère a de lui (seulement en partie, car la représentation qu'il se fait de lui est
grandement idéalisée) et ensuite dans Volkswagen Blues, où, au terme de son
voyage, Jack retrouve Théo souffrant de «creeping paralysis» (VB, p. 315),
amnésique et confiné à un fauteuil roulant. Suite à cette découverte, Jack en vient
à se dire : « Peut-être que j'aimais seulement l'image que je m'étais faite de lui. »
(VB, p. 319) Dans les autres romans où il y a évocation de l'existence de Théo,
même s'il n'est pas représenté physiquement dans l'univers fictionnel, le
personnage principal parle de lui à plusieurs reprises par le biais de ses souvenirs
20 J.-P. Lapointe et Y. Thomas, « Entretien avec Jacques Poulin », p. 13.
21 J.-P. Lapointe, « Sur la piste américaine : le statut des références littéraires dans l'œuvre de
ou de conversations imaginées avec lui, plaçant toujours Théo dans la position de héros, allant même jusqu'à le comparer avec des héros historiques (comme
Etienne Brûlé, Buffalo Bill ou Jesse James). Bref, la représentation de Théo est
toujours embellie aux yeux de son frère cadet qui le met sur un piédestal, car comme l'explique Jack, l'image qu'il a de son frère est grandement modifiée : « Mon frère Théo, je ne l'ai pas vu depuis une vingtaine d'années, alors il est à moitié vrai et à moitié inventé. » (VB, p. 149) Selon Ginette Michaud, c'est « [. . .] son effacement progressif et ses absences qui le rendent finalement plus présent
que n'importe quelle autre forme de présence réaliste...2 » Même si Théo ne fait
pas partie de l'action qui est racontée, le personnage principal fait tellement de
références à lui, par le biais d'anecdotes et de souvenirs, que nous en apprenons
davantage sur ce frère fantomatique que sur d'autres personnages intégrés à
l'intrigue. Cette interaction du personnage principal avec le frère est particulière
en ce sens où elle est presque unilatérale compte tenu de l'absence de Théo. Les rares fois où la rencontre se matérialise, elle conduit à un échec. Dans Faites de
beaux rêves, les protagonistes sont tellement pris par leurs préoccupations
personnelles que les interactions restent superficielles, tandis que dans
Volkswagen Blues, la rencontre est une non rencontre.
Ces trois types de personnages — le héros, la femme et le frère — ne sont
pas les seuls à revenir à peine transformés au fil des livres. Par exemple, nous
pouvons suivre la trace de Simon le caléchier, qui se suicide dans Mon cheval
pour un royaume, qui revient dans Le Cœur de la baleine bleue comme guide et
protecteur de Charlie, puis dans Les Grandes Marées alors qu'il a été le
professeur de « lecture au ralenti » de Marie. Il y a aussi le personnage de Jimmy qui est présent dans Jimmy, Le Cœur de la baleine bleue, Faites de beaux rêves et dans Les Yeux bleus de Mistassini. D'abord présenté dans son enfance (J), puis comme personnage de la fiction de Noël (CBB), il reviendra sous les traits de
Jimmy Clark (FBR), puis réintégrera le monde poulinien au début de sa vie adulte
(YBM). Finalement, la présence du personnage de la jeune fille se fait de plus en
plus fréquente dans les derniers romans. D'abord présenté dans Le Cœur de la
baleine bleue avec Charlie, nous pouvons ensuite voir la Petite dans Le Vieux
Chagrin, Macha dans Chat sauvage et la jeune Limoilou dans La traduction est
une histoire d'amour. Dans les trois derniers cas, ces jeunes filles obtiendront la
protection des personnages principaux. Bien souvent, elles sont introduites dans la
vie des protagonistes par le biais de la littérature ou des mots, deux éléments
primordiaux dans l'univers poulinien (dans Le Cœur de la baleine bleue et dans
Chat sauvage, les personnages de Noël et de Jack les rencontrent dans une
librairie et les voient lire un livre, alors que dans La traduction est une histoire
d'amour, c'est à partir d'un petit mot écrit par la jeune fille que celle-ci sera
introduite dans la vie de Jack et de Marine). Il s'agit ici de protagonistes moins
centraux, mais qui témoignent tout de même des similitudes de l'œuvre ainsi que
des retours en arrière auxquels nous sommes conviés.
Tous les romans de Poulin sont composés de très peu de protagonistes. En
général, toute l'action tourne autour de trois personnages et de quelques rares
figures secondaires qui ont un rôle mineur à jouer. C'est d'ailleurs parce qu'il y a
peu de personnages que ces œuvres s'apparentent à des microsociétés et c'est là
Toutefois, loin de s'appliquer seulement aux personnages qui peuplent ces fictions, les similitudes et les répétitions touchent même le bestiaire qui compose
le monde poulinien.
Une nouvelle arche de Noé
Cet univers chaleureux ne serait pas le même sans la présence des nombreux animaux qui l'habitent. Ceux-ci ont commencé à pénétrer le monde
romanesque poulinien dans Jimmy, roman dans lequel apparaît le premier chat
nommé Le Chanoine, entouré par d'autres animaux. À la fin de l'histoire, pour
oublier sa solitude, Jimmy laisse entrer des animaux (une petite chatte blanche, un
couple de ratons laveurs, des écureuils...) dans le chalet sur pilotis qui se
transformera en nouvelle arche de Noé et partira à la dérive peu de temps après
cet épisode. Faute d'avoir trouvé le réconfort auprès des adultes qui l'entourent,
Jimmy s'est tourné vers les animaux de son entourage, cherchant leur présence,
leur chaleur et ceux-ci sont devenus ses amis et confidents. Introduits par la magie
de l'imaginaire de Jimmy, les animaux peupleront désormais tous les récits de
Poulin.
L'oiseau est de ceux qui reviennent le plus souvent. Il est d'abord comparé
au cœur de Noël dans Le Cœur de la baleine bleue à travers une métaphore filée
qui traverse tout le roman. Cependant, les oiseaux sont présents dans de nombreux
autres livres de Poulin, car plusieurs personnages féminins éprouvent une
nom (Charlie, CBB ; Marie, GM ; la Petite, VC ; Marie, TA ; Kim, CS et Marine, THA). Bien que l'oiseau soit souvent représenté, au premier plan se trouve l'animal de prédilection de l'écrivain : le chat. Que ce soit Le Chanoine (J), Matousalem (GM), Moustache (GM), Chop Suey (VB), Chagrin (VC), Charade
(VC), Chamouraï (VC), Vitamine (VC), Petite mine (CS), Charabia (YBM),
Chaloupe (THA) ou Famine (THA), leur présence plutôt discrète est remarquée
dans presque tous les romans pouliniens. Les personnages principaux et leurs
complices les aiment d'un amour inconditionnel. Cette affection pour les félins
semble même être une condition essentielle à la réussite d'une relation entre les
personnages. À de nombreuses reprises, les protagonistes discutent de cette
affection qu'ils éprouvent pour ces bêtes et nous racontent de petites anecdotes à
leur sujet. Le chat devient même emblématique des romans de Poulin comme le
souligne Pierre Filion dans la préface de l'édition de 1994 du Cœur de la baleine
bleue : « Un jour, tous les livres de Jacques Poulin ne feront plus qu'un seul et
même texte : Le Grand Livre des chats quipassent et de quelques amis qui les ont
connus...13 » Il arrive fréquemment que les personnages leur adressent la parole.
Par exemple, dans Les Grandes Marées, Teddy communique avec Matousalem en
appuyant
[...] son menton sur la tête du chat. Il avait l'impression que le vieux chat percevait des sons ou des vibrations ou quelque chose qui était communiqué par les os du crâne.
Un soir qu'il était fatigué [¦··]et un peu triste parce qu'il avait travaillé
sans succès, [...] il posa son menton sur la tête du chat :
- Matousalem..., mon vieux Matousalem, commença-t-il. Personne n'a
plus rien à dire à personne. (GM, p. 22)
23 P. Filion, « Le cœur des mots », en préface à l'édition de 1994 du Cœur de la baleine bleue de Jacques Poulin, p. 7.
Les personnages leur parlent, communiquent avec eux, puis reçoivent une affection toute féline en retour. Tout comme avec Théo qui est absent, le chat devient un interlocuteur imaginaire avec qui les personnages peuvent entretenir des conversations. On ne s'étonne donc plus d'assister à ces échanges particuliers avec les animaux, car les héros en viennent à les considérer presque de la même façon que les autres personnages qu'ils côtoient.
Un phénomène semblable se produit dans La traduction est une histoire
d'amour, alors que Marine entre en communication avec les animaux qui
l'entourent, notamment avec les chevaux qui se trouvent dans un enclos près du chalet :
Les chevaux de course à la retraite étaient devenus mes confidents. Je ne dis
pas qu'ils comprenaient tout, mais tous les mots aux consonances étrangères
leur faisaient dresser l'oreille. Ils étaient sensibles à la musique des mots,
c'est un goût que nous avions en commun. (THA, p. 52)
Comme Marine leur parle, leur raconte sa vie ainsi que des histoires, ces animaux
nous font connaître l'état d'esprit de la traductrice. Ils jouent donc un rôle
similaire à celui qu'ils avaient dans Jimmy en étant cette fois-ci les confidents de
Marine.
Dans chacun de ces exemples, les animaux représentent davantage que des
éléments de l'arrière-plan du décor. Ils deviennent des personnages en plus d'être
des interlocuteurs privilégiés pour les protagonistes. Il s'agit de récepteurs
silencieux d'autant plus précieux que le dialogue ne se joue pas sur le plan du
langage verbal, mais bien à travers le contact, le langage des signes et du corps
suppléant ainsi les carences de la parole. La communication se fait souvent plus
linguistiques sont écartés dans ces relations. Cela explique pourquoi il arrive
fréquemment que les animaux parviennent à apporter plus de réconfort que les humains. Par exemple, dans Le Vieux Chagrin, alors que la Petite est triste, Jim ne
sait plus quoi lui dire pour la réconforter, il laisse cette tâche à Chagrin qui semble
comprendre la situation et qui agit en conséquence :
Je décidai de faire confiance au vieux Chagrin. Il se comportait très bien. Il avait l'air de savoir exactement ce qu'il fallait faire : il ronronnait, il se
pelotonnait contre elle, il lui montrait combien il appréciait ses caresses. Il
lui disait à sa façon que la douceur n'était pas obligatoirement une
catastrophe et qu'il ne fallait pas désespérer de l'humanité. (VC, p. 67)
En fait, même si la communication avec les animaux se fait sur une autre base,
elle est parfois plus rassurante et amène davantage de bien-être que les mots
utilisés par les humains. Bref, les animaux contribuent à la mise en place de cet
univers chaleureux si caractéristique de l'œuvre de Poulin.
Le théâtre des interactions
Cette atmosphère chaleureuse et cette intimité qui se dégagent à la lecture
des romans de Poulin proviennent aussi de la scénographie, située en marge de la
société, dans des lieux qui sont généralement clos. Chez Poulin, il y a trois types
de lieux qui reviennent constamment au fil des romans. D'abord, il y a la présence
marquée des histoires qui se déroulent dans le Vieux-Québec, à l'intérieur des
murs (souvent dans une chambre) ; il y a aussi les lieux tranquilles et retirés,
souvent des chalets à quelques occasions situés sur des îles ; enfin, il y a les
d'armure qui se dresse entre les personnages et le monde extérieur. Chaque roman présente des lieux refermés sur eux-mêmes qui deviennent en quelque sorte le
théâtre intime et limité des interactions. Dans Mon cheval pour un royaume,
Pierre habite le Vieux-Québec et sent les murs se refermer sur lui. Ces murs qu'il n'arrive plus à traverser sont analogues à sa carapace dont il ne parvient pas à se
départir, ce qui fait en sorte que les interactions sont rares et difficiles. Dans
Jimmy, toute l'histoire se déroule autour du chalet sur pilotis où ce garçon et sa famille habitent durant l'été. Les seules interactions possibles dans ce lieu isolé se
jouent entre Jimmy, les membres de sa famille et ceux du chalet voisin. Dans Le
Cœur de la baleine bleue, l'histoire se déroule à nouveau dans le Vieux-Québec et
Noël ne sortira des murs que pour se rendre vers la petite maison au bout du
sentier qui symbolise son enfance et qui sera le lieu de son dernier repos. Faites
de beaux rêves, pour sa part, nous fait sortir du centre du Québec et raconte
l'histoire d'une fin de semaine de course automobile sur le site du circuit du mont
Tremblant. Bien que ce décor se prête aux rencontres, les protagonistes
n'élargissent pas leur cercle d'interactions et demeurent tournés vers leur petit
groupe durant ce court séjour. Dans ce roman, Théo vit dans une roulotte nommée
Gipsy et quelques scènes s'y déroulent, ce qui fait en sorte que les personnages
sont encore dans un lieu qui les isole. Le cinquième roman de Poulin, Les
Grandes Marées, met en scène un espace encore plus confiné, c'est-à-dire une île
qui se peuplera graduellement et qui a pour seul lien avec le monde extérieur les
visites du patron. Les interactions sont donc dirigées par un seul être qui décide de
qui pourra s'installer dans ce lieu qui semble à l'origine paradisiaque24. Par après,
Volkswagen Blues est le roman de Poulin qui embrasse la plus grande étendue géographique, compte tenu que les deux protagonistes traversent le continent nord-américain. Toutefois, malgré les grands espaces qui s'offrent à eux, ils voyagent dans le vieux Volks, donc dans un lieu clos, coupé du reste du monde et les villes et les routes qu'ils croisent ne sont que des décors désincarnés, sans
épaisseur réaliste. Les interactions significatives se limitent donc aux deux
occupants du minibus. Après les grandes étendues nord-américaines, Le Vieux
Chagrin nous ramène dans un lieu isolé. Ce roman présente la vie de Jim, un
écrivain qui s'est retiré de la société après une rupture amoureuse et qui habite
désormais seul dans un chalet. Comme tous les êtres pouliniens, il fera quelques
rares rencontres. Il se liera d'amitié avec une femme et une fille et deviendra
amoureux de sa voisine à l'allure spectrale. Dans La Tournée d'automne,
l'univers présenté ressemble grandement à celui de Volkswagen Blues : un homme
fait le tour de la province de Québec à l'intérieur de son camion aménagé en
bibliobus avec pour presque seule interlocutrice Marie, qui fait le trajet avec lui.
Pour sa part, Chat sauvage exploite les trois lieux privilégiés jusque-là par
Poulin : le héros se partage entre le Vieux-Québec, le minibus Volkswagen et un
chalet isolé. Comme pour les autres romans, peu de gens parviendront à pénétrer
l'univers du personnage principal et de la femme poulinienne (Kim, dans ce
cas-ci). Il y a seulement lajeune Macha qui pourra s'y intégrer. Par ailleurs, l'intrigue
24 II est intéressant de noter que la première phrase de ce roman synthétise en elle-même tout le
déroulement de l'œuvre. « Au commencement, il était seul dans Püe. » (GM, p. 9) L'île renvoie
par assonance au pronom personnel « il », donc à l'homme, au masculin. L'accent circonflexe
évoque le toit, la maison, alors que le « e » final est typique du féminin. L'incipit laisse présager
des Yeux bleus de Mistassini se déroule en partie dans le Vieux-Québec et en partie à Paris, ville foisonnante qui semble favoriser les rencontres. Cependant, le roman raconte cet épisode de la vie de Jimmy qui a élu domicile dans un vieux minibus Volkswagen et qui vit retiré de la société parisienne. Les interactions de ce roman se vivent donc davantage dans le Vieux-Québec, et se limitent à trois actants. Enfin, La traduction est une histoire d'amour se situe surtout dans un chalet sur l'île d'Orléans assez éloigné de tout et, encore une fois, dans le Vieux-Québec, lieu de prédilection de l'auteur. Comme dans Chat sauvage, il n'y aura
qu'une adolescente qui parviendra à s'immiscer dans ce monde. En fait, il s'agit
presque toujours du même univers spatial coupé du vaste monde. Les interactions
doivent se dérouler entre les actants de ces petits théâtres où peu de gens ont
accès. Ces univers contribuent à la création de ce monde aux contours limités qui
constituent un monde complet, familier et chaleureux.
L'écriture du détail
Dans ce monde fortement délimité, ce qui intéresse Poulin, ce n'est pas de
montrer un panorama de la société de son époque ou de peindre une grande
fresque sociale à la manière des romanciers réalistes du XIXe siècle — d'autant
plus que Lise Fontaine rapporte que pour Poulin, « la littérature aujourd'hui doit
privilégier autre chose qu'un point de vue sociologique ou psychologique,
caractéristique selon lui d'une vision issue du XIXe siècle.25 » — Il s'agit plutôt
d'examiner le miniature d'un portrait global, de décrire le détail d'un tableau d'ensemble. Il n'est pas étonnant de retrouver des romans composés de seulement
quelques humains, car dans l'œuvre poulinienne, le groupe est ridiculisé. À
plusieurs endroits, l'ironie de l'auteur face à la société est palpable. Le groupe est
stéréotypé, rempli de lieux communs et connoté négativement. L'exemple le plus
éloquent de cette caractéristique asociale se trouve dans Les Grandes Marées,
alors que la société d'insulaires est présentée de façon comique et caricaturale par
moments. En fait, Poulin préfère s'en tenir à une microsociété où il peut regarder les êtres un à un et, ainsi, peindre un élément de détail d'un tableau d'ensemble pour mieux constituer un monde à part.
Dans son essai intitulé Microlectures, Jean-Pierre Richard écrit : « Mais le
petit n'est-il pas quelquefois le plus précieux? [...] À partir de cette minimité
même, de sa fragilité et de son détachement, voire de sa fuite, ou de son manque,
nous savons bien que tout peut être dit.26 » Les détails — souvent les mêmes d'un
roman à l'autre — donnent accès à la totalité du monde de Poulin. Face à cette
précision quasi obsessive, le lecteur ne s'étonne plus de retrouver des équations
mathématiques en vue de la réalisation d'une recette (GM), de se faire signaler la
présence d'une giclée de jus d'orange dans un livre (VB) ou d'obtenir de
nombreuses informations relatives au fonctionnement d'une vieille caisse
enregistreuse (YBM). L'attention qui est accordée aux choses ne va pas jusque
dans le détail microscopique caricaturé comme pouvaient le faire certains
25 L. Fontaine, Les Grandes Marées de Jacques Poulin (critique et interprétation), p. 33.
écrivains appartenant au Nouveau Roman. Toutefois, le narrateur s'attarde aux éléments les plus ordinaires de l'existence et cette manie de la description
participe directement à l'intimité de la narration elle-même. Dans son article
« Récits postmodernes ? », Ginette Michaud notait que ce style très détaillé a un
impact narratologique et fait contraste avec les « brumes » qui enveloppent les
héros :
L'écriture du détail, loin d'être ici une digression, devient donc plutôt un indice susceptible de rendre manifeste le sous-texte latent tout en assurant en surface une narration très contrôlée. On peut d'ailleurs se demander si
ces accès de précision, cette acuité quasi hallucinatoire de la perception ne sont pas l'envers de la confusion, de la « brume » qui affectent les
narrateurs de Poulin : façon efficace d'échapper, par la reproduction d'une
forme (découpée, distincte, aux contours tranchés), aux insondables profondeurs, à l'opacité nébuleuse du corps et de la conscience.
Poulin aurait recours à ce procédé narratif afin d'ordonner le monde des
personnages, plongé dans une sorte de flou permanent. Loin de n'être qu'un effet
de réel, ces descriptions minutieuses ont également des répercussions sur le
comportement que le lecteur doit adopter face à l'œuvre et sur sa façon de la
percevoir :
[...] il ne s'agit plus dans les textes de Poulin du petit-détail-qui-fait-vrai ou d'une quelconque résonnance symbolique entre divers plans de fiction ; il s'agit plutôt d'une miniaturisation généralisée du regard qui engage le lecteur à changer d'échelle, à regarder de près et lentement son objet de
lecture, ce qui l'oblige notamment à le grossir considérablement.
Cette attention particulière portée sur de petits objets change donc la perception
du lecteur. Un peu plus loin dans son article, Ginette Michaud ajoute que
[d]ans le texte de Poulin, le détail force le lecteur à constamment revenir sur
ses opérations de lecture et lui enjoint, entre autres, de réinterpréter en retour tout le contexte. (Poulin affirmera à plusieurs reprises l'importance
de la relecture : pas de lecture sans relecture). G. Michaud, « Récits postmodernes ? », p. 74.
Ibid, p. 75. Ibid, p. 79.
Ce procédé narratifcher à Poulin fait en sorte de ramener son lecteur vers une des bases de sa poétique, la notion de lecture au ralenti, mais surtout, de relecture. Comme les descriptions ralentissent la cadence du récit, elles freinent également le rythme de décodage. Tout en modifiant les habitudes de lecture du récepteur, Poulin fait en sorte que ces détails, si minimes soient-ils, forcent le lecteur à se
questionner sur leur rôle dans la fiction, l'amenant ainsi à concevoir que ces
détails peuvent le guider vers certaines pistes de compréhension. En plus de le
mener vers une interprétation de l'œuvre, ils peuvent contribuer à lui montrer les
mécanismes du fonctionnement de la lecture.
Cette écriture du détail et cette façon de décrire les objets avec minutie ne
sont pas seulement un élément du style de Poulin. Selon Lise Fontaine, la minutie
de la description des objets permet au lecteur de pénétrer l'univers des
personnages :
Les lieux, les objets, les gestes ou les actions deviennent plutôt le matériau
privilégié à partir duquel les protagonistes prennent vie. Ce «paysage d'arrière-plan» traité par le biais de descriptions minutieuses va donc
alimenter la matière première du texte littéraire, permettant au lecteur d'accéder à la densité de l'histoire grâce à la mise en place d'un univers hyperréaliste où chaque détail trouve sajustification.
Ce style très détaillé fait donc en sorte que les objets nous donnent de nombreuses
informations et des éclaircissements sur les protagonistes et sur l'histoire. Par
exemple, dans Les Grandes Marées, alors que Marie arrive dans l'île, plutôt que
de parler de la nature de ce personnage, de décrire son tempérament ou son
caractère, Poulin la présente par le biais des objets (de nombreux livres,
notamment un guide d'ornithologie intitulé A Field Guide to the Birds, une paire
de jumelles, un costume de bain de compétition, une paire de souliers de tennis
ainsi qu'une raquette Billie Jean King (GM, p. 55)) qu'elle a apportés avec elle
sur l'île, objets qui parlent d'eux-mêmes et qui révèlent plusieurs traits de sa
personnalité. Étrangement, ce sont les détails mêmes qui permettent en quelque
sorte l'économie du texte.
Finalement, les détails permettent aussi de détourner l'émotion des
personnages. Ce trait d'écriture consiste à «[...] déplacer sur des objets une
émotion potentiellement submergeante ressentie par le personnage principal ».
Le meilleur exemple se trouve dans Les Grandes Marées alors que Teddy se met
à faire des calculs mathématiques pour pouvoir réaliser une tarte afin de refouler
une émotion déclenchée par la vue du chronomètre appartenant à Théo. C'est
comme si les protagonistes se rabattaient sur les objets pour cacher leur émotion.
Lise Fontaine ajoute que ce procédé
illustre l'importance qu'acquiert la prolifération des détails dans le travail romanesque de Poulin. Les objets n'y ont pas prioritairement une valeur
accessoire, documentaire ou symbolique. Leur mise en place permet plutôt
une sorte de réverbération du sentiment et de l'émotion, dont l'effet se trouve perçu — non dans le comportement immédiat des individus — mais
à travers la relation qu'ils entretiennent avec le monde concret les
entourant.32
Cette écriture du détail appelle un certain type de lecture (ralentie) et conditionne
l'interaction avec le lecteur, comme une invitation à prendre son temps, à
s'attarder aux subtilités du texte en plus de diriger son interprétation.
31 L. Fontaine, Les Grandes Marées deJacques Poulin (critique et interprétation), p. 73.
Une douceur qui cache une violence latente
Même si, aux premiers abords, le monde présenté par Poulin paraît
idyllique, rempli de douceur et de tendresse, il n'en demeure pas moins que
l'univers poulinien est toujours menacé par la violence et la froideur du monde
extérieur. Comme si le froid caractérisant la société guettait toute relation humaine à l'intérieur de ces œuvres. Tout au long de ces romans, les héros butent
contre le froid et, à chaque fois qu'ils ouvrent la bouche, ils semblent craindre de
subir la violence du monde extérieur. En ce sens, la douceur n'est pas une simple
qualité humaine : c'est une réponse à la violence de la société. Pour contrer cette
menace, les héros se tournent vers la fiction, car selon François Ricard, pour les
héros pouliniens, l'écriture constitue un
[...] recours salvateur contre la violence et contre l'effritement de toutes choses. [...] « La vie, constate Noël, c'est l'agressivité » ; aussi n'y a-t-il d'autres moyens de se prémunir contre cette agressivité, c'est-à-dire de trouver la douceur que par la fiction, l'invention, bref l'écriture, qui produit dès lors un éloignement de la « vie », lequel, poussé à la limite, ne peut que
se conjuguer à la mort.33
Ainsi, l'écriture est un moyen pour s'éloigner de ce monde d'agressivité, mais
Ricard explique aussi qu'il s'agit d'une façon pour se préserver, pour demeurer
soi-même :
[...] chez Poulin, la douceur, l'écriture, la mort, le rêve et l'enfance sont autant de voies par où s'exerce l'attrait du « pôle intérieur », autant de moyens de le préserver, de rester axé sur lui et de ne pas sombrer dans
l'aliénation ou la dépersonnalisation qui consisterait pour l'être, perdant le contact avec soi-même, de se laisser emporter par la dérive extérieure et cette violence dont la vie est toujours porteuse. En ce sens, écrire, rêver ou mourir, c'est au fond la même chose, à savoir : demeurer ancré au seul bien qui compte, quitte pour cela à se séparer de tout le reste.
F. Ricard, « Jacques Poulin : de la douceur à la mort », p. 102.
Toutefois, l'écriture, en plus de protéger les héros, pourrait agir sur cette violence et ce froid qui qualifient la société. Du moins, c'est ce que démontre ce rêve secret
partagé par l'ensemble des écrivains fictifs pouliniens qui désirent changer le
monde par le biais de récriture comme l'exprime Jim du Vieux Chagrin :
Pour peu je lui aurais confié un deuxième secret, que je n'avais encore jamais osé dire à personne : en dépit de mes craintes infantiles, je
nourrissais l'ambition naïve et démesurée de contribuer, par l'écriture, à l'avènement d'un monde nouveau, un monde où il n'y aurait plus aucune violence, aucune guerre entre les pays, aucune querelle entre les gens, aucune concurrence ou compétition dans le travail, un monde où
l'agressivité, entendue non pas comme l'expression d'une hostilité à l'égard d'autrui, mais plutôt comme un goût de vivre, allait être au service de
l'amour. (VC, p. 167)
En fait, c'est ce monde idéal que tentent de construire les héros à travers ces décors délimités et clos. Ceux-ci ne tendent qu'à vivre dans un monde exempt de
violence et rempli de douceur. Un tel idéalisme n'est pas aussi naïfqu'on pourrait
le croire. Le héros ne vit pas dans l'illusion et il sait très bien ce qu'on pense de
son rêve de non violence autour de lui. Par delà le discours, cette vision du monde se résume très souvent à travers une arme qui menace la vie des héros.
Si Mon chevalpour un royaume est le seul roman de Poulin où se produit
un acte violent, il n'en demeure pas moins que, dans presque tous les récits
pouliniens, nous pouvons voir la présence d'une arme. C'est d'abord la bombe
(MCPR, p. 151-175) dans Mon cheval pour un royaume, puis le revolver en
plastique trouvé sur la plage (J, p. 49-52), le revolver imaginé d'Eliot Ness (J, p.
140) et « les fusils de chasse accrochés dans le râtelier du salon » (J, p. 160) dans
Jimmy. Dans Le Cœur de la baleine bleue, il y a des fusils et des revolvers
accrochés sur les murs de la petite maison au bout du sentier (CBB, p. 153) en
Grandes Marées, comme Teddy est le gardien de l'île, il se promène à quelques reprises avec un fusil de chasse (GM, p. 29, 36) et l'homme de l'île aux Ruaux tient également une arme similaire (GM, p. 63, 201). Dans Volkswagen Blues, la présence des armes est d'abord marquée par le petit couteau de chasse que
Pitsémine porte en tout temps sous ses vêtements (VB, p. 63), puis Jack et la
Grande Sauterelle parviennent à retrouver la trace de Théo car celui-ci avait été
arrêté pour port d'arme illégal (VB, p. 79) en plus d'avoir en sa possession un
couteau de poche suisse (VB, p. 80). On peut ajouter que Volkswagen Blues
relate, à travers les livres historiques que les personnages lisent en chemin, des
épisodes violents de l'histoire américaine, ce qui fait dire à Jack : « On commence
à lire l'histoire de l'Amérique et il y a de la violence partout. On dirait que toute
l'Amérique a été construite sur la violence. » (VB, p. 141) Il n'est donc pas
étonnant de voir plusieurs armes au fil de leur parcours, par exemple l'ancêtre de
la mitrailleuse au musée de Fort Laramie (VB, p. 222-223). Dans La Tournée
d'automne, le chauffeur du bibliobus pense au suicide et garde en sa possession
un long tuyau qui servirait à être relié au tuyau d'échappement afin de commettre
un suicide par asphyxie (TA, p. 75). Dans Chat sauvage, Jack est menacé avec
une arme blanche par des chômeurs qui lui volent son argent (CS, p. 20) et la
jeune Macha le menace également à la pointe d'un couteau après qu'il l'a suivie
(CS, p. 102). Dans Les Yeux bleus de Mistassini, Jack se procure une arme (un
pistolet de type Beretta) afin de mettre à exécution son plan concernant « la petite
poussée » (un suicide assisté, en quelque sorte) (YBM, p. 140). Enfin, dans La
traduction est une histoire d'amour, Jack et Marine observent Limoilou et la