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Remarques sur la production sociale des sciences et la question de la vérité

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Academic year: 2021

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Submitted on 17 Aug 2007

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Michel Paty

To cite this version:

Michel Paty. Remarques sur la production sociale des sciences et la question de la vérité. Malet, Emile et Le Bras, Hervé. Science et démocratie. Penser le XXIè siècle., Passages, p. 185-219., 1996. �halshs-00167251�

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Remarques sur la

production sociale des sciences

et la question de la vérité

A

par

Michel

P

ATYB

Je dédie ce travail à la mémoire de Martine Barrère, grande journaliste scientifique et amie, disparue prématurément en 1995.

Argument

Voici, en guise d'introduction, un résumé de l'argument proposé. L'idée de science, même à travers les modifications au cours des siècles de ce que l'on entend par "science", est inséparable de celle de vérité, qui s'oppose à celle d'opinion (comme Socrate l'enseigna) comme à celle d'autorité (Galilée, Descartes, Pascal, en particulier, l'ont magnifiquement affirmé). Mais, par ailleurs, notre connaissance critique des sciences du passé et des sciences contemporaines (par les interrogations variées de l'histoire et de la philosophie des sciences, de l'épistémologie, de la sociologie) a remis en question l'évidence de l'idée de vérité, en montrant son caractère problématique. La conscience du fait que la science est produite socialement constitue, à cet égard, un acquis important qui permet de mieux comprendre la nature de la science. La réalité de la ‘big science’ contemporaine manifeste d'une manière particulièrement nette et actuelle cette

A Texte rédigé à partir d'une contribution à la Table-ronde "Le citoyen, l'agora et la

‘big-science’", Colloque Complexité scientifique et choix démocratique, ADAPES, Cité des sciences et des techniques, Parc de la Villette, Paris, 14 mars 1996.

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constatation de portée générale.

Cependant, l'idée de production sociale des sciences entraîne chez certains de ses promoteurs un relativisme extrême à l'égard de la notion de vérité, laquelle se réduirait au consensus obtenu à une époque et dans une société donnée. Dans ces circonstances, la notion même de contenu de connaissance n'a en définitive qu'un rôle accessoire et se trouve peu à peu vidée de sens. Un tel "relativisme absolu" peut aboutir à une perversion éthique, en justifiant la fabrication de "vérités", dans le domaine scientifique entendu au sens le plus large, voire dans la pratique même de la recherche - et notamment de la recherche dans les sciences sociales -, pour des usages intéressés. Ce risque illustre a contrario le lien nécessaire entre une conception "transcendantale" de la vérité - dont la formulation reste problématique - et l'exigence de démocratie - qui s'oppose à toute idée de manipulation de l'opinion. Ces questions ont des implications sur l'enseignement et la diffusion des connaissances scientifiques.

Un débat qui ne date pas d'aujourd'hui

Ce qui frappe d'abord, dans les questions que nous abordons à l'occasion de cette table-ronde, c'est peut-être la perspective à deux fronts que son intitulé suggère, "Le citoyen, l'agora et la big science", entre une modernité qui nous interpelle aujourd'hui d'une manière que l'on peut ressentir comme agressive et la référence à une culture et à des valeurs qui nous semblent être de tous les temps.

L'expression "big science" suffit à évoquer notre perplexité sur les formes que revêtent aujourd'hui la connaissance de la nature et l'emprise sur cette dernière : elle fait référence, en anglais comme il se doit, à tout l'appareillage de la haute technologie et de l'industrie étroitement solidaire désormais des progrès de la science la plus en pointe sur la matière, sur la vie, sur l'Univers. Nous sommes un peu écrasés, même si nous en sommes acteurs, par la réalité massive d'un tel état de choses, qui renvoie à quelque degré le beau projet de connaissance vers les contraintes industrielles. Pour ce qui est de l'espace public d'une "agora" aujourd'hui, c'est d'abord aux medias que l'on pense, cette forme moderne, "big" elle aussi et non moins agressive, de communication.

Quant au "citoyen", en lui du moins nous nous reconnaissons : c'est de lui que nous partons, avec lucidité et courage, pour examiner ces formes qui nous semblent un peu monstrueuses, et si possible reconnaître en elles quelque chose que nous avions naguère cru apprendre avec l'idée de libre débat public, et avec celle de connaissance qu'exprimait le bel et ancien mot de science. C'est ainsi que le citoyen, celui que je suis, que nous sommes, s'interroge sur cette réalité actuelle des formes de la connaissance, de leur emprise sur la nature et de leur communication, dans la conscience maintenue de quelques exigences aux racines profondes, culturelles et historiques, décelables encore sous les transformations de

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sens des anciens termes. Il sait, ou du moins il postule, que sous ces apparences disparates, dans un monde de "business" et de machines, des significations se cachent qui concernent chacun d'entre nous, comme "citoyen", dont il s'agit de débattre librement (sur l'"agora" dans son sens pérenne) pour un enjeu qui est double et concerne la vérité (par la connaissance) et la justice (par les actions qui en résultent).

Par ailleurs, le titre même du Colloque, "Complexité scientifique et choix démocratiques" signale les mutations de sens qui nous provoquent. Le fait même qu'il y ait un rapport entre quelque chose de la science et les choix de la cité, cela, l'humanité l'a compris en ce siècle de la façon la plus brutale, par la possibilité de catastrophes dont elle serait seule responsable, tout en en ayant acquis peu à peu la conscience au cours des générations précédentes. Mais la nouveauté, ici, dans notre débat, est qu'il ne s'agit pas tant d'évoquer des catastrophes que le cours ordinaire de la vie sociale, où la libre décision des citoyens se voit confrontée à des obstacles d'un genre inédit : ceux que la "complexité scientifique" trame dans ses diverses formes et imbrications, de la connaissance elle-même (les exemples récents sont légion, tels, pour le cas des maladies, le sida et la question du sang contaminé, ou les risques sur l'homme de l'épidémie des "vaches folles") à tous les aspects de la technologie.

L'expression "complexité scientifique" est elle-même problématique, en composant deux termes plutôt opposés jusqu'ici dans notre culture, où le rôle de dissiper les obscurités en résolvant les complexités était précisément dévolu à la science. Si nous pouvons entendre de manière plus ou moins intuitive ce que l'on veut désigner par là, il reste que la terminologie employée souligne directement par elle-même la difficulté et l'ambiguïté des questions posées. L'on semble présupposer une antinomie entre une science devenue complexe et la libre volonté de décision des citoyens.

Quoiqu'il en soit, les problèmes dont nous discutons aujourd'hui sous cet appel portent sur la science, sur la technique, sur la technologie et la société, sur la conscience citoyenne, sur la vérité et la persuasion, sur l'opinion, sur la complexité, sur le débat public à propos des connaissances, sur les choix scientifiques et techniques et la démocratie. Ces problèmes ne datent pas d'aujourd'hui, même si leurs imbrications dessinent des configurations inédites. Ils ont toute une histoire, qui les a pour ainsi dire préparés à être ce qu'ils sont aujourd'hui, ce que nous voyons sous nos yeux.

J'invoquerai, sans insister, le précédent - non unique, mais parlant - de Galilée. Les diverses implications de la science dans sa complexité et par rapport à celle du monde se manifestent intensément dans son temps. La science (naguère scindée en sublunaire et céleste) se proclame, en droit et en fait, une; elle manifeste son lien à la technique. Par la balistique, qui est un chapitre de la mécanique, la technique, et non seulement la science, se mathématise et prétend à l'exactitude, c'est-à-dire à être une connaissance au même titre que la science, dans le sens qui était donné à celle-ci jusqu'alors. La science, désormais élargie à la connaissance des objets familiers du monde quotidien, se prête au débat public et s'offre à la possibilité pour chacun de juger par soi-même. Dans le mode

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rhétorique des dialogues joue, certes, la volonté de persuader, mais ce qui est posé, ce sont des raisonnements, qui donnent lieu à la possibilité du choix : libre à chacun d'accepter ou de refuser les arguments et d'adopter la solution qu'il préfère. Le passage de la langue érudite et technique à la langue vulgaire (l'italien, et, dans d'autres sphères, le français, l'anglais, plus tard l'allemand) revêt ici une signification de grande portée.

Il n'est pas jusqu'à la question de la complexité qui ne se trouve déjà posée. Les phénomènes sont le résultat de multiples facteurs : pour les comprendre, les expliquer, il faut trancher, choisir, construire une simplicité qui ramène le phénomène désigné à ses éléments fondamentaux, distinguer la loi principale des effets secondaires. J'évoque ici la controverse entre Galilée et l'un de ses opposants, un moine qui avait refait, vers 1609, l'expérience de la chute des corps du haut de la tour de Pise - l'expérience n'avait d'ailleurs peut-être pas été vraiment faite la première fois, contrairement à la légende. Le moine avait trouvé un résultat qu'il jugeait contraire à la loi de Galilée, et conforme aux conceptions aristotéliciennes. Galilée railla son contradicteur de ne pas savoir distinguer l'effet principal qu'est la chute du corps sous l'action de la pesanteur et les effets de la résistance de l'air : il faut séparer, distinguer, pour comprendre.

Retenons de cette brève évocation que bien des éléments qui lient à nos yeux d'aujourd'hui la science et les dimensions du social sont pour ainsi dire déjà présents lorsque s'ouvre l'ère de la modernité.

Déjà se posait, à l'époque, la question de la vérité et du sujet : Galilée, Descartes, Pascal, opposent la connaissance du monde par la raison et les arguments d'autorité de la tradition, et affirment qu'il n'y pas de connaissance sans l'illumination de la raison chez les individus particuliers, indiquant en quelque sorte que l'objectivité - la connaissance dans ce qu'elle a d'assuré - s'appuie sur la subjectivité. Disons que la subjectivité est le lieu de reconnaissance de l'objectivité, manifestation d'une vérité qui la transcende. Car, en même temps, la

vérité est en lutte contre l'opinion… Vieux débat, aussi, entre le philosophe et le

sophiste, qui marque la présence d'un enjeu irréductible : il y a des vérités de raison ou d'évidence qui échappent, au terme du dialogue, aux simples effets de rhétorique et aux "négociations" entre les interlocuteurs du dialogue. Elles s'établissent par la preuve qui n'est pas pensée, ni pensable, selon les mêmes catégories que ces réalités de la vie sociale ou politique que sont un traité ou un compromis.

Les tribulations de l'idée de vérité, du pouvoir de la raison à la raison du pouvoir

Cette dernière évocation me permet de passer sans transition à l'époque actuelle. Car ce qui s'avérait alors en jeu, la relation entre science et vérité, se trouve précisément au cœur de nos interrogations d'aujourd'hui. Les

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questions qu'est-ce que la vérité ? et qui fait la vérité ? qui se posaient hier se posent aussi aujourd'hui. Les savants et les philosophes d'un passé encore récent avaient su formuler une réponse solide, qui parut longtemps hors de toute atteinte: il existe quelque chose que nous pouvons appeler vérité, accessible à la raison universelle. Et l'idée de démocratie n'était pas étrangère à cette conception : de l'idée que la raison est commune à tous les hommes à la proclamation de leur égalité en droit, le passage ne devait pas être long à franchir.

L'œuvre de la Révolution française en matière de science et d'enseignement, comme, tout au long du dix-neuvième siècle et du vingtième, la place de l'éducation dans l'histoire du mouvement ouvrier et social se fondent sur l'idée de l'égalité des individus - disons même : des subjectivités - en ce qui concerne la raison, qui justifie d'œuvrer pour l'égalité des chances : c'est-à-dire, dans cette conception encore marquée par les idéaux des Lumières, pour la possibilité ouverte à tous d'accéder à la vérité, à la connaissance vraie.

Paradoxalement, à l'heure où la "connaissance" paraît s'ouvrir à tous, avec l'enseignement et l'université "de masse" - et aussi avec les immenses possibilités offertes par les medias, pour peu qu'une volonté collective en décide, contrairement à ce que l'on observe le plus souvent -, c'est l'idée même d'une connaissance vraie qui est en question, si elle n'est pas purement et simplement mise à l'index. La connaissance est morcelée dans des spécialités différentes, renvoyées chacune à ses experts : la vérité, si elle est, se voit déjà confisquée, dans une simplification outrancière du problème que posent la spécialisation nécessaire et les difficultés de la synthèse, sans parler du peu d'attention donné à la dimension de réflexion critique, pourtant plus que jamais nécessaire.

Mais, en outre, la vérité elle-même se voit dénoncée comme illusoire, étant donné la connaissance que nous avons, aujourd'hui, de la manière dont s'élaborent les connaissances de toutes sortes, et les connaissances scientifiques en particulier : et, certes, il est vrai que, du moins dans une certaine mesure, si nous considérons notre expérience et si nous examinons l'histoire des sciences et des idées, les vérités sont construites, et relatives.

Un égalitarisme superficiel pourrait se réjouir de cette dernière constatation : ne voilà-t-il pas, dès lors, les experts dépossédés de l'objet qu'ils confisquaient ? Mais cela ne nous serait, au vrai, qu'une maigre consolation, d'autant que le pouvoir des experts - un pouvoir dans la cité, c'est-à-dire politique -, ne tient pas tant à ce qu'ils détiendraient une - la - vérité intellectuelle, qu'à leur maîtrise des effets pratiques de ce qu'ils présentent comme vérités tangibles. Vérités tangibles parce qu'efficaces selon un ordre de choses donné - on aurait envie de dire: sonnantes et trébuchantes -, et dont ils se soucient fort peu - et leurs commanditaires avec eux - qu'elles correspondent à la vérité, voire même à quelque chose qui tienne à une vérité considérée comme intrinsèque, dépassant la particularité des sujets : il leur suffit qu'elle soit la vérité du sérail, celle qui donne le pouvoir. "Vérité" et pouvoir sont ici liés par leur nature politique (politique étant entendu au sens large) ; ils se définissent réciproquement, pragmatiquement : la "vérité" qui les intéresse est celle qui confère le pouvoir et le pouvoir se définit en ce qu'il décrète la "vérité" (au sens de ce qu'il faut dire, l'opinion qu'il convient

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d'afficher).

Mais je voudrais laisser maintenant cette amère considération - qui n'est cependant pas étrangère à ce qui va suivre - pour aborder la question fondamentale, intellectuellement plus stimulante, de la production sociale des sciences et de ce que l'on peut dire, à cet égard, de la vérité.

La "production de la science" est-elle seulement sociale ?

Notre connaissance critique de l'histoire des sciences et des sciences contemporaines a remis en question l'évidence de l'idée de vérité, en montrant son caractère problématique. Les analyses en provenance de la philosophie1, de

l'épistémologie2, de l'histoire3, et de la sociologie des sciences4 y ont contribué,

chacune à sa manière. En particulier, la prise de conscience du fait que la science est produite socialement me paraît être, à cet égard, un acquis important qui permet de mieux comprendre la nature de la science. Nous concevons désormais la science (entendons-la en tant que l'ensemble des sciences) comme une construction à partir de matériaux qui sont eux-mêmes constitués par un travail humain, certes intellectuel, mais aussi pratique et social. Qui dit construction dit un état de chose relatif, aux matériaux employés (intellectuels et symboliques) et au contexte qui entoure l'activité de construction et qui fait intervenir des facteurs multiples. La connaissance est relative et bannit le terme absolu de son dictionnaire.

Certains voient dans cette affirmation, et non sans quelque raison, une antidote au scientisme, cette idéologie de la science comme connaissance absolue, intemporelle et neutre par rapport aux débats des hommes et aux vicissitudes de leur histoire sociale, qui sévissait naguère et qui se trouve encore très répandue chez les scientifiques, en raison notamment de la nature de leur formation. La prise en compte, dans l'étude historique, philosophique ou sociale des sciences, des conditions effectives de leur production, qui est effectivement nécessaire mais

1 Cf., p. ex., Granger (1993). 2 Cf., p. ex., Paty (1990).

3 Le livre de Kuhn (1962) sur les révolutions scientifiques est une "référence

indispensable" surtout en tant que phénomène de société, par sa célébrité soudaine et imprévue. Il a ouvert la brèche du relativisme dans laquelle une partie de l'histoire sociale et de la sociologie des sciences se sont engouffrées. Le caractère relatif des vérités de science se donne à voir et à évaluer avec plus de rigueur dans de nombreux travaux de recherche sur l'histoire des sciences moins connus du grand public, notamment comparatifs, portant sur diverses aires géographiques aux différentes périodes.

4 On ne donnera pas ici de bibliographie systématique. Pour des études sur les aspects

sociologiques, puisque c'est surtout ceux que nous considérons ici, voir, par ex. : Bourdieu (1976), Callon et Latour (1991), Zuckerman (1985), Fuller (1989), Bunge (1991-1992), Pestre (1994), et les études réunies dans Boudon et Clavelin (1994).

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qui soulève des problèmes délicats de méthodologie, a suscité chez certains l'idée que cette connaissance scientifique dépendrait davantage de facteurs sociaux que de critères objectifs. Les contenus de connaissance eux-mêmes se voient éventuellement dissous dans les éléments qui la conditionnent et la relativisent, et l'on entend énoncer qu'il n'y a pas de science, au sens de contenus de rationalité et d'une activité intellectuelle faite en fonction d'eux, mais seulement des pratiques de l'activité scientifique.

La science est alors vue et définie comme étant simplement l'activité - et même comme l'activité sociale - des hommes de science, au détriment de sa définition par rapport aux phénomènes de la nature ou à sa rationalité propre (dans le cas des sciences formelles comme les mathématiques). La science ne décrit pas le monde, elle n'a pas de contenu de rationalité. Ce "relativisme sociologique" de la connaissance suscite depuis deux décennies engouements et controverses. Il est apparu dans des circonstances particulières, propres à un contexte dans lequel se trouvait et se trouve la science (en particulier, l'apparition de la "big science"), mais aussi l'histoire des sciences et plus encore la philosophie des sciences, sans compter les diverses idéologies des auteurs qui s'en réclament. C'est pourquoi il en existe de multiples variantes. Ce n'est pas mon propos de les détailler ici.

Je ferai cependant à cet endroit une mention particulière du "relativisme anthropologique", qui considère, sur la base de l'ethnologie et de l'anthropologie, que la raison, telle qu'elle est conçue dans le monde occidental, n'a rien de nécessairement universel. On admettrait, sur cette base, que la science (notre science) est rationnelle, et non pas seulement sociale, et la critique porterait sur la nature de ce que nous appelons rationalité et sur son universalité. Cette thèse est stimulante, plus que d'autres, et elle nous invite à un examen critique approfondi de catégories que nous croyons souvent définitives. Il n'est pas dit, cependant, qu'au bout de cet examen nous devions abandonner des notions qui nous paraissent riches de sens et de possibilités. Je persiste, pour ma part, à penser que la rationalité est de celles-ci, comme celle d'unité du genre humain. De telles notions sont liées à un système de valeurs dont il serait sans doute dangereusement nihiliste de se départir, sinon à se démunir d'armes intellectuelles face aux fondamentalismes de tous les acabits qui nous menacent plus que jamais aujourd'hui.

La science est, certes, une production sociale. Mais de quelle

production s'agit-il ? On ne saurait oublier que cette production est d'une nature

particulière, puisqu'elle concerne des connaissances, et qu'elle fonctionne sur des objets qui relèvent du symbolique. C'est d'ailleurs là un état de chose déjà bien antérieur à l'apparition de ce que nous dénommons aujourd'hui science, et qui concerne aussi bien les objets techniques, fruits également d'une activité symbolique. La production d'une hache de pierre par l'homme préhistorique résulte d'un processus cognitif de nature symbolique pris dans un processus social. La production de la hache est inséparable de la pensée, de la connaissance, de la hache. Pour avoir été produite dans une activité contextualisable, la hache n'en constitue pas moins un objet, désormais posé, que nous pouvons situer dans la série des autres objets produits - mais qui ne s'engendrent pas les uns les autres, à

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la différence de la plupart des séries naturelles d'objets5.

En tant qu'objet, elle est désormais présente, objectivement, même en l'abandon de son contexte originel. De cet objet nous pouvons considérer la signification - et la rationalité qui le lie à la série, par rapport au matériaux, aux buts proposés. Rationalité qui, sans aucun doute, se construit dans l'évolution du savoir-faire, mais qui se constitue comme reférence et comme exigence indissoluble de l'entendement, transcendant les circonstances physiques, biologiques, sociales, culturelles et historiques qui ont entouré sa constitution. Cette rationalité évolue, par la modification de ses contenus explicites, mais sans se dissoudre.

Une telle réflexion, prolongée au-delà du stade de la hache de pierre vers des connaissances plus abstraites et des réalisations plus proches d'objets modernes, nous fait d'ailleurs concevoir l'apparition et le développement, avec l'homme, de connaissances abstraites comme un fait universel, présent dans toutes les cultures.

De plus, la transmission de connaissances d'une culture à une autre est elle aussi un fait universel. Que cette transmission soit possible, même avec déformations, nous incite à prendre au sérieux, pour lui-même, ce qui est transmis, et qui est la connaissance en contexte modifié; elle nous invite même à considérer qu'il existe peut-être quelque invariant transcontextuel, qui serait la raison d'être de la possibilité de transmission de connaissances - et, par là-même, d'évolution, voire de progrès (par une sorte de mouvement de création de formes nouvelles à partir d'un invariant générateur). Où l'on voit que la production sociale n'abolit pas l'ordre du rationnel ni de l'universel, dès lors qu'il est question d'une production de symbolique qui fait sens.

La notion de sens nous ramène à la question de la vérité. Quel est le rapport de la signification à la vérité ? On remarquera, tout d'abord, que la conception que nous pouvons nous faire de la vérité se situe dans un univers de significations. Et, donc, que notre relativisation de la notion de vérité se situe elle-même dans cet univers. Nous ne craindrons pas, à cet égard, d'affirmer que critique, doute, questionnement, sont les opérations mentales qui nous permettent d'habiter un univers de significations sans y rester englué. Reste, du moins, la notion d'un tel univers. Notons encore que la réduction au sociologique se situe aussi dans cet univers: elle demande, dans notre système de significations, à être soumise également à la critique. Relativité du relativisme.

Il est de toute façon essentiel, et en particulier face à ces critiques, de se demander ce que dit la réalité de la science, considérée dans ses contenus de connaissances, dans son mouvement, dans l'activité des scientifiques, la science telle qu'on l'observe aujourd'hui ou telle que la restitue l'histoire des sciences. Ce n'est pas si difficile, même si cela demande rigueur, discipline et méthode, comme toute recherche qui se veut guidée par un esprit de science et ne se laisse pas confondre avec des jeux rhétoriques où nulle exigence de vérité ne serait requise.

Et l'on pourrait montrer, me semble-t-il, par les leçons de l'histoire des

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sciences, comme aussi bien par une enquête sur ce que les chercheurs scientifiques d'aujourd'hui se proposent, font et obtiennent, que les points de vue totalement relativistes ne correspondent pas à la réalité, qu'ils ne sont pas seulement myopes, mais tout simplement faux.

Certes, nul ne saurait affirmer qu'il existe une vérité absolue et laquelle. C'est pourtant un fait indéniable que - pour s'en tenir à la période moderne - les chercheurs scientifiques sont généralement menés, de Galilée à Einstein, de Harvey à Pauling, et encore après eux, par la poursuite de quelque chose qu'ils appellent vérité, qui détermine une exigence - et si l'on ne peut parler dans l'absolu de vérité, du moins peut-on parler d'exigence de vérité -, qui possède une consistance propre - un caractère de nécessité - échappant aux contingences de tout contexte particulier. Ces contenus de rationalité résistent aux réductions et désignent l'existence de quelque chose qui déborde de l'humain et du social, tout en se laissant exprimer dans l'ordre du symbolique. Voilà du moins ce que nous pouvons dire, même si nous ne savons pas mieux nommer ces "vérités".

Eléments sur la "big science"

Il est utile, cependant, de s'attarder tout spécialement sur ces modalités particulières de la science contemporaine que l'on désigne sous le nom de "big science". Car, justement, aujourd'hui, la science n'a-t-elle pas pris un autre cours ? La réalité de la ‘big science’ ne semble-t-elle pas illustrer d'une manière particulièrement nette les constatations de portée générale sur le relativisme que nous venons d'écarter en invoquant les leçons de la science d'hier ?

La big science est une forme de science spécifique à notre temps, qui manifeste des différences assez considérables avec les formes de la connaissance antérieure, et notamment en ce qui concerne l'activité des chercheurs, qui repose pour une grande part sur une activité technique et parfois se combine étroitement avec elle. Il convient cependant de souligner que le résultat net de cette activité, indépendamment des "retombées techniques", s'énonce comme autrefois et toujours en termes de connaissances conceptuelles sur la nature, exprimées sur le mode symbolique, et transmissibles.

De plus, la ‘big science’ ne se confond pas avec toute la science. Et d'abord avec la science dans l'histoire, dont les connaissances actuelles sont issues, et dont on ne peut nier la force et la prégnance: les conditions actuelles du travail scientifique en diffèreraient-elles du tout au tout, elles ne sauraient l'abolir - abolir cette forme de pensée qui a constitué ses fondations et lui a donné sa légitimité. Certes, dira-t-on, mais revenons aux conditions actuelles du travail, et avouons-le : la science actuelle, dont la ‘big science’ représente en quelque sorte le paradigme, ne justifie-t-elle pas, elle du moins, les assertions qui d'un coté nient qu'elle soit une pensée, de l'autre leur refusent d'être rationalité ?

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apparition, comme on sait, en même temps d'ailleurs que la ‘big technologie’ avec laquelle elle entretient des rapports étroits d'alimentation réciproque, avec le ‘programme Manhattan’ pour la construction de la première bombe atomique au Laboratoire de Los Alamos. La physique nucléaire et celle des particules élémentaires telles que nous les connaissons en sont directement issues ; certes, ce contexte particulier n'épuise pas ce que ces sciences signifient pour la connaissance, mais il a indéniablement marqué leur manière d'être. Réacteurs nucléaires ou accélérateurs font depuis appel à la plus haute technologie, développée pour les besoins de la cause, qui requiert organisation, financement et, avec la participation directe des Etats, leur concurrence ou leur éventuelle coopération, la considération du politique.

Après la réalisation de la bombe, écrivent les auteurs de l'Histoire du

CERN, la science "s'est déplacée de la périphérie vers le centre des processus

politiques"6. Avec cette constatation, nous avons un premier aspect de la ‘big

science’, qui détermine un groupe de problèmes : le lien, plus étroit que jamais, de la science, de la recherche scientifique, au politique.

L'histoire du CERN (Laboratoire européen pour la physique des particules, anciennement Organisation européenne pour la recherche nucléaire, sis à Genève, à la frontière franco-suisse) éclaire ces aspects nouveaux de la science à gros moyens. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, plusieurs Etats européens décidaient de mettre en commun leurs efforts pour réaliser un outil de recherche dans un domaine de physique de pointe (la physique nucléaire des hautes énergies) capable de porter l'Europe d'emblée au niveau des Etats-Unis qui en avaient jusque-là le monopole.

Une grande partie de cette histoire, et en premier dans la phase de création de l'institution - dont l'objet est la recherche fondamentale -, de sa préhistoire à sa mise en fonction, est une histoire politique. L'étude met en valeur les rôles respectifs des scientifiques et des hommes politiques dans les choix effectués : pour les uns, le souci essentiel était de donner aux physiciens européens les moyens d'entrer dans une recherche compétitive ; pour les autres, la préoccupation première était peut-être d'assurer une priorité, sinon une suprématie, de certains programmes nationaux, s'appuyant sur la réalisation internationale. Les deux perspectives étaient nécessaires : les administrateurs ne pouvaient être tenus à l'écart puisqu'il s'agissait d'obtenir un accord entre Etats, et les scientifiques non plus pour d'évidentes raisons. Une conciliation entre eux était inéluctable. L'intense activité au niveau diplomatique qui marqua cette période, interférant avec les discussions des scientifiques, obligea ces derniers à un compromis sur les choix de la recherche à faire en physique et sur le type de machine à construire.

Il reste que, dans le cas de la décision de création du CERN, l'origine du projet, sa motivation, sa conception et son impulsion initiales, comme, ensuite, la définiton des buts et l'énoncé des règles de fonctionnement de l'entreprise sont à trouver du coté des scientifiques, et non des politiques, à la différence

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probablement de la plupart des autres réalisations internationales qui sont le fruit de collaborations directes entre Etats. Ce qui rend visible, malgré tout, l'importance particulière du contenu thématique de connaissances à produire proposé pour l'institution, et la spécificité d'un projet de recherche scientifique, qui ne se laisse pas dissoudre dans les considérations politiques ou économiques. Il convient cependant de remarquer que la discipline choisie dans le cas du CERN, la physique subnuclaire ou des hautes énergies, n'était pas liée directement à des intérêts militaires ou commerciaux, ce qui permettait une relative autonomie des scientifiques par rapport aux politiques.

Toutefois, après la phase de construction de l'institution, les historiens sont plus en mal de décrire l'interaction du travail scientifique proprement dit avec les aspects organisationnels et politiques. Les questions relatives à la concurrence avec les autres laboratoires mondiaux, aux jeux d'influences nationales, etc., ne dépassent pas les événements de l'histoire au sens général, et l'on ne voit pas que des effets autres qu'institutionnels ou technologiques7 soient visibles sur les

contenus proprement dits des connaissances produites. La programmation des expériences elle-même reste très étroitement contrôlée par les scientifiques, qui l'organisent en fonction des objectifs de la physique, à l'intérieur, certes, d'une organisation de la recherche où les impératifs concernant les contenus se composent avec d'autres contraintes et déterminent des choix de manière rarement univoque. C'est, de fait, à ce niveau, bien plutôt qu'à celui d'une influence de la politique sur la science, que l'on peut s'interroger sur les caractères propres à la ‘big science’. Dans quelle mesure la science comme construction intellectuelle et sociale peut-elle encore aujourd'hui être considérée fondamentalement sous l'angle de sa rationalité ?

Le physicien théoricien japonais Mituo Taketani remarquait que la physique actuelle "commence à ressembler à une entreprise industrielle"8. Il

éclairait cette remarque de la constatation suivante: "Sous un certain aspect, la science géante donne l'impression de faire progresser la science, mais sous un autre elle la transforme en une simple affaire d'entreprise, où disparaissent les caractéristiques culturelles. Pour obtenir un grand accélérateur de particules, il faut une grande quantité d'argent, et pour justifier cette dépense, le prix Nobel". Cet aspect ne serait-il pas devenu plus important que les idées ? L'on voit souvent en tout cas les idées transformées en argument de propagande vis-à-vis des décideurs (mais c'est peut-être de bonne guerre dans une jungle économique et politique où les idées toutes seules ont peu de pouvoir face à celui de l'argent).

Dans un petit ouvrage stimulant sur la philosophie, François Chatelet remarque : "Notre siècle a révélé (…) que la science est de plus en plus assujettie à l'exigence technique et que cela reflue sur ses capacités d'invention (…). Il m'apparaît, en particulier, depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, que l'exigence technicienne de rentabilité réagit par rétroaction sur la recherche scientifique d'une manière qui n'est pas toujours favorable". La question se pose

7 Par "autres", j'entends, par exemple, des effets de nature conceptuelle. 8 Taketani (1978).

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de savoir si cela induit un changement dans le statut des sciences9.

Une manière brutale de résumer le problème serait de se demander si les quarks - ces particules fondamentales dont le proton et le neutron des noyaux atomiques sont constitués - sont un pur artefact produit par la haute technologie, qu'une "recherche douce" n'aurait pas inventé, ou aurait évité, et qui ne seraient pas si utiles que cela pour la connaissance. Ou, plutôt que les quarks dont notre vision du monde physique est aujourd'hui imprégnée et dont on ne voit pas de façon convaincante qu'ils puissent être néfastes, telles connaissances biologiques sur l'embryon menant à des manipulations possibles. Mais on passe alors à des considérations éthiques plutôt qu'épistémologiques : à moins qu'il ne s'agisse d'une nouvelle articulation des deux. On trouve là, assurément, riche matière à débat, et de tels débats apparaissent en tout cas comme une nécessité de cette science nouvelle manière.

Revenons à notre question principale : quelle est l'influence de l'état de choses résumé par le mot ‘big science’ sur les résultats obtenus ? Le problème est ici à deux voies. La première est celle de l'influence des circonstances, par exemple, de concurrence entre laboratoires (américains, ou européens) pour arriver premiers, sur l'obtention des résultats et surtout sur la nature de ces derniers. La seconde voie, plus générale et en même temps plus limitée quant à l'effet sur les contenus proprement dits, est sans doute plus pertinente : quelle est influence de tout ce contexte sur la direction prise par la discipline scientifique elle-même, la physique des particules. Il s'agirait, pour ainsi dire, d'évaluer les rôles respectifs de la théorie, de l'expérience, et d'instances "externes" dont l'objet, extérieur à la physique et à l'épistémologie, relèverait d'une "sociologie" prise dans un sens général, qui incluerait les comportement "de laboratoire" aussi bien que les décisions politiques.

On pourrait, évoquant l'effet de "spirale" vers des énergies de plus en plus hautes10, proposer que son stade ultime est en principe atteint dès lors que

l'accélérateur d'énergie la plus élevée coïncide avec la cosmologie des premiers instants de l'Univers où les particules fondamentales des champs quantiques unifiés se forment et se transforment. On pourrait ajouter que cette coïncidence n'est pas fortuite mais fabriquée, puisque les deux disciplines "physique des particules" et "astrophysique-cosmologie" sont toutes deux des ‘big sciences’, qui construisent ou fabriquent leurs objets dans le mouvement même qui les mène. Mais ce genre d'explication ne suffit pas à rendre compte de la fascinante rencontre de la physique des particules et de la cosmologie, qui a des raisons plus conceptuelles11. Reste que ces deux ‘big sciences’ convergent en partie vers un

même objet, et vers des pratiques assez voisines, marquées à leur jonction par une approche plus abstraite et spéculative que les canons habituels de la science ordinaire.

La ‘big science’, bien qu'elle ne représente pas toute la science, en est

9 Chatelet (1992), p. 218. 10 Barraca et Bergia (1975). 11 Audouze, Musset et Paty (1990).

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aujourd'hui la part lourde, qui pèse d'un énorme poids sur bien des conceptions qu l'on se fait de la science, dans les media, les entreprises, les sphères gouvernementales. Elle pèse, par voie de conséquence, sur l'organisation de la recherche même, dont les responsables désignés par les gouvernements sont en général physiciens ou biologistes, habitués aux ‘standards’ de la ‘big science’ dont ils ont tendance à faire la norme de la recherche tout entière, sciences humaines et sociales comprises. On souhaiterait moins d'uniformité et l'on ne comprend pas bien comment des disciplines de nature différente, plus "légères" quant à leurs moyens et à leurs méthodes, devraient être gérées sur le modèle de l'activité scientifique collective à gros moyens, dont elles ne seront jamais que les parents pauvres.

On voit donc la recherche et l'enseignement scientifiques de plus en plus insérés, pour le meilleur et pour le pire, dans le système de la science et de l'industrie, conçus et organisés sur le mode d'entreprises industrielles (le prix Nobel lui-même récompense désormais le ‘management’ de la recherche et des grandes expériences). Le lien de la science au complexe militaro-industriel devient alors plus apparent, au risque d'estomper le dessin plus délicat des figures de la connaissance dans l'ordre intellectuel pour ne faire retenir que les gros traits de la caricature. On lit dans les journaux, à la rubrique "sciences", des informations sur la haute technologie qui auraient plutôt leur place sous l'enseigne des réalisations industrielles. Il est vrai que certaines innovations relèvent des deux - ce qui mériterait une rubrique mixte "science-industrie" d'ailleurs intéressante en soi12.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur le fonctionnement de la ‘big science’, en particulier en relation aux media. Les effets ne vont pas dans un seul sens, puisqu'il n'est pas rare de voir des jugements et des décisions en matière de recherche se calquer sur des comportements inspirés des média (voir les politiques de communication de tels organismes de recherche, platement médiatiques souvent, l'appel à l'idéologie des "battants" non seulement vis-à-vis du public, mais pour les chercheurs mêmes)13.

Quelle est aujourd'hui, la nature du travail scientifique ? Dans quelle mesure est-elle conforme à l'image de cette gigantesque usine à produire des connaissances qui est perçue de l'extérieur, selon l'image de la ‘big science’ ? Le travail d'un chercheur expérimentateur en physique aujourd'hui diffère-t-il beaucoup de celui d'un ingénieur ? Ne constate-t-on pas, dans les grands laboratoires, une répartition du travail de plus en plus marquée entre des théoriciens producteur de modèles à vérifier et des expérimentateurs techniciens

12 Voir, p. ex., l'information parue dans Le Monde du 5 juin 1996 sur le "Sycoscan",

instrument de contrôle par ‘scanner’ pour détecter des anomalies de densités dans des chargements de volume important, sous-produit des chambres à fils inventées pour la physique des particules élémentaires par Georges Charpak. De même, les applications de la même invention pour l'imagerie biologique.

13 Ces critiques valent aussi bien en temps de gouvernements de droite que de gauche,

du moins depuis plusieurs années. Certaines directives ont pu donner l'impression que l'idéal préconisé pour les chercheurs était d'être des Bernard Tapie de la recherche (avant ses malheurs financiers et fiscaux).

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(souvent inventifs) mettant leur technique au service de cette vérification ? Un tel mouvement serait décelable, dans une discipline comme la physique des particules, depuis que la grille de lecture théorique de l'expérience s'est faite très étroite ; il serait directement corrélatif de cet état de fait.

Et encore, comment, dans une collaboration de plusieurs centaines de chercheurs, est-il possible de penser, quand il faut avant tout fournir sa part de modules d'appareillage ou d'analyse de données, et donc d'abord produire ? Le travail du physicien théoricien lui-même est marqué par la concurrence, sur un même terrain où tous se précipitent, et où celui "qui gagne" risque d'être davantage celui qui dispose le plus vite des informations sur les données et les idées en cours que celui qui se pose des problèmes d'une manière originale.

Ce ne sont là que des questions, non des objections aux nouveaux cours de la science. Après tout, ne voit-on pas les jeunes scientifiques, dans ces collaborations d'expériences-usines, inventer leur place et leur manière propre d'apporter à la recherche leur dynamisme, leur enthousiasme… et des idées nouvelles ?

Terminons sur ce sujet en rappelant, avec le sociologue Edgar Morin, que connaissance et pratique sont les pôles d'une même entité globale, la technoscience ; que la science n'est pas une entité pure, indemne de contaminations par la technique, la société, la politique, que des intérêts financiers s'introduisent chaque fois plus dans la recherche scientifique (comme on le voit notamment pour la recherche chimique, génétique, médicale), et qu'il n'est pas rare que des chercheurs s'intègrent au monde des affaires tout en continuant leurs recherches14 (leurs propres organismes les y appellent d'ailleurs de plus en plus).

La science au filtre

Dans tout ce bruit et cette fureur, reste-t-il de la pensée ? ou tout n'est-il qu'activité, action efficace, production (de connaissance) pour la production ? Les contenus de connaissance ne sont-ils que fonction des comportements des acteurs de la recherche, et par là-même dénués de ce que l'on avait cru jusqu'alors faire leur substance ? Parmi les études de cas réalisées par des chercheurs en sciences sociales formés en physique, dont certaines sont éclairantes sur les conditions effectives de la recherche en faisant la part des différents aspects15, il

s'en trouve d'autres délibérément orientées dans ce sens ; mais leur description des pratiques et des controverses dans la recherche en hautes énergies constitue d'autant moins une preuve qu'elle est tout entière orientée par leur grille d'analyse, selon la perspective de réduction sociologique de la connaissance du programme

14 Morin (1992).

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de l'"Ecole d'Edimbourg"16.

Cette perspective rejoint celle de l'"anthropologie" des laboratoires, dont les points de départ sont pourtant bien différents, et qui adopte d'entrée pour méthode d'étude des comportements humains des scientifiques l'ignorance délibérée des objets cognitifs qui les occupent17. Le radicalisme d'une telle

position se justifie difficilement pour une activité de recherche portant sur la connaissance, quand bien même la méthode aura pu être fructueuse sur des sujets comme la construction de certains objets techniques, d'artefacts, en fonction de contraintes essentiellement sociales18. Toute préoccupation épistémologique est

d'emblée niée dans ce qui est, en vérité une réduction "anthropologique". Encore s'agit-il d'une "anthropologie" dans un sens particulier, quant à la définition de son objet et au point de vue adopté, comme si un anthropologue ou un ethnologue ne s'intéressait qu'à des comportements sans se préoccuper ni du système de la langue, ni des croyances, ni des significations. Que l'on se propose d'étudier l'homme dans son activité scientifique, ou la connaissance scientifique en tant qu'activité humaine, il semble peu éclairant, sinon même dénué de sens, de mettre de coté ce qui fait la particularité de l'objet d'étude anthropologique, à savoir qu'il s'agit d'activité scientifique.

J'admets volontiers que de telles approches ont contribué à poser un problème, qui sans doute n'était pas suffisamment apparent : celui de l'interaction entre les deux problématiques, sociologique et anthropologique d'un coté, épistémologique de l'autre. Mais rien ne justifie la solution sans appel proposée, de la dissolution de la seconde dans les premières. Pour un même domaine de l'activité scientifique, les objets d'une approche anthropologique et ceux de l'épistémologie doivent bien avoir des interactions, et en même temps ils comportent une part qui est irréductible à l'une ou à l'autre. L'anthropologie dans son sens ordinaire, en effet, s'intéresse à l'homme dans son comportement et à ses élaborations en tant qu'elles sont les siennes, mais aussi pour elles-mêmes, dans leur logique propre ; celle que nous évoquons fait mine d'ignorer leur contenu et leur sens. L'épistémologie, de son coté, considérant l'activité de l'homme portant sur la connaissance, se rend compte qu'elle est construction et que, en même temps, elle porte un contenu, qu'elle se présente sous une forme, et qu'elle se propose en vue de quelque chose, projet ou objet - projet et objet, en vérité, indissolublement mêlés, en rapport au monde des phénomènes de la nature ou à un monde abstrait mais objectif de formes19.

Passée au filtre de toutes ces interrogations, la science garde-t-elle encore quelque chose de ce que nous avions été habitués à entendre par ce mot ? Il reste bien, semble-t-il, au bout du compte, des éléments de connaissance ou des problèmes posés qui ressemblent fort à ce qu'étaient, dans la science d'antan, les

16 Pickering (1984a et b, 1992). Voir Bloor (1980), Callon et Latour (1991). 17 Latour (1987).

18 Telle "l'histoire tortueuse d'une technique de pointe" (sur le projet avorté "Aramis"

de métro automatique), cf. Latour (1992).

19 Il s'agit ici de la connaissance que l'on appelle parfois "exacte" et qui comporte les

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représentations acquises et les questions demeurées en suspens. En quelque sorte, bien que les conditions de production d'un immense secteur de la science aient changé, jusqu'à se modeler parfois sur l'industrie, quelque chose demeure de cette activité et de ces résultats, soit comme un effet global, soit par la contribution de quelques uns, qui peut encore s'appeler pleinement "connaissance" et "recherche", voire même "représentation du monde". Pensons aux théories actuelles de la physique des particules et à leurs perspectives d'unification, à leur rencontre avec les problèmes de la cosmologie, à la question fascinante de l'évolution passée et future de l'Univers, ou simplement à la structure de tels objets curieux ou de telle région de ce dernier. Ou à la biologie moléculaire et au problème de l'origine de la vie, à la formation de la cellule nerveuse et à l'organisation de l'activité neuronale. Ou encore à la paléontolologie, à l'histoire des êtres vivants et à l'apparition de l'homme sur Terre, à sa préhistoire et à son histoire… Et à mille autres sujets captivants, qui portent sur la nature et sur l'homme.

La science est complexe. Elle est connaissance, et par là tient, depuis les Grecs, à la philosophie20: c'est là, peut-on dire, son noyau profond de

signification. Elle est aussi technique, application, pratique, et par là elle se décentre de ce noyau, dont non seulement les contenus particuliers mais l'existence et le projet même sont parfois mis en doute pour être tributaires de ces autres liens. Ce que nous pouvons tenir là-dessus, c'est qu'un objet résiste, malgré tout, que ce qui s'est construit s'est détaché des circonstances et des conditions contingentes, et vaut désormais par soi-même, maintenant la valeur de connaissance.

En sorte que le problème réellement important auquel nous nous trouvons aujourd'hui confrontés n'est peut-être pas tellement celui des contenus des connaissances, qu'affecteraient leurs conditions de production, mais celui des effets de ces contenus dans d'autres domaines, en raison du système que la technoscience constitue dans ses relations avec l'économique et le politique. La science comme connaissance ne se laisse pas entraîner toute entière par cela. Elle préserve et doit préserver, peut-être reconquérir, son espace de réflexion, sa portée philosophique.

Dans le texte cité plus haut, Edgar Morin s'élève avec raison contre un savant (un "grand scientifique") qui dirait à ses concitoyens, inquiets depuis Hiroshima des pouvoirs de la physique (ou, de même, d'autres sciences): "Taisez-vous, ignorants!". Il dénonce à ce propos le "manifeste de Heidelberg", rédigé en 1992, signé par de nombreux scientifiques de poids, qui "parle au nom de la raison et, ce qui est étrange pour un texte qui se prétend rationaliste, demande un acte de foi dans la certitude du progrès scientifique-technique-industriel".

On pourra - et on devra - discuter du progrès, qu'il ne faudrait sans doute pas plus poser en acte de foi que le nier, et dont il faudrait avant tout distinguer les dimensions très différentes, qui se rapportent l'une à la connaissance, une autre à la technique et au développement, la dernière enfin au bien-être humain et social (chacune relevant de critères propres de jugement et

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d'appréciation). Le progrès de la connaissance reste en vérité, malgré sa difficulté, le plus simple des trois à évaluer car il demeure, au contraire des deux autres, dans l'ordre des questions épistémologiques. Plutôt que le nier, il serait sans doute plus réaliste, ayant constaté l'état de chose que l'on qualifie communément par ce mot, progrès, de poser la question de sa critique, qui est celle de sa définition et de sa possibilité.

L'on ne saurait, quoiqu'il en soit, ni à propos de la science ni à propos du progrès, demander d'acte de foi. Là se trouve bien le problème majeur : il est celui de la responsabilité (culturelle, sociale, politique) des scientifiques. La dimension critique et réflexive apparaît ici encore comme la seule réponse : cette dimension appartient en propre à la science, en tant que pensée (scientifique), soit qu'elle s'applique à ses objets, soit qu'elle se préoccupe de se communiquer. La pensée scientifique rejoint en ceci l'esprit de la philosophie, qui se donne comme activité critique dans la réflexivité de la raison.

"Construction sociale de la vérité" et perversion éthique

La science est élaborée par des hommes, vivant en société, et donc par là produite socialement. Elle est construite, ses acquis sont toujours relatifs et elle est appelée à des transformations permanentes. Mais cela ne signifie pas pour autant qu'elle soit une pure construction sociale, dont les contenus seraient d'importance secondaire et pourraient être ignorés ou dissous dans la critique des conditions d'élaboration des énoncés.

C'est pourtant ce qu'affirme un certain "relativisme" en matière de conception de la connaissance. De la science comme construction purement sociale à l'idée d'une construction sociale de la vérité elle-même, le passage est direct et aboutit à un relativisme extrême de la notion de vérité : celle-ci se réduirait au consensus obtenu à une époque et dans une société donnée. On mesure le risque de perversion éthique d'un tel "relativisme absolu", qui peut justifie toute fabrication de "vérités" dans des usages intéressés, que la société le demande ou qu'on veuille le lui imposer.

Dans ces tendances extrèmes, le relativisme sociologique de la connaissance n'est qu'un réductionnisme, aussi simpliste et brutal - et, en définitive, ignorant - que les autres réductionnismes justement dénoncés. Sous son apparence de modernité, illusoire comme les effets de mode qu'il suscite, on ne trouve que de vieilles lunes, de celles qui ont toujours marqué ce qu'on a pu appeler le "scientisme", quelles que soient les apparences dont il s'affuble. La seule originalité de ce réductionnisme "nouveau style" est d'être sociologique, et ce "sociologisme" ne fait que prendre la suite d'autres réductionnismes qui ont

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antérieurement sévi ou qui pour certains sévissent encore, le réductionnisme mécaniste et physico-chimique, mais aussi le "biologisme" et le "neurologisme" …

Au scientisme dur qu'il prétend d'ailleurs combattre il ne fait qu'op-poser un social-scientisme qui, comme le premier, se veut hégémonique. Les différences de leurs natures et de leurs stratégies à cet égard ne sont qu'apparentes. Les scientismes réductionnistes s'arrogent un monopole sur la vérité, identifiée de manière arbitraire à celle, proclamée définitive, de leurs domaines limités de connaissance, et leur méthode est celle de l'autorité.

Le "sociologisme" en matière de connaissance substitue à la notion de rationalité celle d'opinion et à la notion de vérité celle de consensus. Il est naturel, dès lors, qu'il néglige et méprise l'épistémologie et la philosophie. Il fait, au bout du compte et malgré qu'il en ait, fort peu fond sur la liberté et l'amour de l'intelligence. Ses prétentions à l'autorité ne sont pas moindres que les autres scientismes réductionnistes. Puisqu'il n'est à ses yeux de vérité que celle que l'opinion ratifie, il n'est pas rare de le voir espérer les faire aboutir, avec son ambition, en jouant de ce même registre, le seul qu'il semble reconnaître, sur lequel il a projeté l'idée même de connaissance et de sa valeur. Jouer de la séduction, susciter l'engouement, orienter une mode intellectuelle par des jeux de pouvoir - universitaires ou médiatiques - pourrait être alors une motivation plus justifiée que la recherche du vrai, renvoyée d'ailleurs - avec commisération - à une conception dépassée.

Les questions qui sont l'objet de controverses de ce genre ne peuvent être considérées comme restreintes à la sphère purement intellectuelle, même si c'est avant tout l'argumentation intellectuelle qui s'impose à leur égard, puisqu'il s'agit de vérité : elles comportent des aspects qui relèvent de l'éthique et de la mo-rale. L'idée d'une vérité que nous posséderions, comme, à l'inverse, le renonce-ment à la notion de vérité, peuvent l'une aussi bien que l'autre relever de raisons non avouables, comme la paresse intellectuelle (l'étroitesse volontaire d'esprit), l'ambition, l'appropriation d'un pouvoir au nom d'un certain savoir. Le risque de perversion éthique que nous avons évoqué à propos du relativisme extrême en matière de vérité illustre a contrario le lien nécessaire entre une conception transcendantale de la vérité - dont la formulation reste problématique - et l'exigence de démocratie.

L'éthique peut ici s'allier à la critique pour suggérer l'attitude à prendre : l'une et l'autre n'obligent-elles pas à tenter de tenir ensemble les exigences d'amour de la vérité et de doute intellectuel sur la vérité ? Je parle bien de la

vérité, parce que l'on doit nécessairement poser quelque chose, que l'on appelle

ainsi, comme ce à quoi la connaissance se propose d'accéder (ou alors tout n'est qu'illusion), le but vers lequel on doit tendre dans cette recherche ; et l'amour de

la vérité est le choix délibéré et responsable d'une telle direction comme idéal de

dépassement. Le doute intellectuel sur la vérité (acquise ou supposée), est alors l'attitude qui permet d'aller au-delà des limitations présentes de notre notion de la vérité.

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qualificatifs d'absolu, d'intangible, etc.) peut et doit être critiquée, on ne peut supprimer l'idée fondamentale, essentielle, que ce mot exprime, celle d'une exigence qui nous oblige à dépasser l'immédiateté, la facilité, l'apparence, pour respecter "ce qui est", sur lequel l'on dispose d'éléments, ne serait-ce que par la réflexion sur notre propre expérience - à l'aide de notre raison. Nos vérités sont relatives ; du moins, nous savons quelque chose, et nous savons que nous le savons : cela seul nous justifie d'employer le mot de vérité. Reste la question de savoir ce qu'elle est - et c'est tout le problème de la connaissance.

Sur la responsabilité des scientifiques.

Ne pas renoncer à la recherche de la vérité : telle est le première et principale responsabilité des scientifiques, qui parait évidente - mais c'est une évidence dont le rappel semble plus que jamais nécessaire. Il en est une autre, qui porte sur le pouvoir que les scientifiques, producteurs des connaissances, mais non le plus souvent de leurs effets, peuvent avoir sur l'utilisation de ces connaissances. En vérité, ils ne sont pas les possesseurs de cette connaissance et n'ont pas de pouvoir particulier sur son utilisation parce que les deux sont, dès l'origine, en fait et en droit, du domaine public, res publica. Et cela d'autant plus que ces connaissances ont une capacité native à s'échapper pour ainsi dire des mains de ceux qui les ont produites pour passer à d'autres, qui les modifient et les augmentent, et desquelles elles vont à d'autres encore : c'est ainsi que la connaissance et la science se transforment, en passant d'un milieu à un autre et d'une tradition à une autre, se renouvelant sans cesse, tel le sphinx.

Si les scientifiques n'ont pas de droit particulier sur ces connaissances, ils en ont, toutefois, une expérience privilégiée - une expérience de vie -, qui leur confère naturellement un rôle par le fait qu'elles deviennent publiques, elles-mêmes et leurs effets. Ils ont, avant tout, un devoir d'information, c'est-à-dire le devoir d'attirer l'attention du public sur ces effets, corrélatif d'un devoir plus général d'éducation et de formation, en suscitant s'il le faut les débats publics que requièrent les démocraties et en y prenant part, comme tout citoyen. Car les scientifiques sont, en ce qui concerne la Cité, avant tout des citoyens, comme les autres, avec les mêmes devoirs et les mêmes droits -, apportant pour le bien public leur expérience et leurs rélexions, sans autre autorité particulière.

En tant que citoyens informés, ils peuvent, en toute légitimité, participer d'un contre-pouvoir au pouvoir des "experts" officiels, lesquels se trouvent bien souvent au service de groupes d'intérêts. La nature de la tâche est alors relativement simple : il s'agit de jeter toute la lumière possible sur des masses d'informations qui circulent dans la cité, souvent contradictoires et don-nées en pâture sans critique avertie, rendant impossible toute décision responsable. Informer et éclairer dans le sens d'aider à comprendre - ce qui

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suppose aussi discussions et débats car, indépendamment de la nécessité de faire des choix, les données s'accompagnent toujours de problèmes d'interprétation.

Ce devoir de clarification en direction du public est indissociable d'un devoir semblable à l'intérieur du milieu de l'université et de la recherche, par la confrontation libre des idées, le débat, la réflexion et l'étude approfondie faite avec le recul désirable. Le monde de la recherche et de l'université dans son ensemble possède à cet égard une mission qui dépasse la seule production et transmission des connaissances, et qui n'est pas encore suffisamment reconnue : celle de l'étude et de la réflexion sur ces connaissances, sur leurs tenants et leurs aboutissants, selon toutes leurs dimensions, historiques, philosophiques et so-ciales.

Notre dernier mot reviendra à la critique, qui est peut-être la seule certitude, le seul fondement sur lequel nous puissions poser la fonction et le mouvement de la pensée rationnelle, voire même tout acte de création réfléchi : cela ne concerne pas seulement la science. Dans son livre d'entretiens intitulé

Solo à deux voix 21, le poète mexicain Octavio Paz écrit que, "à l'époque moderne,

la critique fonde la littérature" (ce qui fonde, ce n'est plus le sacré, c'est la critique), et il ajoute: "La vérité n'est pas immuable mais changeante, critique d'elle-même". La remarque pourrait tout aussi bien s'appliquer à la connnaissance scientifique, dont tout l'attirail et l'épaisse armure qu'elle revêt en notre temps ne peuvent masquer la condition à la fois magnifique et fragile : aujourd'hui comme autrefois (mais nous en avons désormais la conscience claire, sans les illusions d'absolus), tel le roi vu par le bouffon, sous le regard de la critique sa vérité est nue.

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