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Retour d'ailleurs : exploration spatiale et littéraire de lieux inconnus

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Academic year: 2021

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Retour d’ailleurs : exploration spatiale et littéraire de

lieux inconnus

Laurianne Chalopin

To cite this version:

Laurianne Chalopin. Retour d’ailleurs : exploration spatiale et littéraire de lieux inconnus. Architec-ture, aménagement de l’espace. 2017. �dumas-01712700�

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Retour d’Ailleurs

Exploration spatiale et littéraire de territoires inconnus

Laurianne Chalopin - Mémoire de Master

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Mémoire de Master - Juin 2017

DE 3 - Nouvelles pratiques urbaines -

Sous la direction de Maëlle Tessier.

Je remercie Maëlle Tessier pour ses précieux conseils et ses encouragements, ma mère pour la relecture, mes amis pour leur motivation, Simon pour son aide et son soutien.

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Introduction

1. L’exploration littéraire

L’Ailleurs des écrivains-voyageurs du XXème siècle : Henri Michaux, Nicolas Bouvier et Roland Barthes

1.1. Les voyages intérieurs d’Henri Michaux

1.1.A.. Ecuador : la renaissance intérieure

1.1.B. Un Barbare en Asie : la poursuite d’un voyage intérieur

1.2. Le Poisson-scorpion de Nicolas Bouvier

1.2.A.. Le voyage-disparition

1.2.B. Du voyage à l’écriture du voyage

1.3. L’importance du signe chez Roland Barthes

1.3.A.. L’acte d’écriture

1.3.B. L’Empre des Signes

1.4. Conclusion

Percevoir le Divers

2. L’exploration spatiale

Le récit illustré d’une année universitaire à Bangkok

2.1. Chapitre 1 : L’arrivée

Aout 2015

2.2. Chapitre 2 : Bangkok, ville à étages, ville assourdissante

Septembre à décembre 2015

2.3. Chapitre 3 : Espaces du quotidien

Mars-Avril 2016

3. Synthèse

3.1. Une ville hors d’échelle ?

3.1. Le récit comme terrain d’exploration et de dialogue

Conclusion

Engagement du corps, engagement au citoyen

Bibliographie

Sommaire

p.7 p.50 p.11 p.53 p.12 p.58 p.26 p.76 p.37 p.46 p.102 p.104

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La rédaction de ce mémoire est une prise de recul. Elle s’est effectuée pendant l’année qui a suivi un séjour universitaire de dix mois passés à Bangkok et a pour objet principal l’analyse de cette expérience. En effet, j’ai décidé d’écrire sur cette année d’études à l’étranger lorsque j’ai eu besoin d’effectuer un bilan. En rassemblant mes écrits, travaux divers, enregistrements sonores, vidéos et photographies, je constatai le grand écart entre ma vision de la ville à l’arrivée et ce que j’en retenais dix mois plus tard. Mes observations et constatations originelles me paraissaient empreintes d’une trop grande naïveté, tandis qu’il m’était encore difficile de faire état de mon point de vue à mon retour. J’avais reçu une profusion d’informations au quotidien, que j’avais assimilées, sans pour autant parvenir à constituer un « portrait » de Bangkok.

J’avais donc été pendant dix mois étudiante française en architecture dans la capitale thaïlandaise. D’une ville moyenne de 270 000 habitants -Nantes, j’arrivai dans une mégalopole de 8,2 millions d’habitants -Bangkok.

Si c’est un nouveau contexte de vie, c’est également un nouveau contexte d’études : les questionnements sur la ville, à l’université, sont d’une autre échelle, et ont des préoccupations et des référentiels bien différents des nôtres. En effet, guidé par mon enseignement et ma vie nantaise, je me pose rapidement la question de la place du marcheur à Bangkok. La ville m’est inconfortable : le niveau sonore, les multiples odeurs, les embouteillages, la chaleur étouffante, la pollution, l’encombrement des trottoirs, le manque d’espaces verts : Bangkok ne prendrait-elle jamais en compte le confort de l’individu ? Où était-ce seulement ma posture d’étudiante française qui mettait en exergue cet inconfort ?

Evoquer cette posture d’étudiante étrangère qui regarde la ville c’est également parler des notions de proche, de lointain, de rapport à l’ailleurs et à l’autre. Que considère-t-on comme proche ? Que considère-t-on comme lointain ? Est-ce uniquement une notion de distance ? Ma première envie : « J’aimerais partir loin ». Cette recherche du lointain, si elle se concrétise par l’éloignement spatial, trouve surtout sa motivation dans une envie de l’ailleurs : la quête d’une autre société, d’une autre culture, d’une autre manière de vivre voire de penser et de faire.

Introduction

Photo : Quartier Saphan Khwai - Bangkok- Laurianne Chalopin, Juin 2016

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En arrivant à Bangkok, qui m’est totalement inconnue, animée par l’envie de « ne rien louper de cette expérience unique », mon attention aux choses est accrue. Cette conscience mise en exergue modifie mon attitude, et ma manière d’interagir avec l’environnement. Au bout de quelques semaines, mon corps, dans sa manière de réagir à des sollicitations, modifie également ses réflexes. D’étrangère touriste, je passe d’étrangère habituée : et réciproquement, on me reconnait en tant que tel. Mon comportement s’adapte aux situations, il apprend petit à petit à réagir face aux événements perçus d’abord comme « bizarres ». C’est un enchaînement de petits bouleversements quotidiens qui forgent alors mon appréhension de la ville. Au fur et à mesure, ma vision de Bangkok évolue, tandis que ma perception de l’autre et de l’ailleurs se transforme également. Cette évolution progressive du regard est marquée par différents moments, dont la description introduit la deuxième partie de ce mémoire. Mon appréhension personnelle de Bangkok s’est construite par l’écriture : durant mes premiers jours sur place, je rédige alors toutes mes interrogations : ce que je prends pour surprenant, des anecdotes qui fabriquent mon quotidien. Puis, aux alentours du mois de décembre, j’explore le quartier de Siam Square en profondeur. Dans ce deuxième travail d’écriture, la part de l’imaginaire vient se superposer à l’expérience réelle : le récit se construit plutôt sur le mode du scénario, qui servira de base à la réalisation d’un court-métrage. Enfin, je me focalise entre mars et avril sur mes trajets du quotidien, de chez moi à l’université. A la manière de Georges Perec, la description de mes trajets, qui prend l’allure d’un inventaire, tente de requestionner des éléments qui font maintenant partie de mon quotidien.

Ces écrits épars constituent la base de la réflexion de ce mémoire. S’ils me permettent de revisiter mon expérience et de l’analyser, ils m’interrogent surtout sur les rapports de l’écriture du voyage avec le voyage lui-même.

Ce mémoire s’articule donc autour de deux questionnements : d’une part, la perception et d’autre part, le passage à l’écriture dans l’expérience de découverte d’une ville nouvelle. Comment, alors, évolue la perception et le regard dans le processus de l’appréhension d’une ville inconnue ? Comment cette expérience de l’ailleurs, considérée depuis la décision du départ jusqu’au moment du retour et de la prise de recul, se raconte-t’elle par l’écriture ? En considérant ma posture d’étudiante en architecture, en quoi ce passage à l’écriture, s’il a pu parfois transformer la réalité de l’expérience, m’a-t-il permis de revisiter des moments, de revenir sur des interrogations et de me forger un nouveau regard sur la ville ?

Mis en résonnance avec la littérature de voyage d’Henri Michaux, Nicolas Bouvier et Roland Barthes, auteurs du XXème siècle, mes premiers travaux, très personnels, et également très centrés sur eux-mêmes, prennent une autre dimension. Sortis de leur isolement, ils interrogent sur ce qui fut, durant mon séjour, de l’ordre du jugement, de la naïveté, de la pure et simple observation, de la prise de conscience, de la compréhension, ou de l’incompréhension. L’analyse et la mise en critique de ce travail déplace le discours et décentralise ma vision sur la ville.

Le rapport à l’ailleurs et à l’autre, et la manière de retranscrire leur voyage par l’écriture est l’angle par lequel j’ai souhaité analyser les récits de voyage d’Henri Michaux, de Nicolas Bouvier et de Roland Barthes. Cette analyse littéraire, qui construit la base de la réflexion sur ma propre expérience, constitue la première partie de ce mémoire. Le récit illustré et photographique qui compose la seconde partie raconte ma découverte de Bangkok à trois moments de l’année. Il introduit la synthèse de cette expérience spatiale et littéraire, qui fera l’objet de la dernière partie.

La conclusion de ce mémoire s’attache à replacer ce travail dans le contexte de mes études en architecture, elle fait état des questionnements qui en découlent et qui m’ouvrent aujourd’hui de nouvelles perspectives universitaires et professionnelles.

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Le choix d’introduire le sujet par l’analyse littéraire n’est pas anodin : il tient, d’une part, de mon approche, elle aussi littéraire, du voyage et de l’écriture de mon voyage, et d’autre part, parce qu’il est, avec l’image, un moyen de diffusion d’une certaine vision de l’ailleurs, et participe à forger des représentations du monde. En effet, comme l’évoque Roland Barthes, l’écrivain a une responsabilité historique. Ce qu’il écrit laisse une trace, et a un impact sur des représentations collectives. J’ai donc choisi de me focaliser sur trois auteurs-voyageurs (Henri Michaux, Nicolas Bouvier et Roland Barthes), dont les récits expriment différents rapports à cet ailleurs, à l’autre, à l’inconnu. L’analyse de ces œuvres n’est pas une analyse littéraire proprement dite : il convient ici de rappeler le contexte de mon cursus en architecture et non en littérature. Cette analyse n’a donc pas pour vocation de décrypter la langue de ces auteurs mais s’oriente plutôt selon deux axes de lecture : d’une part, l’appréhension et la perception de l’autre et de l’ailleurs, et d’autre part, la manière de restituer cette vision par l’écriture et dans quelle conditions. Henri Michaux et Nicolas Bouvier ont beaucoup voyagé en Asie et décrivent de manière très personnelle leur rapport à l’autre, au-dehors et aux cultures qu’ils découvrent. Roland Barthes, au travers de son travail sur la sémiologie, s’intéresse aux signes et aux mythes de la vie quotidienne, et réinterroge, dans l’Empire des signes, certaines évidences occidentales, et leur signification. Ce sont ces trois auteurs du XXème siècle qui vont être analysés dans le cadre de ce mémoire.

Bien que leurs récits aient déjà pris un peu d’âge, Henri Michaux, Nicolas Bouvier et Roland Barthes posent des questions qui restent d’actualité sur la posture du voyageur face à l’ailleurs.

L’analyse de quelques-une de leurs œuvres permet de comprendre les mécanismes de l’appréhension d’une nouvelle culture, d’un nouveau mode de vie et des remises en question qu’elles engendrent. Elle pose également la question du temps (celui notamment de la prise de recul et de l’écriture) et de l’éloignement. Ecriture sur le vif ou bien des années plus tard, sur place ou à des milliers de kilomètres, ces récits sont à considérer dans leur contexte de fabrication : le rapport de l’auteur à l’écriture, et le lien qu’il établit entre son voyage et la retranscription de ce voyage sont aussi importants dans le cadre de la rédaction de ce mémoire.

L’exploration littéraire

1.

L’Ailleurs des écrivains-voyageurs du XXème siècle : Henri Michaux, Nicolas Bouvier et Roland Barthes.

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Henri Michaux (1899-1984) est un écrivain, poète et peintre français d’origine belge. En 1920 il abandonne ses études de médecine, et quitte l’Europe pour la première fois pour embarquer à bord d’un navire à Rotterdam pour un périple d’un an en Amérique. Après quelques années à travailler en tant que rédacteur à Bruxelles puis à Paris, il entame en décembre 1927 son grand voyage pour l’Amérique Latine, donnant lieu à l’écriture d’Ecuador, qu’il considère lui-même comme son premier "vrai roman". Alternant entre forme du récit et poésie en prose, l’auteur s’attache plutôt à dépeindre son voyage intérieur qu’à décrire une expérience exotique. En effet, âgé d’à peine trente ans, Michaux souffre de problèmes de cœur et passe de longues périodes enfermées dans sa chambre à Quito : la description de ces moments d’isolement et de souffrance tiennent une part importante du récit. Ce premier carnet de voyage, publié en 1929, fait apparaitre les premiers espaces du dedans, qu’il continuera d’explorer dans la suite de son œuvre. C’est également durant ce voyage en Equateur qu’il se livre à ses premières expériences de l’opium, annonçant en même temps ses premières fascinations pour l’Asie.

1.1. Les voyages intérieurs d’Henri Michaux

Ecuador, Un Barbare en Asie, Ailleurs

Et pour cause, Henri Michaux entame en 1931 un périple aux Indes, en Chine, au Japon, en Malaisie et en Indonésie qui lui inspire, à son retour en 1933, Un barbare

en Asie. Cette fois-ci, Henri Michaux est initié à la culture asiatique : avant même son

départ, il s’intéresse déjà au boudhisme et à l’hindouisme ainsi qu’à des auteurs comme Confucius ou Lao-Tseu qu’il évoque régulièrement dans ses écrits. Ce voyage a donc moins le caractère initiatique d’Ecuador. Son écriture, sous l’unique forme du récit cette fois-ci, témoigne en effet d’une plus grande ouverture aux situations qu’il rencontre. Si, comme dans Ecuador, il ne décrit que très peu les paysages qu’il traverse, Henri Michaux s’intéresse davantage aux mœurs, à la vie sociale, à la spiritualité des peuples. En meilleure santé, il adopte un ton plus léger et désinvolte que dans son premier carnet de voyage.

Après cette période de voyages, Henri Michaux oriente de plus en plus son travail sur son aventure intérieure, et sa relation au "dehors" C’est pendant cette période d’avant-guerre qu’il se livre également à l’écriture de voyages imaginaires réunis et publiés en 1948 dans Ailleurs. Dans cet ouvrage, Henri Michaux invente des peuples aux manières de vivre inconnues. Ces êtres étranges, tout droit sortis de son imagination, s’inspirent de ses voyages. Si ces personnages paraissent bizarres, ils n’en sont pas moins réalistes. En effet, leur invention raconte le rapport qu’entretient Michaux avec l’Autre et l’Ailleurs : elle s’inspire de ces propres expériences de voyage, exacerbées, il est vrai, par sa consommation d’opium.

Nous nous attacherons ici à étudier plus en détails deux de ces oeuvres : Ecuador et Un

Barbare en Asie.

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1.1.A. Ecuador : la renaissance intérieure

Le départ pour l’Equateur : la prise de conscience d’une réalité ennuyeuse.

« Un homme qui ne sait ni voyager ni tenir un journal a composé ce journal de voyage.» (1)

Dès sa préface, Henri Michaux l’annonce : il est un voyageur et un écrivain novice. Il est donc à la fois dans l’inconnu du voyage et l’incertitude littéraire. Le récit se déroule alors sous la forme d’une écriture spontanée : l’auteur n’adopte pas la forme classique de l’écriture journalière du carnet de voyage ; les événements se succèdent parfois à quelques heures d’intervalles, parfois plusieurs jours. La forme de spontanéité et l’absence de retenue dans l’écriture permettent à l’auteur de ne pas se restreindre, et de décrire les événements directement de la manière dont il les ressent.

« Mais où est-il donc ce voyage ? » (2)

Cette première interrogation, qui lui apparait au troisième jour de son voyage, va poser le ton général du récit : elle annonce une prise de distance immédiate de Michaux avec son voyage, et déjà, une forme de désintérêt. Le réel apparait trop ennuyeux et plat pour être raconté : Michaux ne tarde pas à calquer sur elle son propre imaginaire.

Dans cet extrait, l’auteur s’adresse à l’océan. Il le décrit tel qu’il le perçoit à cet instant et telle que les images lui arrivent. Il construit ainsi un monde, son propre monde. Ce qui l’intéresse, c’est de décrire au plus près son expérience intérieure du voyage. Ainsi, il transporte le lecteur dans cet univers en même temps qu’il le découvre, qu’il se découvre lui-même. Réalité et imaginaire sont confondus, ne font plus qu’un, et apportent une vision de l’Equateur directement à travers la perception du voyageur. Michaux a donc réussi le pari d’éviter l’exotisme : l’image qu’il donne à voir de l’Equateur démystifie tout stéréotype. Les images sont sombres, car empreintes souvent de sa souffrance physique et morale, qui l’accompagne tout au long de son périple.

Océan solide

«Océan, quel beau jouet on ferait de toi, on ferait,

si seulement ta surface était capable de soutenir un homme comme elle en a souvent l’apparence stupéfiante,

son apparence de pellicule ferme. On marcherait sur toi. » (3)

(1) MICHAUX Henri, Ecuador, Editions Gallimard, 1929, 188p. (p.6) (2) Ibidem p8

(3) Ibidem p19

Mouvements, dessins à l’encre de chine, 1950 - Henr Michaux

Henri Michaux peint et dessine en parallèle de ses textes, pour «se libérer des mots, ces collants partenaires». Dans sa démarche, il tente d’explorer de plus en plus en profondeur ses espaces du dedans : il dépasse le texte et ses limites, en utilisant un nouveau mode d’expression. Il poursuit ainsi l’exploration de mondes et de terres lointaines imaginaires, inspirées de ses espaces du dedans.

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16 17 L’arrivée à Quito : une mise à distance du monde

Henri Michaux arrive à Quito le 28 janvier 1928, après avoir passé plus d’un mois en mer. Il est déjà physiquement éprouvé et l’arrivée dans cette petite ville d’Equateur est loin d’être un soulagement.

«Arrivée à Quito A Quito, le 28 janvier.

Je te salue quand même, pays maudit d’Equateur. Mais tu es bien sauvage,

Région de Huygra, noire, noire, noire, Province de Chimborazo, haute, haute, haute,

Les habitants des hauts plateaux, nombreux, sévères, étranges. «Là-bas, voyez, Quito.»

Pourquoi me frappes-tu si fort, ô mon cœur? Nous allons chez des amis, on nous attend. «Quito est derrière cette montagne.» Mais que verrai-je derrière cette montagne? Et toujours ces Indiens…

Le faubourg, la gare, la banque centrale, La place San Francisco.

Comme on tremble dans une auto. Maintenant on est arrivé. » (1)

Ce poème décrit son premier ressenti, ses toutes premières sensations sur l’Equateur. La région est sauvage, noire ou haute, les habitants étranges. Il se bat avec lui-même. Les montagnes masquent encore Quito, où Michaux et ses compagnons de voyage sont attendus. Le mystère est maintenu, mais l’auteur n’exprime aucune forme d’impatience ou d’excitation. Au contraire, il dégage dans son écriture, une forme de lassitude et de grande fatigue. Son cœur malade le fait souffrir, mais il accuse presque l’Equateur d’être à l’origine de ses maux en s’adressant directement à lui : « maudit Equateur ».

Un sentiment d’étrangeté et de mystère donc, mais aucun engouement ni curiosité n’émane de son discours. Il l’a annoncé plus tôt dans le récit, « la terre est rincée de son

exotisme » (2) : rien dans son voyage n’arrivera à le subjuguer.

(1) MICHAUX Henri, Ecuador, Editions Gallimard, 1929, 188p. (p.32) (2) Ibidem p. ?

Par cette arrivée, Henri Michaux démystifie déjà une certaine représentation "occidentale" de l’Amérique latine. Il ne remarque que des lieux aux références connues: « la banque centrale, la gare, le faubourg » : il n’aurait pas utilisé de vocabulaire différent pour décrire une ville européenne.

Le mystère qui se dégage petit à petit au début du poème est tout à coup déconstruit. Afficher son indifférence est un des moyens utilisés par Michaux pour se mettre en retrait du monde : rien ne semble plus l’atteindre que cette souffrance intérieure qui le torture. Elle prend le pas sur la découverte. Le voyage devient un combat contre un mal-être, il doit donc se mettre à distance de ce nouvel environnement qui lui semble hostile. Le voyage devient alors prétexte à une redécouverte de soi : il en est l’élément déclencheur.

Par cette distanciation du monde et en refusant toute forme de fascination, il construit paradoxalement une nouvelle étrangeté. Indissociable de son voyage, la forme l’écriture elle-même n’est pas habituelle : Michaux alterne entre différentes formes de discours. Par l’emploi du discours direct, il relate les paroles de ses compagnons de voyage et donne en même temps des informations spatiales et temporelles au lecteur. Par la forme du questionnement intérieur, il évoque la douleur due à ses problèmes de cœur. En saluant les paysages, il les rend coupables de ses maux. Enfin, par la description, il raconte son arrivée à Quito avec un détachement extrême, ramenant soudainement le récit à une forme de banalité rationnelle.

Ces aller-retours annoncent plusieurs ambiguïtés. Entre ton désabusé et entretien du mystère, Michaux affiche un désintéressement total pour son voyage, qui semble pourtant d’une extrême nécessité pour sa propre renaissance intérieure. En face à face avec sa propre souffrance physique et morale, il se transforme rapidement en véritable épreuve. C’est au travers de cette douleur et de cette redécouverte de soi qu’il expérimente son voyage en Equateur.

Cette indifférence entre également en contradiction avec les nombreuses images qu’il construit, notamment dans son poème « océan solide » évoqué précédemment. Il refuse toute forme de fascination mais les métaphores qu’il utilise pour raconter son voyage sont nombreuses. Elles témoignent d’un décalage ambigu entre attitude désabusée et imaginaire fantasmé qui fabrique l’étrangeté du récit.

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18 19 (1) MICHAUX Henri, Ecuador, Editions Gallimard, 1929, 188p. (p.37-38)

Quelques semaines à Quito : « le spectacle étranger » « Mardi, mi-février.

Une contrée ou une ville étrangère est aussi remarquable par ce qui lui manque que par le spécial qu’elle possède. En voici une raison : ainsi que d’une œuvre d’art, il arrive que l’on dise : « C’est bien beau, mais il y manque je ne sais quels détails familiers pour être tout à fait vivante ». Une ville nouvelle, on n’arrive pas tout à fait à y croire, et si le passage au travers fut rapide, il n’en reste rien, et l’on dit : « Ce voyage a passé comme un rêve », tour que nous joue l’exotisme.

Pour moi, depuis bientôt trois semaines que j’y suis, Quito ne me semble pas encore tout à fait réel, avec cette espèce d’homogénéité et de naturel que possède une ville que nous connaissons bien (si divers que soient ses aspects pour un étranger).

Ce qui manque à un spectacle étranger, et je dis donc étrange, ce n’est jamais la grandeur, c’est la petitesse.

Examinons donc mes impressions tranquillement, afin de savoir ce qui manque à Quito et sa région.

Il y manque des charrettes à bras, des sapins et des fourmis. Il n’y a aucun arbre, l’eucaalyptus excepté, pas un bruit de roues en bois, ni charroi d’aucune sorte, ni chats dans la journée. (A ce propos les Incas n’avaient pas inventé la roue.)

Mon secundo : toute contrée étrangère parait un peu mascarade. Il y a des détails qui travaillent de leur côté sans s’occuper de l’ensemble. Plus que drôle, cela semble « voulu ». Ici, les femmes indiennes ont une extraordinaire allure d’amazones. La forme de leur chapeau de feutre sans ornement en est la cause, et aussi l’air naturellement distant, indifférent de leur visage.

Vous rencontrez ainsi dans la journée des milliers d’amazones. La foule a beau ne pas paraître étonnée, ça fait « chiqué », « revue de music-hall ».

(1)

(2) MICHAUX Henri, Ecuador, Editions Gallimard, 1929, 188p. (p.37)

Henri Michaux est installé à Quito depuis quelques semaines déjà lorsqu’il écrit ce texte, sous la forme du récit cette fois. Sa perception de la ville a déjà évolué depuis son arrivée. Moins indifférent à ce qui l’entoure, il questionne ce qu’il nomme le « spectacle étranger ». L’emploi de ce terme de « spectacle » n’est pas anodin : il témoigne d’une nouvelle forme de mise à distance de Michaux par rapport au monde. Se placer en étranger sous-entend rester à l’extérieur de la « scène ». L’étranger devient alors très bon observateur : en restant en-dehors, il sait regarder. En fonctionnant sur le mode comparatif, il a l’art et la manière de remarquer les détails. C’est ce qu’évoque Michaux lorsqu’il énumère les lacunes de Quito. L’observation du manque fonctionne sur le mode de la comparaison : il y a chez nous quelque chose qu’il n’y a pas ici. Cela peut être un détail, qui trouve son importance dans la vie quotidienne. Les habitudes changent, peut-être même les repères : l’étranger redécouvre également son propre quotidien qui se modifie.

Au-delà de la posture de l’étranger, Henri Michaux questionne le rapport entre le temps passé dans une ville nouvelle et l’évolution de la perception du voyageur. Celui qui passe rapidement dans une ville nouvelle la survole, sans avoir le temps de s’en imprégner. Alors c’est l’effet du rêve, éphémère, qui ne laisse que très peu d’empreinte. La représentation projetée avant le départ se calque sur le voyage : image et expérience se mettent en conformité. C’est « le tour que nous joue l’exotisme » (2)

Rester plus longtemps dans une ville est une toute autre expérience. En passant rapidement, le voyageur n’a pas le temps de s’y faire, d’y retrouver du familier : tout semble spectacle car le voyageur reste en-dehors de la scène, des scènes de vie quotidienne qui se jouent sous ses yeux. En y prolongeant son séjour de quelques semaines, les détails affluent de plus en plus : Henri Michaux se focalise sur ce qui manque à Quito. Il évoque beaucoup d’éléments de la vie quotidienne, des objets, des sons, des animaux mais les scènes qui se déroulent sous ses yeux semblent surtout manquer de naturel : il a le sentiment qu’on lui apporte ce à quoi il aimerait s’attendre. Les hommes, les femmes surtout, tous costumés, lui semblent exécuter une parade : les couleurs, les accessoires, les costumes, les cheveux des femmes, tout semble se dérouler à la manière d’un défilé exotique. Henri Michaux s’attaque alors au familier : ce familier, c’est celui des habitants de Quito : mais pour lui, qui se met volontairement en retrait, cela ne reste qu’un spectacle. Il se trouve dans un entre-deux : la ville ressemble pour une part à n’importe quelle ville, mais les habitudes de ces peuples lui semblent étranges, presque irréelles.

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20 21 « En Inde, rien à voir, tout à interpréter..

[…]

Je connais une vingtaine de capitales. Peuh ! Mais il y a Calcutta ! Calcutta, la ville la plus pleine de l’Univers.

Figurez-vous une ville exclusivement composée de cha-noines. Sept cent mille chanoines (plus sept cent mille habitants dans les maisons : les femmes. Elles ont une tête de moins que l’homme, elles ne sortent pas). On est entre hommes, impression extraordinaire.

Une ville exclusivement composée de chanoines.

Le Bengali naît chanoine, et les chanoines, sauf les tout petits qu’on porte, vont toujours à pied.

Tous piétons, sur les trottoirs comme dans la rue, grands et minces, sans hanches, sans épaules, sans gestes, sans rires, ecclésiastiques, péripatéticiens.

D’habits variés. »

MICHAUX Henri, Un barbare en Asie, Editions Gallimard pour la nouvelle édition revue et corrigée, 1967, 232p. (p.20)

Mouvements, dessins à l’encre de chine, 1950 - Henri Michaux

1.1.B. Un barbare en Asie : la poursuite du voyage intérieur

L’arrivée en Inde : la description par les figures

Henri Michaux entame son voyage en Asie : ce texte est la première page de son carnet de voyage. Il vient d’arriver en Inde, première escale de son périple. En contraste avec son arrivée en Equateur, il adopte ici un ton enthousiaste, qu’il fait transparaitre notamment grâce à la ponctuation. D’emblée, il évoque une figure particulière : celle du chanoine. Entamer son récit par l’évocation d’un personnage religieux n’est pas anodin : en effet, il annonce déjà sa fascination pour la « grande sainteté » et la

« spiritualité » des peuples qu’il va rencontrer en Asie. Chaque objet, chaque attitude, chaque personne qu’il rencontre lui semble touché d’une manière ou d’une autre par le divin. Henri Michaux raconte son voyage au travers de la description de ces figures : ici « le Bengali », mais également plus tard « l’Hindou », « le Chinois », « l’Indien », l’Asiatique » etc.. Calcutta est « pleine » : pleine d’hommes (il n’y a que des hommes), de piétons, et de vaches sacrées. L’emploi de ces «personnages» pour décrire ce qu’il découvre témoigne de son intérêt pour la culture asiatique, contrairement lors de son voyage en Equateur. Il n’évoque pas de «chiqué» ici, tout lui semble

parfaitement réel et naturel.

La ville est un fourmillement, une foule dans laquelle émergent ces figures particulières sur lesquels Michaux attarde son attention. Le mystérieux est absent du regard qu’il porte, pas de forme d’accusation non plus, contrairement à Ecuador. Ses observations et ses remarques sont rattachées à ses lectures, à sa connaissance de l’hindouisme et du boudhisme. En effet, ce calme apparent des peuples asiatiques qu’il rencontre et qui

« exaspère » l’Européen, le fascine. Il semble puiser sa propre énergie dans cette force

de l’être : à la manière de « l’Hindou », il cherche à fortifier son être intérieur.

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22 23 La posture du Barbare

Sous-couvert de la figure de « l’Européen », Henri Michaux évoque ici sa propre posture d’étranger face au « spectacle » qui se déroule sous ses yeux.

Son propre agacement devient alors celui de la culture occidentale : il n’est plus question de lui, étranger face aux habitants de Calcutta, mais le propos devient une mise en comparaison de deux philosophies : européenne (judéo-chrétienne) et indienne (hindoue). Le rapport au temps est un exemple représentatif du décalage entre les deux cultures. L’Hindou, tel qu’il est décrit par Michaux, cherche son propre rythme lorsque l’Européen cherche à gagner du temps. En constatant cette lenteur, qu’il considère comme inefficiente, l’Européen s’agace. Mais s’il s’intéresse un peu plus à la culture hindoue, s’il accède à sa philosophie de vie alors son point de vue change (c’est le cas de Michaux). La lenteur est la clef d’un cheminement spirituel : c’est elle qui permet le self-control dont chaque hindou est capable. Au-delà d’une simple comparaison, Michaux fait ressentir dans son écriture une forme d’admiration pour cette puissante sobriété de l’esprit dont les Indiens semblent dotés entretenant un rapport simple avec le monde.

En se qualifiant lui-même de barbare, Michaux devient celui qui a à apprendre de la société qu’il découvre. Il est celui qui ne connait rien et qui doit être éduqué. Le voyageur-spectateur n’est pas uniquement passif ; il tire un enseignement de ce qu’il observe.

« Jamais, jamais, l’Indien ne se doutera à quel point il exaspère l’Européen. Le spectacle d’une foule hindoue, d’un village hindou, ou même la traversée d’une rue, où les Indiens sont à leur porte est agaçant ou odieux.

Ils sont tous figés, bétonnés. On ne peut s’y faire.

On espère toujours que le lendmain ils seront remis. Cette contrainte, de toutes la plus agaçante, celle de la respiration et de l’âme.

Ils vous regardent avec un contrôle d’eux-mêmes, un blocage mystéreux et, sans que ce soit clair, vous donnent l’impression d’intervenir quelque part en soi, comme vous ne le pourriez pas.» (1)

(1) MICHAUX Henri, Un barbare en Asie, Editions Gallimard pour la nouvelle édition revue et corrigée, 1967, 232p. (p.23)

Une relation au monde apaisée : l’écriture d’une seule voix

L’appréhension et la compréhension des sociétés asiatiques nourrissent donc sa propre sa propre connaissance de lui-même. Ni enthousiasme, ni images fantasmagoriques cette fois-ci dans le récit : il s’adresse au lecteur d’une seule voix, racontant avec apaisement son voyage. En effet, là où son périple en Equateur est marqué par les tourments, l’auteur semble ici être d’une extrême sérénité, à l’image des sociétés qu’il rencontre. Notons également que contrairement à Ecuador , façonné par une écriture « à chaud », un Barbare en Asie a une valeur d’après coup : il le rédige une fois son voyage terminé. Ainsi, son récit n’est pas un carnet de voyage en tant que tel, il s’en inspire.

Il y a donc déjà là une forme de prise de recul sur sa propre expérience qui se retranscrit directement dans la forme de l’écriture, moins décousue : les textes, contrairement à la forme du journal ne sont jamais datés, et sont écrits d’une seule voix. Le récit est construit et décrit ainsi de manière beaucoup plus précise et documentée les peuples qu’il rencontre. Le lecteur suit alors le voyage d’Henri Michaux en traversant des ambiances, des couleurs, des manières de vivre multiples. Là où le lecteur dans Ecuador découvre les choses en même temps que l’auteur, Michaux a ici une longueur d’avance. Il a pu faire la synthèse de son voyage complet avant de passer à l’écriture.

Tâches, dessins à l’encre de chine, 1959, Henri Michaux

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24 25 L’édition de 1967 : une nouvelle prise de recul

Un barbare en Asie, comme évoqué plus tôt est déjà une prise de recul sur son

expérience. Cependant, l’auteur en éditant une nouvelle fois l’ouvrage en 1967, soit trente-quatre ans après la parution de l’édition originale, il assume une nouvelle fois sa position de barbare. Par de multiples annotations nouvelles, il revient sur ses propos en désavouant certaines certitudes et réflexions. Cette deuxième prise de recul, loin de jeter le discrédit sur ses propos initiaux, enrichit au contraire le récit en lui ajoutant une nouvelle composante : l’évolution des sociétés, et également l’évolution de son propre chemin de pensée.

La volonté de Michaux, dans cette nouvelle édition, n’est donc pas de rectifier des points de vue en effaçant celui de 1932, qui lui semble alors naïf, caduque, presque honteux. L’intérêt est justement de faire état d’une vision à un instant précis de sa vie, dans un contexte donné, mais qui n’est en aucun cas une vérité établie. Elles s’inscrivent dans un cheminement de pensée, qui évoluent et continuent encore d’évoluer lorsqu’il annote cette nouvelle édition en 1967. Michaux montre ainsi l’aspect transitoire de ce rapport à l’étranger : s’il évolue sur le temps du voyage, il se métamorphose également sur le temps d’une vie, au fil des expériences et des transformations des sociétés.

« Ce livre qui ne me convient plus, qui me gêne et me heurte, me fait honte, ne me permet de corriger que des bagatelles le plus souvent.

Il a sa résistance. Comme s’il était un personnage. Il a un ton.

A cause de ce ton, tout ce que je voudrais en contrepoids y introduire de plus grave, de plus réfléchi, de plus approfondi, de plus expérimenté, de plus instruit, me revient, m’est renvoyé..comme ne lui convenant pas.

Ici, barbare on fut, barbare on doit rester. » (1)

(1) MICHAUX Henri, Un barbare en Asie, Editions Gallimard pour la nouvelle édition revue et corrigée, 1967, 232p. (p.14)

« En une génération, la politique, l’économie, la transformation des classes sociales ont fait en Chine un autre « homme de la rue ». On ne reconnait plus le mien, celui que bien d’autres voyageurs et résidents avions vu..ou il faut gratter un peu. Ou il faut aller dans une ville ou un quartier de ville chinois, à l’étranger, à Bangkok, par exemple, où, inchangés, dans des rues inchangées, sans connaitre le nouveau style, ils continuent à donner raison aux vieilles descriptions. » (2)

Lorsque l’auteur retourne en Chine dans les années 1960, l’évolution est telle qu’il ne reconnait plus le pays qu’il a visité trente-cinq ans plus tôt. Le regard qu’il portait en 1932 ne correspond en rien à ce qu’il redécouvre en 1967. Il fait le parallèle entre l’évolution de la société et le changement d’attitude de celui qu’il nomme « l’homme de la rue », qui ne correspond plus à celui qu’il avait rencontré trente ans plus tôt. Les sociétés décrites par Michaux ne sont pas figées dans le temps, et le regard qu’il porte sur elles évoluent de la même manière. Ces annotations agrémentent le récit et l’actualisent (en 1967), lui conférant un nouvel intérêt. L’auteur se place plus proche du lecteur, sans jeter de discrédit sur ses premiers propos. La Chine, malgré une influence accrue de l’Occident et une libéralisation annoncée à la fin des années 1960, conservera toujours, de son point de vue, sa part de surprises et d’extraordinaire.

(2) MICHAUX Henri, Un barbare en Asie, Editions Gallimard pour la nouvelle édition revue et corrigée, 1967, 232p. (p.148)

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1.2. Le Poisson-Scorpion de Nicolas Bouvier

Nicolas Bouvier (1929-1998) est un écrivain, photographe, iconographe et voyageur d’origine suisse. C’est au travers de ses lectures, et notamment des récits du grand nord-américain (jack london etc) puis plus tard Henri Michaux, Montaigne, Baudelaire.. qu’il « renforce sa conviction

que le monde extérieur méritait une visite » (1).

A 17 ans, il effectue son premier voyage en Laponie, puis en 1953, il entame son premier long périple qui durera quatre ans et demi et le mènera, au volant de sa fiat topolino, de Genève jusqu’au Japon. Il débute son aventure avec son ami dessinateur Nicolas Verney qui restera on compagnon de voyage pendant 18 mois, jusqu’à Kaboul en Afghanistan. Cette première partie de voyage donnera lieu à l’écriture de l’Usage du Monde, qui parait en 1963. Cet ouvrage regroupe les écrits de Nicolas Bouvier et les dessins à l’encre de son acolyte.

En effet, un an et demi après leur départ, arrivés à Kaboul, les deux comparses se séparent Nicolas Bouvier continue son périple seul vers la Chine. Mais la route étant bloquée pour des raisons politiques, il se dirige finalement vers le sud de l’Inde et échoue en 1955 à Ceylan (atuelle Sri-Lanka), cette île maudite « de mage et de

sortilèges » (2) où il passera neuf mois qui compteront parmi les plus sombres de sa vie.

C’est seulement plus de deux décennies plus tard, en 1982, qu’il publiera le récit de cet épisode douloureux, ouvrage intitulé le Poisson-scorpion.

De l’usage du monde au Poisson-scorpion : le parcours d’un voyage vers l’est.

(1) Plans-fixes Nicolas Bouvier, entretien avec Bertil Galand, le 5 mars 1996 à Carouge (2) Ibidem.

1.2.A. - Le voyage-disparition

L’arrivée à Ceylan : une épreuve annoncée

Nicolas Bouvier arrive donc à Ceylan en 1955, qui se trouve alors dans une situation politique et économique compliquée. Tout juste libérée de la colonisation britannique en 1948, l’île n’est démilitarisée que depuis 1950. Dans ce contexte, l’auteur évoque les marques de l’architecture coloniale, comme lorsqu’il décrit Indigo Street (1) et la présence de quelques anglais, dont il dresse un portrait peu glorieux, Si ce contexte difficile n’est pas le cœur du récit, il participe à fabriquer l’ambiance particulière et sombre de l’Île.

La première personne qu’il rencontre est un douanier, qu’il embarque à bord de sa voiture. Cette première rencontre peu fructueuse, qu’il évoque en 1996 lors d’un entretien avec Bertil Garand, aurait dû lui apparaitre « comme un avertissement », une raison de fuir immédiatement Ceylan pour retourner dans le sud de l’Inde, « beaucoup

plus salubre psychiquement ». (3) En effet, dans la tradition classique hindoue, Ceylan

est considérée comme une ville de mages et de magiciens, et Nicolas Bouvier semble, selon lui, en avoir fait les frais. Frappé par toutes sortes de maladies coloniales (paludisme, jaunisse..), par la solitude et le chagrin d’un amour perdu, il sombre rapidement dans une longue période de dépression. La petite ville de Galle, dans laquelle il trouve un hôtel miteux pour une roupille la nuit, devient sa prison.

(3) Plans-fixes Nicolas Bouvier, entretien avec Bertil Galand, le 5 mars 1996 à Carouge

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28 29 «GRAND ESPACE DE GAZON

Qui sert de terrain de football et borde les glacis d’un fort à la Vauban. Au milieu, un zébu couché, tout l’arrière-train immobilisé par un plâtre crotté, qui tousse à se déchirer les bronches sous un soleil de plomb. Il a renversé son seau d’eau et n’a plus rien à boire. A droite, longeant la côte vers le Sud, un petit marché et une bourgade de paillotes sans ordonnance ni conséquence fument dans la chaleur.

MURAILLES

Disons plutôt une imposante poterne sommée d’un écusson de pierre où s’affrontent deux licornes bataves rongées par le sel marin.

GROS HÔTEL DE BRIQUE A L’INTÉRIEUR DU FORT

Une vaste bonbonnière victorieuse rose, décatie, fantomatique avec ses serveurs en jupe blanche plus grêles que des haricots, ses ventilateurs d’acajou qui brassent un rêve défunt. Aller rêver là-bas moi aussi quand j’aurai regarni mon gousset.

Ensuite on lit (là, l’écriture est carrément mauvaise) : LONGS BÂTIMENTS À PORCHES

Qui sont les entrepôts désaffectés de l’ancienne «Oost Indische Companiee» où l’on stockait l’écaille de tortue, la citronelle et l’indigo. Une douzaine de chevrettes noires et quelques gamins efflanqués mistonnent, se coursent et s’époumonent dans ces gravats.» (1)

(1) BOUVIER Nicolas, Le poisson-scorpion, Edtions Gallimard, 1996, 173p. (p.28-29) (A) BOUVIER Nicolas et VERNET Thierry, L’usage du monde, Editions Droz 1999 - dessin à l’encre de Thierry Verney

C’est ainsi qu’il décrit son arrivée à Ceylan. Il suit le plan du douanier, et chacune des indications sont décrites. Elles se présentent à la manière d’un inventaire, décrivant à chaque fois les espaces traversés, comme des étapes successives. Cette mise en forme donne un rythme saccadé au récit, qui annonce la difficultée : il semble passer des niveaux à chacune de ces escales. Dans son récit transparait d’ors et déjà une once de lassitude. A peine est-il arrivé qu’il évoque la maladie (celle d’un zébu), le délabrement de la ville, son aspect «fantomatique», les enfants bruyants. Le vocabulaire utilisé et la mise en forme particulière de l’inventaire nous renseigne sur son état psychologique. Ils annoncent l’épreuve, et apparaissent presque comme des signaux d’avertissement, qu’il ignore les uns après les autres.

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30 31 La description d’une société mystique : construction de l’étrangeté

Nicolas Bouvier l’annonce d’emblée : Ceylan est une Île empreinte de magie. Forces occultes malfaisantes, sortilèges, magie noire, de nombreuses croyances nourrissent la société ceylanaise. Cette dimension mystique est mise en exergue par le ton quasiment fantastique de la première phrase de ce chapitre IX. Elle fabrique un univers et entretient le mystère. Mais contrairement à Michaux, qui décrit sa propre étrangeté face au monde, Nicolas Bouvier n’instaure pas de dualité entre lui et le peuple ceylanais. Ici, le voisin est un étranger dont il faut se méfier. Les superstitions et les croyances magiques régissent les rapports sociaux : l’autre est un ennemi potentiel. Dans sa position d’Européen, Nicolas Bouvier est autant étranger qu’un voisin du village de M.. qu’il évoque dans cet extrait. Cette présence de la magie est ressentie comme un poids par l’auteur : si la magie peut tout justifier ici, n’est-il pas finalement lui aussi envoûté par quelque enchan-tement malfaisant qui serait la cause de tous ses malheurs ?

(1) BOUVIER Nicolas, Le poisson-scorpion, Edtions Gallimard, 1996, 173p. (p.79-80) (2) BOUVIER Nicolas, Le poisson-scorpion, Edtions Gallimard, 1996, 173p. (p.122) IX Quatre grains d’ellébore

« Eloignez-vous à un jet de pierre sur la droite ou sur la gauche de cette route bien entretenue sur laquelle nous marchons, et aussitôt l’univers prend un air farouche, étrange..

R.Kipling

On peut affirmer sans grand risque que cette Île s’adonne à la magie depuis le jour où elle est sortie de mer. […]

Aujourd’hui, les enchanteurs sont encore légion mais vous n’en trouverez pas – au moins dans ma province- de plus redoutés que ceux du bourg de M… On ne vous dira pas pourquoi ; c’est une supériorité très ancienne qu’on leur reconnait – à regret d’ailleurs- dans la malfaisance, et ce voisinage est pour ma petite ville un su-jet constant de préoccupation. Pourtant ici, en fait de magie, nous sommes déjà gâtés. Tout est prétexte à sortilèges, les possédés tournent sur eux-mêmes l’écume aux lèvres en ronflant comme des toupies, toutes nos nuits sont traversées par le son des tambours et chacun consacre un peu d’énergie ou d’argent à se prémunir contre les manigances réelles ou supposées de ses voisins. » (1)

(A) BOUVIER Nicolas et VERNET Thierry, L’usage du monde, Editions Droz 1999 - dessin à l’encre de Thierry Verney

Cette méfiance mutuelle plante le décor : elle fabrique la bizarrerie du voisin, qui devient source de spéculation. La méconnaissance de l’autre nourrit l’esprit inventif, et la fantaisie. C’est au travers des histoires des habitants, glanées de ci de là, que Nicolas Bouvier fait découvrir Ceylan au lecteur. En effet, malgré la noirceur de ce voyage, il n’a pas moins d’attention pour chaque personne qu’il croise. Parmi ces portraits on peut notamment citer l’épicière, la seule personne pour qui il semble avoir un peu d’affection. Il lui consacre un chapitre entier ; en voici un extrait :

L’attention au portrait est une particularité des récits de Nicolas Bouvier : la rencontre et l’apprentissage par la découverte de l’autre est son crédo de voyage, contrairement à Henri Michaux. A la manière d’un peintre, il pousse le détail très loin. Ainsi, dans son infinie solitude et son plus grand désespoir, il ne perd pas cette attention. Le village de Galle qu’il décrit alors prend des allures de décor de film d’épouvante où se jouent des histoires de rancune,

d’amour perdu, de méchanceté gratuite et de commérages, sur fond de magie noire.

« En étendant les bras ou en s’aidant d’un bâton terminé par un croc, elle vous sert sans quitter sa place et comme elle ne bouge presque pas, sa vitalité lui monte au visage et sur l’encolure par une quantité de grains de beauté sur lesquels le poil frise. L’œil est noir, souvent mutin. Je préfère cent fois la société enjouée de cette grosse laie à celle de tous les zombies de ma rue tellement consumés en arcances et mités d’irréalité qu’ils en ont oublié jusqu’au bruit d’un pet. » (2)

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32 33 (2) BOUVIER Nicolas, Le poisson-scorpion, Edtions Gallimard, 1996, 173p. (p.111-114)

(3) Plans-fixes Nicolas Bouvier, entretien avec Bertil Galand, le 5 mars 1996 à Carouge Photo de Nicolas Bouvier, Aubergiste de Galle (Ceylan), 1955

« Mon Île » : le rétrécissement du monde

D’un plus petit que soi..

« Va voir la fourmi, paresseux, et inspire-toi de ses œuvres. » Proverbe VI, 6.

« Pour les exécutions fignolées, les besognes menées à chef, l’esprit de suite, les sobres massacres et les travaux de génie civil à côté desquels le Louvre est un simple pâté, prière ici de s’adresser aux insectes. Mon Île mérite certes des reproches, mais une reine termite y peut atteindre cent ans et mettre au monde trente mille sujets par jour. Trouvez-moi un Bourbon ou un Grimaldi qui en ferait autant. Quant à l’action militante, au dévouement à la cause, pas un de mes trotskistes ne pourrait s’aligner. Seule une longue fréquentation quand je suis immobile sur ma chaise à m’expliquer avec la fièvre ou les souvenirs, me permet d’être aussi péremptoire. Malgré quelques morsures et tous les tracas que ces forcenés me valent, l’acharnement qui gouverne la moindre de leurs entreprises m’inspire une sorte de respect. […] La vie des insectes ressemble en ceci à la nôtre : on n’y a pas plutôt fait la connaissance qu’il y a déjà un vainqueur et un vaincu.» (2)

Cet extrait est tiré du milieu du récit : il décrit un de ses longs moments d’enfermement, seul face à lui-même et à sa souffrance.

Les insectes deviennent son nouvel univers, et sa nouvelle échelle de vie. Sa chambre misérable semble devenir son Île, mais l’ambiguïté demeure. En effet, tout au long du récit, il évoque parfois « mon Île » ou « notre Île », sans jamais préciser ce qu’il désigne. Sa chambre, refuge de cette micro-société dans laquelle il passe le plus clair de son temps, et Ceylan, se confondent. Ces longs moments d’enfermement ne sont pas sans rappeler ceux d’Henri Michaux dans Ecuador : son monde se rétrécit, se réduit à cet espace et aux petits êtres vivants qui la peuplent devenant sa nouvelle compagnie. Mais à l’inverse d’Henri Michaux, ce n’est pas son être intérieur qui est mis en exergue. Au contraire, il se confond peu à peu à cette micro-société, devenant lui-même scorpion. Le sujet, le « je » s’efface alors régulièrement. La solitude le fait progressivement disparaitre du monde. Parfois homme, parfois scorpion, ou les deux à la fois, cette confusion témoigne de son esprit embrouillé. Il le dit lui-même « j’y ai laissé un peu de

ma raison. » (3)

Pourtant, dans cet extrait, il semble pris d’une certitude : à cet instant, le monde des insectes lui paraît bien plus fascinant que le monde des hommes. Une extraordinaire société s’oganise sous ses yeux, plus rigoureuse et appliquée que n’importe quelle société humaine. Il semble retrouver une foi dans ce petit monde, qui devient son exutoire. Les fourmis le ramènent à une forme de rationalité qui le rassure et l’empêche de sombrer totalement. Il s’y réfugie alors : elle lui paraît plus saine, plus salubre que celle à laquelle il est confronté en-dehors de sa chambre. A la manière des fourmis, il l’évoque plus tard, il trouve une forme de « ritualisme » dans ses journées. Ses longs moments d’observation et d’immobilité en font partie et lui maintiennent un semblant d’équilibre.

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1.2.B. Du voyage à l’écriture du voyage

- Ecrire pour guérir

Le Poisson-scorpion est une rétrospective sur cet épisode douloureux. Ecrire pour ex-pier cette souffrance et en guérir complètement est une entreprise qui prend du temps : 23 ans au total. En effet, si le Poisson-Scorpion n’est publié qu’en 1982, c’est parce-que Nicolas Bouvier travaille tel un « cordonnier » (1) Il fouille aux confins de sa mémoire, revivant chaque instant de son désespoir, cherchant à lui donner du sens.

Son passage à Ceylan, plus qu’une mise à l’épreuve, est devenue une mise en danger, à tel point qu’il pense en mourir. Si Nicolas Bouvier « voyage pour apprendre» (3),

« Ceylan était en effet une connaissance par les gouffres » (4). La souffrance devient

alors le cœur de l’écriture du Poisson-scorpion, et il ne cherche pas à l’éluder. Au contraire, il la revisite, revit ces moments avec difficulté mais intensité : cette écriture rétrospective est importante car elle lui permet de retrouver une vision globale de son expérience. En prenant ce recul, il est en capacité de reconstituer un contexte, et d’ana-lyser les situations. Contrairement à une écriture à chaud, le récit n’est pas altéré par la souffrance qu’il évoque. Cela lui permet de ne pas nous donner à lire un récit trop recen-tré sur lui-même, à l’instar d’Henri Michaux avec Ecuador, où l’on ne perçoit les choses qu’à travers sa perception sans aucune prise de recul. C’est également pour cette raison qu’il prend le temps de l’écriture, qui devient sa thérapie.

« On ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels. » (2)

(1) (4) Plans-fixes Nicolas Bouvier, entretien avec Bertil Galand, le 5 mars 1996 à Carouge (2) BOUVIER Nicolas, Le poisson-scorpion, Edtions Gallimard, 1996, 173p. (p.53-54) (3) Ibidem p.130

(5) BOUVIER Nicolas, Le poisson-scorpion, Edtions Gallimard, 1996, 173p. (p.130) (6) Ibidem p.86

Au-delà de la guérison, Nicolas Bouvier écrit pour partager ses moments de doute, et en quelque sorte, rétablir une réalité du voyage. Sans l’affirmer pleinement, il brise un mythe, et tant pis si « le lecteur occidental n’est pas préparé » (5). En cela, il se rapproche d’Henri Michaux avec son refus de l’exotisme. Mais contrairement à lui, il ne se place pas dans une posture affirmée de rejet, mais l’évocation, sans retenue et très réaliste de ses moments de douleurs, est sans équivoque. Elle montre une volonté d’honnêteté de la part de Nicolas Bouvier vis-à-vis du lecteur. Le voyage n’est pas la concrétisation d’une idylle rêvée, il est un enseignement et l’écriture doit en rapporter tous les aspects, bons et mauvais.

Cette démystification commence avec ses propres parents avec qui il correspond régu-lièrement (et dont est extrait le passage cité ci-dessus). Il évoque notamment les lettres de sa mère, qui ne veut pas croire aux situations douloureuses et malsaines auxquelles il est confronté à Ceylan. Ses paroles prennent le ton de l’accusation : il se trouve «

l’Île-du-sourire-et-de-la-pierre-de-lune» de quoi se plaindrait-il ? Ces passages de

correspon-dances épistolaires avec sa famille restée en Suisse témoignent du lien qu’il garde avec l’Europe et de la manière dont il appréhende ce fossé culturel dans lequel il est prison-nier. Il a encore besoin de ces échanges.

- Double-étrangeté

«...Vous n’imaginez pas comme ma vie ici peut être fatigante. Cette observation toujours à cheval entre le réel et l’occulte me tue. Ma tête se rebiffe à s’ouvrir et me fait mal. Souvent je pleure sans savoir pourquoi. Les postiers me perdent crâne-ment ces lettres d’Europe dont j’ai besoin autant que de sang. J’en reste donc à la dernière où vous me dites que ce séjour ne me vaut rien, que l’Ile est en train de me brûler les nerfs et qu’on ne peu faire façon de ce que je vous adresse, que le lecteur occidental n’est pas préparé. Je veux bien, mais je voyage pour apprendre et personne ne m’avait appris ce que je découvre ici.» (5)

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Il se retrouve bloqué dans l’entre-deux de l’étranger qui est parti depuis trop longtemps. De qui est-il le plus étranger ? De sa propre famille qui ne sera jamais témoin de ce qu’il vit ici ou de ce peuple bizarre au passé douloureux qui le considérera toujours comme « l’homme blanc » du village, et qui ne comprendra jamais la raison de sa présence parmi eux ? Cette impasse, dans laquelle il se retrouve et qui le condamne à l’immobilité, est un aspect du voyage qu’il fait découvrir au lecteur. Si à aucun moment le

Poisson-scor-pion n’a de connotation moralisatrice, c’est parce-que Nicolas Bouvier ne cherche pas

à enseigner la bonne attitude du voyageur. De la même manière, il ne laisse paraître à aucun moment d’éléments de comparaison entre Occident et Orient. Et pour cause, il voyage depuis trop longtemps pour se réduire à ses uniques références occidentales, presque oubliées. C’est aussi le fait de la durée de l’écriture qui lui permet de l’épurer, et peut être de la purger de toutes formes de raccourcis, d’observations trop rapides et trop maladroites, ou trop assombries par la souffrance.

1.3. L’Empire des Signes de Roland Barthes

1.3.A. La sémiologie de l’image

Roland Barthes (1915-1980) est un écrivain, critique littéraire, sociologue, sémiologue et professeur français. Issu d’une bourgeoisie libérale pauvre, il passe son enfance à Cherbourg puis à Biarritz et termine ses études secondaires dans les prestigieux lycées Montaigne puis Louis-le-Grand à Paris. Souffrant de tuberculose, de longs séjours en sanatorium perturbent ses études de lettres et le début de sa vie professionnelle. C’est durant ces longues périodes de convalescence qu’il amorce sa réflexion littéraire et commence également à écrire.

L’acte d’écrire a une signification bien particulière pour Roland Barthes : il est le pro-longement de l’acte de penser. Pour lui, « il n’y a pas de pensée préalable au langage

qui est en nous ». Il pense lui-même par phrases, il va « de la pensée à la phrase et réciproquement » (1). C’est dans la poursuite de cette réflexion qu’il va s’intéresser à la

sémiologie, qui a pour objet l’étude des signes et des systèmes de signification. Dans sa démarche sémiologique, le signe est double : il est la réunion entre la perception d’un objet et l’image mentale associée à cette perception. La première face, matérielle et physique, est appelée signifiant (la forme) et la seconde, la face immatérielle et concep-tuelle, est désignée par signifié (le sens). Ces deux versants du signe sont indisso-ciables l’un de l’autre.

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38 39 « Et voici maintenant un autre exemple : je suis chez le coiffeur, on me tend un

numéro de Paris Match. Sur la couverture, un jeune nègre vêtu d’un uniforme français fait le salut militaire, les yeux levés, fixés sans doute sur un pli du drapeau tricolore. Cela, c’est le sens de l’image. Mais, naïf ou pas, je vois bien ce qu’elle me signifie : que la France est un grand Empire, que tous ses fils, sans distinction de couleur, servent fidèlement sous son drapeau, et qu’il n’est de meilleure réponse aux détracteurs d’un colonialisme prétendu, que le zèle de ce noir à servir ses prétendus oppresseurs. Je me trouve donc, ici encore, devant un système sémiologique majoré : il y a un signifiant, formé lui-même, déjà, d’un système préalable (un soldat noir fait le salut militaire français) ; il y a un signifié (c’est ici un mélange intentionnel de francité et de militarité); il y a enfin une présence du signifié à travers le signifiant.» (2)

Couverture du magazine Paris Match n°326

(1) BARTHES Roland, Mythologies, Editions du Seuil, Paris, 1957, p.133 (2) Ibidem p. 5

Mythologies : la définition du mythe

Mythologies est le premier récit manifeste de la démarche sémiologique de Roland Barthes. .A partir d’observations d’éléments de la vie quotidienne, il établit un catalogue de mythes du quotidien : il tente de comprendre en quoi ces éléments tout droit sortis de l’actualité (la sienne et celle du lecteur) sont à la fois des représentations collectives rappelant le mythe d’autrefois et des figures de son temps, produites par la société. Il définit ainsi sa conception du mythe.

« le mythe ne se définit pas par l’objet de son message, mais par la façon dont il le profère ». (1)

Le mythe est une imbrication de systèmes sémiologiques : le signifiant, dans le mythe, est déjà un signe, il contient lui-même un sens et une forme. Le mythe est alors la réunion de ce signifiant déjà porteur d’un sens, et d’un signifié, le concept, qui déforme le sens du signifiant. Roland Barthes se positionne alors en déchiffreur : le mythe, selon lui, est un parasite et son travail s’attache à mettre en lumière ce «vol du langage», en rétablissant une sorte de vérité.

Il s’intéresse plus à la forme de communication du langage qu’en son sens lui-même. Pour lui, la forme et la manière de communiquer un message nous en apprennent autant sur le sens que le contenu du message lui-même. Le mythe tient toute son importance dans sa dimension symbolique, très puissante : elle est un sens second, caché, qui, si on n’y prête pas attention, ne s’impose pas directement à nous. Ce déchiffrage des mots, en ce sens, s’apparente à celui de l’image.

Dans Mythologies, il prend d’ailleurs l’exemple d’une couverture de Paris-Match (présenté ci-contre) : l’image renvoie plusieurs sens : la description première : le soldat noir qui fait le statut militaire, le second sens : la représentation de l’étendue de la domination française dans le monde à cette période. Ce second sens s’exprime à travers l’image première, celle du soldat. Il utilise la même démarche pour déchiffrer le langage : il y a le mot en lui même et sa dimension symbolique, qui se déchiffre dans le contexte dans lequel il est inscrit. Le mot comme l’image, isolés de tout contexte historique, se réduisent à leur sens premier, ils ne portent pas en eux de dimension symbolique. La dimension symbolique des mots s’inscrit dans le contexte de la phrase et du texte, lui-même contenu dans un contexte plus grand, historique et littéraire. Ainsi, un mythe ne prend pas la même signification selon son époque : sa dimension symbolique évolue en même temps que la société.

Cependant, le contexte n’est pas le seul facteur de variation du décryptage mythologique. La responsabilité du déchiffreur est tout aussi importante car le

mythologue a inévitablement une part d’interprétation, et il faut considérer la démarche sémiologique comme telle. En ce sens, elle n’est ni à prendre comme vérité ni comme fiction, mais plutôt comme un jeu, mais nous reviendrons un peu plus tard sur ce point.

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