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Récritures de récits criminels en France sous l'Ancien Régime

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Academic year: 2021

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(1)

en France sous l'Ancien Régime

par

Isabelle Monette

Mémoire de maîtrise soumis à l'Université McGill en vue de l'obtention de

Maîtrise ès Lettres

Département de langue et littérature françaises Université McGill

Montréal, Québec

Août 2003

(2)

Published Heritage Branch

Direction du

Patrimoine de l'édition 395 Wellington Street

Ottawa ON K1A ON4 Canada

395, rue Wellington Ottawa ON K1A ON4 Canada

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Notre mémoire présente une analyse de la réécriture de récits criminels en France sous l'Ancien Régime à partir de trois récits de base: l'histoire de Thibaud de la

J acquière, celle du sorcier Gaufridy et celle de la marquise de Ganges, que Sade réécrira d'ailleurs sous forme de roman. Trouvant leur origine dans des canards, nous les trouvons tous dans l'édition de 1679 du recueil des Histoires tragiques de François de Rosset et

deux d'entre eux se retrouvent aussi dans les Causes célèbres de François Gayot de

Pitaval. Ces récits ont tous fait l'objet d'au moins trois reprises par d'autres auteurs, et, à l'aide de la théorie narratologique de Gérard Genette, nous analysons les procédés de modification textuelle mis en œuvre par la réécriture ainsi que les changements qu'elle fait subir à la signification des récits de base. Le nombre de reprises de nos histoires, jusqu'à cinq pour la marquise de Ganges, montre bien l'importance de ce phénomène de réappropriation textuelle ainsi que l'intérêt d'une étude qui met en lumière le rôle de la réécriture quant à la survie de ces récits.

***

Three original stories are the basis for our study of rewriting during the French Ancien Régime : the story of Thibaud de la J acquière, that of the "sorcier Gaufridy" and that of the Marquise de Ganges, which Sade will rewrite as a novel. Having all originated from a "canard", they appear in the 1679 edition of the Histoires tragiques of François de Rosset,

and two of them can also be found in François Gayot de Pitaval's Causes célèbres. Each

of these stories was rewritten by different authors at least three times. Using Gérard Genette's theory of the narrative, we will analyse the processes of transformation that the rewriting operates in the text, as well as the changes it imposes to its original meaning. The number of rewritings of each text - up to five for the Marquise de Gange - is a testament to the importance of textual reappropriation as much as it shows the relevance of a study which brings to light the role of rewriting in the survival of these stories.

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Toute ma gratitude va d'abord à Frédéric Charbonneau, mon professeur, mon directeur de mémoire, mais, avant tout, mon mentor, pour son soutien indéfectible, fait d'une générosité peu commune et d'un humour souvent salvateur. Ses conseils éclairés, et sa direction stimulante m'ont permis de réaliser un projet qu'il a pris le risque de mener à son terme avec moi.

Ma reconnaissance est aussi pour toujours acquise à ma famille, Marguerite, Jacques et Marielle, ainsi qu'à mes amis. Par leurs encouragements et leur écoute patiente et bienveillante, ils ont tous cheminé à mes côtés au long de ce solitaire périple qu'est la rédaction.

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INTRODUCTION HISTOIRE DES TEXTES POÉTIQUE DES GENRES RÉÉCRITURES

1 Manipulations formelles et stratégies de réécriture II La réécriture : stratégies énonciatives

i. Histoire de Thibaud de la

J

acquière

La réécriture de François de Rosset

La réécriture de Nicolas Lenglet Du Fresnoy La réécriture du comte Jan Potocki

ii. Histoire du sorcier Gaufridy

La réécriture de François de Rosset La réécriture de François Gayot de Pitaval La réécriture de Dom Augustin Calmet

iii. Histoire de la marquise de Ganges CONCLUSION BmLIOGRAPHIE

p.5

p. 16

p.35

p.53

p.53

p.60

p.61

p.67

p.80

p.83

p.91

p.98

p.104 p.

no

p.

n4

p.

124

p.

128

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Et dans ce monde et dans l'autre les méchants sont toujours bien embarrassants.

Les Confessions

On dit couramment que le crime ne paie pas,· mais, dans le domaine littéraire, la fortune des récits criminels est pourtant bien grande. Le crime, et les histoires qui le

relatent, ont de tous temps fasciné un public amateur de scandale, de sensationnel, voire d'un effroi aussi délicieux qu'ambigu. Remplis de crimes et d'événements tragiques ou horribles, ils abondent en littérature et doivent leur naissance à la rencontre du littéraire et du judiciaire. L'abbé Prévost, par exemple, exploitera avec succès cette association «juridico-littéraire » dans Le Pour et le Contre, qui avait trouvé un modèle dans la presse

anglaise dont les pages contenaient, déjà au

xvIIr

siècle, quantité de faits divers criminels, ainsi que dans Manon Lescaut, qui allie l'histoire d'amour bien connue à

l'exploration d'un milieu de petits truands. En France, les nombreuses éditions, au

xvIIr

et au XIXe siècle des Causes célèbres, qui rendaient accessibles au public les «pieces

secrettes1» de procès à grand retentissement, disent assez l'intérêt que la procédure judiciaire suscitait à une époque durant laquelle les exécutions capitales prenaient l'aspect d'un spectacle des plus divertissants. D'abord souvent gens de robe, les écrivains

1 François Gayot de Pitaval, «Histoire de Louis Gaufridy, Prêtre, brûlé comme Sorcier, par Arrêt du

Parlement de Provence », Causes célèbres et intéressantes, avec les jugemens qui les ont décidées, recueillies par M. XXX, ... Paris, Jean de Nully, 1734-1750, vol. VI [1735], in-12, p. 212.

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d'Ancien Régime exerçaient leur plume dans des factums et des plaidoyers parfois empreints d'une éloquence toute littéraire, celle-là même qui, à l'occasion de la fameuse affaire Calas, permit à Voltaire de gagner sa cause.

Ce sont les réécritures de trois récits criminels qui seront analysées ici et il

convient d'abord de mieux définir ce qui, dans ce type de récits, mérite le qualificatif de criminel. Nos récits font tous trois état de transgressions commises à l'encontre de l'ordre établi et c'est dans le contexte de la complexification progressive d'un système répressif mis en place sous l'Ancien Régime qu'ils voient le jour. En 1690, Furetière définit le crime comme une «action faite contre la loy, soit naturelle soit civile. En termes de Devotion, se dit de tous les pechez qu'on a commis contre Dieu, soit grands soit petits2• » En effet, les crimes de lèse-majesté et de lèse-majesté divine, entre autres, sont alors des inventions récentes qui reflètent les profondes transformations qui affectèrent l'appareil judiciaire au cours des

xvIr

et XVIIr siècles. La définition de Furetière révèle donc ces deux significations du mot crime et ce double emploi est particulièrement visible dans nos récits. Ceux-ci relatent tous au moins une transgression commise contre la règle divine et traitent plus particulièrement du péché de luxure, ce qui n'a pas dû nuire à leur popularité ... L'un d'entre eux voit son transgresseur, Thibaud de la Jacquière, puni directement par voie divine, tandis que les deux autres se soldent par des sanctions qui sont le fait de la justice humaine.

Les récits criminels qui seront analysés ici ont tous fait l'objet d'au moins trois réécritures par d'autres auteurs, que nous nommerons les «réécrivants ». Leurs remises en texte les ayant inscrits dans des genres mineurs, l'étude de ces récits nous permettra de

2 Antoine Furetière, « Crime », in Dictionnaire universel contenant généralement les mots françois, tant vieux que modernes, & les termes de toutes les sciences et des arts, La Haye / Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 1690, [2600] p.

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mettre en lumière une pratique textuelle qu'on a jusqu'ici plutôt étudiée lorsqu'elle s'appliquait à des chefs-d'œuvre. Au plan de l'histoire littéraire, notre objectif est donc d'examiner de plus près la réécriture comme un mode de diffusion du texte par appropriations successives, et notre corpus nous permettra de montrer que de cette pratique ne résulte pas seulement la survie de quelques happy few, mais bien celle d'un vaste éventail de récits. C'est en effet la réécriture du récit criminel et ses multiples réactualisations qui vont, selon nous, assurer la survie de ce type de récit.

L'histoire de Thibaud de la Jacquière, d'abord mise en texte dans un fait divers de

1613, Histoire prodigieuse d'un gentilhomme auquel le Diable s'est apparu, & avec

lequel il a conversé soubs le corps d'une femme morte, relate l'histoire d'un bon vivant

qui se complaît dans un commerce avec les «garces» et jette un défi au Diable. Pour punir ce crime, Dieu permet au Diable de revêtir pour l'occasion le corps d'une jolie femme morte depuis peu et aux charmes de laquelle notre ami Thibaud ne peut résister.

n

consomme ainsi avec cette courtisane le fruit défendu pour ne réaliser son erreur qu'après coup, alors qu'elle relève ses jupes pour lui faire « voir la plus vilaine, la plus puante et la plus infecte charogne du monde3 ».

L'histoire du sorcier Gaufridy trouve sa source dans un fait vécu de 1610, relaté trois ans plus tard par le père Michaelis, grand inquisiteur et moine de l'ordre des Dominicains. Ce dernier assura la supervision des exorcismes subis par Madeleine de la Palud, religieuse séduite et faite sorcière par le prêtre Gaufridy, son confesseur de famille, lui-même prince des sorciers. Ayant séduit un grand nombre de femmes et joui d'elles

3 François de Rosset, «Histoire X. D'un démon qui apparaissait en forme de damoiselle au lieutenant du

chevalier du guet de la ville de Lyon. De leur accointance charnelle, et de la fin malheureuse qui en succéda », in Histoires mémorables et tragiques de ce temps, Anne de Vaucher Gravili (éd.), Paris, Librairie générale française, 1994, p. 259.

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grâce aux pouvoirs d'envoûtement que lui a conférés le Malin, Gaufridy sera d'abord accusé de sorcellerie par les diables qui possédaient Madeleine, puis condamné par le tribunal du Parlement de Provence à être brûlé vif en conséquence de son crime de lèse-majesté divine.

L'histoire de la marquise de Ganges est elle aussi tirée d'un fait vécu en 1667, mis en texte la même année dans un fait divers anonyme et repris de nombreuses fois par la suite. li s'agit du récit de la vie tragique de la marquise de Ganges, jeune et belle épouse du marquis du même nom, qui sera brutalement assassinée dans la fleur de l'âge par ses deux infâmes beaux-frères, dont l'un est prêtre de son état. Dans cette histoire, le péché de convoitise se joint à celui de luxure, car non seulement ces scélérats voulaient-ils profiter des charmes de la marquise, mais ils espéraient de plus faire main basse sur sa fortune avec la complicité du marquis, son propre mari. Même s'ils n'ont jamais été appréhendés par la justice, à laquelle la mère de la marquise eut recours afin d'empêcher son gendre de jouir impunément de son forfait, les trois hommes ont bel et bien été condamnés par le Parlement de Toulouse.

Nous avons recensé plusieurs études portant sur la réécriture, l'approche choisie pour l'analyse de nos trois récits; elles peuvent être classées sous deux catégories. Nous présenterons d'abord un bref historique de celles qui ont contribué à la définir et à la doter d'un cadre théorique et, ensuite, nous aborderons celles qui, en se penchant sur son fonctionnement concret, l'analysent plutôt en tant que pratique de transformation textuelle. Nous situerons en dernier lieu les études se rapportant aux différents genres mineurs auxquels appartiennent nos récits: les canards et faits divers, les histoires tragiques et enfin les causes célèbres.

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Les études de théorie littéraire qui abordent la problématique de la réécriture trouvent leur source dans celles qui se sont donné pour objet le concept d'intertextualité, depuis la traduction des textes des formalistes russes dans les années 1960, les travaux du groupe Tel Quel et l'introduction du terme dans le vocabulaire de la critique par Julia Kristeva dans Sèméiôtikè en 19684. La définition de l'intertextualité proposée par

Kristeva a donné le coup d'envoi à un dialogue critique qui s'est poursuivi au-delà de deux décennies. C'est de ce dialogue, qui traite à la fois des notions de citation, d'emprunt, d'imitation et de plagiat, que naîtra enfin le concept de réécriture, longtemps confondu avec de multiples pratiques de travail du texte. Depuis les années soixante, donc, plusieurs chercheurs ont proposé leur propre définition de la réécriture, orientant celles-ci selon leurs points de vue critiques respectifs. Deux études, celles d'Henri Béhar, en 19725 et de Laurent Jenny, en 19766, précèdent de peu la parution du numéro spécial

de la revue Littérature de 1978, entièrement consacré à la réécriture? L'important ouvrage sur la citation d'Antoine Compagnon, paru en 19798, systématise la notion

d'emprunt textuel, et, comme en réponse aux concepts élaborés par Compagnon, Gérard Genette, avec la publication de Palimpsestes en 1982, nous semble avoir posé la définition la plus fonctionnelle de la réécriture9• Comme il l'avait fait pour l'analyse

narratologique dans Figures III, avec l'humour et l'élégance qui lui sont propres, il dote cette pratique de travail textuel d'un vocabulaire opératoire qui permet non seulement de nommer les transformations opérées par la réécriture sur un récit de base, mais aussi, et

4 Julia Kristeva, Sèméiôtikè. Recherche pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1968,379 p.

5 Henri Béhar, «La réécriture comme poétique ou le même et l'autre », Romanic Review, 1972, no 1, p. 51-65.

6 Laurent Jenny, «La stratégie de la forme », Poétique, no 27, 1976, p. 257-281. 7 «Motifs, transferts, réécriture », Littérature, no 30, mai 1978, 128 p.

8 Antoine Compagnon, La Seconde main: ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979,414 p. 9 Gérard Genette, Palimpsestes: la littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, 467 p.

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surtout, de mettre en lumière les modifications sémantiques, ou changements de signification, qui en sont le résultat. L'analyse de la réécriture ne s'est pourtant pas arrêtée avec l'ouvrage de Genette; bien au contraire, il a contribué à nourrir un dialogue critique qui se poursuit toujours. De 1987 à 1999, nous comptons au moins huit études qui y sont consacrées, et l'une d'entre elles, la thèse doctorale de Claude Dionne (1993)10, porte sur la réécriture de l'un de nos trois récits, l'histoire de la marquise de Ganges. Dionne y explore la notion de vérité historique à travers l'analyse de la réécriture de faits vécus.

Nous avons été surprise par le petit nombre d'études traitant de la réécriture de textes non canoniques d'Ancien Régime. TI importe en effet de préciser que les qualificatifs de marginaux ou de mineurs, souvent appliqués par l'histoire littéraire moderne aux genres des canards, des histoires tragiques ou des causes célèbres, sont démentis dans les faits par le phénoménal succès des récits qui participent de ces genres. Cette faveur populaire, mise en évidence par un nombre de rééditions souvent extraordinaire pour l'époque, pourrait justifier à elle seule leur réhabilitation aux côtés des Grands genres. Certaines études, comme celles qui se trouvent, en 1995, dans le numéro spécial de la revue XVlr siècle consacré à la réécriture, l'abordent par le

truchement de l'imitatio classique et limitent leur corpus aux textes les plus connus,

comme ceux de La Bruyère, de Scarron, de Mlle de Scudéry, ou de Mme de Lafayette, en mettant toutefois en évidence le discours critique tenu à l'époque sur cette pratiquell. Dans ce même numéro, Stéphane Lojkine favorise l'approche sémiotique afin de montrer,

10 Claude Dionne, La Part de vérité. L'histoire de la Marquise de Ganges et ses réécritures, thèse de

doctorat, Montréal, Université de Montréal, 1993,341 p.

11 Françoise Gevrey, «Discours sur la réécriture dans les romans de la seconde moitié du dix-septième

siècle» et «Présentation », La réécriture au XVIr siècle, numéro spécial de XVIr siècle, no 186, 1995, p.103-111 et 5-7.

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à partir des pratiques d'écriture d'auteurs des XV:f, xvIr et xvn:f siècles (comme Montaigne, Molière, Boileau, Racine, Furetière, Rétif de la Bretonne, Diderot, Grimm ou Voltaire), l'évolution des stratégies de réécriture, qui, «en détruisant paradoxalement l'organisation rhétorique et sémiotique du texte, fait glisser la production de sens d'un système de mimesis vers un système de mimétisme12• »

Certains auteurs se sont toutefois penchés sur la pratique de la réécriture prise dans l'acception que nous retiendrons ici et c'est ainsi que Maurice Lever, en 197913,

recense plusieurs canards auxquels la réécriture donne la forme de nouvelles tragiques, telles qu'on les trouve dans les Histoires tragiques de Rosset. Lever montre dans cette analyse pratique que la réécriture repose sur un système d'opérations de transformation textuelle, qu'il met en évidence de façon concrète par la comparaison texte à texte des canards et des histoires tragiques qui y puisent leur matériau. Peu après, en 1980, Hans-Jürgen Lüsebrink propose à nouveau de définir la réécriture par son efficace, dans un article où il examine le travail du texte mis en œuvre dans les Causes célèbres de Gayot de Pitaval, et dans lequel il systématise lui aussi les changements textuels que suppose la «littérarisation » des faits divers et documents judiciaires à partir desquels s'élaborent les récits du juriste14.

Les canards d'information et les faits divers ont fait l'objet de plusieurs études, et la plus approfondie est sans conteste celle que Jean-Pierre Séguin a publiée en 196415.

Parmi les cinq cent dix-sept canards imprimés entre 1529 et 1631 qu'il y répertorie, il

12 Stéphane Lojkine, «L'intimité de Gertrude: enjeux de la réécriture à l'époque classique », La réécriture au XVII' siècle, numéro spécial de XVII' siècle, no 186, 1995, p. 7-19.

13 Maurice Lever, «De l'information à la nouvelle: les 'canards' et les 'histoires tragiques' de Rosset »,

Revue d'histoire littéraire de la France, juillet-août 1979, p. 577-593.

14 Hans-Jürgen Lüsebrink, «Les crimes sexuels dans les 'Causes célèbres' », Dix-Huitième siècle, vol. XII, 1980, p. 153-162.

15 Jean-Pierre Séguin, L'Information en France avant le périodique,' 517 canards imprimés entre 1529 et

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identifie plusieurs de ceux que les auteurs d'histoires tragiques ont réécrits. Claude Bélanger en 196916, Maurice Lever, à nouveau, en 199317 et Jean-Claude Arnould en

199518, soulignent tous les trois ce lien unissant les deux genres, tandis qu'Hana Jechova,

en 1980, rapprochait de la même manière les faits divers et les causes célèbres19•

Les histoires tragiques, qui avaient été étudiées par George Hainsworth dans les années 19302

°,

ont suscité, dès 1980, un intérêt renouvelé chez plusieurs chercheurs. La publication en 1980 chez Slatkine d'une reproduction de l'édition de 1615 des Histoires tragiques de Rosset, introduite par René Godenne21, et l'édition critique du même

ouvrage, dans son édition de 1619, cette fois, que publie Anne de Vau cher Gravili en 199422, font d'ailleurs foi de cet engouement durable pour un genre jusqu'alors peu fréquenté des critiques. L'article d'Elena Boggio Quallio23, mais surtout les ouvrages d'Anne de Vaucher Gravili (1982)24 et de Sergio Poli (1992)25, proposent un panorama historique de ces nouvelles en soulignant, chez leurs principaux auteurs, les constantes structurales propres au genre, ce qui permet, par contraste, de remarquer les

16 Claude Bélanger et al., Histoire générale de la presse française l, Paris, Presses universitaires de France,

1969, p. 29-31 et 41-63.

17 Maurice Lever, Canards sanglants. Naissance du fait divers, Paris, Fayard, 1993,517 p.

18 Jean-Claude Arnould (éd.), « Canards criminels des xvf et XVIIe siècles: le fait divers et l'ordre du

monde (1570-1630) », in Tourments, doutes et ruptures dans l'Europe des XVI' et XVII' siècles, Pierre Demarolle (éd. et préf.) et Marie Roig Miranda (éd.), Paris, H. Champion, 1995, p. 149-161.

19 Hana Jechova, «Vers la 'littérarité' des faits divers », Cahiers de l'U.E.R. Froissart, Valenciennes, no 4,

1980, p. 3-18.

20 George Hainsworth, Les 'Novelas exemplares' de Cervantes en France au XVII' siècle, Paris, H.

Champion, 1933, p. 44-110 et 137-153.

21 René Godenne, «Présentation », in François de Rosset, Histoires tragiques de notre temps, reproduction en fac-similé de la 2e édition du Pont, A. Brunet, 1615, Genève/[Paris], Slatkine, 1980, p. VII-XIX.

22 François de Rosset, Histoires mémorables et tragiques de ce temps, Anne de Vaucher Gravili (éd.), Paris,

Librairie générale française, 1994,512 p.

23 Elena Boggio-Quallio, « La structure de la nouvelle tragique de Jacques Yver à Jean-Pierre Camus », in L'Automne de la Renaissance 1580-1630. XXII' Colloque international d'études humanistes, Tours, 2-13 juillet 1979, Jean Lafond et André Stegmann (éd.), Paris, Vrin, 1981, p. 209-218.

24 Anne de Vaucher Gravili, Loi et transgression. Les histoires tragiques au XVII' siècle [François de

Rosset, Jean-Pierre Camus, Claude Malingre, Jean-Nicolas Parival), Lecce, Milella, 1982, 103 p.

25 Sergio Poli, Histoire(s) tragique(s). Anthologie-typologie d'un genre littéraire, Fasano, Schena, 1992,

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idiosyncrasies révélatrices du style particulier de chacun d'entre eux. Sergio Poli avait d'ailleurs publié en 198726 un article qui retraçait le parcours historique de l'histoire tragique, montrant, au moyen des changements subis par le recueil de Rosset à l'occasion de ses nombreuses rééditions, que le genre s'est progressivement dégradé entre le début du dix-septième siècle et le mitan du dix-huitième siècle. Une telle analyse permet de remarquer que cette décadence est révélatrice de l'évolution de la conception du tragique, qui se transforme aussi au gré des époques. Plusieurs études, de 1979 à 1999, ont également été consacrées au contenu et aux thèmes exploités dans ces histoires. Les manifestations de violence et de sexualité ont été analysées, entre autres, par Svein Eirik Fauskevag27, Anne de Vaucher Gravili28 et Gisèle Mathieu-Castellani29; les notions,

centrales, de loi et de crime, par Dietmar Rieger30 et Thierry Pech3\ et enfin, l'aspect

surnaturel de ces nouvelles a su intéresser Marie-Madeleine Fragonard32•

Peu d'articles, outre ceux d'Hana Jechova et d'Hans-Jürgen Lusebrink, déjà évoqués, portent directement sur les Causes célèbres, qui représentent pourtant le point

26 Id., «Grandeur et décadence d'un recueil, ou les aventures diverses de l'histoire tragique », Œuvres et Critiques: Revue internationale de la réception critique des oeuvres littéraires de la langue française, no 12, 1987, p. 11-2I.

27 Svein Eirik Fauskevag, « Violence et sexualité dans le roman baroque français chez François de Rosset et

Jean-Pierre Camus », Orbis Litterarum : International Review of Literary Studies, no 34, 1979, p. 1-16.

28 Anne de Vaucher Gravili, « Violence représentée, violence exorcisée: François de Rosset et la peinture

de son temps », in Violence et fiction jusqu'à la Révolution, Martine Debaisieux et Gabrielle Verdier (éd. et introd.), Travaux du IX" Colloque international de la Société d'Analyse de la Topique Romanesque (SATOR), Milwaukee-Madison, sept. 1995, Tübingen, G. Narr, 1998, p. 63-76.

29 Gisèle Mathieu-Castellani, « Violence et passion: l'histoire tragique », in Sans autre guide: mélanges de littérature française de la Renaissance offerts à Marcel Tetel, réunis par Philippe Desan et al., Paris, Klincksieck, 1999, p. 211-223.

30 Dietmar Rieger, « 'Histoire de loi' - 'Histoire tragique'. Authenticité et structure de genre chez François

de Rosset », XVII' siècle, no 184, 1994, p. 461-477.

31 Thierry Pech, « 'Enfants de la mort'. L'altérité criminelle dans les Histoires tragiques du premier XVIIe

siècle », in L'Autre au XVII' siècle. Actes du 4e colloque du « Centre International de Rencontres sur le XVII' siècle », University of Miami, 23 au 25 avril 1998, Ralph Heyndels et Barbara Woshinsky (éd.), Tübingen, G. Narr, 1999, p. 95-106.

32 Marie-Madeleine Fragonard, «La nouvelle et le surnaturel. Sur la troisième nouvelle des 'Histoires

tragiques' de Rosset », in Conteurs et romanciers de la Renaissance. Mélanges offerts à Gabriel-André Pérouse, James Dauphiné et Béatrice Périgot (éd.), Paris, H. Champion, 1998, p. 189-208.

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d'origine d'un genre littéraire nouveau à l'époque de leur parution. Elles sont souvent abordées au passage dans des textes portant sur les histoires tragiques, car elles ont repris plusieurs des récits de ce genre prolifique des

xv.f

et

xvIr

siècles. Jean Sgard, dans un article paru en 197433, est donc l'un des seuls à traiter exclusivement de ce genre littéraire

composite et il propose l'une des premières définitions «modernes» des causes célèbres. TI dresse aussi un inventaire exhaustif de cette série sans cesse rééditée, répertoriant vingt-neuf éditions, ce qui est assez révélateur de leur succès populaire.

Par cette analyse des réécritures de nos trois récits de base, nous avons pour objectif de montrer que le travail du texte, effectué par différents auteurs sur un même récit lors de sa réécriture, a pour effet et peut-être pour cause la transformation du régime discursif. Par la suite, ces modifications formelles, et le changement de signification que même les plus subtiles d'entre elles opèrent immanquablement sur le récit de base, vont mettre le récit réécrit au goût du jour, le faisant ainsi revivre dans un contexte neuf et lui permettant, pour un moment du moins, d'échapper à l'emprise du temps. Bien que quelques études, par exemple, celle de Claude Dionne, s'apparentent à la nôtre par leur approche méthodologique, nous n'en avons par contre trouvé aucune qui partage en tous points les visées de notre projet. Conséquemment, nous avons privilégié, afin d'appréhender cet objet sans cesse changeant, la théorie narratologique de Gérard Genette, telle qu'élaborée dans Figures III et dans Palimpsestes. Celle-ci nous fournira le support critique nécessaire afin de parvenir à tirer nos propres conclusions. Notre analyse présentera tout d'abord une histoire des trois récits à l'étude, qui tentera d'en retracer les principales mises en texte ainsi que de souligner la manière dont ils s'entrecroisent au fil

33 Jean Sgard, « La littérature des Causes Célèbres », in Approches des Lumières: Mélanges offerts à Jean Fabre, Paris, Klincksieck, 1974, p. 459-470.

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des recueils où ils se côtoient. Nous étudierons dans un deuxième temps la poétique des genres dans lesquels les auteurs les ont inscrits lors de leurs réécritures et, en dernier lieu, nous analyserons de façon concrète les modifications textuelles que les récits de base ont subies lors de leurs réécritures successives, en faisant ressortir les transpositions sémantiques, pour employer la terminologie de Genette, qui sont tout à la fois le résultat et l'instrument de cette fascinante transmigration.

(17)

Avant d'aborder le détail de leurs réécritures, il importe de présenter un historique des états successifs des récits de base. Ils ont tous été réécrits au moins trois fois et nous avons même pu identifier dix avatars de l'un d'entre eux. Notre ambition n'était pas ici de retracer, hors de tout doute, une filiation qui s'étend sur parfois plus de deux siècles, projet qui dépasserait en ampleur le cadre de la présente étude. Nous avons plutôt tenté de mettre en évidence, le plus précisément possible, les liens de parenté de ces récits, ce qui permet de suivre leur évolution tant synchronique que diachronique.

Ayant donné naissance à pas moins de dix réécritures, l'histoire de Thibaud de la Jacquière est de loin le plus fertile de nos récits de base et il nous paraît probable qu'une étude plus poussée de la « généalogie» de cette histoire permettrait d'en identifier encore quelques autres occurrences. Jeroom Vercruysse abonde en ce sens, alors qu'il mentionne, lors d'une discussion ayant eu lieu dans le cadre du colloque de Varsovie de 1972, consacré à Jan Potocki, que « [l]'Histoire de Thibaud de la Jacquière se trouve dans d'autres recueils encore. Notamment dans la Fredaine du diable, dans le Livre des

prodiges, de 1802, et il y a encore d'autres documents [ ... ]34 ». Nous n'avons retenu pour fins d'analyse que les quatre avatars de ce récit les plus solidement établis, car l'identification de certains de ces états du texte reste incertaine malgré tous nos efforts, la

34 Jeroom Vercruysse, «Le 'Manuscrit trouvé à Saragosse' et la technique romanesque du XVIIIe siècle»

in Jan Potocki et le 'Manuscrit trouvé à Saragosse'. Actes du Colloque de l'Université de Varsovie, avril 1972, Daniel Bouvais (avant-propos), Roger Caillois (ouverture du Colloque) et Jean Fabre (conclusion du Colloque), Varsovie, Publication du Centre de civilisation française de l'Université de Varsovie, 1981, p. 115.

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vérification de ces nombreuses sources s'avérant, dans la pratique, très complexe. La mise en récit de cette histoire, au début du XVITe siècle, est entourée d'un épais mystère. C'est en tentant d'établir un ordre de filiation par la comparaison des différentes réécritures de ce récit que nous avons été amenée à supposer que son origine réelle est sinon véritablement perdue, à tout le moins antérieure à l'état le plus ancien que nous avons pu en trouver. TI existerait donc une première relation de cette histoire, soit orale ou écrite, que nous appellerons A, qui serait à la source des mises en récit B et C, toutes deux parues en 1613, année durant laquelle, si l'on en croit leurs auteurs, seraient survenus les événements qui y sont rapportés. L' Histoire prodigieuse d'un gentilhomme auquel le Diable s'est apparu, & avec lequel il a conversé soubs le corps d'une femme morte,

Advenuë à Paris, le premier de Janvier 161335 (B) et le Discours merveilleux et véritable,

d'un capitaine de la ville de Lyon, que Sathan a enlevé dans sa chambre depuis peu de temp

i

6 (C), outre qu'ils prennent tous deux la forme d'un canard, semblent, de prime abord, n'avoir que peu de points communs. L'histoire que relate B est celle d'un gentilhomme qui rencontre une demoiselle et a commerce charnel avec elle avant de découvrir qu'il a en fait obtenu les faveurs du Diable qui animait le corps d'une morte. Celle que présente C met en scène un orgueilleux charpentier qui, pour s'être élevé par les armes au-dessus de sa condition, porte le surnom de Capitaine Lyon. S'adonnant régulièrement au jeu, aux duels et à tous les plaisirs possibles, il se fait enlever par le Diable dans sa chambre à coucher, sous les yeux mêmes de sa femme. Cette histoire est bien différente mais elle a néanmoins sa place ici, car il paraît raisonnable de croire que le

35 Histoire prodigieuse d'un gentilhomme auquel le Diable s'est apparu, & avec lequel il a conversé soubs le corps d'une femme morte, Advenuë à Paris, le premier de Janvier 1613, Paris, François du Carroy, 1613, in-8°, 15 p.

36 Discours merveilleux et véritable, d'un capitaine de la ville de Lyon, que Sathan a enlevé dans sa

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récit du recueil des Histoires tragiques de François de Rosset, intitulé «D'un démon qui apparaissait en forme de damoiselle au lieutenant du chevalier du guet de la ville de Lyon. De leur accointance charnelle, et de la fin malheureuse qui en succéda37 » (D), pourrait en fait être le résultat d'un métissage des récits B et C. Nous ne pourrons par contre savoir si Rosset est l'auteur de cette fusion des deux récits, ou s'il n'a que repris ou réécrit un récit dans lequel elle avait déjà été opérée.

Nous proposons, quant à A, l'hypothèse d'une relation orale ou écrite d'un incident étonnant, dont la connaissance était probablement largement répandue et qui aurait donné lieu à plusieurs mises en récit, dont certaines auraient été « récupérées» par Rosset. Cette hypothèse, tributaire de ce que l'on sait du caractère malléable des canards, est appuyée par les observations de Claude Bélanger:

Un bon nombre de récits de faits divers ont connu plusieurs rééditions la même année [ ... ]. La réédition s'effectue parfois à des dates différentes. [ ... ] Des imprimeurs provinciaux empruntent le texte des canards parisiens; certains échangent entre eux leurs trouvailles, [un texte] imprimé par Rigaud en 1570, est réimprimé à Paris, puis à Rouen en 1571. Les versions offrent des variantes dans la typographie et dans l'orthographe; elles s'accompagnent aussi de trucage: l'éditeur change la date pour actualiser l'événement, le nom du héros et le lieu pour renouveler le récies.

Nous avons trouvé, à l'appui de cette supposition, un autre canard, celui-ci daté de

1620, Les estranges et espouvantables amours d'un diable en forme de gentilhomme, et

37 François de Rosset, « D'un démon qui apparaissait en forme de damoiselle au lieutenant du chevalier du

guet de la ville de Lyon. De leur accointance charnelle, et de la fin malheureuse qui en succéda », in Les Histoires tragiques de nostre temps ou sont contenues les morts funestes et lamentables de plusieurs personnes arrivees par leurs ambitions, vols, rapines et par autres accidens divers et memorables,

Cambrai, Jean de la Rivière, 1614, 580 p. [Nous la donnons comme édition princeps, elle compte 15 histoires, il n'en existe cependant aucun exemplaire connu selon Anne de Vaucher Gravili et René Godenne. Cf Anne de Vaucher Gravili (éd.), « Éditions », in François de Rosset, Histoires mémorables ... , op. cit., p. 25, et René Godenne, « Bibliographie », in François de Rosset, Histoires tragiques ... op. cit., p. xvii. Maurice Lever en localise par contre un exemplaire à la Bibliothèque d'Amiens, cf « De l'information à la nouvelle ... », loc. cit. p. 579, note 6. Nous avons tout de même un doute quant à la présence de cette histoire dans le premier recueil de Rosset, car il la dit « arrivée depuis quatre ou cinq ans. » Cela la placerait donc dans son recueil de 1619, mais aucun de ces critiques n'indique que cette histoire y ait été ajoutée.

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d'une damoiselle de Bretagne ... 39• Ce récit présente d'étonnantes ressemblances avec B,

que l'on remarque déjà de façon évidente dans le titre, à la différence près que le lieu a changé et que les rôles des protagonistes sont inversés. Des similarités s'y trouvent aussi avec C : elles tiennent principalement au caractère du personnage masculin, qui, lui aussi, se donne des airs de grandeur que l'on reconnaît à la description minutieuse de l'habit. Jean Decottignies identifie un autre état du récit, qui s'apparente à B40, et il semble, d'après ce qu'il en dit, que ce récit de Simon Goulard, «Imposture horrible et du tout étrange41 » (E), paru en 1614, comporte lui aussi avec le récit B plusieurs éléments communs qui ne peuvent être dus au hasard ou à un quelconque «air du temps ». Nous avons consulté en vain l'ouvrage de Goulard, car nous n'avons pu localiser la même édition que celle à laquelle renvoie Jean Decottignies. TI cite toutefois suffisamment le récit en question pour qu'il soit évident qu'il procède soit de l'hypothétique récit princeps A, soit de B et, suite à la présentation de Jean Fabre au colloque de Varsovie sur Potocki, il donne à ce sujet les indications suivantes:

Avant François de Rosset - je l'ai déj à écrit il y a dix ans - il Y a Simon Goulard. TI semble que le thème se soit conforté par étapes, dont le texte de Potocki est l'aboutissement manifeste. On peut dire que c'est François de Rosset qui lui fournit le nom de Thibaud, mais Simon Goulard apporte un élément essentiel et nouveau dans la scène démonologique: le déshabillage du succube. C'est dans un vieux texte de Simon Goulard, qui commençait à écrire ses histoires extraordinaires à la fin du XVIe siècle, et qui ont été rééditées à plusieurs reprises, qu'on voit ce gentilhomme qui, tout comme Thibaud, rencontre dans une forêt une jeune personne, laquelle le séduit, au moment où tous deux sont placés dans une même

39 Les estranges et espouvantables amours d'un diable en forme de gentilhomme, et d'une damoiselle de

Bretagne ... , Paris / Rennes, J. Courtois, 1620, 13 p.

40 Jean Decottignies, « Variations sur un succube. Histoire de Thibaud de la Jacquière », Revue des Sciences humaines, no 111, 1963, p. 332.

41 Simon Goulard, «Imposture horrible et du tout étrange », in Thrésor d'Histoires admirables et mémorables de nostre temps, recueillies de plusieurs bons auteurs par Simon Goulart, Genève, S. Crespin, 1610-1620,4 parties en 2 vol.

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chambre et qu'elle procède à un déshabillage fort adroit et qui le trouble beaucoup42.

Toutefois, comme nous le verrons plus loin, cela ne nous dit toujours pas, si ce récit est bien paru avant celui de Rosset, si ce dernier l'avait lu, car il l'aurait dans ce cas beaucoup modifié, si Happel s'est approprié le récit de Goulard avant Potocki ou, enfin, s'il s'agit d'un amalgame de tous ces avatars réalisé avec brio par Potocki lui-même ...

L'état H, clairement identifié et retenu pour notre analyse, correspond à un passage du Manuscrit trouvé à Saragosse du comte Jan Potocki, dont les journées un à treize ont d'abord été imprimées à Leningrad en 1804 et 1807, sans toutefois être jamais mises dans le commerce et dont les dix premières journées ont paru en France en 1814 sous le titre de Dix journées de la Vie d'Alphonse Van Worden (H)43. En 1847 une traduction intégrale du Manuscrit a été publiée en polonais à Leipzig et le public français ne le découvrira enfin qu'en 1958, en partie seulement, alors que Roger Caillois publie environ un quart de l'œuvre44. L'édition critique de 1989, établie par René Radrizzani, est donc la seule édition intégrale en langue française du Manuscrit45• Pour rédiger le récit

des aventures de Thibaud de la Jacquière, en fait composé de deux courtes histoires intercalées dans ce roman qui, par sa forme, rappelle ceux du

xvIf

siècle, Potocki pourrait très bien s'être appuyé sur tous les états précédents de ce récit.

Sans doute n'a-t-il rien inventé: pour les circonstances essentielles, il suit Fr. de Rosset, mais il tire parti des scènes de séduction esquissées par ses prédécesseurs et s'attache à enrichir la personnalité de son ingénue

42 Jean Fabre, «Jean Potocki, Cazotte, et le roman noir» in Jan Potocki et le 'Manuscrit trouvé à

Saragosse' ... , op. cit., p. 167.

43

c

te Jan Potocki, Dixjoumées de la Vie d'Alphonse Van Worden, Paris, Gide fils, 1814,3 t. en 1 vol.

44 Cte Jan Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, texte établi et présenté par Roger Caillois, Paris, Gallimard, 1958,292 p.

45

c

te Jan Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, éd. intégrale par René Radrizzani, Paris, J. Corti, 1989,

(22)

diabolique. Pour le dénouement, il s'inspire à la fois de Rosset et de Cazotte46.

Cependant, une note de René Radrizzani vient partiellement contredire les conclusions de Jean Decottignies, en suggérant l'existence d'un état (F) du texte: «Eberhard Werner Happel, Grosseste Denkwürdigkeiten der Welt oder so genandte Relationes curiosae, 8 volumes. Au volume ID (Hambourg 1687), p. 357, on trouve sous le titre Die stinckende Buhlschafft l'histoire de La Jaquière [sic.]47.» Les Relations Curieuses d'Happelius, comme on les nommait en France, avaient été publiées de 1683 à 1691 et prenaient la forme d'une chronique de l'insolite, «a collection of curiosities », décrivant entre autres phénomènes, l'origine des dragons, ou l'apparence et les caractéristiques du mythique basilic ...

There he commented on events of the day and reported stories from exotic countries, he presented scientific discoveries of various disciplines as weIl as descriptions of landscapes, their inhabitants and folk lore. The book gained such popularity that during the ensuing decades faked editions and sequels were issued48.

Cette source s'est révélée impossible à consulter; ainsi H pourrait aussi bien n'être qu'une insertion, à l'intérieur du récit de Potocki, de la traduction française de F. En définitive, l'existence de ce texte, en allemand, appelle quelques remarques : d'abord, il est très vraisemblable qu'Eberhard Happel ait pu lire les Histoires tragiques de Rosset, traduites en allemand dès 1624 par Martin Zeiler sous le titre d' Histoires tragiques de nostre temps, das ist, Newe wahrafftige, trawrig, klaglich und wunderliche Geschichten ... , puis

46 Jean Decottignies, « Variations sur un succube » ... , Loc. cit., p. 336.

47

c

te Jan Potocki, «Dix Journées. Les Aventures de Thibaud de la Jacquière » et «Histoire de la gente Dariolette du châtel Sombre », in Manuscrit trouvé à Saragosse, nouvelle éd. intégrale par René Radrizzani, Paris, J. Corti, 1990, p. 116, note c.

48 Adam Wojack, page consultée le 18 mai 2003, On the Origin of Dragons [en ligne],

(23)

rééditées dans cette langue en 1628, 1639, 1648 et 167249• Ensuite, Happel lui-même

aurait pu réécrire le récit de Rosset en y apportant des modifications, le reprendre dans son entier, ou, encore, y amalgamer celui de Simon Goulard. Enfin, une question se pose, qui restera pour nous sans réponse, à savoir si le récit de Potocki repose sur une fusion de plusieurs textes qu'il aurait lui-même lus, comme semble le croire Jean Decottignies, ou s'il a simplement réécrit, en tout, en partie ou en le modifiant, le récit des Relationes

curiosae d'Happel. À ce sujet, Stanislaw Frybes, dans la communication qu'il présentait au colloque de Varsovie, résume en la traduisant une étude historique polonaise portant sur le fantastique chez Potocki, et plus particulièrement sur l'Histoire de Thibaud de la Jacquière:

. Julian Krzyi:anowski, dans son essai de 1934, intitulé: La Vierge cadavre. Un motif macabre dans la littérature polonaise, a retracé l'histoire d'un

motif qui apparaît chez Potocki dans la Dixième Journée, dans l'Histoire de Thibaud de la J acquière. Krzyzanowski a présenté la naissance de ce thème au Moyen Age, car si l'Antiquité connaissait déjà un contraste de ce type, elle en tirait d'autres conséquences. TI a commenté la version qui en est donnée dans le recueil des nouvelles de François de Rosset [ ... ] par lequel ce thème fut connu en Pologne. La version de Potocki, plus tardive d'un siècle, empruntée aux Relationes curiosae de Hapelius (1683), présente la forme d'une remarquable nouvelle fantastique et se distingue par ses hautes valeurs artistiques, la richesse de ses détails de mœurs et sa coloration psychologique. Reproduisant fidèlement, dans l'ensemble, le schéma de Rosset, elle l'enrichit d'éléments nouveaux. Krzyi:anowski ne s'attache pas au rapport qu'entretient la version d'Hapelius avec celle de Rosset. Dans la conclusion de son étude, il souligne que le motif envisagé apparaît aussi bien dans la littérature du Moyen Age que dans celle du baroque, du romantisme et du symbolisme. Sa pérennité lui semble l'illustration d'une tendance plus générale, qui disparaît à certaines époques et réapparaît à d'autres, et constitue un élément des complexes culturels de ces époques, génétiquement semblables ou identiques5o•

49 Anne de Vaucher Gravili (ed.), «Bibliographie sommaire », in François de Rosset, Histoires tragiques ... ,

op. cit., p. 26.

50 Stanislaw Frybes, « Les recherches polonaises sur le roman de Potocki» in Jan Potocki et le 'Manuscrit trouvé à Saragosse' ... , op. cit., p. 133.

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TI est intéressant de noter, à propos de ce récit, que les états subséquents à F pourraient presque tous provenir en droite ligne de B. Nicolas Lenglet Du Fresnoy, dans

1'« Histoire prodigieuse, D'un Gentil-Homme auquel le Diable s'est apparu, & avec lequel il a conversé sous le corps d'une femme morte, advenue à Paris, le premier de Janvier 1613 », tirée de son Recueil de dissertations, anciennes et nouvelles, sur les apparitions, les visions et les songes paru en 1751-175251 (G) revient en effet presque mot pour mot au texte du récit B, en précisant toutefois que l' Histoire qu'il relate est tirée

de sa deuxième édition. TI localise l'édition princeps dans l'un des recueils imprimés de la

Bibliothèque de l'Abbaye Royale de Saint-Germain-des-Prés, in-octavo, num. 343, folio 541, et il relève en note, au fil du texte, les addenda de la seconde édition. Ainsi, le texte

du récit B serait celui dont on perçoit l'écho dans presque toutes les réécritures de l'histoire de La Jacquière et, suivant Jean Decottignies52, on le retrouverait encore en 1818, sous son titre original, dans l'Histoire de la magie en France, depuis le commencement de la monarchie jusqu'à nos jours53 (1) de Jules Garinet, ainsi qu'en 1821, dans Les Farfadets, ou Tous les démons ne sont pas de l'autre monde54 (J), de Berbiguier de Terre-Neuve du Thym.

Plusieurs ouvrages théoriques portant sur le surnaturel ont vu le jour dans les années 1750, et ont connu des succès éditoriaux peu communs pour l'époque. Outre celui de Lenglet Du Fresnoy, on pense par exemple à celui du bénédictin dom Augustin

51 Nicolas Lenglet-Dufresnoy, « Histoire prodigieuse, D'un Gentil-Homme auquel le Diable s'est apparu, &

avec lequel il a conversé sous le corps d'une femme morte, advenue à Paris, le premier de Janvier 1613 »,

in Recueil de dissertations, anciennes et nouvelles, sur les apparitions, les visions et les songes ... par M. l'abbé Lenglet-Dufresnoy, Paris, Jean-Noel Leloup, 1751-1752, in-8°, seconde partie du t. I, p.70-81.

52 Jean Decottignies, loc. cit., p. 329.

53 Jules Garinet, Histoire de la magie en France, depuis le commencement de la monarchie jusqu'à nos jours, Paris, Foulon, 1818,363 p.

54 Alexis-Vincent-Charles de Berbiguier de Terre-Neuve du Thym, Les Farfadets, ou Tous les démons ne

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Calmet, Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires ou les revenants de Hongrie, de Moravie etc., titre général d'un ouvrage magistral paru à Paris en 1746. Une

seconde édition corrigée est ensuite publiée à Einsiedeln en 1749, et une troisième, revue, corrigée et augmentée, voit le jour à Paris en 1751, puis une quatrième est publiée à Paris en 175955. TI sera aussi traduit, en allemand en 1751, en italien et en anglais en 1756 et largement répandu à l'étranger. Les deux volumes, Traité sur les apparitions des anges, des démons et des âmes des défunts, et Dissertation sur les apparitions des anges, des démons et des esprits et sur les revenants et vampires de Hongrie, de Bohême, de Moravie et de Silésie, présentent une compilation d'anecdotes tirées de diverses sources,

remontant aux écrits des Anciens, aux épisodes les plus « chrétiennement surnaturels» de la Bible, ou glanées ça et là dans les canards des siècles passés et dans des recueils comme celui de Rosset. La grande popularité de ces ouvrages en a fait des sources privilégiées pour leurs «continuateurs» du XIXe siècle comme Collin de Plancy, par exemple, qui publie en 1820 le Dérnoniana, ou Nouveau choix d'anecdotes sur les revenans, les spectres, les fantômes ... par Mme Gabrielle de P***, sous l'un de ses

nombreux pseudonymes56. Nous croyons donc fort possible que les auteurs des versions 1 et J se soient référés au récit de Lenglet Du Fresnoy, qui, à son époque, bénéficia lui aussi d'un franc succès et constituait même une autorité dans le domaine de 1'« occulte »57. L'importance de ce type de publications pourrait contribuer à expliquer ce retour à la

55 Dom Augustin Calmet, Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires ou les revenants de

Hongrie, de Moravie etc., troisième édition, revue, corrigée et augmentée, Paris, Debure l'aîné, 1751, deux vol.

56 Jacques Auguste Simon Collin de Plancy, Démoniana, ou Nouveau choix d'anecdotes ... sur les revenans,

les spectres, les fantômes ... par Mme Gabrielle de P*** (Paban, pseudo de J.-A.-S. Collin de Plancy), Paris, Locard et Davi, 1820,216 p.

57 La réédition en 1751 de l'ouvrage de Calmet avait d'ailleurs été rendue «nécessaire» afin de répondre aux objections qu'avait formulées Lenglet Du Fresnoy à son sujet dans son Traité historique et dogmatique sur les apparitions, les visions et les révélations particulières, avec des observations sur les dissertations du R. P. dom Calmet, ... sur les apparitions et les revenans, Paris, J.-N. Leloup, 1751,6 vol.

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version B dans des récits que deux siècles éloignent pourtant de cette mise en texte initiale. Enfin, un dernier avatar de cette histoire se trouve dans le recueil Infernaliana58

de Charles Nodier, paru en 1822. TI porte le titre des Aventures de Thibaud de la Jacquière (K) et peu doutent, parmi les critiques modernes, que Nodier ait reproduit, sans

même en modifier le titre, mais en le simplifiant, le récit du Manuscrit de Potocki, qu'on

lui a d'ailleurs attribué avant que son véritable auteur ait pu être identifié.

Nous pouvons donc conclure de cette généalogie59 qu'un premier (et hypothétique) récit A a donné naissance aux deux canards B et C, de l'amalgame desquels proviendrait le récit D. La branche B a peut-être aussi engendré le récit E, et très probablement le récit G, dont pourraient provenir les récits 1 et J. Ledit récit E aurait quant à lui contribué au récit H, et peut-être aussi au récit F. La branche D fournit sans doute son matériau au récit F, duquel découle peut-être H (à moins qu'H ne provienne directement de D), et enfin le récit H est repris dans le récit K. On distingue ainsi deux «traditions» majeures de ce récit: les branches B et D. Tous les récits découlent, de manière directe ou non, du canard B de 1613 et les états du récit qui sont (ou pourraient être) encore lus aujourd'hui sont tributaires du récit D de Rosset, et probablement aussi du récit E.

Nous avons identifié quatre états de l'histoire du sorcier Gaufridy, qui relatent les événements survenus en 1610 et 1611. Le premier récit est celui qu'en a fait en 1613 le père Sébastien Michaëlis, de l'ordre des Dominicains, dans l'Histoire admirable de la possession et conversion d'une pénitente [Madeleine de Demandouls, autrement de La

Pallud] séduite par un magicien ... conduite à la

sete

Baume pour y estre exorcizée l'an

58 Charles Nodier, «Les Aventures de Thibaud de la Jaquière », Infernaliana, publié par Ch. N*** [Charles Nodier], Paris, Sanson et Nadeau, 1822, in-12, 239 p.

(27)

Histoire de Thibaud de la Jacquière (A) , r---, , , , , B

.--________

-+ ___________

---, _________________________________

J E D

---~

G , ---,---, ,

,- --- --- ---- --- ---H

J

Légende: - - - relation documentée

K --- relation supposée (A) s.d. B 1613 C 1613 D 1614 E 1614 F 1687 G 1751-52 H 1804/ 1814 1818 J 1821 K 1822

Récit princeps, oral ou écrit, hypothétique ou manquant

Histoire prodigieuse d'un gentilhomme auquel le Diable s'est apparu, & avec lequel il

a conversé soubs le corps d'unefemme morte, Advenuë à Paris, le premier de Janvier 1613

Discours merveilleux et véritable, d'un capitaine de la ville de Lyon, que Sathan a enlevé dans sa chambre depuis peu de temps

F. de Rosset, « D'un démon qui apparaissait en forme de damoiselle au lieutenant du chevalier du guet de la ville de Lyon. De leur accointance charnelle, et de la fm malheureuse qui en succéda»

Simon Goulard, « Imposture horrible et du tout étrange»

Eberhard Werner Happel, Grosseste Denkwürdigkeiten der Welt oder so genandte Relationes curiosae

Nicolas Lenglet Dufresnoy, Recueil de dissertations, anciennes et nouvelles, sur les apparitions, les visions et les songes

c

te

Jan Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse / Les dix journées de la Vie d'Alphonse Van Worden

Jules Garinet, Histoire de la magie en France, depuis le commencement de la monarchie jusqu'à nos jours

Berbiguier de Terre-Neuve du Thym, Les Farfadets, ou Tous les démons ne sont pas de l'autre monde

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1610 ... 6°; et le second paraît en 1614 dans le recueil des Histoires tragiques de Rosset sous le titre «De l'horrible et épouvantable sorcellerie de Louis Goffredy, prêtre de Marseille »61. Le troisième avatar de ce récit, «Histoire de Louis Gaufridy, Prêtre, brûlé

comme Sorcier, par Arrêt du Parlement de Provence », paraît en 1735 sous la plume de François Gayot de Pitaval, dans ses Causes célèbres et intéressantes ... 62, récit que l'on retrouvera au tome premier du Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires

ou les revenants de Hongrie, de Moravie etc., de dom Augustin Calmet, qui indique en

note les Causes célèbres comme source principale63• L'édition à laquelle nous nous référons ici est publiée à Paris, chez Debure l'aîné, en 1751 et cette seconde édition a ceci de particulier que l'auteur y modifie de façon considérable celle de 1746. TI semble que Calmet y exprime plus clairement ses positions, en réponse à des objections formulées par l'abbé Lenglet Du Fresnoy, par la critique contemporaine en général, et même par Voltaire, qui fréquentait la bibliothèque de l'abbaye du bon père. Nous ne pourrons, ici encore, identifier avec une réelle certitude la filiation de ces récits entre eux, car si nous sommes d'accord avec Marie-Madeleine Fragonard, qui écrit qu'« au départ, [Rosset] peut suivre le résumé de l'affaire qui est en tête du texte de Michaëlis, et qui, jusqu'aux premiers symptômes de possession, suit les actes de Gaufridy64 », nous ne pouvons

60 Sébastien Michaëlis, Histoire admirable de la possession et conversion d'une pénitente [Madeleine de

Demandouls, autrement de La Pallud] séduite par un magicien ... conduite à la SCte Baume pour y estre exorcizée l'an 161O ... soubs l'authorité du R.P.F. François Domptius ... Ensemble la Pneumalogie, ou Discours des esprits, du susdit P. Michaëlis ... corrigé et augmenté par luy-mesme, avec une apologie explicative des principales difficultez de l'histoire ... , édition seconde, Paris, C. Chastellain, 1613, 2 parties en 1 vol. in-8°.

61 François de Rosset, «De l'horrible et épouvantable sorcellerie de Louis Goffredy, prêtre de Marseille »,

in Les Histoires tragiques de nostre temps ... , Cambrai, Jean de la Rivière, 1614,580 p.

62 François Gayot de Pitaval, «Histoire de Louis Gaufridy ... », op. cit., p. 192-240.

63 Dom Augustin Calmet, «Histoire de Louis Gaufredy & de Magdelaine de la Palud, avoués Sorciers &

Sorciere par eux-mêmes », in op. cit., tome l, Traité sur les apparitions des anges, des démons et des âmes des défunts, p. 158-167.

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vraiment 'savoir d'où proviennent les éléments qui ne se trouvent pas chez Michaëlis et

dont Rosset, puis Gayot de Pitaval après lui, étoffent leur récit:

Loin de dissimuler ses sources, Rosset y fait de fréquentes allusions, sans aller toutefois jusqu'à les désigner nommément. Dans la dernière partie de l' Horrible et épouvantable sorcellerie de Louis Gaufridy [ ... ], il reproduit

textuellement le canard qui donne la liste des supplices infligés au prêtre de Marseille. TI s'agit, il est vrai, d'un texte semi-officiel, puisque le canard lui-même reprend sans y rien changer l'arrêt du Parlement de Provence65.

M. Lever parle ici d'un canard initialement mis au jour par Jean-Pierre Séguin:

Arrest de la cour de Parlement de Provence, portant condamnation contre Messire Louis Gaufridi, originaire du lieu de Beau-vezer lés Colmaret, Prestre beneficié en l'Eglise des Accoules de la ville de Marseille,' Convaincu de Magie, et autres crimes abominables, du dernier Avril, mil six cens onze, Aix, J. Tholozan, 1611,8 p66. J.-P. Séguin identifie aussi

un autre canard qui a probablement été utile à Rosset, soit celui de la Confession faicte par messire Louys Gaufridi Prestre en l'Eglise des Accoules de Marseille, Prince des Magiciens, depuis Constantinople jusques à Paris, A deux Peres Capuchins du Couvent d'Aix, la veille de Pasques, le onziesme Avril mil six cents onze, Aix, J. Tholozan, 1611,

14 p67. Enfin, le dernier texte que nous avons trouvé qui pourrait constituer l'une des sources du récit de Rosset, est le Discours des marques des sorciers ... de Jacques

Fontaine, l'un des chirurgiens ayant examiné la possédée et l'accusé lors du procès, daté de 161168. Gayot de Pitaval révèle quant à lui d'emblée qu'« [a]près ce prélude qui m'a paru nécessaire, je vais mettre devant les yeux l'histoire de Gaufridy, que j'ai puisée dans

65 Maurice Lever, «De l'information à la nouvelle ... », loc. cit., p. 582.

66 Jean-Pierre Séguin, L'Information en France avant le périodique ... , op. cit., p. 117.

67 Ibid., p. 117.

68 Jacques Fontaine, Discours des marques des sorciers et de la réelle possession que le diable prend sur le

corps des hommes, sur le sujet du procès de l'abominable et détestable sorcier Louis Gaufridy ... , Paris, D. Langlois, 1611, s.n.p.

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les pieces secrettes de son Procès69• » TI donne plus loin dans son entier (à ce qu'il en dit) le texte de l'arrêt du Parlement de Provence et semble aussi suivre le récit de Rosset. Nous ne pourrons pas, comme nous n'avons pas eu en mains les canards, confirmer l'exactitude de ces sources, cependant il est plus que probable que Rosset ait modifié ces canards, s'il les a utilisés et, pour ce qui est de Gayot de Pitaval, peut-être a-t-il eu accès à d'autres pièces du procès qui n'ont pas été publiées, ou au récit de Bouche de 1664. En effet, l'affaire Gaufridy, bien qu'elle ait été historiquement marquante en déterminant, en France, le cours des cas ultérieurs de possession en 1633-1634, comme ceux de Loudun et de Louviers, par exemple7o, n'a pas donné lieu, comme l'histoire de Thibaud de la Jacquière, à une «tradition» littéraire du récit qui l'aurait mené au-delà du XVIDe siècle. Elle semble assez importante, pourtant, pour que s'en trouve un récit détaillé dans l'entrée de la Biographie universelle de Michaud consacrée à Gaufridy71. L'auteur de cette entrée

affirme se baser sur le récit d'Honoré Bouche, historien de Provence, qui aurait donné sa version des faits en 1664, dans sa Chorographie ou description de Provence, et l'histoire

chronologique du même pays, par le sieur Honoré Bouche72, ouvrage que nous n'avons

pu consulter. L'existence de cet état du récit rend donc impossible à déterminer les sources de Gayot, et, par conséquent, celles de Calmet. ..

Plus tardive, l'histoire de la marquise de Ganges73, dont les événements se sont

déroulés en 1667, a aussi donné lieu à de nombreuses réécritures et des auteurs connus ont signé des relations subséquentes au récit de Sade, dernier des quatre avatars de ce

69 François Gayot de Pitaval, op. cit., p. 212.

70 À ce sujet, cf. René Mandrou, Magistrats et sorciers en France au XVIr siècle, Paris, Plon/Seuil, 1980, 576p.

71 Joseph-François Michaud, «Gaufridi» in Biographie universelle ancienne et moderne, nouv. éd. rev.

Corr. Et considérablement augm., Paris, Delagrave, 1870-1873,1. XVI, p. 23-24.

72 Honoré Bouche, La Chorographie ou description de Provence, et l'histoire chronologique du même pays, par le sieur Honoré Bouche, Aix, C. David, 1664,2 vol.

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récit qui seront étudiés ici, comme le polygraphe Nicolas-Toussaint Le Moyne Des Essarts, l'historien Peiresc, puis, plus tard, Alexandre Dumas père, ou Charles Hugo, pour ne nommer qu'eux74• La première mise en récit de cette histoire, en 1667, prend la forme d'un canard, semi-officiel car il reprend les éléments du procès, signé des initiales D.Q.L.S.G.E.M.N. et ayant pour titre Les véritables circonstances de la mort déplorable de Mme la

M'se

de Ganges, empoisonnée et massacrée par l'abbé et le chevalier de Ganges ses beaux-frères le 13 mai 1667, écrite par un officier du Languedoc, voisin du lieu de Ganges, à un gentilhomme de ses amis résidant à la cour75• Claude Dionne note

que quelques versions de l'histoire circulent déjà en 1667, mais qu'elles ne diffèrent que par le paratexte, nom d'éditeur, lieu de publication et titre, et le second état de ce récit porte exactement le même titre que le récit princeps. C. Dionne affirme en outre, après

vérification à la BNF, que pour ce qui est de la version de «Rosset », il ne s'agit en fait que de ce canard de 1667 inséré dans une réédition de 1679 de ses Histoires tragiques,

encore publiées sous le nom de François de Rossee6, apocryphe qui n'est évidemment plus de sa main, sa mort remontant à 161977. On retrouve ensuite 1'« Histoire de la

Marquise de Ganges» en 1735, dans les Causes célèbres de Gayot de Pitaval78 et, enfin,

74 Alexandre Dumas, «La marquise de Ganges» in Les Crimes célèbres, Paris, A. Lacroix, Verboeckhoven

et Cie, 1865, 4 vol. Charles Hugo, Une Famille tragique, Paris, Paetz, 1861, 3 vol. Sur d'autres récits concernant la marquise de Ganges, voir Claude Dionne, op. cit., p. 203, notes 4-6.

75 D.Q.L.S.G.E.M.N., Les véritables circonstances de la mort déplorable de Mme la Mse de Ganges,

empoisonnée et massacrée par l'abbé et le chevalier de Ganges ses beaux-frères le 13 mai 1667, écrite par un officier du Languedoc, voisin du lieu de Ganges, à un gentilhomme de ses amis résidant à la cour, Lyon, A. Julliéron, 1667, s.n.p.

76 Claude Dionne, op. cit., p. 31.

77 François de Rosset, « La mort déplorable de Madame la Marquise de Ganges, empoisonnée et massacrée

par l'Abbé et le Chavalier de Ganges ses beaux-frères, le treizième May 1667, Écrite par un officier du Languedoc, voisin du lieu de Ganges, à un Gentil-homme de ses amis résident à la cour », in Histoires tragiques de nôtre Temps, Rouen, Nicolas Du Mesnil, 1688 (1679), in-8°, p. 513-549.

(32)

le marquis de Fortia d'Urban, descendant en droite ligne de la famille de la tristement célèbre marquise, publie en 1810 un récit historique de l' Histoire de la

M

se de Ganges 79.

On a pu relever chez Pitaval et chez Fortia d'Urban l'usage, entre d'autres documents, soit du récit princeps de 1667, soit du texte légal qui a vraisemblablement donné lieu à ce canard semi-officiel, et d'un Factum de madame de Rossan, mère de

madame de Ganges, contre messire Charles de Latude, marquis de Ganges, défendeur,

publié à Paris en 1667 chez J. Le Gentil. Fortia d'Urban ajoute au récit princeps de 1667, le texte de La teneur des arrêts rendus, tant au conseil privé du roi qu'au parlement de

Toulouse, au profit de madame de Rossan contre les meurtriers, pour avoir l'administration des personnes et biens des enfants de la défunte, des 30 juillet, 2 septembre, 19 novembre 1667, 19 mai 1670 et 19 juin 1673, publié à Paris, en 1676, chez la Veuve Le Gentil. TI énumère d'ailleurs avec une grande précision les autres pièces auxquelles il a eu un accès privilégié, en tant que membre de l'illustre famille de Ganges, pour documenter sa rédaction; il ne fait pas non plus mystère de son utilisation du récit des Causes célèbres de Pitaval, comme l'a relevé Jacques Proust: « [d']Urban lui-même, pour composer sa relation, a utilisé principalement Gayot de Pitaval (dans la réédition de Richer, à Amsterdam, en 1774), et la relation de 1667 reprise dans la réédition de Rosset

80

[ ... ] ».

Des quatre états du dernier de nos récits, la mise en roman de l'histoire de la marquise de Ganges par le marquis de Sade, est sans doute celui qui a appelé le plus de commentaires81• Parmi les critiques modernes, la paternité de ce roman paru

79 Marquis de Fortia d'Urban, Histoire de la Mise de Ganges, Paris, impr. De Levrault, 1810, in-12, 319 p.

80 Jacques Proust, «La diction sadienne: à propos de la Marquise de Gange », in Sade: écrire la crise,

Michel Camus et Philippe Roger (éd. et introd.), Paris, Belfond, 1983, p. 45, note 6.

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