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Le jeu et l'amour de la sagesse

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Academic year: 2021

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Le jeu et l’amour de la sagesse

Thèse

Geneviève Morin Lacroix

Sousladirectionde:



ThomasDeKoninck,directeuroudirectricederecherche

IrèneRoy,codirectricederecherche

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Résumé de la thèse

Nous assistons, aujourd’hui, à une crise inédite de l’éducation attaquant désormais l’expérience humaine à son niveau le plus profond. Une double ignorance affective sévit chez les personnes insuffisamment équipées pour affronter le nouveau monde virtuel envahissant, et le mode de vie qu’il engendre. Même l’expérience physique, organique et relationnelle s’avère en perte d’autonomie à l’ère de l’hypermodernité. Les expériences quotidiennes les plus significatives se font de plus en plus rares, ce qui cause chez l’individu hypermoderne une carence affective d’un nouveau type. Outre l’ignorance ignorée, ce qui entrave le désir naturel de connaître est dès lors une apathie devenue, en amont, la principale menace contre l’acquisition des connaissances et la culture.

Or nous pensons que la richesse potentielle de l’expérience du jeu a tout pour y apporter un contrepoids efficace. Il importe de comprendre les dimensions plus profondes du jeu afin d’y voir plus clairement une solution de rechange face à l’indigence de l’expérience hypermoderne de la vie même ordinaire. Car l’indispensable étonnement qui éveille et stimule le désir de connaître en toutes matières est intimement lié à l’attitude ludique. L’éveil à la philosophie est plus urgent que jamais, mais il n’est pas possible sans cet étonnement. Aussi tentons-nous ici de mettre en lumière la place et le rôle du jeu, dans le dessein de faire ressortir sa grande portée dans le développement des conditions de base de la culture et, plus précisément encore, de la philosophie entendue d’abord en son sens étymologique d’amour de la sagesse.

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Table des matières

  Résumé de la thèse ... III  Table des matières ... IV  Remerciements ... VII  INTRODUCTION ... 1  L’hypothèse ... 1  La méthode ... 2  Le principe de compréhension ... 8  L’éthique de recherche ... 13  CHAPITRE 1: Le problème ... 17  La crise de la culture ... 17  La confusion du réel ... 17  La crise de l’art contemporain ... 21  L’hypermodernité ... 25  Le briseur de jeu ... 27  Le faux joueur ... 27  L’hyper‐individu ... 28  La perte du jeu et ses conséquences ... 33  Le mythe de Narcisse ... 33  Le jeu aujourd’hui ... 35  Le jeu pervasif ... 36  Rejoindre ce qui est ... 39  CHAPITRE 2 : Les principales dimensions du jeu ... 47  Les approches définitionnelles ... 47  The play ... 52  Les grandes dimensions du jeu ... 54  Le mouvement ... 54  La conscience ... 55  Le vide ... 55  La relation ... 56  La gratuité du jeu ... 57  L’irréalité du jeu ... 58  La particularité du jeu de l’acteur ... 62  CHAPITRE 3 : L’originalité de Jerzy Grotowski ... 66  Jerzy Grotowski ... 69  Témoignage au « Je » ... 72  La recherche théâtrale en direction d’acteurs ... 79  L’apport de Jerzy Grotowski ... 81  CHAPITRE 4 : L’éducation affective par le biais du jeu ... 86  L’affectivité ... 86  L’entraînement de l’affectivité de l’acteur ... 88  L’éducation affective ... 89  Le désir ... 91 

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Aimer contempler ... 93  La joie ... 94  CHAPITRE 5 : Le jeu et la possibilité de la philosophie ... 97  L’apprentissage ... 97  L’habitude de l’esprit ... 99  L’expérience ludique ... 100  La sagesse ... 101  La compréhension ... 104  Un sens partagé ... 106  L’apport ontologique du jeu ... 107  La re‐connaissance platonicienne ... 113  La métaphysique ... 116  Une vie proprement humaine ... 119  CONCLUSION ... 125  BIBLIOGRAPHIE ... 131   

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          À mes chères filles, Blanche et Marie.  Pour que le monde à venir soit digne de la beauté humaine qui se révèle dans l’enfance.       

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Remerciements

 

Soyons reconnaissants aux personnes qui nous donnent du bonheur; elles sont les charmants jardiniers par qui nos âmes sont fleuries.

Marcel Proust

Je tiens à remercier ma chère famille qui m’a donné tout l’amour et l’encadrement dont une personne n’oserait espérer. Bernard Lacroix, mon cher papa et Diane Morin, ma tendre maman, je vous dois tant, l’amour de la sagesse, des arts, de l’équitation et surtout du bien-être et de la beauté en général. À vous qui, chaque jour, vous émerveillez à nouveau devant la mer splendide qui surplombe votre quotidien, je vous exprime toute ma reconnaissance et mon amour.

Mon frère adoré, Paul-Thomas Lacroix qui me comprend si bien et qui m’épaule avec tant de finesse d’esprit et de cœur. Merci de tout soutien et de la foi que tu as toujours en moi. Tu resteras toujours un modèle pour moi.

Ma chère Pascale Gagné-Lévesque, qui transforme les choses et la vie autour d’elle en œuvres d’art. Tu m’inspireras toujours.

Je veux aussi exprimer toute ma gratitude à mon équipe de recherche pratique : Nicole Champagne, François Cattin et Stéphane Fontaine. Grâce à votre générosité, votre professionnalisme, votre expérience et votre richesse humaine, vous m’avez permis une recherche théâtrale excessivement féconde.

Un merci tout spécial à Wilner Laforest pour son support, son écoute et tout l’aide apportée ainsi qu’à Serge Vicière pour sa lecture avisée et l’intelligence de ses commentaires.

Je remercie très chaleureusement ma directrice de thèse en arts de la scène, Mme la professeure Irène Roy. Votre humanité, votre œil aiguisé et expérimenté, votre sensibilité et votre culture théâtrale si riches, ont été pour moi d’une valeur inestimable.

Je suis aussi redevable à la contribution de M le professeur Gabor Csepregi qui a fait une prélecture approfondie de cette thèse et qui m’a permis de cibler spécifiquement tout ce qui était à améliorer.

Finalement, toute ma reconnaissance va à ce grand homme de la philosophie, M. le professeur Thomas De Koninck. Je ne pourrai jamais réussir à exprimer la gratitude que j’ai face à la vie de vous avoir connu.

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INTRODUCTION

L’hypothèse

L’époque dans laquelle nous vivons est celle de Narcisse, elle est pauvre du point de vue de la culture et fait subir une double ignorance affective. La société influencée par la surconsommation et les technologies médiatiques envahissantes est axée sur l’image et engendre un besoin de satisfaire promptement tous nos désirs immédiats. L’affaiblissement des médiations sociales fait naître des difficultés sérieuses dans les rapports que nous entretenons avec nous-mêmes et avec le monde. Comme l’exprimait déjà, à juste titre, Jean Baudrillard dans une analyse de la société de consommation, « la perte de la relation humaine est le fait fondamental de nos sociétés1 »

.

Comment échapper au narcissisme que fait grandir le monde hypermoderne dans lequel nous vivons ? Y aurait-il un moyen de pallier ce problème ? Existerait-il une voie possible valorisant à la fois l’expérience humaine à son niveau le plus profond et la relation humaine, dans un monde marqué par une soif avide et jamais assouvie de nouveauté ? Plotin disait : « Nous aimons jouer parce que nous aimons contempler2. » Cette phrase est

pour nous capitale et rejoint le sens profond de ce que nous avons entrepris d’étudier dans cette thèse. Nous croyons qu’aimer jouer comme aimer contempler est à l’opposé de l’attitude d’un Narcisse admirant son propre reflet. Car pour jouer ou observer véritablement, il faut pouvoir être présent à l’autre, attentif, réceptif, afin de vibrer à son diapason. Nous aimons jouer comme nous aimons contempler, parce que nous aimons ressentir et faire l’expérience de ce qui est, au-delà de l’apparence. Nous croyons dès lors que le fait de jouer peut nous montrer la voie des principes nécessaires afin de remédier à cette crise de la culture. Nous voulons démontrer dans cette recherche que pour rouvrir la porte à la question du sens et, par conséquent, réanimer notre rapport véritable au corps, au temps, aux autres, aux choses, en somme, à l’essence des choses, il faut revenir à une       

1

 Jean Baudrillard, La société de consommation, Paris, Gallimard, « Idées », 1970, p. 18.   2

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activité dite inutile dans le sens strict de l’utilité, mais qui nous apparaît comme la pierre d’assise d’une voie possible dans la revitalisation urgente de l’humanité de l’être humain. Nous croyons qu’il y a, au sein du jeu, une possibilité indéniable de cibler les principes éducatifs fondamentaux pour faire obstacle à la crise de la culture que nous vivons en ce moment.

La méthode

L’Université Laval offre la possibilité d’entamer des études doctorales sur mesure. La Faculté des études supérieures de l’Université Laval offre le doctorat sur mesure aux chercheurs qui ont des objectifs de formation multidisciplinaires qu'aucun programme existant ne peut satisfaire3, ils peuvent proposer une recherche qui nécessite le mariage de deux disciplines. En effet, nous avons réalisé en approchant la richesse du jeu de l’acteur que l’étude de l’activité de jouer tire profit d’une partie réalisée in situ grâce à la recherche dite immersive.

Notre recherche, qui marie philosophie et théâtre, a pour objectif principal d’inscrire notre réflexion dans une perspective actuelle. Pour ce faire, nous avons réalisé trois années intensives de recherche en pratique théâtrale afin de valoriser notre pleine capacité, en tant que chercheure, à nourrir notre analyse philosophique. Les traces indéniables qu’elles ont laissées se sont matérialisées à travers nos écrits et alimentent cette thèse philosophique. Les présentations théâtrales devant public que nous avons réalisées ont témoigné aussi de tout le travail accompli durant cette recherche pratique. Cette démarche a été l’aboutissement d’un long mûrissement corporel, relationnel, affectif et intellectuel. Puisque nous nous voulons une chercheure indépendante, soucieuse d’ancrer notre réflexion dans le monde contemporain, nous voulons contribuer à la reconnaissance, aujourd’hui, de certaines questions qu’il faut indéniablement poser en ce qui concerne notre conception actuelle du monde et de l’être humain. Pour y

      

3  Page  Internet  de  la  Faculté  des  études  supérieures,  doctorat  sur  mesure,  Université  Laval.  [En  ligne]  https://www.fesp.ulaval.ca/cms/site/fesp/accueil/etudes/programmes_pluridisciplinaires/programmes_s ur_mesure [texte consulté le 11 juin 2015]. 

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arriver, en plus du volet pratique, nous nous sommes alimentée de sources diverses, tant dans la littérature philosophique que dans celle des arts.

Ce doctorat sur mesure comporte le pari suivant : une expérience pratique en théâtre peut enrichir, et ce, de façon considérable, une thèse philosophique. Alors, comment répondre aux a priori théoriques qui nous rappellent que les sens nous trompent, et que fonder une connaissance sur une expérience, pis encore, sur une sensation, un sentiment ou une intuition, n’a aucune valeur de vérité sinon pour soi-même ? Dès lors, et avant même d’expliquer l’objet de cette recherche, nous devons aborder un questionnement depuis longtemps débattu à travers l’histoire de la philosophie. En effet, dès qu’il est question de connaissance, voire de recherche du vrai, nous faisons intervenir des paradigmes philosophiques sur lesquels tout philosophe s’est, de près ou de loin, penché. Quelle portée véritable détient l’expérience dans l’élaboration d’une connaissance ? Dans quelle mesure les passions humaines participent-elles à cette connaissance ? Qui parle de connaissance parle-t-il nécessairement de vérité ? Existe-t-il deux types de vérités, l’une objective, l’autre subjective ? L’affectivité qu’on attache à la subjectivité humaine détient-elle un degré de compréhension du monde que la rationalité à elle seule ne peut atteindre ? Ces questions sont au cœur de la démarcation des différentes écoles de pensée philosophique.

Toutes ces questions, présupposées dans un doctorat sur mesure qui marie la théorie et la pratique, se confondent avec l’objet d’étude de cette pratique. En effet, par une formation particulière de deux ans, nous nous sommes plongée dans l’univers de la formation d’acteurs, inspirée par Jerzy Grotowski. À la suite de cette formation, nous avons élaboré, durant une année supplémentaire, notre propre recherche avec des acteurs, spécialement expérimentés en la matière. Ce qui correspond à trois années de pratique. Cet entraînement d’acteur déploie une puissance éducative de développement, dans son sens large, qui mérite toute notre attention : développement du corps, expression des passions, relation à soi, aux autres, au monde, rencontre avec nos instincts les plus profonds et nos mécanismes conventionnels les plus artificiels.

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À ce sujet, le livre intitulé Traité de recherche création en art, sous la direction de Monik Bruneau et d’André Villeneuve, présente bien le débat qui persiste au sein des universités sur la recherche pratique en art. « L’université propose des programmes d’études avancées où l’option recherche création est disponible, mais un doute subsiste au sujet de la pertinence de ce volet de recherche. En effet pour les chercheurs les plus “classiques”, ce n’est pas vraiment de la recherche, et pour les praticiens, ce n’est pas vraiment de la “création”4. » Par l’intermédiaire de notre objet d’étude, la présente recherche vise à prendre part à ce débat. Notre culture académique en philosophie nous a menée à réfléchir précisément au problème épistémologique d’une recherche pratique en art. En effet, cette question doit être abordée et la valeur du résultat de l’analyse sera confirmée par une réflexion sur la méthode et la démarche déployées pour y arriver. Toutefois, le problème ne réside pas que de ce côté de la médaille. Si l’on se plonge dans la culture artistique ou théâtrale, un discours diamétralement opposé se fait entendre. « Nommer l’art, c’est le tuer ! » « Intellectualiser le sens d’une œuvre lui fait perdre toute sa force d’émouvoir et sa raison d’être. » « On se méfie des praticiens qui viennent à l’université ! » Bref, du côté des créateurs, certains perçoivent une incompatibilité flagrante entre l’activité artistique et la recherche intellectuelle. « Le point sensible de cette représentation négative de la recherche semblait porter sur l’identité même d’un artiste qui, en soi, ne sait pas ce qu’il fait, ne sait pas comment il le fait, mais sait ce qu’il doit faire au moment où il a à le faire. Accepter cette idée serait renoncer à tout savoir pratique dont sont dépositaires les créateurs, interprètes, répétiteurs, enseignants, architectes5. » Bruneau et Villeneuve cherchent à comprendre la nature de ce différend et

donnent des outils aux chercheurs qui désirent marier théorie et pratique afin de réconcilier les deux approches et en démontrer non seulement la recevabilité, mais la crédibilité également. Depuis, cette volonté qu’ont les artistes de prendre conscience des rouages de leur pratique et de mieux comprendre ce qu’ils font, bien souvent, en toute spontanéité, a fait naître différentes analyses de pratique. En effet, en psychoéducation, par exemple, différentes approches mises à la disposition des praticiens leur permettent       

4 Monik Bruneau et André Villeneuve, sous la direction de, Traiter de recherche création en art, Québec,  Presses de l’Université du Québec, 2007, p. 13.  

5  Ibid. 

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de dévoiler les principes de leur propre pratique et les valeurs qui s’y retrouvent inconsciemment. Ainsi théorisent-ils cette pratique à partir de laquelle ils peuvent ensuite saisir les raisons des réussites et des échecs. Nous parlons ici du praticien au sens large, qu’il s’agisse d’un artiste, d’un danseur, d’un chorégraphe, d’un musicien, d’un acteur ou d’un metteur en scène, mais aussi d’un enseignant ou d’un psychologue, par exemple. Les artistes et les éducateurs expriment dans la spontanéité de leur pratique, différents principes qui méritent d’être mis en lumière si ce n’est que pour connaître le savoir-faire qui les habite. Comme Josette Féral le précise en parlant des acteurs dans le tome 2, « Le corps en scène », de son ouvrage Mise en scène et jeu de l’acteur, « le modèle d’apprentissage fondé autrefois sur l’expérience du métier a cédé la place peu à peu à celui de l’acteur désirant apprendre de façon consciente et structurée les rouages de son métier6 ». Ainsi cette mise au jour des principes et des valeurs mobilisant les actions d’un praticien est rendue possible par différentes approches désireuses de respecter la valeur fondamentale de cette spontanéité sans tuer, justement, le caractère vivant qui lui est propre. Mentionnons ici l’approche par l’Explicitation de Maurice Legault, enseignant retraité de l’Université Laval. À quelques reprises, M. Legault est venu assister à notre théâtre de recherche; son approche nous a aidée à intellectualiser le sens de cette pratique sans jamais dénaturer son caractère vivant, organique, qui lui donne sa richesse spécifique et sa raison d’être. À ce sujet, il faut parcourir le mémoire de maîtrise de François Cattin, qui a justement exploré la théorisation de la pratique d’un formateur d’acteurs, selon l’approche de l’entraînement de l’acteur, inspirée de celle de Grotowski. Maurice Legault a travaillé sur la possibilité, pour un praticien, de faciliter le passage du vécu au conçu, sans que ce dernier n’abîme l’essence de ce qui a été vécu dans la pratique. Dans un article paru dans Expliciter, un journal de l’association GREX (Groupe de recherche sur l’explicitation), Maurice Legault écrit : « Je m’intéresse en effet à la manière dont s’effectue la réflexion, à partir de son point de départ dans le vécu de

       6

 Josette Féral, Mise en scène et jeu de l’acteur. Tome 2 : Le corps en scène, Canada/Belgique, Éditions Jeu  et Édition Lansman, 1998, p. 15.  

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l’action, mais tout autant à la question de son aboutissement dans l’action du praticien7. » Nous faisons donc le pari qu’une expérience en recherche théâtrale peut nourrir le questionnement philosophique qui sera au cœur des décisions de rédaction de cette recherche. À ce propos, Maurice Legault conclut son article de manière très éloquente en exprimant le sens que nous voulons donner à notre recherche qui unit théorie et pratique :

On dit en recherche qualitative que le chercheur est “l’instrument” principal de la recherche. Lorsque le corpus des données brutes de la recherche est constitué, le travail d’analyse consiste essentiellement à élaborer, on dit parfois faire émerger, un ensemble de catégories descriptives. C’est le chercheur, au cœur de sa subjectivité, avec son intelligence et sa sensibilité qui fait ce travail. C’est lui qui va choisir, par exemple, d’élaborer de nouvelles catégories descriptives, et ainsi complexifier la représentation de certains aspects du phénomène étudié. Il ouvre alors une nouvelle perspective et une nouvelle compréhension du phénomène. Il s’agit d’un véritable acte de création et la création renvoie nécessairement à la démarche du créateur, à la personne qu’il est, au regard singulier qu’il pose sur le monde. La qualité de la recherche dépend du chercheur, de la personne qu’il est, de sa capacité à créer du nouveau. C’est vrai pour la création artistique et tout autant pour la production d’œuvres scientifiques, que ce soit en sciences naturelles et génie, ou en sciences humaines, mais en particulier lorsque ces études s’intéressent à ce qui se passe au cœur de l’expérience et de la subjectivité humaine8.

Dans une entrevue réalisée avec Jacqueline De Romilly, dans la revue Le Point parue en juillet 2005 et consacrée à la pensée grecque, le journaliste demande : « Que pensez-vous de l’opposition surprenante entre philosophes et littéraires que nous constatons aujourd’hui ? » Ce à quoi elle répond :

À l’époque, cela n’existait pas. Dans le monde grec, on ne distinguait pas vraiment les philosophes des autres penseurs. Prenez un historien comme Thucydide, un auteur dramatique comme Euripide et un philosophe comme Socrate. Ils parlent des mêmes problèmes. Cette séparation est récente, elle n’existe que depuis que les philosophes se sont mis à employer un langage de plus en plus ésotérique. Ce phénomène est probablement dû à deux choses :

       7

  Maurice  Legault,  « Analyse  évolutive  d’une  pratique  scientifique  en  recherche  qualitative  et  phénoménologique », Expliciter le journal de l’association GREX : Groupe de recherche sur l’explicitation,  no 67, novembre 2006, p. 3.  

8

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d’une part, le langage s’est précisé au fil du temps, d’autre part la mode n’est pas à la clarté9…

Jacqueline De Romilly dévoile bien la grande force de la pensée grecque en décrivant en quoi elle était susceptible de toucher de près à l’universalité. Le désir d’accessibilité, le désir de parler aux hommes des hommes et de leur rapport au monde, ainsi que le désir soutenu de s’imprégner du tout et de comprendre la totalité des choses; tout cela rendait possibles, avant que le savoir ne soit fracturé, une grande ouverture et un rapport privilégié à l’universalité. En effet, encore aucune cloison entre les savoirs ne venait nuire au désir d’emprunter la voie d’une recherche embrassant la totalité des choses, cette Vérité qui est le « Tout » comme dit Hegel. Ainsi il n’y a aucune incompatibilité réelle entre l’activité artistique et la recherche intellectuelle, et nous pensons que cette méfiance mutuelle n’a pas lieu d’être. Le non-savoir de l’artiste peut être un avantage et le savoir intellectuel peut de son côté nuire à une véritable compréhension de l’art. Le « Tout » dont parle Hegel rejoint l’artiste et l’intellectuel sans qu’aucune cloison ne les sépare. C’est la profondeur de leur regard respectif qui donnera au philosophe, autant qu’à l’artiste, sa richesse. Cette « vérité », un concept très large et complexe, peut être saisie encore une fois par le principe au cœur du désir de connaître ou de l’amour de la sagesse. C’est un regard empli d’émerveillement et d’ouverture à la création de sens. C’est sur cette base commune que nous envisageons notre recherche sur mesure. Nous voulons que le volet artistique et le volet intellectuel se rejoignent précisément là où aucune différence ne s’opère, dans ce désir mutuel tant chez l’artiste que chez le philosophe de voir véritablement et de tenter de présenter aux autres le mieux possible cette vision qui a espoir d’éclairer, de faire voir à son tour. La réflexion philosophique, à notre avis, doit s’amorcer à partir de l’expérience du concret. « Philosophy is the criticism of abstractions which govern special modes of thought10. » La conception de la compréhension chez Gadamer nous permettra de bien saisir ce lieu de convergence ultime qui existe indubitablement entre les disciplines intellectuelles et artistiques.

      

9  Entrevue  avec  Jacqueline  De  Romilly,  « La  force  de  la  pensée  grecque  réside  dans  son  universalité »,  Revue Le Point, Hors‐série no 3, juillet‐août 2005, p. 15.  

10

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Le principe de compréhension

Dans un premier temps, nous avons entrepris de comprendre par l’art, et non de comprendre l’art. Nous n’avons pas cherché à aiguiser notre jugement esthétique, mais d’abord et avant tout, à nous plonger dans une profonde expérience artistique. Cette distinction a déjà été mise en lumière par la fascinante herméneutique du philosophe allemand Hans-Georg Gadamer*, qui fait la mise en garde suivante dans Vérité et

méthode : il est aisé, dit-il, dans une éducation prise au sens d’éducation scolaire, de

développer une éducation à l’art. Du point de vue de l’acquisition d’une culture historique, cette éducation revêt une importance indéniable. S’instruire sur les différents courants artistiques passés et actuels, savoir reconnaître les critères d’appréciation esthétique des œuvres des différentes époques, pouvoir comprendre le passage du romantisme à l’impressionnisme, par exemple, sont autant de visées pédagogiques s’inscrivant dans l’apprentissage d’une véritable culture générale qui met les étudiants en relation avec les différentes œuvres artistiques du passé. Cette éducation à l’art ouvre et nourrit le regard des étudiants sur l’intention des artistes, sur les difficultés rencontrées par ces derniers, sur leur rapport à la culture et au politique, etc.; elle aide aussi l’élève à mieux se comprendre lui-même à travers la compréhension de sa propre culture. Or, la mise en garde faite par Gadamer vise avant tout à rappeler l’importance, aussi indéniable, d’une éducation par l’art, qui implique une véritable expérience. Cette différence majeure n’est pas sans rappeler celle qui oppose la conscience esthétique à l’expérience artistique, que Gadamer présente tout au début du chapitre « L’ontologie de l’œuvre d’art et sa signification herméneutique » dans Vérité et méthode. Ainsi Gadamer juge-t-il que la conscience esthétique, d’une valeur plus discutable, est le prolongement d’une pensée moderne qui voit l’œuvre d’art comme un objet extérieur qu’on étudie, qu’on observe, qu’on critique et qu’on analyse. Gadamer veut réhabiliter l’expérience artistique en démontrant que l’art est, par essence, une médiation entre l’œuvre et celui qui la vit. Par définition, dans l’expérience artistique, une forme d’unité entre le spectateur et l’œuvre       

*Ce  philosophe  allemand  du  XXe siècle  sera  pour  cette  thèse  une  ressource  importante.  Ses  écrits  rejoignent l’esprit de la présente recherche et contribuent, c’est notre conviction, à comprendre plusieurs  symptômes de la société actuelle.   

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elle-même se déploie dans le moment présent. « Ce qui fait l’être véritable de l’œuvre d’art, c’est qu’elle devient l’expérience qui métamorphose celui qui la fait11. » Ainsi, pour Gadamer, il n’y a pas de distinction entre l’œuvre et ce qu’elle représente. Rien n’est figé dans cette relation qui est, en fait, une fusion. L’œuvre enrichit celui qui la vit, ce qui, en retour, fait évoluer l’œuvre elle-même. Le spectateur est à l’œuvre d’art ce que l’humain est au monde. C’est la question de la connaissance et de la vérité qui est au cœur de ces deux relations. Mais pour Gadamer, la véritable compréhension du monde dépasse le concept même de connaissance tant qu’elle reste figée, objective et vraie*. Le concept de compréhension est très large chez Gadamer; il vise à inclure tous les aspects véritablement nécessaires à une juste compréhension des choses et du monde, compréhension d’un monde en mouvement, en devenir, à l’image de l’être humain. La

reconnaissance de ce devenir mutuel permet déjà une compréhension plus juste et

cohérente de la complexité de la réalité.

La Modernité poursuit l’idéal d’émancipation de l’Aufklarung, là où la pensée constitue l’apanage de l’être humain. Dans Qu’est-ce que les Lumières ?12 Kant décrit les Lumières comme un moment de l’histoire qui repose sur le courage de penser par soi-même et où l’autorité ultime, aux dépens des autorités antérieures, est celle de la raison. Malgré le progrès évident que l’être humain tire de cette émancipation et de cette spécialisation de la rationalité, Adorno ne manque pas de soulever le renversement inattendu qui s’en est suivi. S’accompagne à ce progrès une démythification, ce que Max Weber appellera plus tard le désenchantement du monde13. Comme Adorno l’observe dans son ouvrage écrit

conjointement avec Horkheimer, ce qui surgit de cette nouvelle manière de penser le

      

11 Hans‐Georg Gadamer, Vérité et Méthode, Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 120.  *

 Dans son herméneutique, il développe une définition de l’acte de comprendre englobant trois niveaux  fondamentaux : d’abord la compréhension, dans son sens le plus courant, peut se traduire par la subtilitas 

intelligendi,  dans  un  deuxième  temps,  l’interprétation  est  entendue  au  sens  de  subtilitas  explicandi  et, 

pour finir, un dernier niveau de compréhension se réalise dans l’application subtilitas applicandi.  12 Kant, Éléments métaphysiques de la doctrine du droit, Chapitre « Qu’est‐ce que les Lumières ? », Paris,  Éditions Auguste Durand, 1853.  

13 Rossi, « Rationalisation, désenchantement, modernité », in « Max Weber, Politique et histoire », Revue  européenne  des  sciences  sociales,  dirigée  par  Giovanni  Busino,  Tome XXXIII,  no  101,  Librairie  Droz,  Genève, 1995, p. 81. 

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monde n’est rien d’autre qu’une nouvelle forme de barbarie14. Le concret mal placé est la tare de toute pensée humaine et est la première et principale cause de la non-reconnaissance de la dignité humaine. Lorsqu’on étiquette une réalité en la définissant trop succinctement sans prendre en compte sa totalité, et ce, même si la visée est celle « de rester concret », on peut tuer la valeur de la chose elle-même. Il n’y a qu’à penser au magnifique petit texte de Hegel, nous faisant réfléchir à « qui pense abstrait15 » en définitive. Est-ce ceux qui se soucient d’une pensée développée ou ceux qui réduisent la définition des choses prétextant être, de cette manière, plus près des choses ? Cette idée rejoint celle de l’aphorisme du « concret mal placé », proposé admirablement par Whitehead, par lequel il explique que la raison succombe facilement à la tentation de substituer le concret à une abstraction. Dans Procès et réalité essai de cosmologie, Whitehead note :

On dit que “les hommes sont rationnels”. C’est là une erreur flagrante : les hommes ne sont rationnels que par intermittence – ils sont seulement aptes à la rationalité […] La simple notion d’une substance qui dure et qui supporte des qualités persistantes, essentiellement ou accidentellement, exprime une abstraction utile à de nombreux buts de la vie. Mais à chaque fois que nous l’utilisons comme énoncé fondamental sur la nature des choses, elle se révèle indiscutablement erronée16.

Ici est affirmée cette nécessité de tenir compte de toutes les nuances, tout en considérant la totalité du phénomène dans ce qu’il implique de changements et de possibles.

Ce type d’expérience se rencontre dans les sciences humaines, en particulier en philosophie, en art et en histoire. Dans ces disciplines, nous jugeons que la relation à la vérité n’est pas soumise aux mêmes exigences méthodologiques que l’on retrouve en science pure. « La compréhension et l’interprétation ne sont pas seulement affaire de

      

14 Adorno et Horkheimer, La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974, p. 13.  

Évoquons par ailleurs que le processus de rationalisation échoue, selon Adorno, dans son désir de contrer  la barbarie. Il  relate dans cet ouvrage les horreurs qu’incarne Auschwitz, illustrant dans ce cas limite et  indicible  un  exemple  de  l’exacerbation  d’une  rationalité  qui,  plutôt  que  de  prendre  la  voie  de  la  re‐ connaissance de l’Autre, a horriblement pris la voie de sa domination. 

15 Hegel, « Qui pense abstrait ? », Mercure de France, trad. E. De Dampierre, décembre 1963.    

(18)

science, mais relèvent de l’expérience générale que l’homme fait du monde17. » Pour Gadamer, l’expérience artistique est fondée nécessairement sur une compréhension globale d’un phénomène, c’est-à-dire un mode de conscience qui permet une expérience du monde totalisante. À notre avis, la notion de la compréhension de Gadamer rejoint celle élaborée par Michel Henrydans L’Essence de la manifestation : « Tout comprendre est affectif18. » La compréhension sérieuse passe avant toute chose par l’expérience interne que l’on en fait.

L’approche herméneutique de Gadamer nous a permis de bien saisir le concept « comprendre », critiqué par le courant philosophique moderne, qui lui a contesté tout contact véritable avec la « vérité19 ». C’est de cette interrogation qu'il sera question, entre autres, dans le développement de cette thèse. Comme Jean Grondin l’explique dans son livre Introduction à Hans-Georg Gadamer, en analysant la première partie du livre

Vérité et Méthode : « Il se pourrait que l’idée même d’une méthodologie prive la

compréhension de son élément fondamental en en proposant une maîtrise technique. Car il n’est pas dit que la pensée du fondamental soit une affaire de technique. En nous offrant une prise sur les phénomènes, moins offerte qu’imposée en fait, la technique évite peut-être le fondamental20. » Gadamer reconnaît l’importance d’une méthode pour construire un pont, ou même pour trouver le remède contre le sida, et il n’est pas contre toute instrumentalisation du savoir. Au contraire, il porte une grande admiration intellectuelle à la science et aux méthodes conçues pour résoudre toutes les questions techniques. Toutefois, lorsque la fascination pour la science s’infiltre dans une attitude générale vis-à-vis l’acte même de comprendre, cet ascendant peut être, au contraire, dévastateur. Nous aborderons ainsi la question du pouvoir de comprendre chez Gadamer, et celle des limites de l’entendement. S’il y a quelque chose que la philosophie       

17

 Hans‐Georg Gadamer, op. cit., p. 11.  18

 Michel Henry, L’essence de la manifestation, Paris, PUF, 1963, p. 603. 

Gadamer  reconnaîtra  plus  tard  que  simplement  parler  de  connaissance,  de  vérité  et  de  préjugé  le  positionnait déjà dans une réflexion épistémologique de laquelle il cherchait à sortir. L’emploi que nous  faisons du terme comprendre peut être contesté, mais il correspond davantage à ce que Gadamer voulait  exprimer en évoquant l’expérience totalisante que peut faire la conscience d’une « vérité englobante » et  qu’on  peut  saisir  en  tant  que  sens.  En  ce  qui  concerne  cette  apparition  du  sens,  Gadamer  se  dira  beaucoup plus redevable de l’expérience que nous donne à vivre l’art que de l’épistémologie elle‐même.   20

(19)

moderne a réduit, c’est certainement ce champ de possibilités de la compréhension humaine. Même si Descartes, afin d’ériger quelques fondements indubitables de la connaissance, a donné à chaque individu le pouvoir de connaître en instaurant le Je au cœur du Cogito ergo sum, il en a, du même coup, bloqué l’accès à ceux insuffisamment instruits pour fonder leur réflexion sur cette « méthode » indispensable. Ainsi, même si Gadamer est très élogieux envers la science et les méthodes analytiques, il juge plus urgent de ne pas dévaluer le pouvoir de comprendre, de saisir, de chaque être humain, ainsi que celui de se laisser affecter par un sens qui peut jaillir de l’expérience. En parlant de sens, ici, il n’est pas question d’un sens intuitionnel et mystique ou d’un ambigu sixième sens. Le terme sens réfère à la définition qu’en fait Gadamer, c’est-à-dire un

sensus communis qui permet de saisir l’universalité à travers une expérience concrète.

Même si Descartes s’est battu contre ce sens commun qui pouvait être, il faut le dire, un ramassis de lieux communs où l’on prenait les préjugés pour des vérités, Gadamer y voit aussi la possibilité d’une forme de sagesse qui résulte du fait que c’est l’expérience elle-même, l’éducation dans son sens large, la Bildung, qui a développé le « bon sens » d’une personne. Gadamer rejoint ainsi la notion de Phronesis tant développée par Aristote. En effet, l’éthique aristotélicienne annonce parfaitement la perspective que Gadamer tente d’apporter à l’herméneutique. Le concept de Phronesis fait écho à la sphère éthique en interpellant la sagesse de l’être humain, sa culture et son éducation morale, grâce auxquelles il n’appliquera pas des règles morales prédéterminées ou dictées par sa raison, mais empruntera plutôt la voie de la prudence, de l’intelligence pratique dûment développée par cette formation naturelle, Bildung, qu’offre un environnement favorable à son développement. Ainsi la Bildung, la Phronesis et le sensus communis, auxquels réfère Gadamer, nous rappellent d’entrée de jeu que tout ne se réduit pas à une objectivation scientifique. Ainsi, pour ces deux penseurs, le savoir moral constitue-t-il un savoir vécu dans l’action d’une situation concrète, nécessitant une compréhension globale, faisant intervenir les trois niveaux de subtilitas mentionnés plus haut en note de

       

Voyons en ce terme une éducation humaniste, le développement fondamental du jugement éthique et  esthétique. 

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bas de page : intelligendi, explicandi et applicandi. Les valeurs morales seraient donc, selon cette vision, partie intégrante de l’identité affective d’une personne.

Puisque c’est dans la lignée de la philosophie herméneutique que nous investirons notre recherche, la question de la méthode sera alors, vous l’aurez compris, l’un de nos objets d’étude et partie prenante du développement, comme des conclusions, de cette thèse.

L’éthique de recherche

Loin de défendre le relativisme, nous voulons au contraire démontrer qu’une démarche qui se veut véritablement rigoureuse doit être ouverte à ce qu’offre l’affectivité; c’est du moins les conclusions auxquelles nous sommes arrivée dans notre mémoire de maîtrise

L’affectivité dans l’éducation. En effet, cette quête incessante de la vérité présuppose un

monde commun que nous pouvons partager. Il faut pouvoir reconnaître une certaine capacité à accéder à une compréhension commune d’une réalité pour qu’on puisse désirer, aimer, découvrir, dévoiler et saisir profondément celle-ci. Le problème du relativisme qui fait rage aujourd’hui atteint précisément cet amour, devenu presque anémique à force d’être réduit à une subjectivité n’ayant aucune valeur de vérité. « S’il y a une chose dont tout professeur qui enseigne dans une université américaine peut être sûr, c’est que chacun de ses élèves, au moment où il entreprend des études supérieures, croit ou dit qu’il croit que la vérité est relative21. » Allan Bloom, dans son livre, The

Closing of the American Mind, démontre que « l’âme » des jeunes d’aujourd’hui est

« désarmée », car le désir bouillonnant, qu’ils avaient enfants, de connaître et de comprendre le monde est devenu apathique. Les potentialités presque infinies de l’enfant se camouflent vite dans ce que Hamlet appelle « an unweeded garden that grows to seed », « un jardin d’herbes folles montées en graine, et que d’affreuses choses envahissent et couvrent22 ». Cette incapacité à ressentir le monde attaque dans ses racines mêmes, par une double ignorance affective, le développement humain, à commencer par le désir, se traduisant aujourd’hui par une absence de sentiment ou, comme le dirait Léo Strauss, par le sentiment d’absence de sentiment. Ainsi, de l’incapacité de ressentir le       

21

 Allan Bloom, L’âme désarmée, trad. Paul Alexandre, Paris, Julliard, 1987, pp. 17‐44.  22

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monde résulte un désintérêt envers ce monde; l’état de négation et d’indifférence que dénonçait admirablement Albert Camus comme étant « cette indifférence à la vie qui est la marque du nihilisme23 ».

Quelques mots sur une expérience que nous avons vécue avec un groupe d’enfants de 4 ans lors d’une séance de discussion philosophique. À partir d’un dialogue autour du thème « vivant/non-vivant », les enfants ont pu vivre une expérience authentique de découverte intellectuelle qui a démontré leur grand potentiel à comprendre certaines choses par leur seule intelligence et leur désir de connaître. En voici un extrait.

Enfant : Un chien c’est vivant !

Nous : Pourquoi ? L’important c’est toujours de dire pourquoi le chien il est vivant ?

Enfant : Parce qu’il mange.

Nous : Ah ! Un des critères du vivant serait donc la capacité de manger. Oui, mais dans ce cas, est-ce qu’un arbre c’est vivant ?

Enfant : Non parce que ça ne mange pas. Nous : Oui, mais est-ce que ça boit de l’eau ?

Enfant : Oui, c’est comme les plantes. À ma maison, les plantes boivent de l’eau pour pousser.

Nous : Ah ! Je comprends. Pourquoi le chien est-il vivant aussi ? Enfant : Parce qu’il court.

Nous : Bravo ! Un autre critère pour définir le vivant serait sa capacité à se déplacer. Faisons un casse-tête. Eh ! Mais le casse-tête, il bouge ! Regardez (faisant bouger le casse-tête avec nos mains sur la table). Il se déplace le casse-tête, est-il vivant pour autant ?

Enfant : Mais non, il ne se déplace pas TOUT seul !

Nous : Ah ! Je comprends; pour être vivant, il faut pouvoir se déplacer par soi-même; le casse-tête, il faut que quelqu’un le construise !

       23

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Un enfant qui, depuis le début, observait et écoutait sans rien dire, apparaissant même un peu distrait, dit soudain, et de manière tellement excitée que cela nous trouble encore : J’ai trouvé, j’ai trouvé, je le sais, je le

sais, je sais pourquoi l’arbre il est vivant je l’ai trouvé. Écoutez-moi. Écoutez-moi. Même si d’autres avaient la main levée, nous lui donnons la

parole spontanément étant nous-même étonnée par cet enthousiasme si soudain, et sa petite voix tout enflammée.

Nous : Oui, nous t’écoutons. Pourquoi l’arbre est-il vivant ?

Enfant : Parce qu’il se construit lui-même ! dit-il, ses petites mains en l’air, profondément heureux, si fier de cette découverte splendide !

Cet aparté nous apparaît très à propos pour illustrer l’éthique et la philosophie de notre recherche. Le principe auquel est arrivé cet enfant renvoie directement au terme nature, en grec phusis, qui désigne en premier lieu l’action de faire naître, de faire croître. Aristote écrivait « l’être humain désire par nature connaître24 ». L’enfant possède ce désir de connaître, car le monde l’émerveille, l’étonne, et il a toutes les capacités nécessaires pour le comprendre, du moins en saisir quelque chose sans nécessairement pouvoir encore expliquer tous les tenants et aboutissants de ses trouvailles. Ce désir de connaître, lorsque stimulé, peut animer un enfant au point de développer un rapport au monde sain. Ainsi, dans cette présente thèse, nous voulons une écriture emplie de sensibilité, capable de rejoindre l’intellect du lecteur en ceci qu’il contient une part d’affectivité. Ce doctorat tentera de prouver que le rapport à la vérité doit laisser vivre une part d’affectivité. Nous voulons être pédagogique et vulgariser le langage philosophique pour qu’il puisse contenir sa part d’accessibilité. Nous croyons qu’une thèse philosophique doit, par nature, avoir ce souci de partager quelque chose de vrai. Le célèbre scientifique et vulgarisateur qu’était Einstein ne disait-il pas : « Si tu ne peux pas expliquer à un enfant un principe c’est que tu ne le comprends pas vraiment » ? Toute proportion gardée, nous désirons aussi entretenir notre désir de comprendre tout ce que notre sujet plus spécifique a à nous révéler du monde, et pouvoir communiquer ce même désir aux autres.

       24

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Même si cette compréhension a ses propres limites, nous avons la capacité de saisir ce qui nous dépasse, ce qui est au-delà de notre propre finitude; en cela réside, d’ailleurs, le grand pouvoir de notre faculté de comprendre. Nous pouvons prendre conscience des limites de notre compréhension, de ce qui ne pourra jamais être saisi, l’insaisissable. Cette prise de conscience n’est-elle pas l’éveil nécessaire au désir de connaître ? C’est pour cette raison que l’expérience artistique a une portée remarquable, car elle a le pouvoir de révéler l’être des choses, c’est-à-dire de mettre en lumière l’essentiel. Pour Gadamer, il est tout simplement urgent aujourd’hui de rétablir cette expérience de la vérité qu’il nous est donné de vivre à travers le jeu de l’art. L’expérience de jouer rend possible une compréhension à laquelle la science méthodique ne peut accéder.

Pour une compréhension juste des choses, il ne faut jamais perdre de vue la connaissance concrète. Le mot concret renvoie au verbe latin concrescere, qui signifie « croître avec ». Parce que les choses changent et que nous changeons aussi, il faut prendre en considération ce devenir parallèle. L’esprit, ou la raison, ne pourra saisir l’ensemble que s’il rend justice à cette réalité mouvante et fluctuante qu’est le mariage entre la réalité et la conscience humaine qui vise à la connaître. « Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l’art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous des artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement à l’unisson de la nature25. »

Enfin, nous espérons fermement avoir su rester enracinée dans le présent, ne jamais perdre de vue l’importance, en philosophie, de servir les défis humains auxquels nous sommes confrontés à notre époque.

       25

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CHAPITRE 1: Le problème

La crise de la culture La confusion du réel

Combien de temps a-t-il fallu pour que le Web enveloppe le quotidien de chacun ? Vingt ans seulement – une nanoseconde si l’on pense à l’histoire de l’humanité – ont suffi pour modifier notre rapport aux choses, aux connaissances, au temps et à l’espace. Une mer d’informations accessibles instantanément, une quantité toujours plus grande de visites virtuelles possibles « en live », des campagnes démocratiques possibles à l’échelle planétaire en quelques secondes; tout cela donne le vertige tellement nous nous y sommes adaptés naturellement. Jean-Claude Guillebaud pose la question dans son livre remarquable La vie vivante : « Pourrait-on trouver, dans toute notre histoire, un seul exemple de mutation si soudaine ?26 » Même si l’Internet constitue un outil pédagogique indiscutable pour l’être humain dans sa quête de culture, et aussi une plateforme de concertation sociale participant à l’émancipation démocratique, des problèmes plus pernicieux semblent en contrepartie vouloir jaillir, pour les non avisés. Par exemple, avec les réseaux sociaux, il est possible d’exposer sa vie et son identité comme si on présentait un film. Pierre Lévy s’intéresse à l’impact de l’Internet sur la société. Il s’est penché sur cet aspect plus spécifique du problème en démontrant à quel point « le soi » est devenu un produit que l’on vend et que l’on publicise comme un capital. La logique économique s’appliquerait au plus intime du soi d’un individu, comme sa vie familiale et amoureuse. Ainsi produit-on l’image d’une entreprise comme on construit l’image de soi grâce à des spécialistes en tout genre qui professionnalisent et accréditent la personnalité de chacun, sur Facebook et dans toutes sortes d’autres médias similaires. En devenant ainsi spectateur de sa propre vie et manipulateur des images qui la représentent, on assiste malheureusement aujourd’hui à un spectacle, c’est-à-dire à la représentation de la culture

       26

 Jean‐Claude Guillebaud, La vie vivante, contre les nouveaux pudibonds, Paris, Éditions des Arènes, 2011,  p. 28.  

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et non à la culture elle-même. N’y a-t-il pas un danger dans cette fuite de ce que nous sommes ?

La puissance impressionnante du virtuel semble aussi vouloir engloutir la vie des perceptions. « De prime abord, l’apparition du sixième continent, celui de l’immatériel, a tout pour nous combler. Ce dernier introduit dans notre rapport au monde une fluidité, une apesanteur et une agilité qu’aucun groupe humain n’avait connues auparavant. Sur ce sixième continent, nos déplacements se font sans effort et nos demandes satisfaites à la seconde27. » Pierre Lévy ajoute encore : « l’utopie de l’immatériel répond au souci de se détacher peu à peu des contraintes du réel et de la matière. La cyberculture tout entière est marquée par une exaltation du virtuel grâce auquel nous devenons vaporeux, nous sommes libérés de la gravitation terrestre […]28 ». Il poursuit : « savoirs, images, sons, informations, points de vue, chiffres, couleurs nous sont si facilement accessibles que nous intériorisons déjà cette proximité, sans plus prêter attention à son étrangeté. Au monde traditionnel – celui de la matière, du concret, de la chair –, se trouve surajouté un continent labyrinthique, une vastitude que dix mille vies humaines ne suffiraient pas à explorer29 ». N’est-ce pas cette vie vécue dans la chair, dans le moment présent, dans l’intimité, qui se perd aujourd’hui ? De plus, n’est-ce pas l’éducation et la culture qui se voient déstabilisées par cet engouement de l’image, qui a aussi pris d’assaut la vie personnelle et intime ?

Cela s’explique du fait que le monde virtuel défie certaines lois fondamentales de la réalité physique; le temps et l’espace en sont les premiers représentants. Une nouvelle réalité est donnée à saisir à l’être humain habitué, il n’y a pas si longtemps encore, à des repères temporels et territoriaux complètement différents. Dorénavant, on se plie au pouvoir de l’instantanéité. L’attente devient un obstacle, une contrainte, majeur pour certains. « Paul Virilio a insisté dans divers ouvrages sur plusieurs aspects inquiétants des technologies modernes qui placent la relation au monde sous le signe de l’instantanéité et de l’ubiquité, mais suscitent du même coup l’apparition de corps humains solitaires,        27 Ibid., p. 27.   28  Ibid., p. 152.   29  Ibid., p. 28.  

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immobiles […]30 ». Virilio a bien su percevoir dans quelle crise potentielle le monde numérique pouvait entraîner l’être humain dans ce qu’il a de corporel, de social et de culturel. En 2010, dans un article du Nouvel Observateur, Jean-Claude Guillebaud nous rappelle d’entrée de jeu que les écrits de Virilio sur la vitesse se comprennent davantage depuis que, plus tangibles, les conséquences du monde virtuel ont grandi à une vitesse fulgurante. De plus, il est certain que l’Internet peut être une interface médiatique permettant de contenir des fictions riches en sens. On peut d’ailleurs y consulter un nombre faramineux de textes. Dans La révolution numérique, Éric Scherer relate quelques faits à propos de la BNM, la Bibliothèque Numérique Mondiale, créée en 2009 par l’UNESCO : « C’est la mère de toutes les bibliothèques, dit-il. Ce sont, sous la main, des milliards de milliards de fois les bibliothèques d’Alexandrie ou du Congrès américain31. » « On conviendra qu’il n’est pas ordinaire de posséder virtuellement, au fond de sa poche ou de son sac à main, le Musée du Louvre à Paris et celui de l’Ermitage à St-Petersbourg, d’être relié à trois quarts de siècle d’archives musicales, des milliards d’images ou de nouvelles arrivées à l’instant des antipodes32. » Ainsi le rapport virtuel aux choses n’est pas soumis aux mêmes conditions spatio-temporelles avec lesquelles l’être humain a toujours dû composer. Les nouvelles technologies permettant cette proximité improbable, déjouent nos repères traditionnels de notre manière naturelle d’acquérir des connaissances. L’expérience corporelle, qui implique une présence dans l’espace et le temps, n’est absolument plus nécessaire à l’ère de l’Internet. Amenuiser l’importance de l’expérience n’engendre-t-il pas un danger pour le développement humain ? N’y a-t-il pas une menace de désirer la facilité atemporelle et acorporelle que propose le Web au détriment de l’effort et le temps qu’incombent les expériences réelles ?

Pourtant, n’est-il pas étonnant d’avoir à rappeler que ce sont le temps et la durée qui définissent le réel et qui rendent possible la vie elle-même ? « Car au fond, dit Guillaume Carnino, le fantasme d’annuler la durée, c’est-à-dire annuler ce qui nous coûte, mais       

30

 Marc Augé, La guerre des rêves – exercices d’ethno‐fiction, Paris, Seuil, 1997, p. 18. 

31  Éric  Scherer,  La  révolution  numérique.  Glossaire,  Dalloz,  2009,  p. 29,  cité  par  Jean‐Claude  Guillebaud,  op. cit., p. 29.    

32

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donne son sens à l’existence humaine, ne trouve-t-il pas son aboutissement dans l’annulation de l’essence même de la durée, qui n’est autre que la vie, là où toute durée prend sa source ?33 »

Ce phénomène de société relativement nouveau participe à sa manière à perpétuer le relativisme ambiant. Il importe effectivement de traiter de cette crise de la culture, critiquée par Arendt et tant d’autres, sous cet angle contemporain qui intègre à la réflexion ces nouvelles données sociétales essentielles à notre compréhension du problème. L’analyse que l’auteure fait de la crise de l’éducation s’applique, plus que jamais, aux défis actuels. Les principes qu’elle dégage sont universels et au fondement de toute société aux prises avec des problèmes menaçant la connaissance et la culture. Il ne faut pas sanctifier les nouvelles technologies de la communication en ne voyant que les indéniables côtés positifs. André Gorz a écrit un ouvrage qui mérite notre attention à ce sujet. Il s’est intéressé à cet immatériel devenu omniprésent et qui déborde sur la réalité elle-même. Il affirme avec éloquence « qu’une intelligence artificielle sera toujours dans l’incapacité ontologique de définir ce qui est important, de choisir le but à poursuivre, de faire le partage entre ce qui a du sens et ce qui n’en a pas, de questionner les critères en fonction desquels les buts étaient définis, etc.34. » Tout ce qui peut être vu, tout visible dans ce qu’il a de visuel, acquiert aujourd’hui de plus en plus de contenu dit réel. L’image semble vouloir surpasser la substance elle-même qui, en principe, lui fournissait jusqu’alors la possibilité même d’en être le reflet. J.F. Mattéi affirme ceci dans son essai incontournable sur la question :

Car ce qui désormais menace le livre, c’est l’image sculptée, dessinée, peinte, gravée et imprimée, mais surtout photocopiée par des procédés chimiques ou numériques, filmée par des caméras électromécaniques ou électroniques. Après avoir détrôné l’image réelle, arrimée à la pierre, au bois, au cuivre, à la toile ou au papier, le livre est détrôné à son tour par l’image virtuelle, qui       

33

  Guillaume  Carnino,  « Rêve  numérique  ou  cauchemar  informatique »  in  La  Tyrannie  technologique, 

Critique de la société numérique, 2007, p. 138; cité par Jean‐Claude Guillebaud, La vie Vivante, contre les  nouveaux pudibonds, Paris, Éditions des Arènes,  2011, p. 238. 

34

  André  Gorz,  L’Immatériel.  Connaissance,  valeur  et  capital,  Paris,  Galilée,  2003,  p.31;  cité  par  Jean‐ Claude Guillebaud, op. cit., p. 48. 

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dépose son contenu sur un support quelconque, ou bien s’en passe, puisque sa numérisation imite exactement la réalité.35

L’expérience humaine, comme il l’a décrite, est ainsi totalement escamotée dans l’engloutissement de la réalité par le virtuel, par l’omniprésence des écrans et des images projetées ad nauseam qui donnent à voir une représentation de la réalité encore plus vraie que nature.

La crise de l’art contemporain

Arthur Danto, ce philosophe et critique d’art américain, parlait justement du monde de

l’art, en pointant cette idée qu’il existe une épistémè propre à chaque époque. S’il est vrai

qu’il y a cette dissolution de la réalité au profit du virtuel, de l’apparence, de l’image dite « plus réelle que nature », alors l’art d’aujourd’hui devrait représenter par différents moyens ce nouveau phénomène qui touche notre rapport au monde, au réel et, en définitive, à la connaissance. La crise de l’art contemporain reflète le rapport malaisé que nous entretenons avec la réalité aujourd’hui. Voyons à titre d’illustration comment l’art lui-même peut nous renseigner sur le phénomène que nous décrivons.

Selon les analyses de Marc Jimenez et d’Yves Michaud, l’art moderne concerne avant tout la perte de critères d’appréciation esthétique. La modernité artistique, comme toute époque artistique digne de ce nom, s’est chargée de disqualifier les catégories esthétiques traditionnelles, en l’occurrence les normes classiques des beaux-arts, pour transporter l’art ailleurs. L’évolution artistique suivant ainsi, comme chaque époque, les évolutions sociologiques et culturelles. L’art moderne a ceci de particulier qu’il laisse poindre à l’horizon quelque chose de véritablement nouveau : une tentative de sortir de ce cycle qui s’est perpétué dans l’histoire du monde occidental, soit celui de participer à la dénonciation constante des critères d’appréciation esthétique, voire de dépasser ce besoin renouvelé de nouveauté qui pousse chaque artiste à tenter de dépasser son maître et de dire quelque chose d’autre sur le monde. Par exemple, les ready-made de Duchamp n’ont jamais été créés à partir de critères esthétiques. L’art est devenu la représentation de la       

35

  Jean‐François  Mattéi,  La  puissance  des  simulacres,  Dans  les  pas  de  Platon,  Paris,  François  Bourin  Éditeur, 2013, p. 22. 

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liberté et non plus celle de la beauté. C’est précisément cette réflexion qui a déclenché la création de certaines œuvres modernes. Marcel Duchamp, pour citer l’exemple le plus connu, désincarne un urinoir, un objet utilitaire dénigré par la nature de son utilité, en le mettant sur un socle dans un musée et en le signant. Devenu, grâce à cette opération, œuvre d’art et de contemplation esthétique, cet objet ébranle les critères esthétiques. Duchamp a obligé le regard à changer et l’intention à se modifier. Le monde artistique était blasé de répéter cette quête effrénée des transgressions et ce qui pavait la voie à l’art contemporain. Le relativisme des jugements s’est donc étendu au domaine de l’art. Se construisaient alors les premières assises de la crise de l’art contemporain. Ainsi cette ancienne opposition beau versus laid s’évanouit-elle dernière une nouvelle opposition, plus acerbe : art versus non-art. N’y a-t-il pas de jugement de valeur plus virulent aujourd’hui et plus heurtant d’un critique que celui de dire qu’une œuvre n’est pas une œuvre et encore moins de l’art ?

Catherine Millet36 s’est intéressée à la question et l’a posée à des conservateurs de musée. Pensez-vous que l’art d’aujourd’hui soit toujours contemporain ? On lui répond autant par l’affirmative que la négative. Oui, d’abord parce que l’art contemporain désigne une notion historique, chronologique, et relate les pratiques et les réalisations des artistes d’aujourd’hui. Autrement dit, l’art actuel est par définition contemporain, synonyme, comme nous le disions, dans le langage courant. Toutefois, tout art actuel n’est pas contemporain en fonction d’une deuxième définition, esthétique celle-là. « Est dit “contemporain” un type d’art qu’on ne peut assimiler totalement à aucun des mouvements et courants antérieurs à la modernité et aux avant-gardes de la fin des années 60, par exemple à l’art conceptuel, au pop art, au land art, ou au body art, etc.37 » Dans les années 80, l’art s’est imposé sous le qualificatif de contemporain, affirme Jimenez, où les réalisations artistiques tentaient de se définir sans référence explicite au passé. Les artistes n’y sont parvenus qu’imparfaitement, nous dira-t-il, car ces œuvres sont héritières des époques antérieures et ne peuvent se définir totalement par opposition aux normes artistiques passées. Marc Jimenez présente l’art contemporain, à son tour,       

36

 Catherine Millet, L’art contemporain en France, Paris, Flammarion, 1987.  37

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comme étant en querelle, terme qui renvoie à la notion d’une plainte en justice38. Le choix de ce terme n’est pas sans lien avec l’idée du tribunal qui examinait autrefois « qu’est-ce que le beau ? » ou « qu’est-ce que l’art ? ». Ce tribunal existe-t-il encore concernant l’art contemporain ? Oui, répond le philosophe américain Nelson Goodman, mais une nouvelle question, plus à propos et respectant davantage les conjonctures, se substitue aux autres et demande maintenant : quand y a-t-il de l’art ? La culture contemporaine se caractérise donc par la confusion née du fait que la ligne de démarcation entre ce qui est de l’art et ce qui ne l’est pas est devenue fort difficile à tracer ou, en d’autres termes, les limites entre la réalité quotidienne et l’extraréalité de l’art sont devenues poreuses.

Pour plusieurs auteurs, l’esthétique demeurait à ce stade la grande coupable de cette crise effrénée dans laquelle les artistes tentaient désespérément de briser les limites de la nouveauté ouvrant la voie à l’art stercoraire et scatologique, à tous les avatars de l’art conceptuel, à l’hybridation des genres, aux installations, aux performances, etc.

Quelle que soit par ailleurs la diversité des réalités institutionnelles, on préfère parler de sites, de centres, d’espaces, parfois de lieux intermédiaires, pour laisser le label muséal à des lieux que stigmatise encore la tâche traditionnelle d’exposition didactique de reliques. On n’accroche plus, on installe, assisté de l’artiste et de ses directives; on n’expose plus, on présente, on montre, on exhibe, on performe, redoutant tout ce qui risquerait de figer le processus en objet, l’œuvre en expo39.

Gilles Lipovetski, dans son plus récent essai, Le bonheur paradoxal, évoque de manière virulente ce qu’il nomme la barbarie esthétique. « Notre époque est témoin d’un déferlement d’images vulgaires et pornographiques. Elle l’est également d’une foule de happenings et de performances qui, pulvérisant les visées du beau et de l’œuvre durable, élèvent le “fais n’importe quoi” à son accomplissement parfait40. » Bref, c’est ce que plusieurs ont décrié et ce que beaucoup décrient toujours comme étant l’art de faire

n’importe quoi. Comme le dit bien Yves Michaud dans son livre, La crise de l’art        38  Ibid., p. 15.  39 Yves Cusset, « Le musée (tout art doit finir au musée », Magazine Littéraire, Philosophie et art, la fin de  l’esthétique?, no 414, novembre 2002, p. 33.  40  Gilles Lipovetski, Le bonheur paradoxal, Paris, Gallimard, Folio, 2008, p. 404.    

(31)

contemporain, « le triomphe du n’importe quoi marque donc la fin de l’esthétique, et

même de l’art tout court41 ». La démarcation entre l’art et le non-art n’est plus claire en art contemporain. On investit la vie quotidienne, inutile de revêtir la peau d’un personnage pour faire une représentation performative. En fait, le jeu de l’art tend à disparaître. Dans l’histoire du théâtre on a, petit à petit, laissé tomber le rideau, la scène traditionnelle, mêlé les comédiens aux spectateurs, permis des décrochages volontaires et tout ça, entre autres choses, afin de briser le mur fictionnel qui sépare ce paradigme de l’art et celui du monde de la vie quotidienne. L’art contemporain est le parfait miroir du paroxysme de cette tentative d’investir la réalité.

Cette culture est celle de la muzak dans les ascenseurs et les centres commerciaux, celles des séries télévisées et des reality shows, celle de la littérature selon Paul-Loup Sulitzer, celle de la musique techno et des disc jockeys, celle des raves et de l’ecstasy, celle du kitsch touristique et de l’exotisme des voyages organisés. […] Le paradoxe est que jamais il y a eu autant de messages culturels, jamais la société n’a autant été baignée de culture, et que jamais il ne nous a été aussi difficile d’en identifier les formes élevées42.

En somme, nous constatons que le relativisme d’aujourd’hui est hyperbolique, il tend à se dissoudre lui-même dans une forme de confusion entre ce qui est et ce qui n’est pas, entre ce qui est illusoire et ce qui est porteur de vérité. On semble même avoir dépassé l’idée que le monde est absurde puisqu’encore là, ce sentiment se positionne lui-même comme étant l’absence de quelque chose qui aurait un sens. L’art contemporain est le miroir parfait de cette apathie, cette double ignorance affective qui génère une indifférence pire encore que le sentiment d’absurdité. Ainsi assistons-nous à une confusion du réel qui donne naissance à un sentiment de flottement, de mise en parenthèse de la possibilité même d’une réalité commune.

      

41 Yves Michaud, La crise de l'art contemporain, Paris, PUF, 1999, p. 31.  42

 Ibid., pp. 60‐61.   

(32)

L’hypermodernité

Johan Huizinga est un penseur marquant et ses écrits sont centraux en matière d’étude du jeu. Il a tenté de circonscrire les caractéristiques essentielles du jeu, c’est-à-dire ce qui est commun à tous les jeux. Il a voulu positionner le jeu par rapport à la société en l’opposant à la vie courante dite « réelle », « habituelle » ou même « quotidienne ». Même s’il a été largement critiqué pour avoir trop étendu la définition du jeu, ce penseur demeure un incontournable sur la question. Huizinga s’est employé à définir l’homme non plus comme un homo sapiens – homme apte à connaître – ou encore comme un homo faber – homme apte à travailler et à fabriquer – mais bien comme un homo ludens – un homme apte à jouer. Huizinga nous explique qu’il est dans la nature animale de jouer, comme jouent les animaux. De fait, il nous fera remarquer qu’on retrouve dans le jeu humain quelque chose de fascinant et qui dépasse le simple instinct animal de jouer. Huizinga démontre en quoi le jeu est au fondement de toute codification humaine et que c’est cette nature apte à jouer, dans ce qu’elle a de spécifiquement humaine, qui, selon lui, a fait naître la société, la culture et, par conséquent, l’art et la philosophie. Il expose l’étroite relation entre la culture et le jeu en affirmant que « le jeu est plus ancien que la culture43 ». Mais ce fabuleux avènement des arts et de la culture, expliqué par notre nature d’homo ludens, connaît son pendant négatif dans l’ère contemporaine où, selon lui, nous nous éloignons, toujours plus, de notre véritable nature. La distinction que fait Huizinga entre le briseur de jeu et le faux joueur dévoile cet embarras par lequel il explique les conséquences culturelles de cette dénaturation.

Avant toute chose, rappelons ce constat généralisé dans la sagesse populaire quant à l’importance que revêtent les jeux d’imagination chez l’enfant. Par exemple, il est rare qu’un adulte vienne volontairement et froidement briser l’histoire qu’invente, dans son jeu, un enfant. Certes, quel adulte s’immiscerait dans le jeu d’un tout-petit pour lui rappeler qu’en réalité, il n’y a devant lui qu’une cuillère et qu’il ne s’agit pas, en vérité, d’une réelle princesse à délivrer comme semble bien le suggérer le jeu de l’enfant ?       

43

  Johan  Huizinga,  Homo  Ludens,  Essai  sur  la  fonction  sociale  du  jeu,  traduit  du  néerlandais  par  Cécile  Seresia, Paris, Gallimard, 1988, p. 15. 

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