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impossibilité de conclure.78 » C'est donc l'insuffisance du langage qui contraint le

héros à se taire. La même situation se produit un peu plus loin dans le roman, alors que Théo demande à Amadou de raconter le « rêve du bureau ». Malgré les nombreuses questions du grand frère dans le but d'aider Amadou à conclure, la fin est décevante. Voyant qu'Amadou n'y arrive pas, Théo lui demande de réfléchir un peu, ce à quoi il répond : « Je réfléchis jamais, dit doucement Amadou. J'aime mieux qu'on s'arrête là si ça t'ennuie pas. » (FBR, p. 92) Encore

une fois, les deux hommes se taisent, faute de trouver mieux à dire après le

malaise occasionné par l'histoire avortée. Dans ce cas-ci, le silence semble occasionné par l'insuffisance du langage, mais aussi par le refus de poursuivre

l'histoire entamée. Bref, Amadou arrête le cours de ces histoires avant que celles-

ci ne s'embrouillent, qu'elles ne partent à la dérive complètement, ce qui crée une

certaine frustration chez ses interlocuteurs, en plus de mettre fin à la discussion. Gilles Marcotte ajoute :

Aussitôt née, la fiction se nie elle-même, s'interrompt, se détruit. Et de

même, après chaque rêve, Amadou existe un peu moins ; la privation de la fin le prive de commencement, le prive de temps.

Aussi bien le lecteur n'est-il pas étonné de le voir rester seul, à la fin, abandonné par Théo qui va continuer ses courses à travers le monde et Limoilou qui a trouvé en Matousalem un compagnon plus attentif aux réalités concrètes de ce monde.79

En somme, l'impossibilité de conclure pour Amadou ainsi que sa difficulté à s'exprimer font en sorte de le mener à sa perte et le condamne au silence, qui est une façon de faire passer son hostilité à l'égard de ses compatriotes.

L'insuffisance du langage est aussi en cause dans cette scène des Grandes Marées qui témoigne d'un malaise. Cette scène survient alors que le professeur Mocassin interroge Teddy sur son métier de traducteur et finit par lui poser une question déconcertante concernant la bande dessinée. Teddy se trouve dans l'impossibilité de répondre à l'énigme du professeur, s'excuse, puis se tait :

- Je suis vraiment désolé, mais c'est une question qui dépasse ma compétence.

Le professeur s'assit lourdement.

- Vous ne pouvez pas savoir à quel point. . ., commença Teddy. Il n'alla pas plus loin, ne sachant trop quoi dire. . . (GM, p. 105)

C'est donc l'impuissance qui est à l'origine de ce silence. Plutôt que de tenter de contrer le malaise en s'expliquant, Teddy se tait, accentuant ainsi le trouble et ce

sont les autres personnages qui devront trouver une façon pour ramener une

meilleure atmosphère. Dans cet exemple-ci, c'est Tête Heureuse qui rétablira le

contact coupé par la déception du professeur et le silence du traducteur en proposant de l'huile à mouches aux insulaires.

En général, lorsqu'un épisode se conclut par un silence, il y a une certaine gêne, cependant les actants de cette scène tentent de rétablir le contact, de reprendre la situation en main afin de faire oublier cet embarras passager. Chez Poulin, les choses sont bien différentes ; lorsque les héros décident de se taire, ils ne parviennent plus à ramener la situation ou refusent simplement de le faire, ce qui crée évidemment un malaise chez les protagonistes. Comme l'explique Erving Goffman, dans un tel contexte, la confusion devient une conséquence directe de cette perturbation de la communication :

[...] l'interaction sociale, considérée ici comme un dialogue entre deux équipes, peut s'interrompre dans la gêne et la confusion ; la situation perd alors sa définition, les positions adoptées jusque-là deviennent insoutenables, et les participants se retrouvent dépourvus de tout plan d'action. Les participants se rendent généralement compte qu'il y a une

fausse note dans la situation ; ils se sentent embarrassés, désemparés, et

perdent littéralement contenance. En d'autres termes, le système social en miniature, créé et maintenu par le déroulement régulier de l'interaction, se désorganise. Telles sont les conséquences que la rupture entraîne du point de vue de l'interaction sociale.80

Chez Poulin cette désorganisation est fréquente et caractérise plusieurs scènes, ce qui fait en sorte d'accentuer les problèmes de communication, tout en dirigeant l'attention du lecteur sur cette difficulté.

Un autre exemple d'insuffisance du langage se trouve à la fin de Volkswagen Blues, alors que Jack retrouve Théo :

- C'est Jack! C'est ton frère!

Les yeux de Théo se plissèrent comme s'il faisait un effort pour comprendre. [...]

- 1 don't know you, dit-il.

Pendant un long moment, Jack demeura interdit. Ensuite il saisit Théo par

les bras et le secoua en criant :

- THÉO! C'EST MOI! C'EST TON FRÈRE! (VB, p. 313-314)

Lorsque Jack comprend non seulement que Théo ne le reconnaît pas, mais qu'il ne parle plus la même langue, Jack se tait, interdit. Puis dans un dernier moment d'espoir, il lui crie qu'il est son frère, avant de devoir partir, résigné. Suite à cette scène, Jack gardera le silence un certain moment, avant de rejoindre Pitsémine, comme s'il devait se recueillir avant de reprendre contact avec le monde.

Un autre cas, cette fois tiré du Vieux Chagrin, alors que nous apprenons

que la Petite a été violée par son père adoptif. On conçoit aisément sa tristesse suite à cette intime révélation. Jim explique qu'il ne sait quoi lui dire pour la réconforter :

Elle releva la tête pour me regarder et, prenant le chat avec ses deux mains, très délicatement, comme une femme qui soulève un bébé, elle le mit contre sa poitrine. J'étais mal à l'aise. Je ne pouvais rien faire d'autre que l'écouter, le cœur à l'envers, espérant qu'elle n'allait pas se mettre à pleurer, car je ne voyais pas du tout comment je pouvais la consoler, moi qui étais un homme et qui avais certainement le même âge que son père adoptif... (VC, p. 66-67)

D'abord, Jim ne trouve pas les mots pour la consoler, puis il préfère se taire, les

mots n'étant ici d'aucune utilité. C'est finalement le chat nommé Chagrin qui

parviendra à apaiser lajeune fille.

Mon cheval pour un royaume présente pour sa part un refus de communication, dans la scène où Pierre rencontre le délégué au tout début du roman, celui-ci lui pose des questions sur son travail d'écriture. Il dit :

-J'ai lu votre roman. Votre héros a des idées intéressantes sur la Révolution

tranquille. Très intéressantes.

- Ça n'a pas de rapport, monsieur le délégué.

-Ah... fait-il.

Il est resté la bouche ouverte. Je me sens maladroit ; j'aimerais mieux que le visage redevienne gris et fermé. Ce trou dans le visage semble exiger des explications, qu'il m'est impossible de fournir.

- Votre héros a un idéal politique. C'est tout de même devenu rare. - Ça n'a pas de rapport non plus, monsieur le délégué, dis-je... [. . .]

Je ne lui dirai pas que je n'ai pas de préoccupations sociales, ni politiques. Le délégué me voit d'une certaine façon et je n'ai qu'à me conformer à l'image qu'il s'est faite.

J'attends qu'il se taise. Ensuite je lui demande : - Alors, c'est pour quand? [. . .]

- C'était de bonne guerre, n'est-ce pas, si cette expression ne vous paraît pas trop déplacée?

Je ne pense pas qu'elle soit déplacée. Je pense seulement que je ne me comprends pas moi-même ; que je ne poserai plus de questions et attendrai ses ordres. (MCPR, p. 23-25)

Dans cet extrait assez comique, Pierre tente d'expliquer au délégué que ce qu'il voit dans ses romans n'est pas ce qu'il a tenté d'y mettre, mais il lui dit seulement que « ça n'a pas de rapport », puis se tait. Il ne veut pas créer de conflit ou provoquer une longue discussion sur le sujet, alors il décide de garder le silence. Le délégué attend des explications supplémentaires qui ne viennent pas, ce qui crée un malaise entre les deux hommes. Voyant cet embarras qui s'installe, Pierre décide de garder le silence jusqu'à ce que le délégué se taise et ensuite, il lui pose une question terre à terre qui n'engendre ni ambiguïté ni gêne. Le silence et le moment d'embarras qui en découle sont donc engendrés par le refus de communiquer. Mais un refus si catégorique est propre à ce premier roman. Dans ses autres œuvres, plutôt que de refuser de faire parler ses personnages, Poulin

leur fait éprouver l'insuffisance du langage.

Les silences et les phrases inachevées peuvent aussi taire quelque chose qu'on ne veut pas dire ouvertement, car ils ont le pouvoir de sous-entendre.