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Penser le lien social : les dispositifs scéniques de Rimini Protokoll

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Academic year: 2021

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Priscilla Wind

MCF (langues et littératures germaniques) Université Clermont Auvergne

Penser le lien social : les dispositifs scéniques de Rimini

Protokoll

I- Caractérisation du lieu choisi (cadre institutionnel ou générique,

architecture, scénographie)

Rimini Protokoll propose un théâtre qu’on classe comme «  documentaire  », c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas de pièces de théâtre basées sur le modèle d’une intrigue et de personnages mais dans lesquelles des « experts du quotidien » sont invités à venir parler de leur vie en rapport avec des sujets prédéfinis. C’est le cas dans Call Cutta in a box où chaque spectateur rentre en interaction avec un réel employé d’un call center de Calcutta. Dans Hausbesuch et dans Remote X, le collectif artistique pousse la démarche jusqu’au bout et place les spectateurs eux-mêmes dans le rôle d’« experts du quotidien ».

Dans ses spectacles Call Cutta in a box, Hausbesuch et Remote X, Rimini Protokoll fait ainsi sortir le spectateur de la salle de théâtre. Dans Call Cutta in a box, les spectateurs rentrent de manière individuelle dans un bureau, dans Hausbesuch, ceux-ci sont conviés en petits groupes au domicile d’un hôte européen, dans Remote X, les spectateurs se retrouvent en petit groupe dans la rue pour une promenade urbaine. Par ce biais, le collectif bouleverse totalement les attendus du théâtre : la scène et son quatrième mur d’un côté, les sièges du public de l’autre sont abolis. Le public fait partie intégrante du spectacle, il est guidé à travers lui et devient « spectacteur » en participant à l’avancée de celui-ci dans une sorte de jeu interactif.

Qu’est-ce qui caractérise encore ces projets comme des pièces de théâtre ? La procédure d’accès reste pourtant la même que pour n’importe quelle autre pièce : le spectateur doit se présenter muni d’un billet de spectacle acheté auprès d’une institution théâtrale. Ensuite, le spectateur est pris en charge par l’équipe du spectacle qui peut l’emmener en dehors de la salle de spectacle. Rimini Protokoll définit Call Cutta in a box comme une «  pièce de téléphone intercontinentale  ». Pour Remote X, il se contente de parler de production et publie sur le site un article qui le définit comme une performance immersive.

Hausbesuch est, quant à lui, bien présenté comme un spectacle. Rimini Protokoll repense

complètement les fondements d’une pièce, tant au niveau de la structure dramaturgique (absence d’acteurs, de scène, d’intrigue, de personnages, de fiction même) que

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scénographique (plus d’exploitation d’un espace scénique mais exploration de lieux du quotidien comme un bureau, la ville du spectacle ou le domicile d’un spectateur). C’est la notion-même de spectacle qui est interrogée, dans sa définition minimale de ce qui est porté au regard et à notre attention. La mise en scène est le dernier élément qui permette encore d’identifier clairement ces pièces comme théâtrales, car elles suivent malgré tout un agencement spatial et temporel prédéfini par le groupe artistique d’une part, et d’autre part elles s’articulent autour d’accessoires précis qui jouent un rôle-pivot dans l’évolution des pièces, servant à la fois de « protocole » et de scénographie. Ce sont ces dispositifs qu’il convient d’analyser pour mieux comprendre les conditions d’émergence de la pensée à l’intérieur de ces spectacles.

II- Analyse des dispositifs scéniques

Trois spectacles sont envisagés pour l’analyse. Tout d’abord, Call Cutta in a box. Ici, le spectateur s’installe dans une bureau à l’intérieur d’un immeuble professionnel, disposant d’un canapé, d’une table basse avec une plante verte, d’un bureau avec ordinateur, d’une webcam, d’une imprimante, d’un téléphone portable et d’autres accessoires qui sont portés à l’attention de la personne lors du déroulement du spectacle. Le spectacle se déroule selon un protocole de questions et de gestes instruit par l’employé du call center. En voici quelques exemples : «    Es-tu satisfait de ta vie ? Crois-tu en la réincarnation ? Dans ta prochaine vie, quel animal souhaiterais-tu être ? As-tu envie de partager avec moi les plus grandes erreurs de ta vie ? Ferme les yeux, je vais te chanter une chanson : Que vois-tu quand tes yeux sont fermés ? » Parallèlement, le « spectacteur » fait plus ample connaissance de l’employé par l’intermédiaire d’accessoires : sa carte de visite, une visite virtuelle de son lieu de travail, un chewing-gum indien puis un petit autel à la déesse Khâli dont la réplique trône dans sa voiture. A la toute fin, l’employé du call center encourage son interlocuteur à rester en contact avec lui par mail. La fin de l’appel téléphonique et l’arrêt de la webcam sonnent un retour à une réalité très aseptisée.

Dans Hausbesuch (Home Visit Europe), un hôte habitant dans la ville du spectacle reçoit. Il invite chez lui deux amis auxquels peuvent se joindre jusqu’à treize spectateurs autour d’une grande table recouvert d’une nappe avec la carte d’Europe et des crayons de couleurs. À l’aide d’une tablette, un animateur anime la séance qui est présentée comme une « pièce de théâtre » à cinq niveaux : « Il y sera question des hommes et des femmes qui sont ici autour de cette table et également des réseaux et relations entre vous et de

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vos liens vers l’Europe et le monde. Et de qui aura la plus grosse part de gâteau.  » En effet, en parallèle au spectacle, un gâteau cuit dans le four qui sera dégusté à la fin du spectacle.

Sur la table est disposée une petite machine qui tourne dans le sens des aiguilles d’une montre. À chaque fois qu’une alarme retentit, il faut appuyer sur le bouton vert. La machine imprime alors comme des tickets de caisse avec des instructions. Chaque niveau débute par le rappel d’un fait lié à l’histoire de la construction de l’Europe (les traités européens, le compromis de Luxembourg en 1966, les révision des accords en 1986, la Convention de Dublin en 1990, le traité de Lisbonne en 2009). Là encore, chaque niveau avance selon un protocole de questions. Dans le premier niveau, il est question de la notion de débat. Dans le deuxième, de l’engagement de chacun pour la communauté. La thématique du troisième niveau est clairement annoncée par l’animateur : « Il y sera question de comment un groupe arrive à prendre des décisions ». Le niveau 4 s’interroge à propos de la concurrence, du pouvoir des décisions anonymes : un jeu de questions-réponses par équipe est mis en place afin de collecter des points, ce qui décidera de qui aura quelle part de gâteau à la fin du spectacle. Le niveau 5 annonce le résultat du jeu et détermine les parts de gâteau.

Enfin, le spectacle Remote X repose sur un principe un peu différent : une vingtaine de spectateurs sont invités à participer à une promenade urbaine, dirigés par une voix électronique par l’intermédiaire d’un casque audio. Le parcours commence toujours dans un cimetière et un appel à « laisser les morts et les zombies derrière soi et aller vers la vie, la ville, le réseau ». La voix affirme être le berger de ce troupeau. Elle entraîne le groupe dans différents lieux afin de s’interroger sur la ville comme organisme (observer les voyageurs dans le métro et identifier qui essaie de se distinguer pour être un individu, observer les caisses d’un supermarché comme expression de la concurrence, choisir une voiture dans un parking souterrain et s’interroger sur les points communs avec les autres). Parallèlement à ces questions ouvertes dont le résultat n’est pas collecté (contrairement aux deux autres spectacles) mais qui ont plutôt une visée contemplative, la voix électronique ordonne des actions de groupe (courir, reculer, danser, sauter du métro). Ici, le spectateur est toujours acteur du spectacle et suit un protocole, néanmoins l’interaction se situe entre l’homme et la machine et fait évoluer la communauté humaine ensemble et en même temps de manière séparée, faisant réfléchir le public sur les comportements grégaires et notre rapport quotidien aux nouvelles technologies.

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III- Explicitation du ou des processus de pensée induits ou produits

Les trois spectacles sélectionnés utilisent une scénographie spécifique et un protocole d’actions et de questions afin de faire réfléchir le public sur les interactions entre les personnes voire les groupes de personnes, entre les personnes et le lieu, entre les personnes et les objets qui les entourent et ainsi penser le lien social des hommes entre eux mais aussi des hommes et de leur environnement au sens large. Les spectacles se fondent toujours sur un aspect de notre société technique et technocratique : pour Call

Cutta in a box, il s’agit de la délocalisation des centrales téléphoniques (ici en Inde) et de

la grande distance relationnelle qu’engendrent ces coups de fil de call centers que nous cherchons le plus souvent à éviter. Dans Hausbesuch (Home Visit Europe), c’est le système politique européen et ses décisions d’en haut qui sont remis en question. Dans

Remote X, le spectacle interroge la déshumanisation de la ville, sa conception en termes

de réseau, de communication et de mobilité et notre propre comportement dans des communautés régies par les nouvelles technologies.

Dans les trois spectacles, il s’agit avant tout de construire ensemble une pensée autour du lien social, dans la mesure où le spectacle, bien que dirigé par un protocole précis, donne à chaque représentation un résultat différent et en résonance avec le groupe particulier qui y a participé. Dans Call cutta in a box, le lien social interrogé est celui de personne à personne, d’une culture à l’autre. Il s’agit d’apprendre à connaître l’autre de manière personnelle, au-delà de son métier en abordant des sujets émotionnels (« Que ressens-tu quand tu entends cette musique?  » ou concernant la vie privée («  Es-tu satisfait de ta vie ? »), mais aussi en découvrant la culture de l’autre afin de développer l’empathie et la tolérance chez les participants. En cela, Rimini Protokoll propose un théâtre de la compassion, qui remplace au XXIème siècle le principe aristotélicien de pitié. Le processus mimétique qui permet l’identification et la compassion est activé par la mise en relation personnelle entre participants réels. Partager une expérience avec les spectateurs, c’est faire rentrer le public dans une communauté de l’humain. Elle permet ainsi de replacer le théâtre au coeur de la cité, c’est-à-dire dans le champ politique, parce que ces pièces traitent d’événements qui touchent la société civile et son fonctionnement afin de la faire évoluer.

Hausbesuch, spectacle proposé dans différentes villes d’Europe, propose aux participants

de réfléchir sur leur statut de citoyen européen et comment ils se positionnent par rapport aux statistiques et aux décisions politiques de l’Union Européenne, en expérimentant les dynamiques de groupe et les stratégies mises en place lors des prises de décision.

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Enfin, Remote X place le « spectacteur » dans une position dirigée et contemplative, partie intégrante d’un groupe entièrement dirigé par une voix électronique. Le regard et la pensée sont guidés par les suggestions d’observation et de gestes symboliques et des questions ouvertes qui doivent aider les participants à penser leur place dans une communauté urbaine.

Dans ces constructions de la pensée, les protocoles mettent en place un certain nombre de règles et d’étapes à suivre, très similaires au jeu de société. Ainsi ces pièces remplacent le jeu des acteurs par un jeu entre spectateurs et « experts du quotidien » ou simplement entre eux par l’intermédiaire d’une machine (imprimante de tickets dans

Hausbesuch, casque audio dans Remote X). La production de la pensée est donc

conditionnée, dans ces spectacles, d’une part par la présence de plusieurs personnes qui participent d’un processus heuristique, d’autre part par l’interaction avec de nouvelles technologies (webcam également dans Call Cutta in a box). Ainsi l’intermédialité inhérente à ces spectacles est elle-même au coeur de l’émergence de cette pensée. Rimini Protokoll reflète ici une problématique éminemment contemporaine d’une société qui développe un savoir rhizomatique à l’image d’Internet. S’il y a encore une quinzaine d’années, nous parlions essentiellement d’une «  société de l’information  », l’ère Internet a opéré un changement de paradigme, passant de l’information (ce que j’apprends) au savoir (ce que je fais de ce contenu), car en réalité, grâce au web, tout le monde a accès rapidement à tous types d’information et est en mesure de les mettre en lien avec ses expériences et opinions personnelles. Il est ainsi possible non seulement de collecter des informations mais aussi de les échanger et de les évaluer, de sorte que chacun peut s’autoproclamer «  expert  ». En propulsant le spectateur lui-même en tant qu’expert du quotidien, les spectacles de Rimini Protokoll proposent au public de penser en réseau, soit en tandem, soit en groupe par l’intermédiaire d’une machine afin d’aboutir à un savoir empirique établi à partir de liens sociaux et intellectuels. La dimension ludique des spectacles participent d’un apprentissage du processus de pensée à l’image d’Internet, qui renoue avec la mission instructive et didactique du théâtre documentaire des années 1960 selon Peter Weiss.

Enfin, tout comme le théâtre documentaire des années 1960, c’est un théâtre qui revêt une dimension «  politique  » dans la mesure où il interroge la vie citoyenne dans ses interactions sociales et marchandes (Call Cutta), sa place dans la cité (Remote X) mais aussi son rôle en tant que citoyen européen (Hausbesuch) par rapport aux institutions gouvernementales.

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