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Le récit comme espace d’exploration et de dialogue

L’exploration physique2.

Chapitre 3 : Les espaces du marcheur Mars / Avril

3. Ces différentes influences donnent à Bangkok l’image d’une ville paradoxale Dès sa construction, un premier contraste se dessine : entre le faste et le calme des palais

2.2. Le récit comme espace d’exploration et de dialogue

Roland Barthes conçoit le texte comme un terrain de jeu dans lequel le lecteur choisit de s’aventurer : dans la conception barthésienne, écriture et lecture ne sont pas dissociées, le lecteur est pris en compte dès la production du récit. Le texte est alors un espace inconnu, dans lequel toutes les interprétations sont possibles : il est mis dans une situation d’immersion qui varie selon le texte abordé. Plus le récit lui laisse une marge d’interprétation, plus il incite le lecteur à s’accrocher, à s’impliquer dans la lecture. La possibilité d’interpréter tient alors à l’ampleur de la dimension symbolique du texte. Ainsi, l’auteur, en donnant un point de vue très personnel sur ce qu’il écrit, ne réduit pas le champs des interprétations, bien au contraire : il incite le lecteur à s’impliquer davantage dans le récit. Il doit affronter le texte, qui, réciproquement, l’appelle à participer, à s’impliquer : lire, comme écrire devient dès lors une expérience des sens qui ne s’éloigne pas du concept de plaisir et de jouissance de l’écriture, que défend Roland Barthes, et qui est évoquée plus tôt dans ce mémoire. L’écriture est une forme d’extériorisation de l’expérience et d’un point de vue. L’auteur, et le lecteur par la même occasion, oscillent donc entre mise à distance, et immersion extrême sur ce terrain inconnu qu’est le texte. Le lecteur, dans cette dimension, découvre un texte à la manière du voyageur qui découvre une ville, et qui oscille entre sa position de spectateur (cf l’étranger-specateur d’Henri Michaux) et l’immersion physique totale dans un nouvel environnement. Au delà de l’engagement intellectuel, c’est le corps tout entier qui est engagé dans l’expérience. Le lecteur ou le voyageur reçoit des informations transmises par l’environnement (littéraire ou réel) dans lequel il évolue : au moyen de la perception, le corps sera alors en capacité de recevoir et d’interpréter l’information transmise par les sens, et ainsi de s’adapter à son environnement.

Le texte est considéré ici comme un espace : dans ma propre expérience de Bangkok, il est l’espace d’interaction entre mon ressenti au travers de ma perception et le nouvel environnement que je découvre. Cet espace d’interaction, contrairement à Roland Barthes, n’est pas pensé comme un espace partagé avec une autre personne que je chercherais à séduire. Je suis à la fois auteur et unique lectrice, et la mise en écriture est un moyen de mémorisation, et de formulation d’une pensée, mais qui, dans un premier temps, ne se destine pas à être lu directement par autrui. Ce premier espace généré par l’écriture, est donc d’abord très égocentré. Le passage d’auteur à lectrice de ma propre expérience, est une première forme d’extériorisation. Elle pose plusieurs questionnements : Quelle est la part du réel et de l’interprétation ? Ce que je raconte est-il plus le reflet d’une réalité ou bien celui de l’idée que je me fais de cette réalité ?

Le travail de Guy Delisle, a influencé mon travail graphique. Cet auteur québécois de bande dessinées suit sa femme, médecin humanitaire, dans différents pays tels que la Birmanie ou Israël. Il y décrit alors son quotidien d’expatrié sous la forme de la bande dessinée. De manière très épurée, avec une forme d’humilité et d’honnêteté, il raconte ses questionnements, ses angoisses, ses déboires de la vie quotidienne avec une naïveté assumée. Ainsi, au plus près de l’auteur, le lecteur suit son quotidien comme une histoire. Il donne en même temps des clefs de compréhension sur le pays que le lecteur découvre finalement en même temps que

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En étudiant les auteurs évoqués dans la première partie de ce mémoire, j’ai pris conscience de la mutliplicité des possibilités de raconter, des conditions de l’écriture. Parfois à chaud, parfois des années plus tard, le récit ne prend pas la même dimension. Ils ont tous la même légitimité mais n’ont pas la même approche du voyage. Les écrits d’Henri Michaux prennent une dimension très fantasmagorique où l’imaginaire tient une place prépondérante : ils rendent le réel maléable, et sont la retranscription de la propre réalité de l’auteur. L’expérience n’est pas transformée par l’écriture, elle en est son expression même. Contrairement à une description plus factuelle, les lieux décrits ne sont plus de simples lieux; ils informent sur ce qu’ils procurent au voyageur, dans quels états ils le mettent. Ils racontent finalement le voyage au travers de sa perception. Roland Barthes adopte la démarche inverse : son propre corps est en-dehors du récit : il se met volontairement à distance pour donner une place plus grande au lecteur, corps étranger qui s’aventure sur ce terrain inconnu qu’est le texte. Nicolas Bouvier quant à lui, revisite prudemment son voyage, dans un long processus qui durera vingt-trois ans, duquel il ressort comme d’une thérapie. Les mots, les moments, sont soigneusement choisis, et il s’attache à avoir suffisamment de distance avec son voyage pour que sa souffrance n’en déforme pas la réalité : il doit s’en libérer pour pouvoir la retranscrire de la manière la plus exacte possible.

Si elle comporte une part plus ou moins grande d’interprétation, l’écriture est toujours une transformation de l’expérience, puisqu’elle exprime un point de vue, et que les mots ne sont pas toujours l’exacte expression d’un ressenti. Un an plus tard, je dois pourtant considérer que les écrits que je suis en train de reprendre sont le témoignage le plus «réel» (au sens au plus proche de mon expérience) que j’ai sous la main, et cette matière brute nécessite une nouvelle étape d’évolution. Le passage au dessin, me permet de garder ces textes, cette matière brute, intacte, de me libérer de la forme littéraire en utilisant des moyens d’expression plus proches de mon domaine d’étude -l’architecture. Elle s’inscrit dans une logique de raconter autrement, de faire émerger des points que je n’étais pas parvenu à faire apparaitre dans mes textes, et notamment affirme la présence du corps, le mien, qui interragit avec l’environnement dans lequel j’évolue. Le dessin redonne la dimension humaine, extériorise ma propre posture, qui par sa représentation dans l’espace met en avant le sentiment de hors d’échelle qui fut le mien. Cette nouvelle relecture graphique est une nouvelle interprétation de l’expérience, qui cherche cette fois-ci à donner à voir, à raconter ce regard singulier sur la ville.

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Conclusion

La découverte d’un lieu inconnu est toujours source d’étonnements et de surprises : la curiosité est accrue, les questionnements sont multiples. Elle a cette particularité de mettre le voyageur en situation de pleine ouverture et d’attention perceptive.

Ce mémoire est une double exploration de l’Ailleurs : de l’expérimentation spatiale et physique à la découverte littéraire, je suis passée successivement de l’observation à la rédaction, et de la rédaction à la lecture, en allers-retours constants. Henri Michaux, Nicolas Bouvier et Roland Barthes me proposent de découvrir leurs ailleurs : je m’aventure dans leurs récits comme je m’aventurerais sur un lieu inconnu. La mise en écriture puis en dessin de ma propre expérience de Bangkok me permet de la revisiter. Analogue à l’espace physiquement palpable, le récit procure des sensations, et est source d’interprétations. Du texte à l’expérience, de l’expérience au texte, de la lecture à l’écriture, et vice-versa, c’est dans ces changements de points de vue, ces mises à distance successives que de nouveaux questionnements émergent. Ils entrent en résonnance avec des notions qui m’animent et qui, pour moi, gravitent autour de l’espace : la perception, l’engagement du corps et l’écriture.

Mis en lien avec ma pratique régulière de la danse, la perception et l’engagement du corps dans l’espace, est, dans mon approche de l’architecture, primordiale. A la croisée de la pratique et de la conception, entre espace vécu et espace pensé, l’écriture devient l’espace d’interaction. Elle me permet alors de faire ce lien constant entre expérience physique d’un lieu et conception d’un espace. Cette interface que génère l’écriture est un espace de travail pour l’architecte. Ce mémoire marque alors un état d’avancement : il est l’amorce d’une réflexion que j’aimerais développer dans le cadre de mon projet de fin d’étude, et au delà, dans ma pratique professionnelle.

Cette aire de dialogue et d’exploration sensoriel et littéraire ne pourrait-elle pas devenir un moyen d’interaction entre citoyens et architectes, comme espace de création et de fabrication de la ville ?

Engagement du corps, engagement citoyen

De cette réflexion émerge la notion de l’engagement : engagement du corps, engagement individuel, engagement citoyen. Mon expérience à Bangkok a mis en exergue cette facultée humaine à inventer, à savoir s’adapter à son environnement. Ainsi, cela m’amène à penser que chaque individu a un rôle à jouer dans la transformation de son environnement. Dans la formation en architecture, nous imaginons souvent les espaces de manière à ce qu’ils s’adaptent facilement aux individus et à leur mode de vie : nous réfléchissons souvent sous le mode de la projection, on tente de se mettre «à la place de». N’oublierait-on pas que, la plupart du temps, ce sont les individus qui s’adaptent à la configuration des lieux, qui, d’une manière ou d’une autre s’imposent inévitablement à eux ? Ainsi, ne pourrait-on pas envisager la conception architecturale dans un rapport de réciprocité, comme un espace de dialogue ? Au delà du concept de «l’architecture participative», il me semble que la fabrication de la ville par les habitants est une question éminemment politique et civique : elle passe par une prise de conscience, dans un premier temps, que son propre corps est en interraction quotidienne avec l’environnement et que cet environnement forge en partie notre quotidien, qu’il influe sur notre bien-être, et peut même parfois avoir un impact sur notre état psychologique.

Quel est le rôle de l’architecte alors ? Je l’envisage plutôt comme un régulateur d’énergies individuelles, un transcripteur d’initiatives en propositions spatiales, un impulseur d’idées. Mais ce qui me semble primordial finalement, c’est d’avoir un engagement en parallèle d’une pratique d’architecte : le mien s’orienterait vers des projets de sensibilisation à cette question du rapport du corps à la ville. Au travers d’explorations et d’ateliers physiques, notamment en lien avec la danse, et littéraires, il me semblerait intéressant de redonner la parole, de créer un espace d’expression comme réserve de créativité et d’inventivité pour réinventer un territoire.

C’est ainsi, qu’à l’état actuel de mon cheminement de pensée, j’envisage d’orienter mon projet de fin d’études et, pourquoi pas, ma pratique professionnelle. Ce mémoire n’est donc pas une fin en soi, mais plutôt l’impulsion pour de nouveaux projets à venir.

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Bibliographie

Ouvrages

Ouvrages complets

BARTHES Roland, L’empire des signes, Editions du Seuil 1968-71

AUGOYARD Jean-François, Pas à Pas - Essai sur le cheminement quotidien en milieu urbain, Editions du Seuil, 1977.

MICHAUX Henri, Ecuador, Editions Gallimard, 1929, 188p.

MICHAUX Henri, Un barbare en Asie, Editions Gallimard pour la nouvelle édition revue et corrigée, 1967, 232p.

MICHAUX Henri, Ailleurs, Editions Gallimard, 1948, 131p. SEGALEN Victor, Essai sur l’exotisme, Fata Morgana, 1978, 75p. BOUVIER Nicolas, Le poisson-scorpion, Edtions Gallimard, 1996, 173p.

Ouvrages illustrés

BOUVIER Nicolas et VERNET Thierry, L’usage du monde, Editions Droz 1999 (1ère édition octobre 1963)

DELISLE Guy, Chroniques Birmanes, Editions Delcout, 2007 DELISLE Guy, Pyong Yang, L’association, 2003

Extraits d’ouvrages

DE CERTEAU Michel , L’invention du quotidien – Tome 1 Arts de faire, troisième partie Pratiques

d’espaces, Editions Gallimard, 1990

SANSOT Pierre, Poétique de la ville – Deuxième partie : du côté des trajets – Marcher, Marcher

dans la ville.. (p138 à 145), Paris Méridiens Klincksieck, 1994

POLLIEN Alexandre, A contrario –Pierre Sansot, sociologie itinérante d’un être sensible (p105 à 107), BSN Press, 2007

BESSE Jean-Marc, Le goût du monde, Chapitre V : paysages, hodologie psychogéographie, Actes Sud, ENSP 2009

PAQUOT Thierry, Des corps urbains – sensibilités entre béton et bitume, (p. 1 à 40) Editions Autrement Paris 2006

URBAIN Jean-Didier, Secrets de voyage – Menteurs, imposteurs et autres voyageurs invisibles, Editions Payot, 1998, 468p.

BARTHES Roland, Carnets du voyage en Chine, Christian Bourgois éditeur/IMEC, 2009, 246p. BARTHES Roland, Mythologies, Editions du Seuil, Paris, 1957, p.181 à 233

BARTHES Roland, Le Plaisir de l’Ecriture, Editions du Seuil, Paris, 1973, p.1 à 22

AGIER Michel, Anthropologie de la ville, Paris, Presses universitaires de France, 2015, 248 p.

Documents relatifs