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Autour de trois textes-films de Marguerite Duras : Détruire dit-elle, Nathalie Granger, Agatha

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Détruire dit-elle. Nathalie Granger. Agatha

par

Marie-Louise Paquette

Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

Mémoire soumis à l'Université McGill en vue de l'obtention du grade de M.A. en langue et littérature françaises

février 2006

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Ottawa ON K1A ON4 Canada

395, rue Wellington Ottawa ON K1A ON4 Canada

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Résumé

L' œuvre de Marguerite Duras comporte dix-sept textes-films répartis tout au long de sa période filmique de 1969 à 1985. Ces textes accompagnateurs de films constituent une fonne particulière d'écriture dite filmique qui fait intervenir trois modes d'expression différents. Situées à la frontière de trois décennies, les textes-film à l'étude ici, Détruire dit-elle (1969), Nathalie Granger (1972) et Agatha (1981) posent différemment la même question du genre littéraire, théâtral et filmique tout en

y échappant, rétifs à être saisis tout à fait. Le texte-film, qui est essentiellement pluriel et plurifonctionnel, se présente donc ici dans trois états, trois moments de sa création, du livre troué au livre commémoratif et jusqu'au livre exténué dans un rejet des structures traditionnelles de transposition de l'écrit au film et interpellant des instances aussi variées que la fonne dialogique, le texte dramatique, le scénario, les procédés d'énonciation. Étapes d'un long renoncement à l'écriture ou relances d'une créativité qui se remet sans cesse en question, les textes-films se révèlent, à l'étude, porteurs de clés essentielles à la compréhension de l'œuvre de Marguerite Duras tout entière.

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Abstract

The work of Marguerite Duras comprises seventeen <<texts-films» distributed throughout its filmic period from 1969 to 1985. These texts guides of films constitute a particular form of filmic writing which utilizes three different modes of expression. Located at the three decade old border, the text-films being studied here, Détruire dit-elle, (1969), Nathalie Granger (1972), Agatha (1981) differently ask the same question of the literary, theatrical and filmic geme all while escaping from it. The <<texte-film» which is primarily plural and plurifunctiona1 is showed here in three states, at three moments of its continuous creation. In a rejection of the traditional structures of transposition of writing to film, they challenge authorities as varied as the dialogical form, the dramatic text, the scenario. Stages of a long renouncement of writing or revivaIs of a creativity unceasingly searching for new ways to express itself, the <<texts-films» studied here are holding essential keys to understanding the very whole work of Marguerite Duras.

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Remerciements

Comme le temps presse, ils seront brefs, mais bien sentis. Ce mémoire est dédié à mes amies et collègues Andrée. A. et Marie-Renée L. qui ont su m'encourager, me soutenir et surtout m'endurer pendant cette période d'effervescence estudiantine où je me suis faite râleuse et toute durassienne.

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Table des matières Résumé

Abstract Remerciements Table des matières Introduction

1. Détruire dit-elle : le livre troué

1.1 Le refus des catégories génériques

1.2 La forme trouée

1.3 Le dialogue et l'ouverture au théâtral

1.4 L'Écriture filmique

1.5 Le cinéma comme destruction du livre 2. Nathalie Granger : le livre commémoratif

2.1 De Détruire dit-elle à Nathalie Granger

2.2 Le scénario dans tous ses états : les appellations génériques, définitions et modèles

2.3 Nathalie Granger en tant que scénario

2.3.1 Narration filmique et marques scénaristiques

2.3.2 Le scénario, foyer de perception-réception: texte dialogique, texte didascalique

2.4 La dissidence durassienne

2.4.1 De scénariste à auteur de texte-film

2.4.2 Accidents et détraquements 2.4.3 Béances et intermédialité 11 111 IV V 6 7 11 17 23 34 37 37 41 44 47 56 63 63 65 69

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2.4.4 Noir et blanc: book and film

2.4.5 Le livre commémoratif

3 . Agatha ou les lectures illimitées : le livre exténué

3.1 Une proposition de lecture

3.2 Une proposition d'écoute

3.3 Désécriture textuelle et filmique

3.4 La parole auctoriale : Duras bonimenteuse ou la bonne femme qui explique les vues Conclusion Bibliographie 73 77 82 82 92 100 108 113 116

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«À mon avis, le cinéma n'est pas autre chose qu'une nouvelle façon d'imprimer. il est une forme de la transformation totale du monde par la connaissance. Louis Lumière est un nouveau Gutenberg!. )}

Les textes-films de Marguerite Duras écrivent sur l'image, parlent de l'écrit même quand ils ont l'air de parler de cinéma. Filmés comme une écriture, ils sont écrits à la manière d'un film avec le constant souvenir/souhait d'une mise en théâtre. ils s'offrent principalement à la lecture en tant que texte et film entre lesquels le théâtre se fait raccord, affIrmé ou discret. La recherche d'un statut et d'une définition du «texte-film» et l'exploration de ses variantes révèlent, chez Duras, le clair-obscur de ces écrits de la période filmique (1960-1985), celui qui brouille sciemment les identités génériques et leurs frontières. On les dit, tour à tour, scénarios, textes de film, textes

sm

film, récits scénaristiques inférés (c'est-à-dire textes qu'on lit comme scénarios après coup), scéno-textes. Ces appellations diverses en soulignent la nature «plurifonctionnelle2 », l'état de structure en mouvance qui véhicule plusieurs systèmes sémiotiques à la fois, qui rend compte des mutations propres au passage d'un média à un autre. Dans la présente étude, c'est le terme «texte-film}) que l'on retient parce qu'il évoque le procédé de juxtaposition qui accole des éléments divers sans se soucier de les faire s'apprivoiser d'abord ou de les subordonner l'un à l'autre dans un quelconque procès logique. Parataxe des formes qui ébranle jusqu'à la structure de l'écriture qu'elle ouvre à la forme dialogique puis filmique, à la parole auctoriale, enfin. Sont répertoriés textes-films, les dix-sept écrits de Marguerite Duras qui accompagnent une production filmique, réalisée par elle seule, et dont ils partagent le titre de Détruire dit-elle au Dialogue de Rome.

1 J. Renoir, Ma vie et mes films, Paris, Flammarion, coll. «Champs Contre-Champs », 1974, p. 7.

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Mais que sont-ils réellement? Étapes d'un long renoncement à l'écriture, textes épurés jusqu'à 1'épuisement qui vont à leur perte dans le cinéma ou survivance d'une écriture qui ne parvient pas à s'abolir tout à fait? Les deux à la fois sans doute selon qu'on cautionne tantôt le scénario pessimiste, tantôt la fable rédemptrice comme c'est le cas de cette étude. L'ambivalence des formes calque celle de la réception de ces œuvres qui reste dramatiquement controversée encore maintenant. Ces dernières n'ont rien perdu de ce qui était, à l'époque, leur effet de subversion à la limite parfois du canular. Un critique ulcéré du New York Times écrit en 1972, à propos du film Nathalie Granger, que le regard qu'on y pose sur les êtres et les choses semble

«

as if the camera was a Siamese cat whose feelings as been hurt3 ». La caméra dans l'œil du chat offensé garde ici ses distances face à ce qui est regardé, impose un recul de correction qui est de politesse autant que de remontrance, celui, en fait, du lecteur face au texte lu. D'où le constant malaise éprouvé à voir des images photographiées comme des pages, à lire des textes dont l'écriture est filmique. Chaque oeuvre possède néanmoins sa façon propre de déjouer le lecteur-spectateur et l'état de texte-film reste essentiellement pluriel, chacun offrant un moment de création unique.

Situés à la frontière de trois décennies, les textes-films à l'étude ici, Détruire dit-elle (1969), Nathalie Granger (1972), et Agatha (1981) posent donc différemment la même question du geme littéraire, théâtral et filmique tout en y échappant, rétifs à être saisis tout à fait. Les trois s'inscrivent dans le rejet des structures traditionnelles de transposition de l'écrit au film et empruntent, dans l'appréhension de leur variante cinématographique, des voies contournées dont l'écriture filmique émerge, celle qui passe des mots sur une page aux images sur écran, où survit le texte, non plus écrit mais parlé, fragilisé par son passage à travers la voix humaine, mais survivant par elle.

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Détruire dit-elle, modèle du livre troué et premier texte-film de l'œuvre, permet de retracer le travail de la forme filmique à même le matériau textuel. Placé sous le signe de l'espace blanc de la dénomination générique et sorte de story telling de la mouvance des genres, ce texte-film se prête à une archéologie de la disparition des mots organisés dans l'image qui en fractionne l'énoncé et aménage des «blancs» ouverts à la proposition filmée. L'instance dialogique y établit en outre son territoire de tumulte, essentiel à la stratégie filmique, et convoque le théâtral qui écarte le romanesque traditionnel mais non l'écrit. Ce dernier se fait alors intuition de la mise en images, invite à un traitement filmique postérieur au livre publié mais déjà présent au sein même de la variante textuelle.

Nathalie Granger, texte publié après le film, questionne puis transgresse les modalités du genre scénaristique dont il respecte néanmoins un certain nombre de contraintes précises. Construit à partir du texte dialogique auquel s'entremêle celui de la partie iconique du film, sa modalité première est bien celle de la transcription (des voix, des images, des mouvements, etc.). Son caractère transitif est réel et lire Nathalie Granger revient à revivre le tournage du film dont il est une sorte de commémoration. Le marquage scénaristique y est clair et s'illustre à travers les fonctions narratives associées habituellement au passage du littéraire au cinématographique autant que par les indications techniques relatives au dispositif cinématographique qu'on y trouve : plans, cadrages, distances scalaires, mouvements de caméra, indications de bande sonore, etc. Les liens qu'entretient le texte de Nathalie Granger avec le scénario renforcent son emploi en tant que foyer de perception et de réception avec ses jeux de focalisation narrative, en mode visuel et auditif, où s'intercalent texte dialogique et texte didascalique dans la dynamique coutumière à l'écrit scénaristique. La dissidence duras sienne ne tarde pas cependant à s'affirmer avec ses effets de détraquement

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nombreux, son esthétique de ratage comme moteur d'avancée. Les procédés d'écart par rapport au scénario ouvrent le film à l'irruption d'un autre film voire d'un autre genre, le théâtre, mais aussi le textuel qui, même malmené, prend l'écran d'assaut et s'y installe impunément à coups de gros plans en un trop plein d'écrit qui déborde des cadres de film pour envahir le scénario. Ce sont des notes post-tournage, adjointes au texte de Nathalie Granger, qui s'adressent exclusivement au lecteur du livre, comme le font les multiples parenthèses ou mises en italiques (souvent les deux en même temps) annonçant la lecture comme déchiffrement privilégié du texte-film.

Sous la forme d'Agatha, le texte-film atteint un statut d'objet donné à voir, à lire, à dire et à entendre surtout. «Texte montré4 », il convoque et impose les voix-off, le dit hors de l'image, en une proposition d'écoute à laquelle se joint une proposition de lecture. La forme exclusivement dialoguée de l'écrit réintègre le théâtral dans l'espace-texte afin d'en indiquer la primauté des choses dites ou, plus exactement, des choses redites, citées comme on le fait d'une lecture. Agatha inscrit le procédé citationnel à même la matière du film qui se trouve à mettre en images la lecture remémorée d'un autre livre CL 'Homme sans qualités de Musil) comme si, à la fm de la période filmique, c'est au livre qu'on se doit de revenir. Ce parcours d'une quinzaine d'années a cependant son prix. L'amaigrissement progressif du texte autant que celui du traitement cinématographique est le signe d'une «déséscriture» textuelle et filmique qui affecte toute l'œuvre durassienne et dont les conséquences imprègnent clairement le matériau de ce dernier texte-film. Une possible rédemption et survie de l'œuvre apparaît alors dans l'émergence de la parole auctoriale. Celle-là même qui s'apprête à balayer le filmique de la surface de l'œuvre, à envahir l'espace intra et extra-diégétique du textuel. Dans Agatha, le travail de déflexion des voix vers l'off, entrepris à partir de La Femme

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du Gange (1973) se fait plus intense lorsque Duras prête sa voix au personnage d'Agatha joué par Bulle Ogier. Duras choisit alors un autre type d'exhibition que celle du Camion, verbale et non visuelle, au service d'une parole auctoriale asynchrome abondante, un «paratexte terroristes» qui lorsqu'il s'occupe de cinéma évoque la parole des bonimenteurs des films muets, ceux qui expliquent « les vues ».

À l'écart du «cycle indien» (La Femme du Gange, lndia Song, Son Nom de Venise dans Calcutta désert), très souvent exploré, et contrairement aux œuvres qui le constituent, les trois textes-films ciblés ici ne produisent aucune suite, ne laissent aucune trace. En effet, ni les personnages, ni les intrigues ne réapparaissent ailleurs dans l'œuvre (sauf peut-être les plans inutilisés d'Agatha qui composent une partie de L 'Homme atlantique). Ils en conservent une fragilité émouvante qui appelle la relecture, le revisionnement (lorsque c'est possible). Abordés en manière de répons, ils révèlent des états de grâce où texte et film se jaugent, se stimulent et se brisent parfois sous le regard de l'auteur qui est comme celui du chat noir qui hante le lieu de Nathalie Granger« charmant {mais aussi} tueur de mulots, assassin d'oiseaux6• »

S M. Borgomano, « Les lectures sémiotiques du texte durassien. Un barrage contre la fascination », p. 104.

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«

Ç'aurait été un mot-absence, creusé en son centre d'un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés 7• »

Dans les notes pour la représentation qui accompagnent le texte de Détruire dit-elle, Marguerite Duras précise

«

qu'il n'y aurait pas de répétition générales. » évacuant, de ce fait, une étape cruciale de la mise en spectacle d'un texte dramatique. Considérant que ce qu'on nomme, avec toujours un peu d'angoisse, «la» générale est la dernière étape avant la création d'une production, le last call avant que d'affronter le public, il y a là, outre une certaine bravade, un refus certain de figer l'expression. Duras aménage ainsi un manque, une absence dans le cheminement de la création qu'elle se garde bien de combler. Ce passage à vide ouvre le spectacle à des mutations éventuelles, à toutes les possibilités de réécriture. La juxtaposition de l'ultime répétition à la première représentation court-circuite le déploiement du texte, en ébranle peut-être même les fondements.

Cet entretien d'un processus lacunaire rappelle une autre remarque de Marguerite Duras, toujours à propos de Détruire dit-elle, mais concernant sa mise en film. Elle dit: «quand j'ai tourné Détruire, nous avons répété pendant un mois, mais voilà le spectacle n'a pas eu lieu. Les comédiens ont joué une seule fois, le jour du tournage9. » Ici, c'est le spectacle théâtral qui est oblitéré et Duras en marque bien la

disparition, comme s'il y avait eu annulation, remplacement à pied levé: avec, aujourd'hui, dans le rôle du théâtre, le film! Dans un cas comme dans l'autre, le

7 M. Duras, Le Ravissement de LoI V. Stein, p. 48.

8 M. Duras, Détruire dit-elle, p.139. Dorénavant, les renvois à ce livre seront indiqués par le sigle DD. 9 M.-P. Fernandes, Travailler avec Duras, La Musica deuxième, p. 196.

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manque, l'intervalle est affinné, presque célébré, et il s'affaire à trouer l'avancée du texte au théâtre, au film. Son caractère transgressif signale la faille dans l'édifice textuel, une rupture au sein même des lois qui lui donnent vie.

Détruire dit-elle, inclassable, disponible à l'hybridité des écritures, malléable aux remaniements de genre, est aussi une version exemplaire du « premier état de texte comme un entendu dire 10.

»

Cette expression de Duras souligne bien deux autres caractéristiques de ce livre. D'abord la référence à un d'état existence antérieure, préalable à la fonne sous laquelle il se présente qu'elle soit littéraire, dramatique ou cinématographique. Détruire n'est jamais univoque, sa matière textuelle renfenne toujours l'intuition ou la mémoire d'une autre version. Ensuite, l'œuvre amorce un virage à l'oralité, à la parole mouvante des dialogues. Sa conversion à l'état de texte-film, est tributaire de ces deux traits. Texte source autant que d'arrivée, Détruire se présente donc comme un instantané de la création duras sienne, un moment où la fonne retient sa respiration et convoque la reprise autant que l'avancé.e. Cadrée en amorce de la période filmique de Duras, l'œuvre se fait pause stratégique pour voir venir, en même temps que mémento. Elle inaugure ainsi la série des textes-films, films écrits entre papier et pellicule tout autant qu'écriture lovée entre page et image.

1.1 Le refus des catégories génériques

Toute sa vie Marguerite Duras a lutté contre les enfermements les plus divers et la transgression à l'égard des conventions qui circonscrivent les genres journalistiques, littéraires, théâtraux, critiques ou cinématographiques est caractéristique de l'œuvre

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tout entière. Ici, aucun livre n'est jamais vraiment terminé, tout texte s'écoule dans un prochain à moins qu'il ne rattrape un précédent dans un travail de réécriture qui pulvérise les limites du texte (qui peut toujours en cacher un autre, à moins qu'il ne s'agisse d'un film, lui-même potentiel dépositaire d'un livre dont il est peut-être en attente). C'est la création d'un espace transgressif, un territoire vacant, hors du périmètre carcéral des genres littéraires, ouvert sur le dehors, l' outside théâtral puis filmique. La plupart des textes duras siens peuvent et doivent donc être considérés comme des

«

réservoirs d'instructions », l'appellation est d'Alain Gaudreault, dans lesquels viennent puiser les variantes en un mouvement qui est essentiellement de l'ordre du transport, du transit. L'écriture du texte théâtral, filmique ou romanesque se voit alors doublée par une autre (elle-même sujette à refonte), potentielle ou disparue, et, de la tension entre les trois, surgissent les modalités de la réécriture, celles qui testent ce que Robert Harvey nomme le caractère ductile de l'œuvre de Duras, son aptitude à être étendue ou étirée sans se rompre jusqu'à l'ultime limite, du livre source au «livre tombeau », expression qu'utilise Madeleine Borgomano à propos de L'Amant de la Chine du Nord.

L'établissement d'une bibliographie duras sienne révèle combien il est difficile de classer les oeuvres selon les catégories traditionnelles. Le texte durassien a du mal à trouver une définition générique stable et unique et les variations du paratexte générique font foi de cette ambivalence soigneusement entretenue. Tout ce qui constitue les seuils des œuvres, titres, pré ou postfaces, notes, entretiens ou correspondances tenus à propos des textes s'active à brouiller les pistes, à mêler le jeu puisque qu'il s'agit bien d'une activité hautement ludique. De Détruire, le livre, elle dit

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que «ce n'est pas un roman du tout 11 », avant que d'affirmer que les indications

scéniques à la fin du livre sont en fait: «non pas l'idée d'un film, mais l'idée d'un livre qui pouvait être à la fois, soit lu, soit joué, soit filmé12.» Après avoir sagement déterminé, à ses débuts, le support formel de ses écrits, (le statut générique de La Vie tranquille, Un barrage contre le Pacifique, Le Marin de Gibraltar et des Petits Chevaux de Tarquinia est plutôt affirmé), Marguerite Duras a, en effet, peu à peu laissé s'estomper la précision des genres. Certains écrits, de toute évidence narratifs, ne portent aucune indication qui les constitueraient comme tels tandis que d'autres sont délibérément écartés de la forme romanesque. Ainsi, à partir de Détruire dit-elle, premier signe de dérèglement dans la catégorisation, le genre des oeuvres est soit non spécifié, soit d'une grande équivoque (parfois triple comme lndia Song) et l'appellation « roman» cède le pas à celle de « texte» qui évoque plus une dynamique de création qu'un objet créé et strictement codé. Ce premier «manque» à nommer, cependant, coïncide avec la réalisation à part entière du premier film. L'espace blanc, la trouée laissée par la disparition de la dénomination générique, ouvre donc l'écrit au filmique et annonce la béance de la structure et de l'écriture même de Détruire, celle qui convoque le mode du dire différent, le nouveau potentiel sémiotique du texte-film.

Dans une entrevue publiée dans les Cahiers du cinéma en novembre 69, Duras explique la genèse contournée et cahoteuse de Détruire. Elle signale son passage presque obligé de l'état de scénario probable à celui de roman lorsqu'elle constate le scénario (La Chaise longue) soudainement «frappé de nullité », dit-elle, par la découverte du personnage de Stein qui impose la forme romanesque à l'auteur. Roman lui-même déjà aux frontières d'une éventuelle adaptation théâtrale au moment où Duras

11 A. Virconcelet, M Duras, p.162. 12 Cahiers du cinéma, no 217, p. 45.

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décide d'en faire un film, subitement rendu nécessaire. «Je n'ai pas pu m'en empêcher!3 » déclare-t-elle dans la même entrevue, soulignant ici autant l'urgence des remaniements intergénériques que le mouvement d'éviction systématique où une forme semble en chasser une autre tout en conservant la trace de ce que Bernard Azalet nomme« une présence en allée!4 ».

L'écrit rend compte ainsi d'une perte, d'un effacement pareil à celui qUI escamote la répétition générale au moment de la création ou qui substitue le film au spectacle théâtral. La mise en évidence de ces manques successifs parcellise le texte et syncope son évolution comme la caméra du film (à venir ou déjà inscrit dans le matériau textuel) découpe personnages et objets, opère la décomposition photographique du mouvement: «Elle sort. Elle vient de sortir. », «Elle se lève. Elle passe. »(DD, p. 15), «Elle passe tout près du porche. Elle est passée. »(DD, p. 18) Les remaniements à répétition qui perturbent le livre font aussi fléchir son rendu formel qui dérape irrésistiblement vers le filmique. Déjà, tout ce qui caractérise l'ensemble de l'œuvre cinématographique durassienne est en place dans Détruire dit-elle, livre cassé du point de vue romanesque. L'œuvre amorce la subversion systématique des catégories y compris, d'ailleurs, celle des textes accompagnateurs de films que nous verrons avec l'étude de Nathalie Granger, mais qui, pour le moment, circulent encore sous des appellations aussi diverses que script, brouillon de scénario, scénario oral, synopsis ou ciné-roman. Cette effervescence autour du jeu des dénominations est représentative de toute la période filmique de Marguerite Duras (1972 à 1985). Les livres publiés à cette époque exacerbent le manque à nommer jusqu'à l'épuisement de

13 ibid., p. 45.

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la matière textuelle même qui se fait de plus en plus dépendante des films, avant que de s'abandonner aux voix puis à la parole auctoriale. Mais n'anticipons pas.

Détruire dit-elle est également une première mise en pratique de l'écriture filmique duras sienne non pas surgie des procédés d'apprivoisement habituels que sont l'adaptation ou la scénarisation, mais donnée d'entrée de jeu, à froid, dans ce qui n'est plus vraiment un roman. Elle se signale d'abord par un amaigrissement progressif qui conduit à un dénuement syntaxique et stylistique de plus en plus radical. Il faut « aller à l'os, au plus pauvre de la phrase15

»

ainsi que l'affirme Duras, première étape de l'ouverture du livre à ses dehors potentiels, théâtraux et filmiques.

1.2 La forme trouée

«Je suis maigre mais j'ai de beaux os. » Anne Hébert

L'œuvre de Duras, en général, s'inscrit dans une certaine avant-garde qui opère, au milieu du vingtième siècle, une série de transformations de formes autant que d'enjeux qui ne sont pas propres à la littérature puisqu'on les retrouve aussi bien au théâtre qu'au cinéma. Les composantes traditionnelles de la forme narrative, en particulier, subissent les assauts répétés du Nouveau Roman. L'œuvre duras sienne oppose pourtant une réelle résistance à cette étiquette qui paraît la figer dans des procédés d'écriture associés à cette école dont elle n'est, somme toute, qu'une compagne de route comme elle fut celle du cinéma expérimental de la Nouvelle Vague. L'absence de méthode, de calcul, le refus de la mise en distance ludique, que dénote

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Jean Cléder16 chez Ouras, l'isole dans son travail systématiquement négatif tant au niveau des contenus que de la stylistique. Au contraire, l'abstraction, l'ellipse, la concision, toutes les fonnes de dislocation de la narration, du descriptif, des images et de la syntaxe constituent une célébration de la méconnaissance (dirait-on) de l'écriture autant que du filmique, un refus de compétence qui la place en marge de tout embrigadement.

Chez Duras, à cette époque, le littéraire est en difficulté, il peine et se cherche. Aussi, Détruire dit-elle propose-t-il deux personnages d'écrivains potentiels assez emblématiques du stoppage de l'écriture à l'approche du filmique. Le personnage de Stein est

«

en passe de devenir» écrivain depuis toujours. Sa vocation sans cesse différée est repérée par le personnage d'Alissa à son «acharnement à poser des questions. Pour n'arriver nulle part. » (DD, p. 20) L'état d'écrivain de Max Thor est encore plus aléatoire, lui « qui chaque nuit est sur le point de commencer» (DO, p. 39), dont chaque nuit change ce qu'il écrivait, s'il écrivait, avec sa main« restée longtemps au-dessus de la page» puis « écrivant avec lenteur et difficulté» (DO, p. 25), résistant à peine à la force avec laquelle cela s'impose parfois «de ne pas écrire» (DD, p. 46). Conséquemment, le livre, «maintenant qu'on ne raconte plus rien dans les romans» (DD, p. 119), est un cul-de-sac «aux préambules sans fin. » (DO, p. 80) Influence filmique oblige, il est monté en boucle: « Elle lit le même roman depuis trois jours, dit-il. Même fonnat, même couverture. Elle doit le commencer { ... } recommencer sans fin.» (DO, p. 29) Et sa lecture n'est que parade: «Tu ne lis pas? Non je fais semblant.

»

(OD, p. 48), contrefaçon où les instances traditionnelles du roman sont moquées: «pour des raisons littéraires, dit Stein. Il rit. », «Ma femme est un personnage de roman? dit Bernard Alione. Il ricane. » (00, p. 118) L'incertitude du

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métier d'écrivain, le manque à créer que souligne le vide des œuvres, «Ce n'est rien, dit Stein, rien. Un roman pour le train. Rien.}) (DD, p. 29), exposent le caractère inadéquat du littéraire à l'aube d'une saison filmique. À la déficience du genre, s'ajoute le travail d'épure de la forme sur le mode de l'espacement et de l'omission.

Comparé à la densité d'œuvres précédentes comme Loi V Stein ou Le Vice-Consul, Détruire dit-elle possède une forme étrangement minimale dont l'abstraction voire la sécheresse confirme les propos de Duras recueillis dans les Cahiers Renaud-Barrault à propos de textes qui, eux, découragent la mise en images alors que d'autres semblent l'inviter: «C'est autour d'équations de cet ordre-là qu'on travaille17.})

Abstraction, épurement du formel jusqu'à l'ossature, où s'opère un gommage de l'écrit afin de créer le trou, l'espace lacunaire où s'effritent les procédés romanesques coutumiers à commencer par le caractère univoque de la narration. «Entre autres hypothèses, c'est celle que je retiens, {qui} a retenu mon attention pendant tout un été. » (DD, p. 17) affIrme Stein, laissant place à d'autres scénarios possibles, affirmant le caractère saisonnier, donc éphémère, de la version retenue. La narration de Détruire dit-elle s'ouvre même à un autre récit, celui que Max Thor et Alissa pourraient écrire, le temps de quelques pages, « un beau sujet» (DD, p. 48), pourtant laissé en plan. Aussi, le temps d'une lecture, Détruire peut tout autant être texte que théâtre ou film, refait par chaque lecteur comme chaque regard équivoque des personnages du livre propose une vision nouvelle, multiple et jamais achevée, de l'univers fictif qui s'y disloque au lieu de s'y construire.

Le livre s'ouvre, de manière significative, sur une incompétence du regard, un manque à voir troublant: le parc qu' « on ne peut pas voir », ces parties de tennis « que lui ne

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voit pas », ce personnage «qui ignore qu'on la regarde. » (DD, p. 9) Paradoxalement Duras propose des personnages qui sont, avant tout, témoins : «je vous ai vu

à

votre table.» (DD, p. 25); réflecteurs: «Stein regarde pour moi.» (DD, p. 47); objets observés:

«

il y a dix jours que je vous regarde. » (DD, p. 26) Détruire dit-elle fait du personnage une conscience regardante, parfois à peine identifiable, qui filtre et réfléchit le monde du roman laissant le lecteur souvent incertain de l'identité même du sujet énonciateur, insaisissable comme la dénomination générique. Qui parle? est la question qui hante le lecteur de ces dialogues essentiellement

«

modernes» selon la définition de Barthes que cite Michèle Royer, c'est à dire « sans père ni propriétaire18 ».

Les personnages, ayant résolument rompu toutes attaches avec ceux du roman traditionnel et dont l'unité se fissure, sont réduits à des silhouettes interchangeables qui ne sont lisibles que de l'extérieur, installés dans l'inachevé, le possible à perpétuité, jamais soumis à la vision unique et concluante d'un narrateur ou possiblement d'une caméra: «Vous connaissez ce nom? Je devais le savoir, j'ai dû l'avoir su et l'oublier» (DD, p. 24), «Je revois mal son visage. » (DD, p. 19) Des personnages à jeter, parents des livres de gare indistincts qu'on trouve dans Détruire, livres «à disparaître19» comme ceux que compte écrire Duras juste avant sa mort. C'est donc le manque à voir (celui des personnages, des lieux, des descriptions) qui est donné ici et ce, à travers les quelques deux cent treize persistantes références au regard qui surgissent tout au long des cent trente-sept pages du livre avec l'insistance d'une incantation restée non opératoire: «elle la regarde, ne regarde que la forêt tout à coup» (DD, p. 33), «elle s'adosse à sa chaise, le regarde. » (DD, p. 34), « il ouvre les yeux, les regarde. Eux ne le regardent pas. » (DD, p. 41) Toute une pauvreté du visible se voit inscrite également

18 M. Royer, L'Écran de la passion. Une étude du cinéma de Marguerite Duras, p. 33.

(22)

dans des indications semblables à des didascalies (1' ouverture au théâtre est imminente) qui introduisent les scènes-séquences du livre. Ce sont quelques notions de décors, une perception de clarté, d'effets de jour ou d'ombre, qui ont la sécheresse du livre de bord ou du synopsis:

«

Neuf heures, crépuscule. » (DD, p. 14), <<Jour éclatant. Il a plu le matin.

»

(DD, p. 30), «Nuit dans le parc. Claire. » (DD, p. 71)

Le travail de suppression, le processus de schématisation et d'abstraction de Duras afin d'atteindre l'ossature du texte, frappe aussi la structure de l'œuvre soumise à la dynamique durassienne de l'échappée. Détruire dit-elle est constitué d'une succession de dialogues juxtaposés, entrechoqués plutôt, comme le seront éventuellement répétitions et production puis répétitions et tournage. Sans transition narrative aucune, les séquences de dialogues ne sont démarquées que par des espaces blancs qui sont des trous, des lacunes que le lecteur se doit d'accepter. À cette structure trouée correspond la discontinuité des phrases les unes par rapport aux autres, l'enchaînement syncopé des syntagmes, l'omniprésence du procédé de parataxe avec ses vides, ses silences: « Soleil. Septième jour. » (DD, p. Il), « IlIa laisse ouverte pour toi. Nous voir.» (DD, p. 52) Les phrases s'interrompent aussi au seuil d'un dire autrement, pour le moment encore inaccessible, et sont laissées en suspens: «N'allez pas croire qu'il s'agissait d'une ... non, non ...

»

(DD, p. 17), «Tu es si jeune, dit Max Thor, que lorsque tu marches ... »(DD, p 48), «C'est cela, dit Max Thor, c'est ce regard qui...

»

(DD, p. 60)

Si la béance généralisée de l'œuvre est une indication du possible, la mémoire du texte, elle, suscite un recours attendu à la répétition, mais trouée de manques, imprécise et floue. Ce sont des phrases entières répétées, récupérées du chaos des pages précédentes de façon incomplète, toutefois, très légèrement décalées: «Une voix

(23)

d'homme éclate, vive, presque brutale» (DD, p. 12), «C'est la même voix vive, presque brutale» (DD, p. 13), «Sa voix est vive, presque brutale. » (DD, p.14) Le texte entier semble se construire sur les ruines d'un état antérieur et la nécessité de détruire pour créer s'impose. Ici se dessine l'esthétique de la trace, elle aussi nécessaire à la mise en place du texte-film, forme à fois mémoire et avènement comme les personnages adultes de Stein et d'Alissa qui sont «déjà des enfants. » (DD, p.124) Ainsi, l'ellipse hoqueteuse des phrases, leur syntaxe érodée par l'absence d'articles, de verbes, l'accumulation de phrases nominales, participent d'un appauvrissement généralisé des procédés narratifs divers en un évidement qui prépare l'ouverture vers le dehors du théâtre et du film.

Le déséquilibre entretenu, tout au long de l' œuvre, entre récit et discours, délibérément en faveur du discours, met en place la dernière composante de la forme trouée: la parole comme fondement du texte-film. Pour Sylvie Loignon, «les voix font des trous dans le film2o. », mais avant que d'envahir et dévitaliser l'image filmique, les voix qui parlent, fragmentées par tout un système de résonances et de rappels, disséminent d'abord la matière romanesque au profit de l'énonciation. Cette dernière est constamment renforcée par des procédés oraux: les «oui », «non », «vous voyez? » , «c'est ça. »qui font courir les mots au rythme d'une respiration. La pulsion alternative des questions-réponses, les locutions modalisantes rendent incertaine la substance même du texte: «il ferait presque lourd» (DD, p. 13), «elle doit être allée dans le parc» (DD, p. 16), «elle a dû mourir. » (DD, p. 17), «je ne saurais pas vous le dire. » (DD, p. 17) La narration ou, plus justement, le narrateur-locuteur qui instaure l'acte de parole est comme le personnage de Stein «dans une incertitude tremblante» (DD, p. 22) puisque de toute façon «non, on ne saura pas. » (DD, p. 124) De la même

(24)

manière, les diseurs récitants d'un texte que sont les personnages de Détruire demeurent presque interchangeables, confus, et leurs échos verbaux arrachés au non-dit renvoient le lecteur à une substance première, dont nous avons parlé plus tôt, à laquelle il n'a pas accès, au moment où, comme le dit Alissa à Élisabeth: «je ne te connaîtrais pas encore}) et, plus important, où « on ne se serait pas dit un mot. }) (DD, p. 43) La matière dialogique se voit ici travaillée hors des limites du matériau textuel de l'œuvre et du genre auquel il échappe de plus en plus afm de renaître et devenir autre, juste avant que «ne commence l'action du livre et l'interrogation du film21. })

1.3 Le dialogue et l'ouverture au théâtral

Dans son ouvrage sur les rapports entre le Nouveau Roman et le théâtre, Arnaud Rykner affirme que la forme théâtrale, chez les écrivains de cette école et chez Duras spécifiquement, a pris son essor à même le matériau romanesque et l'un de ses composants, la forme dialogique22. Simultanément, en tant que recopiage du réet23, le dialogue se donne pour référent le monde extérieur, ['outside qui, toujours pour Duras, convoque le cinéma et sa «langue écrite de la réalité}) selon l'expression de Pasolini. La forme dialogique est donc cruciale dans l'émergence du texte-film duras sien qui se doit cependant d'en passer par le théâtral, lui-même issu des dialogues inscrits dans le romanesque.

Le dialogue occupe une place considérable dans l'œuvre de Marguerite Duras où il apparaît dans tous ses états, brouille les frontières génériques, explore et

21 M. Blanchot, « Détruire », dans L'Amitié, p. 133. 22 Voir A. Rykner, Théâtres du nouveau roman, p. 162.

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déstabilise toutes les voies de la communication. C'est le lieu privilégié où s'opèrent les glissements et les mutations de tous genres, un espace contradictoire pareil en cela à ces couloirs qu'affectionne Duras dont elle dit qu'ils sont les lieux « là où on se rencontre { ... } par là qu'on sort, mort ou vivant, et par là qu'on rentre24• » La forme dialogique

durassienne se manifeste à travers toutes ses variantes, des plus convenues aux plus anarchiques. En mode plus traditionnel, elle apparaît en tant qu'élément constituant de l'univers romanesque des textes, « première manière », comme La Vie matérielle ou Le Marin de Gibraltar, là où un narrateur omniscient cède ou plutôt semble céder la parole à ses personnages. Les Parleuses, en 1974, donne au dialogue la structure ouverte d'une conversation portant elle-même, entre autres, sur l'oralité et son rapport à l'écriture, le littéraire et le monde extérieur. C'est une transcription «non censurée» d'entretiens entre Marguerite Duras et Xavière Gauthier où redites, détours, phrases inachevées, chevauchements et autres aléas conversationnels sont honorés dans un refus de la mise en ordre, une célébration de la parole des femmes au cœur même de la révolution féministe. L'outside du film est aussi traité par le biais de l'échange verbal, cette fois avec Michelle Porte, dans Les Lieux de Marguerite Duras (1977). Ici l'iconographie perce à travers les interstices des mots parlés à la manière des images, décrites celles-là par Duras, dont elle signale qu'elles pourraient servir de ponctuation à un film tiré du roman qu'elle vient d'achever, L'Amant de la Chine du Nord. L'Été 80, à son tour, propose un nouvel état de la parole écrite alors que des textes journalistiques divers, égrenés au fil d'une saison, sont sauvés d'une disparition certaine par ce livre où s'impose peu à peu le dialogue. Brefla forme dialogique est terrée partout dans l'œuvre de Duras comme les noirs qui trouent la pellicule de ses films ou les silences qui en fracturent la bande son.

(26)

Pendant la période qui va de 1954 à 70, le dialogue ne cesse de d'élargir son emprise sur le matériau littéraire, supplantant peu

à

peu le récit, minant les certitudes de la narration en faveur de ce que Madeleine Borgomano nomme cette «zone instable, agitée de turbulences25• » Ainsi, à mesure que l'écriture de Duras se fait de plus en plus

elliptique, discontinue et ouverte, son potentiel scénique s'accroît et les oeuvres glissent de la forme romanesque à la forme théâtrale, celle-ci déjà trouée puisque présupposant des ensembles de signes non verbaux, la présence virtuelle d'une représentation que fait advenir la mise en scène. Ce glissement «progressif» se doit d'en passer par le dialogue, écriture de l'intervalle, de l'entre-deux défini comme «négociation entre roman de la parole et voie de l'écrituré6 », et aussi par la dérive des genres qu'initie Le Square, l'un des premiers textes hybrides durassiens.

Contrairement à Détruire dit-elle, les dialogues du Square sont interrompus de notations parfois encore fortement inscrites dans le romanesque: «tranquillement l'enfant arriva du fond du square et se planta devant la jeune fille27 »; ou déjà parente de la didascalie: «il y eut un silence entre eux28. » L'œuvre reste toutefois sous la garde à vue de l'appellation «roman» même si l'auteur prétend, dans une interview parue en 1956, qu'elle n'a «voulu ni faire une pièce de théâtre, ni, à vrai dire, un roman. Si roman figure sous le titre du livre, c'est par étourderie de ma part!29 » Quoiqu'il en soit, la forme dialoguée interpelle forcément le théâtral et la nature double de son énonciation. Ici le recopiage est réécrit en deux versions dramatiques : l'une abrégée et presque simultanée en 56 (l'urgence de la transition au théâtre préfigure celle vers le filmique), l'autre «allongée» en 65 qui évoque la réécriture de la pièce La

2S M. Borgomano, «Le dialogue dans l' œuvre de Marguerite Duras », p. 2.

26 M.-H. Boblet-Viart,« L'entre-deux dans les dialogues de Marguerite Duras », p. 172.

27 M. Duras, Le Square, Éditions Quarto, p. 461.

28 ibid., p. 482.

29 C. Sarraute,« Entretien avec Duras », Le Monde, 18 septembre 1956, cité par Madeleine Borgomano

(27)

Musica (1965) que Duras étoffe avec La Musica deuxième (1985), la durée télévisuelle de la première lui semblant trop réduite (encore un autre support textuel en jeu!). Le passage au vrai théâtre du Square nécessite toutefois une réécriture serrée. Cette dernière, selon Madeleine Borgomano, est essentiellement du registre de l'élimination et de l'allègement, portée de ratures en ratures (la photo d'une page du manuscrit parue dans Lire Duras en fait foi) jusqu'à l'os du texte, jusqu'à l'à-plat des personnages qui demeurent, comme ceux de Détruire, uniquement vus de l'extérieur, dans le refus du réalisme et l'entretien d'une parole volontairement touffue, artificielle et littéraire:

Quand on me dit que la bonne à tout faire du Square ne parle pas naturellement, bien entendu qu'elle ne parle pas naturellement puisque je la fais parler comme elle parlerait si elle pouvait le faire. Le réalisme ne m'intéresse en rien. Il a été cerné de tous les côtés. C'est terminé3o•

Le Square n'est toutefois pas soumis à l'appauvrissement brutal du textuel que commande pourtant le passage à l'oralité et, comparé au minimalisme austère de Détruire, il reste alourdi de trop de pompe syntaxique, figé dans le passé simple des verbes auprès duquel le présent de l'indicatif de Détruire évoque une durée autre que celle du théâtre, la durée du mouvement qui s'accomplit sous nos yeux, motion picture.

Poussée hors de ses gonds, l'écriture de Détruire dit-elle se voit malmenée, jetée au dehors comme l'affirme Duras dans Émily L. Cette éviction se fait d'abord en direction du registre théâtral puis du filmique. Comme on l'a vu précédemment, l'ouverture au scénique est tributaire de la mise en place de la forme dialogique et de son oralité, celle qui court-circuite le narratif au profit de l'énonciatif en un transfert qui s'inscrit, pour Détruire, jusque dans le titre de l'œuvre. L'énonciation se voit

(28)

renforcée par de nombreux procédés oraux dont nous avons parlé précédemment et qui

placent Détmire résolument dans le camp du « talking )} défini par Genette comme ce

discours situé à l'extrême du

«

showing» et du «telling31 », libéré de tout souci

d'histoire à raconter, détaché de l'univers romanesque traditionnel. Ainsi toutes les

scènes (puisqu'on ne peut plus guère les nommer chapitres et pas encore séquences) s'ouvrent sur une parole hésitante, encore entre le dire et le penser, qui ne porte pas les

marques du discours rapporté mais ressemble à une voix intérieure parente de la

didascalie: «Nuit. Sauf des lueurs frisantes dans le fond du parc, nuit. )} (DD, p. 23), « Nuit complète. )} (DD, p. 49), «Temps éclatant. Les stores ont été baissés. » (DD, p. 108), «Des voix arrivent du parc. Elle sort. » (DD, p. 14) Cette voix intérieure sert d'appoint aux voix des personnages puis établit le silence dont émergera une parole

lente à l'élocution précise, au ton neutre, mais aussi mélodique, en attente de son

véhicule privilégié, l'acteur. Chez Duras, l'acteur est énonciateur avant tout: «un acteur, c'est fait pour proférer, c'est une bouche qui s'ouvre pour dire des paroles que

d'autres ont écrites32•

»

On songe à Beckett, à la bouche rouge sur fond de scène noir

de Pas moi, ultime épuration théâtrale! Il n'est pas étonnant que le texte lu plutôt que représenté se soit imposé finalement comme modalité privilégiée de la représentation

théâtrale durassienne. La curieuse romanisation de la tessiture théâtrale, qui s'amorce à

partir de 1985 avec La Musica deuxième, est certes à rapprocher de la fin de la période

filmique de Duras. En 1990, paraît La Pluie d'été, livre où le scénario du film Les

Enfants (1985) devient récit alors que le film est resté longtemps la seule narration possible de cette histoire, selon Duras. Épuisement de la forme filmique ou renaissance

de l'écrit? La forme effritée de La Pluie d'été semble plutôt évoquer celle du livre

exténué, troisième état du texte-film dont nous reparlerons avec Agatha.

31 G. Genette, Figures III, p.188. 32 S. Loignon, Marguerite Duras, p. 143.

(29)

Détruire dit-elle, texte riche de virtualités multiples, inscrit dans une dialectique de l'expression qui assume et cultive la fragilité presque magique de ses frontières en même temps que les marqueurs d'une écriture intergénique, se conclut, on l'a vu, sur des recommandations de l'auteur (p.139-140) où, soudainement, personnages et lieux se voient placés sous le signe performatif. On y trouve des indications de scénographie qui englobent même le para-théâtral : « la pièce devrait être représentée dans un théâtre de dimensions moyennes, de préférence moderne. »; des consignes de casting: « Alissa est de taille moyenne, plutôt petite. Stein et Max Thor ont à peu près la même taille. »; de costumes: «Elle est en blue jeans, pieds nus »; de jeu: «l'indication est d'ordre intérieur.» D'autres remarques se tiennent à la limite du chorégraphique: «ses mouvements doivent être très aisés. Stein a une démarche rapide. Max Thor est lent dans sa démarche.

»

Toutes confirment le statut de texte « théâtralisable » qui est celui de Détruire, pour le moment. De plus, Duras y mentionne qu'un décor abstrait serait préférable et que la figuration humaine, rendue superflue, pourrait être évoquée par la lumière, poursuivant ainsi le procédé d'épuration et d'amaigrissement forcé du matériau jusque dans un éventuel traitement scénique. Ces notes ont ceci de remarquable qu'on les croirait ajoutées à la sauvette, comme survenues tout à coup dans l'effarement que cause l'irruption du théâtral à l'intérieur ce qui est, après tout, un non lieu générique. Elles tracent les voies du possible théâtre (et peut-être même du filmique) qui traverse l'œuvre. Le caractère irrésolu de leur présentation, en italiques, placées en fm de livre, presque oubliées, souligne la fragilité formelle de l'œuvre. Ces remarques préfigurent aussi celles qui convoquent le film, plus de vingt ans après, au sein même de ce qui devait être un retour au roman, L'Amant de la Chine du Nord. À ce moment, les notes infra-paginales deviennent des indications claires pour la mise à

(30)

l'écran du texte « dans le cas d'un film33

»,

«en cas de cinéma

»

(ACN, p. 84), « en cas de film.

»

(ACN, p. 172) Comme c'est le cas pour Détruire dit-elle, elles s'installent dans les failles du récit. Failles que l'écrit ne comble pas puisque, après avoir facilité l'irruption du théâtral au sein même du littéraire, elles ouvrent désormais la voie vers l'outside du film, celui qui sort le livre dehors. Ouverture qu'on sent déjà à la lecture de Détruire dans l'impression que l'auteur y inscrit, avec des mots, des procédés qui ressemblent à des profondeurs de champ: «Il n'y a qu'elle qui se tienne aussi près des tennis. Les autres sont plus loin, soit à l'abri des haies soit au-delà sur les pelouses au soleil.

»

(DD, p. 12); des cadrages champ contre-champ: « Stein s'assied sur le gravier, regarde le corps d'Alissa, oublie. Là-bas, Élisabeth s'est retournée vers le porche. » (DD, p. 42) Les éclairages, les positions et les mouvements sont indiqués comme dans un scénario: «Lumière et soleil dans la salle à manger. Dans les miroirs. » (DD, p. 95), « Élisabeth se tourne. Elles se trouvent toutes les deux prises dans un miroir.

»

(DD, p. 99), «Il s'assied, prend une cigarette, lui en offre une. » (DD, p. 15) À ce moment, le cinéma paraît une extension certes naturelle du texte, mais qui a dû être induite, en un premier temps, par la porosité de l'instance dialogique, l'intervalle mouvant qu'il génère, celui qui donne à entrevoir le texte-film, œuvre à l'état double où l'on isole et explore «le même geste qui à la fois écrit et réécrit le texte, le verse au crédit de la littérature et le délivre par le cinéma34•

»

1.4 L'écriture filmique

Sorte de story telling de la mouvance des genres, Détruire dit-elle, déjà en route vers sa représentation scénique, inaugure un nouveau rapport de l'auteur avec le

33 M. Duras, L'Amant de la Chine du Nord, p.73. Les citations suivantes apparaîtront sous le sigle AMe. 34 M-C. Ropars-Wuilleumier, Écraniques. lefilm du texte, p. 172.

(31)

cinéma et se place à l'orée d'une saison essentiellement filmique où Marguerite Duras renonce progressivement

à

la littérature pour se consacrer au cinéma, où elle se fait de moins en moins écrivain et de plus en plus «scriptrice de film» selon l'appellation de Marie-Claire Ropars-Wuilleumier. Détruire dit-elle, le film, est une première mise en pratique du cinéma par Duras, première réalisation à part entière à même son propre matériau. Avant 1969, année de sa production, d'autres réalisateurs s'étaient chargés d'adapter ses œuvres à l'écran: René Clément (Un barrage contre le Pacifique, 1957), Peter Brook (Moderato cantabile, 1960), Henri Colpi (Une aussi longue absence, 1961), Jules Dassin (Dix heures et demie du soir en été, 1966) et Tony Richardson (Le Marin de Gibraltar, 1967). Avec des fortunes diverses selon l'expression courante, mais surtout selon Duras qui ne cache pas ses réserves, faisant même de l'échec de ces films l'une des principales motivations de sa venue au cinéma. Approchée de l'extérieur donc, l'œuvre de Duras semble résister au cinéma et à son langage. Mais depuis l'écriture du scénario d'Hiroshima mon amour (Alain Resnais, 1959) la tentation du film, sa pression constante, presque insidieuse, sur l' œuvre de Duras ne se dément pas. Elle persiste et s'incarne en des voies contournées pendant que l'écriture des textes dits littéraires semble se modeler en fonction d'un avènement qui ébranle et pervertit les formes autant que l'expression. L'exercice de mise en scénario et en dialogue, avec Gérard Jarlot, d'Une aussi longue absence est suivie d'une série « scripts », de ceux sans doute dont Duras dit «qu'ils sont toujours écrits trop tôt» puisqu'ils accompagnent des films restés inédits, à moins qu'ils ne soient comme ces «préambules sans fin» (DD, p. 48) qui enrayent la lecture d'Alissa. Des textes de films qui ne donnent donc réellement rien à voir et sur lesquels il faudrait bien revenir éventuellement afin d'en explorer l'état d'inachevé et de silence, aussi bien vocal que visuel. Ce sont: Nuit noire, Calcutta, court métrage filmé par Martin Karmitz (1964), Sans merveille, long métrage de Michel Mitrani (1964), Les Rideaux blancs, écrit pour

(32)

Georges Franju (1965) qui finit tout de même par émerger dans une production télévisuelle allemande (semblable en cela à

La

Musica,

aussi écrit pour la télévision anglaise la même année) et, finalement,

La Voleuse,

film de Jean Chapot (1966). On reviendra d'ailleurs, avec Nathalie Granger, à ces différents écrits pour le cinéma qui ne sont plus ni strictement littéraires, ni strictement textuels et qui renvoient à un film absent, chapeautés d'appellations diverses qui se croisent à l'intérieur même des limites du texte: adaptation, scénario, script, synopsis ou commentaire en un dérèglement systématique des genres.

En 1966, le virage vers le cinéma connaît une nouvelle étape alors que Duras propose une reprise, filmique celle-là, de La Musica co-réalisée avec Paul Sedan. L'approche est donc graduelle, précautionneuse, une avancée de biais empruntant d'abord les voies traditionnelles par lesquelles l'écrivain s'intègre au monde du cinéma: le script, le scénario, les dialogues. Parallèlement, les livres de la même époque cheminent vers le théâtral ou connaissent une transformation de facture qui les mène au dénuement, à l'épure, signalant l'apparition de l'écriture filmique avant le film même, la mise en mots et en images du texte-film dont Détruire dit-elle est une variante. Duras, insensiblement mais de manière continue, passe ainsi des mots sur une page aux images sur écran. Mot parlé (le dialogue s'impose) et non plus écrit que la voix humaine déstabilise jusqu'à l'effacement, jusqu'au renoncement à dire et même à

écrire. Dans Détruire, les mots échappent souvent aux personnages: «Il n'a pas écouté le nom. La deuxième fois, il l'a mal entendu. »(DD, p. Il), «la voix se perd du côté de la porte. » (DD, p. 13) D'ailleurs «personne ne répond. }) (DD, p.12) Ainsi, alternative et incertaine, émerge la métaphorique écriture filmique non plus comme «une

(33)

reconversion ou une mutation plus ou moins surprenante de l'œuvre littéraire35 », mais en tant que survie de l'écriture poussée à son extrême limite, dans ses retranchements les plus ultimes et menacée d'abolition, de cette «destruction capitale» évoquée dans Détruire. C'est l'œuvre entière ici qui se voit relancée par le film imaginé à l'écrit, le texte-film

Pour saisir la spécificité du texte-film sous la forme du «livre troué » et en reconnaître l'écriture filmique, l'on se doit de revenir à une note de Duras en marge du scénario d'Hiroshima mon amour qui rappelle une remarque de Resnais: faites comme si vous commentiez les images d'un film fait. Détruire dit-elle pourrait donc être, non pas le scénario d'un film éventuel, mais l'idée d'un film, une tentative d'écriture du film selon des procédés et une optique encore littéraires. Il y aurait, dans le texte, dans la narration, la description d'un film parent mais, somme toute, différent et autonome du film réalisé. Un film inscrit dans le livre, non encore advenu, un peu à la manière du personnage de Stein dans le scénario que s'inventent Max Thor et Alissa: «Il n'y aurait pas encore Stein, n'est-ce pas? Pas encore. Stein vient plus tard. » (DD, p. 43) et porté par une voix maîtresse, avec la lecture comme modalité d'exploration. Film prémonitoire à même la substance de l'écriture qui se suffit à lui-même tout autant qu'il interpelle et met au défi le film réalisé, de la même manière que ce dernier propose un détour pour mieux reconnaître le texte. Film du texte d'abord, texte du film ensuite, avec les multiples systèmes sémiotiques que les deux véhiculent: paroles, bruits, images, codes gestuels, mise en scène, écriture. Détruire dit-elle, le livre, reste un film à faire dans l'écho d'une représentation théâtrale. Dans son ensemble, le texte ressemble à une note didascalique (comme celle de Resnais) en marge d'une image ou peut-être d'une tragédie qui se serait jouée avant ou ailleurs. Le matériau du texte a

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quelque chose de la force de l'image, on peut y pressentir des plans vus puis effacés, une trace/désir du film où chaque page est promise à une longévité au-delà du texte, où la littérarité se rapproche de la filmicité comme on l'a vu précédemment.

Si l'on revient brièvement à la forme trouée de Détruire pour y cibler plus spécifiquement ce qui évoque la présence permanente du film possible, la parenté avec la forme filmique et ses marqueurs s'imposent. En effet, les équivalences cinématographiques qui caractérisent ce que Madeleine Borgomano (entre autres) nomme «l'écriture blanche» du texte-film sont nombreuses et significatives. Attardons-nous d'abord à la suite de séquences brèves qui forme l'organisation structurelle du livre. Au nombre de dix-huit et de durée variant entre une demie et vingt et une pages, elles s'ouvrent et se ferment en une série de fondus-enchaînés d'ombre et de lumière: « Soleil et chaleur dans le parc.INuit. Sauf des lueurs frisantes au fond du parc, nuit.lRougeoiement sombre tout à coup de la dernière lumière./Jour éclatant. » (DD, p. 22-23-30), «Jour dans le parc./Crépuscule dans le parc.

»

(DD, p. 75-87) On a déjà mentionné l'espacement typographique entre les scènes en tant que signe d'une réduction de la matière textuelle. La séquence qui s'étend des pages cinquante-trois à soixante et onze est à cet égard exemplaire. Des fractions du dialogue sont délibérément décalées par rapport aux autres répliques et se présentent en alternance avec celles-ci en une préfiguration de montage parallèle. Apparentées à un non-dit, à une voix intérieure qui dérive, elles engendrent un territoire ouvert à la venue d'une autre instance, comme le story-board appelle irrésistiblement l'image aux côtés de l'écrit.

À l'intérieur même du cadre que fait naître l'écriture, on ne peut que remarquer, par la suite, le surgissement et la disparition des personnages, côté cour ou côté jardin,

(35)

en un rappel du théâtral: « elle sort, elle vient de sortir. » (DD, p. 15), « Elle traverse la salle à manger. Elle disparaît dans l'entrée.

»

(DD, p. 23), «Stein revient.

li

est là.

»

(DD, p. 39) Ces déplacements et allées-venues soulignent une latéralité d'espace qui force les limites circonscrites de la fiction avant que de faire sortir du cadre de l'image, acteurs, lieux, paroles, bruits et même actions. Les personnages, saisis essentiellement de l'extérieur comme on l'a vu précédemment, sont définis par l'emplacement des objets autour d'eux, par leur situation dans l'espace: «Devant elle, il y a le livre. » (DD, p. 9), «il n'y a qu'elle qui se tienne aussi près des tennis. » (DD, p. Il), « il l'a toujours vu, oui, soit dans le parc, soit dans la salle à manger, dans les couloirs, toujours.

»

(DD, p. 15), «je serais à cette table. Toi, à une autre table. Séparés par les tables, les murs des chambres.» (DD, p. 43) Les personnages sont fréquemment « posés}) (comme on prend la pose) devant ou contre des surfaces planes ou géométriques (murs, portes, fenêtres ou miroirs), saisis en amorce par le regard, soit « de profil face à la baie» (DD, p. 13) ou « debout près des baies, face au parc. » (DD, p. 19) Élisabeth Alione se lève pour se loger dans «l'ouverture des baies» (DD, p. 43) alors que Max Thor «en retrait, ne regarde pas encore. » (DD, p. 56) Toute une structuration de l'espace s'instaure, opérée par une écriture dont le travail reste connexe à celui d'une caméra avec des distances scalaires, les incidences angulaires, les cadrages et les éclairages, ces jeux de lumière qui circonscrivent les êtres et les choses en les remaniant. Les yeux qui « restent encore crevés par la lumière trop directe, près des baies. » (DD, p. 10) ou le corps qu'on découvre «sous l'effet d'éblouissements successifs. » (DD, p. 53) Détruire met à l'écrit (en attendant la scène puis l'écran) des personnages qui se dessinent «dans l'ombre d'un arbre. » (DD, p. 37) près desquels «le lac gris du crépuscule noircit» (DD, p. 135) dans la perspective d'une lumière «qui ne s'éteint plus », où «un matin, on vous retrouvera {choses et êtres}, informes, ensemble, une masse de goudron. »(DD, p. 53) Image à rapprocher de celle du« texte

(36)

qui s'obscurcit à mesure que le livre est réécrit par le film36» dont parle Marie-Claire Ropars-Wuilleumier et qui laisse le lecteur (et l'éventuel spectateur) dans un état de confusion et de décentrement.

Les marqueurs filmiques se surajoutent en strates dans le terreau textuel de Détruire et la fonne dialogique, dans sa structure alternée de répliques et de silences, contribue à la saisie de l'œuvre par le cinéma de même qu'à renflouer le supplément filmique dont elle est investie. La piste sonore du livre, à cet égard, se joue de la hiérarchie des éléments qui la constituent et revalorise bruits, cris et silences dont le potentiel de signification se voit enrichi et ce, aux dépens même des voix des personnages. La didascalie «silence », par exemple, sert de ponctuation au déroulement des dialogues et Duras l'utilise plus de cent fois (cent vingt-deux précisément) de manière parcimonieuse d'abord puis avec de plus en plus de fréquence en une accélération du démembrement de la parole en faveur du non-dit, du chic suprême du savoir taire. Le silence se fait « sur Alissa» (DD, p. 42), «sur l'hôtel» (DD, p. 44) et finalement

«

sur la vie d'Élisabeth Alione » (DD, p. 129), procédure dévorante qui s'accélère. Plus de la moitié des pauses-silences se trouvent dans la dernière scène du livre (p. 108 à 137), jusqu'à six fois dans une même page (p. 133), la zone muette du texte rejoignant ainsi celle de l'opacité, en une montée de

«

l'écran-noir-page blanche37 » qui procède à la destruction du matériau, autant littéraire que filmique.

En attendant que la trame sonore ne joue contre l'image dans le film réalisé, le film du texte, lui, porte en latence deux bandes sonores qui se distinguent dans leur

36 M.-C. Ropars-Wuilleumier, Écraniques, le film du texte, p. 58. 37 ibid., p. 83.

(37)

fonction avant même que d'atteindre un écran éventuel et qu'on peut d'ores et déjà nommer: synchrone et asynchrone. La bande synchrone est celle qui correspond

à

ce que l'on voit (ici ce qu'on imagine) àl'écran, parole prononcées, bruits extérieurs. La bande asynchrone, elle, rend compte des sons «off», ceux qui surgissent d'un en deçà de l'image, référents de quelque chose qui n'est jamais montré. Chez Duras, le «off» est essentiellement le lieu de l'écrit. «C'est là que j'écris38• » affirme-t-elle en un renversement de l'ordre filmique habituel qui subordonne l'asynchrone au synchrone, ce dernier plus logique, attendu et rassurant. Cette attitude rend nécessaire un nouveau type d'écoute du film en même temps qu'elle réhabilite l'univers du sonore promu vecteur privilégié de l'indicible, du manque à dire autant que de l'absence et de l'irreprésentable. Détruire dit-elle propose, au cœur de l'écrit, une mise en oeuvre préparatoire de cette subversion des procédés cinématographiques.

Duras, déjà séduite par la possibilité du film d'opérer une disjonction du son et de l'image, brouille sciemment, dans le texte écrit, l'identité des personnages et entretient, comme on l'a vu précédemment, une grande incertitude sur le sujet énonciateur qu'éclaire à peine, ou alors à retardement, la disposition typographique des dialogues, dans un refus de dicter un point de vue. Ainsi les cinq premières scènes du livre, toutes très brèves, donnent à voir deux personnages, « il » et « elle », inscrits dans un jeu de regards sans paroles, sorte de mise en place à l'amorce d'un dialogue présenté ici sous un mode essentiellement votif du point de vue du lecteur. Lorsque fmalement surgit l'attendu «Vous permettez?» (DD, p. 15), le lecteur a intérêt à demeurer au raz du texte pour bien intercepter et enregistrer l'identité de l'interlocuteur, un autre« il» étonnamment, alors qu' «elle» ne survient qu'à la demie

38 Cité par Michèle Royer dans L'Écran de la passion. Une étude du cinéma de Marguerite Duras, p.

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