B ERNARD B RU
Condorcet, mathématique sociale et vérité
Mathématiques et sciences humaines, tome 128 (1994), p. 5-14
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CONDORCET, MATHÉMATIQUE
SOCIALE ETVÉRITÉ Bernard BRU1
RÉSUMÉ -
A l’occasion du bicentenaire de la mort de Condordet, nous rappelons la théorie dumotif de
croire du
fondateur
de la Mathématique sociale, théorie qui seule peut nous assurer de la "réalité" des véritésauxquelles
nous conduit le calcul desprobabilités ,
comme de toute autreespèce
de vérités, s’il s’en trouve.SUMMARY -Condorcet, Social mathematics and verities
To commemorate the
bicentenary of
the Condorcet’s death in 1794, we recall the "théorie du motif de croire" ofthe
founder
of Social Mathematics, the only theory entitled to assure us of the "reality" of verities of all kinds.Le 29 mars
1794,
Condorcet était retrouvé mort dans la cellule de laprison
deBourg-la-
Reine où il avait été incarcéré l’avant-veille. La revue du C.A.M.S. se devait sans doute de commémorer
particulièrement
ce bicentenaire-là.Condorcet,
eneffet,
s’est d’abord voulugéomètre.
Après
sa thèsed’analyse
soutenue en1760,
àl’âge
de 16 ans, auCollège
deNavarre,
ildécida,
contre l’avis de safamille,
de se consacrer à lagéométrie
et s’établit en 1762 àParis,
rueJacob,
chez son ancien maître demathématiques
Girault de Kéroudou. Et toute sa vie il fit de lagéométrie, jusqu’aux
derniersjours
alors que, décrétéd’accusation,
il s’étaitréfugié
chez MmeVemet,
rue Servandoni.Condorcet fut naturellement bien autre
chose, encyclopédiste,
homme desLumières, philanthrope, polémiste, philosophe, économiste,
hommepolitique,
mais il tenait à saréputation
de
géomètre
et il s’eninquiète parfois
danssa correspondance.
Il avait sans doute raison d’être
inquiet, puisque, malgré
les efforts de sesbiographes,
Condorcet
géomètre
adisparu
peu à peu des histoires des sciences et ce n’est que tout récemmentqu’on
a redécouvert son oeuvrescientifique
proprequi
estprofonde
etoriginale.
Nous voudrions le
rappeler
icirapidement,
non pas seulement pourréparer
uneinjustice
mais surtout pour tenter d’éclairer un
aspect important
de lapersonnalité
deCondorcet,
cette certitude intérieurequ’il
avait que l’homme armé duplus puissant
des outilsintellectuels, l’analyse, peut
découvrir la vérité ouplutôt,
selon ses propres mots, les "vérités réelles" dontla
connaissancepermet
au genre humain de se "soustraire àl’empire
du hasard et des ennemis du1. Université René Descartes, 45 rue des Saints-Pères 75006 Paris, et C.A.M.S.-UMR 17, 54 bd
Raspail
75270Paris cedex 06.
progrès
et dont lacontemplation
console lephilosophe
desinjustices
dont il est souvent la victime".Ce n’est pas par malveillance
qu’on
anégligé
silongtemps
l’oeuvremathématique
deCondorcet,
il y a des raisons à cela. Lapremière
est bien sûrqu’il s’agit
d’une oeuvre inachevéedont les manuscrits sont
dispersés
dansplusieurs
fonds d’archives en France et àl’étranger.
Deplus,
lapartie publiée
de cette oeuvre est très difficilement lisible pour un lecteurcontemporain,
comme elle le fut du reste
déjà
àl’époque.
Condorcet abordetoujours
lesproblèmes
dans leurplus grande généralité,
ses notations sont souvent confuses et onperd rapidement
le fil dedémonstrations
qui
ne peuvent de fait véritablement aboutir en l’état desmathématiques.
Pourtant
d’Alembert,
legéomètre français
leplus important
de sontemps,
s’est intéressé à Condorcet dès sespremiers
travaux et bientôt une véritable amitié a uni les deux hommes.D’Alembert fera élire Condorcet à l’Académie des sciences en 1769
puis
à l’Académiefrançaise
en 1782.
Auparavant
il l’avait faitdésigner
en 1776 comme secrétaireperpétuel
de l’Académie dessciences,
l’une despremières
académies savantes del’Europe.
Il lui fit aussi rencontrerTurgot,
Voltaire et lesesprits
éclairés d’un sièclequi
n’enmanquait
pas, semble-t-il.Euler et
Lagrange,
les deuxplus
célèbresgéomètres
du18ème siècle,
ont entretenuégalement
avec Condorcet des relations amicales fondées sur une estime
qui
n’était pasuniquement diplomatique
ouacadémique.
On peut é jidemment penser que d’Alembert a d’abord été
impressionné
par lalargeur
devue, la curiosité
universelle,
larapidité d’assimilation,
lapuissance
de travailphénoménale
deCondorcei,
mais quepensait-il
vraiment de sescapacités
degéomètre ?
On le sait par une lettre adressée àLagrange
en 1772 où d’Alembert écrit : "Je voudrais que notre ami Condorcetqui
asûrement du
génie
et de lasagacité,
eût une autre manière defaire ; je
le lui ai ditplusieurs fois,
maisapparemment
la nature de sonesprit
est de travailler dans ce genre, il faut le laisser faire".Ce
jugement
est exact. Condorcet ne fit rien de cequ’il fallait,
il avait samanière,
son genre,qui
n’était pas ceux des autres.A
quoi
Condorcet a-t-il donc exercé cegénie
et cettesagacité ?
D’abord àl’analyse
pure. Trèsjeune,
Condorcet a l’idée d’une théoriegénérale
del’intégration
en termesfinis,
c’est-à-dire d’un programmegénéral
de calculalgébrique
des solutions d’uneéquation différentielle,
dans les détailsduquel
nous n’entrerons évidemment pas maisqui, repris
au l9ème siècle parAbel,
Jacobi et
Liouville,
est devenu d’unegrande
actualitédepuis
lesdéveloppements
récents ducalcul formel sur ordinateur.
Les résultats
qu’énonce Condorcet,
sontprécis
etoriginaux
bienqu’ils
soient leplus
souventdonnés sans démonstration et surtout sans
applications,
sansexemples particuliers
et sans souciesthétique.
Iln’y
a pas chez Condorcet de bellesformules,
de ceségalités magiques,
où l’on voitapparaître
d’un côté n ou e et de l’autre une série de fractionssimples
ou uneintégrale compliquée.
D’ailleursCondorcet, dépassé
parl’ampleur
et les difficultés de sonprojet
etaccaparé
par mille autrestâches,
n’achèvera pas songrand
traité de calculintégral qui
n’ajamais
été
publié.
En fait ce type de
problèmes
trèsgénéraux
n’intéressaientplus
vraiment lesgéomètres
de lafin du 18ème siècle. Toutes les académies
d’Europe
sepassionnaient
alors pour l’astronomiephysique,
cequ’on appelle, depuis Laplace,
lamécanique
céleste : décrire etexpliquer
lesystème
du monde à l’aide de la théorie newtonienne de l’attraction. Newton lui-même n’avait pu faire en sorte que ses calculs rendentcompte
avec assezd’exactitude,
desobservations,
et personnedepuis
n’avait réussi àexpliquer
par la théorie newtonienne lespetits
mouvements de la Terre ou de la Lune parexemple.
Ilappartenait
àl’analyse
de cette fin de siècled’y
remédier.Condorcet s’est naturellement intéressé à l’attraction mais son mémoire de 1767 sur ce
sujet
est très abstrait et sans aucune
application.
Comme il l’écrit lui-même : "Mon but n’apoint
été derésoudre le
problème
dontj’ai parlé
maisd’indiquer
la voiequ’on pourrait
suivre pour le résoudregénéralement,
directement et exactement". Or son mémoire traitait du"problème
destrois
corps" (Terre, Lune, Soleil)
dont on saitqu’il
n’existetoujours
pas de solution exacte, directe etgénérale.
Pour résoudrechaque problème particulier,
lesgéomètres
de la fin du18ème siècle,
comme ceux des sièclessuivants,
devaientimaginer
des formulesd’approximations,
ceque Condorcet n’était pas
disposé
à faire.Condorcet concourut
également
pour leprix
de l’Académie de Berlin de1774,
"déterminer l’orbite d’une comète àpartir
de 3 observations". Leproblème
étaitthéoriquement possible
maispratiquement
difficile. Les orbites des comètes sont enpremière approximation
desellipses
oudes
paraboles
déterminées par 6paramètres.
Une observation fixe laposition
de la comète enlongitude
etlatitude,
sur lasphère
céleste. Trois observations donnent donc 6 valeurs àpartir desquelles
on peutespérer
déduire les 6paramètres
de l’orbite cherchée. Là encore Condorcet propose un programme de résolutionthéorique
irréalisable enpratique
etimpossible
à suivre.Son mémoire fut d’ailleurs
rejeté
en 1774.Représenté
en1778,
il fut couronné mais de la moitié duprix
seulement et pour des raisonsqui
ne sont pas toutesscientifiques,
Condorcet étant alors,comme on l’a
dit,
secrétaireperpétuel
de l’Académie des sciences de Paris.Pourtant
Condorcet,
dont la forceanalytique
estévidente,
aurait sans doute pu en y consacrantplus
de soin et d’attention proposer une méthoded’approximation
raisonnable etl’appliquer,
il aurait alors inscrit son nom durablement dans lagrande
histoire del’astronomie,
mais il laissa ce soin àLaplace,
son cadet de six ans,qui
donna une telle méthode en 1781 à l’occasion d’uneapplication particulièrement spectaculaire.
Cette année-là eneffet,
William Herschell avait observé un nouvel astre dans le cield’Angleterre
dont il avaitpensé qu’il s’agissait
d’uneéphémère
comèteparabolique.
Utilisant saméthode, Laplace
montra au contraireque l’orbite de la soi-disant comète était presque circulaire et donc que vraisemblablement Herschell avait découvert une nouvelle
planète.
Ils’agissait
en effet d’Uranus et lagloire astronomique
deLaplace grandit
encore et ne s’arrêtaplus
degrandir, puisque,
peuaprès, Laplace expliquait
par la théorie newtonienne l’accélération de laLune,
lesgrandes inégalités
deJupiter
et deSaturne,
le mouvement des marées etc... Sur tous cessujets, qui
intéressaient la science vivante de sontemps,
Condorcet resta silencieux. Il ne faisait décidément rien de cequ’il
fallait.
Observons que
pendant
laRévolution, Laplace
s’enferma dans sapropriété
du Méeprès
deMelun et
rédigea
lespremiers
tomes de songrand
traité deMécanique
Céleste.Condorcet, lui,
ne
rédigea
pas son traité de Calculintégral,
il fit autrechose,
à safaçon, rédiger
parexemple
lapremière
Constitution de laRépublique
et d’ailleurs il en mourut.Mais que fit donc Condorcet dans le domaine des sciences ? Comment
exerça-t-il
vraiment ce"génie"
que d’Alembert lui reconnaissait ? Onpeut
évidemmentrépondre
comme certainsgrands
historiens dessciences,
AlexandreKoyré
parexemple, qu’en
fait il ne fit rien : Condorcet est le dernier desencyclopédistes
mais il futincapable
d’inventer des idées nouvelles. Onpeut
mêmepenser que
Robespierre
n’avait pas tout à fait tortlorsque,
dans son discours sur le Culte de l’EtreSuprême,
il ironisait surCondorcet,
"cegrand géomètre
aujugement
deslittérateurs, grand
littérateur au dire desgéomètres".
Certainement pas et nous le prouverons.
Bien sûr Condorcet s’intéressait comme tout le monde aux comètes et aux
planètes
mais ils’intéressait surtout et avec
passion
à la société de sontemps.
Ilportait
en lui une formidablecapacité d’indignation
et de révolte face àl’hypocrisie,
auxpréjugés
et à l’intolérance du "Siècle des Lumières". Lisons parexemple
"l’almanachanti-superstitieux"
que Condorcet composaautour de
1774,
àl’époque
duprix
de Berlin sur les comètes. Aupremier juillet,
on trouve :"exécution du chevalier de la
Barre,
il fut condamné à avoir la tête tranchéeaprès
avoir eu lamain et la
langue coupées
et avoir subi laquestion,
comme atteint et convaincu d’avoir chantéune chanson et secrètement
soupçonné
d’avoir mutilé un crucifix. Cette atrocitédigne
destemps
barbares fut ordonnée en 1766 par un arrêt du Parlement de Paris sansqu’il
y eût une loipositive
contre le délit dont onl’accusait,
ni preuvequ’il
fûtcoupable.
Michel le Peletier deSaint-Fargeau, président,
et DenisPasquier,
conseiller deGrand-Chambre,
entrainèrent 16juges
dans cet avis
barbare,
tandis que 10 autres refusèrent constamment de seprêter
à ces vues d’unepolitique
cruelle et fausse".1766,
Condorcet a 23 ans et cette année-làparaît
la traductionfrançaise
du "Traité des délitset des
peines"
de CesareBeccaria,
danslequel
ce dernierutilise,
conformément d’ailleurs à unusage
ancien,
unlangage d’apparence
presquegéométrique.
Beccaria écrit parexemple
à propos destémoignages :
"la crédibilité du témoin est d’autantplus
réduite que l’atrocité du crime oul’invraisemblance des circonstances sont
plus grandes", ajoutant
en note que cet énoncéprend
lecontre-pied
d’un axiome traditionnel dicté par laplus
cruelle imbécillité :"quand
le délit estatroce, tout
témoignage
devient crédible et lejuge peut outrepasser
le droit".Beccaria
parle
aussi de laprobabilité
de l’innocence ou de laculpabilité
d’unaccusé,
de laprobabilité
d’unfait,
et ainsi de suite.Ce n’était pas la
première
foisqu’on employait
celangage
dans ce contexte, mais pour lapremière
fois il était mis au service des vertus d’humanité et de tolérance.Mais alors ne serait-il pas
possible
de démontrer par un calcul deprobabilités
bien fondé que c’est l’énoncé de Beccaria sur lestémoignages qui
est exact et non celui de cesjurisconsultes
barbares ? Ne
pourrait-on
pas mettre au service de lajustice
et de l’humanité le calcul desprobabilités
biencompris
de mêmequ’on
utilisaitdéjà l’analyse
pour décrire la beauté dusystème
du monde ? Nepourrait-on
pasapprofondir
assez lesprincipes
du calcul desprobabilités
pour établir les vérités socialesqui triompheraient
enfin despréjugés
et des erreurs,sources de toute immoralité et de toute laideur ? Car pour Condorcet la vérité est
première,
lamorale et
l’esthétique
en dérivent.Programme superbe qui
dut tenter Condorcet en cette fin du 18èmesiècle,
à la veille de la Révolution : mettre lagéométrie
au service de l’homme ensociété,
programmeauquel
il setiendra
jusqu’au
terme de sa vie.Programme superbe
donc mais infiniment difficile parce que Condorcet nepouvait
tricheravec la vérité et d’autant
plus
difficile qued’Alembert, depuis
1754 et lespremiers
tomes del’Encyclopédie,
mettait en doute les raresapplications
que l’on avait faites du calcul desprobabilités,
comme d’ailleurs lesprincipes
fondamentaux du ditcalcul,
à commencer par lepremier
d’entre eux que Condorcet énonce ainsi : "Si sur un nombre donné de combinaisonségalement possibles,
il y en a un certain nombrequi
donne unévénement,
et un autre nombrequi
donne l’événementcontraire,
laprobabilité
de chacun des deux événements seraégale
aunombre des combinaisons
qui l’amènent,
divisés par le nombre total".Ainsi par
exemple
dans unegrande
boîteremplie
de boules blanches et noires bien mêlées laprobabilité
de tirer une boule blanche de la boîte estégale
au nombre de boules blanches divisé par le nombre total de boules contenues dans la boîte.Dans cet
exemple
le nombre de ces fameuses combinaisonségalement possibles
est assezclair mais dans le cas du
jet
de deuxdés,
c’estdéjà
moins clair et dans les événements de la vieçà
l’est encorebeaucoup
moins.Et
puis
d’Alembert et d’autres encore contestaient le bien-fondé de larègle
dite del’espérance
sur
laquelle
était fondée laplupart
desapplications
de la doctrine deschances,
dans le domainedes assurances notamment, ou dans les
jeux
de hasard où l’on fixait lesenjeux d’après
cetterègle
et où l’on déclarait unjeu équitable
dès lors que chacun desjoueurs
avait la mêmeespérance mathématique
de gagner. Cetterègle
conduisait en effet à des absurdités dont on avait fini par se rendrecompte,
parexemple
celle consistant à déclareréquitable
unjeu
où l’un desjoueurs
est sûr de recevoir 2 écus et l’autre a une chance sur trois de gagner 6 écus et deux chances sur trois de ne rien gagner.Alors comment défendre la
justice
et l’humanité à l’aide deprincipes
et de calculs aussi douteux ? Et d’Alembert comme Condorcet seront lespremiers
à combattre ceuxqui
abusent desmathématiques
encomptant
surl’ignorance
et la crédulité de leurs lecteurs.Dès 1770 et
peut
êtreplus
tôt encore, on ne le sait pas, Condorcet va tenter dereprendre
lecalcul des
probabilités
à sa base. Et il obtient immédiatement des résultats extrêmementimpressionnants qui
ne serontpubliés qu’en
1785 dans unlong
mémoire de l’Académie des sciences et dans songrand
"Essai surl’application
del’Analyse
à laprobabilité
des décisions rendues à lapluralité
des voix".C’est à Condorcet que l’on doit la
première
véritable théorie del’espérance :
deuxjoueurs qui
ont même
espérance mathématique
ne sont pas en situationd’égalité
réelle. L’un deuxpeut
même être trèslongtemps désavantagé
par rapport à l’autre.L’égalité
est fictive en un nombreborné de coups. Mais sur le très
long
terme lesgains
moyens des deuxjoueurs s’équilibrent
etCondorcet propose ainsi la
première
versiongénérale
connue du théorème fondamental du calcul desprobabilités, qu’on appelle depuis Poisson,
"la loi desgrands
nombres" et dontJacques
Bernoulli avait énoncé un cas
particulier remarquable
dès la fin du17ème
siècle.Condorcet ne démontre pas son
énoncé,
on voit mal d’ailleurs comment il l’aurait pu. Lapremière
démonstration"générale"
est celle deLaplace
en1810, qui
sera suivie debeaucoup d’autres,
pour aboutir aux versionscontemporaines qui
datent des années 1930.Condorcet est
également
l’auteur avantLaplace
etindépendamment
deBayes
d’une théorie raisonnée de l’estimation desprobabilités, (les
combinaisonségalement possibles),
àpartir
d’observations
répétées
et del’embryon
d’une théorie des testsqui
ressemble assez à cellequ’on enseigne
actuellement avec ses deuxrisques
d’erreurqu’il
faut réduire du mieuxqu’on
peut.Mais chacun des manuscrits
précoces
où l’onpeut
lire(avec beaucoup d’efforts)
ces résultatscommencent et se terminent
par la
seulequestion importante,
la seule que nous examinerons :"Quelle
est la nature des véritésauxquelles
conduit le calcul desprobabilités
?". Dansquel
caspeut-on
direqu’il s’agit
de "vérités réelles" et non pas seulement desimples
résultats d’un calcularithmétique,
exact sans doute selon lesrègles
en usage, mais sansrapport
avec la réalité et le bonheur des hommes ?Pour mieux
comprendre
cettequestion,
nouspartirons
de la fin. Aquel
domaine Condorcetveut-il
appliquer
le calcul desprobabilités
etquels
résultats a-t-il en vue ?Nous n’examinerons que deux
exemples
suffisammentreprésentatifs
etremarquables, (peut-
être moins que la découverte
d’Uranus,
mais c’est affaired’appréciation).
Nous les tirerons tous les deux de l’Essai de 1785 dont nous avonsparlé.
Le
premier
est ce que les théoriciens du choix socialappellent parfois
le "théorème dujury"
que Condorcet énonce ainsi :
"Considérons des votants
qui
seprononcent
à lamajorité simple,
s’il estplus probable
que chacun des votantsjugera
conformément à lavérité, plus
le nombre de votantsaugmentera plus
la
probabilité
de la vérité de la décision seragrande,
en revanche s’il estplus probable qu’il
setrompera,
laprobabilité
de la décision diminuerajusqu’à
atteindre zéro".On peut voir là une
image,
unmodèle, mathématique
de la différence entre un référendumsur une
question
dontchaque citoyen comprend
clairement les termes et unplébiscite
où lesvotants
emportés
par leurspassions plongent
leur pays dans l’erreur et le chaos.D’où il résulterait que le
premier
devoir d’unedémocratie,
et la condition même de sasurvie,
c’est
l’organisation
d’une instructionpublique qui augmente
assez les lumières de tous lescitoyens
sur toutes lesquestions
touchant au bienpublic.
Mais pour Condorcet il ne
s’agit
évidemment pas de proposer une belleimage,
fut-ellemathématique.
Il nes’agit
pas nonplus
d’énoncer unesimple
"vérité"mathématique,
"intellectuelle". Alors
quelle
est la nature de cette vérité ? Est ce une "vérité réelle" ? La seulequi importe
au bonheur de l’humanité ?Prenons un deuxième
exemple,
onpourrait l’appeler
le théorème de lapeine
de mort.Ecoutons les conclusions de Condorcet :
"puisqu’il
estrigoureusement
démontré que,quelques
conditions
qu’on
prenne, on nepeut empêcher qu’il n’y ait,
pour un trèslong
espace detemps,
une très
grande probabilité qu’un
innocent seracondamné,
ilparaît également
démontré que lapeine
de mort doit êtreabolie,
et cette seule raison suffit pour détruire tous les raisonnementsemployés
pour en soutenir la nécessité ou lajustice".
Certes on doit chercher à restreindre le
plus qu’il
estpossible
laprobabilité
de condamner uninnocent,
comme celle d’innocenter uncoupable,
on doit même bornerimpérativement la probabilité
de condamner uninnocent, (le risque
depremière espèce
dans lejargon moderne),
mais
quelque
formejuridique qu’on adopte,
etquelques précautions qu’on
prenne, on ne pourra pas l’amener à être absolument nulle et le calcul desprobabilités
montre alors que laprobabilité
de condamner un
jour
un innocents’approche,
sur lelong
terme, de l’unitéqui
mesuremathématiquement
laquasi
certitude. Toutes lespeines
doivent donc être nécessairementréversibles,
et lapeine
de mortqui
ne l’est pas doit être abolie.Là encore il
s’agit
d’un théorèmemathématiquement
exact. Maisquelle
est la nature de lavérité
qu’il
énonce ? Est ce une vérité réelle ? Cet innocent que l’on condamnera nécessairement existe-t-il vraiment ou n’est-cequ’une
fictionmathématique ?
Comment
pourrions-nous répondre
à une tellequestion ?
Ces deux théorèmespourraient
certes
figurer
dans l’une ou l’autre des théories du choix social que l’onenseigne
actuellement dans les universités. Mais il faut bien reconnaîtrequ’à l’université,
on ne discuteplus guère
dequestions
de "vérité réelle". On s’en tientgénéralement
aux vérités formelles des théories en cours, dont onsouligne toutefois, lorsqu’il
lefaut,
l’utilité ou, àdéfaut,
la beauté.(Condorcet
serait alors en droit de demander s’il
s’agit
d’une "beauté réelle" ou d’une "utilitévéritable").
Condorcet, quant
àlui,
n’élude pas laquestion
de la vérité. Dans le "Discourspréliminaire"
qui
accompagne l’Essai dont ils’agit,
Condorcet propose une véritable théorie de lavérité,
surlaquelle
il fonde lesapplications
du calcul à laprobabilité
des décisions rendues à lapluralité
desvoix,
c’est la "théorie du motif de croire" que Condorcet expose à de nombreusesreprises
dansses oeuvres
suivantes, jusqu’aux
dernièresqu’il
aitcomposées
dans sa cachette de la rueServandoni,
dejuillet
1793 à mars 1794.Nous allons
rapidement
examiner cette théorie pour conclure.Dans les deux
exemples
que nous avonschoisis,
laquestion
se résume àcelle-là, lorsque
l’on prononce que la
probabilité
d’un événement est trèsgrande, qa’entend-on
par là et dequel
droit ? Si l’on dit que la
probabilité
de condamner unjour
un innocent estproche
de un,quelle
est la nature de cette vérité ?
Ou encore, pour en revenir à
l’exemple type
du calcul desprobabilités,
si dans une ume il y aun très
grand
nombre de boulesblanches,
mettons100.000,
et une boulenoire,
laprobabilité
detirer une boule blanche est
proche
de un par lepremier principe.
Et alors ?Que
veut-on dire par là ?On veut évidemment dire que si maintenant on tire une nouvelle boule de
l’urne,
on estsûr,
absolumentsûr, qu’elle
serablanche,
on énonce donc une véritéréelle,
ouplutôt
que l’on penseréelle,
la boule sera réellementblanche,
et donc l’innocent sera réellement condamné. Ce n’est pas un amusement decalcul,
c’est une vérité. Mais dequelle
nature est-elle ? Est-ce une vérité d’un typeparticulier ?
Etaprès
tout, ne serait-ce pasplutôt
uneillusion, puisque
cette boulenoire,
cachée au milieu de toutes ces boulesblanches, peut
trèsbien,
elleaussi,
sortir de l’ume ? Dequel
droit fonderl’organisation politique
oujudiciaire
d’un état sur un calcul desprobabilités
si ce calcul n’est lui-même fondé sur rien ou rien d’autre que la fantaisie du mathématicien et ses illusions ?On sort là des limites des
mathématiques
ou d’uneépistémologie qui
ne s’intéresseraitqu’aux
conditions de cohérence interne desthéories,
on est dans le domaine de ce queJacques Chouillet,
legrand
dix-huitièmistespécialiste
deDiderot, appelait l’aléthologie,
du grecàÀ ~8E:ta, qui signifie
à la fois vérité etréalité,
la théorie de lavérité,
de la vérité réelle.Il faut une théorie de la vérité ou comme on dit maintenant une théorie de la connaissance.
Condorcet va
s’employer
à en construire une, pour montrer que, certes, les véritésauxquelles
conduit le calcul des
probabilités
sont d’un genreparticulier,
mais que toutes nos vérités réellessont de ce genre
là, qu’on
le veuille ou non, de sortequ’elles
relèvent toutes d’un telcalcul, arithmétique intermédiaire, purgatoire qui
n’est illuminé d’aucunes certitudes béates mais d’où l’onespère toujours
s’élever au-delà de toutes limites.On sait que "l’Essai
philosophique
sur lesprobabilités"
deLaplace
soutiendra la mêmethèse,
sans
jamais
lajustifier,
ni se référer à la théorie de Condorcet quepourtant, Laplace, plus
quetout autre, avait lue. On sait aussi que la même thèse : toute vérité n’est vraiment réelle que si elle
est affectée d’un coefficient de
probabilité
aussi"objectif"
quepossible,
est l’une de cellesqui
forment le fond
métaphysique
duvingtième siècle, quand
bien mêmeplus
personne ne serisquerait
àl’argumenter
et encore moins à la rattacher à la théorie de la vérité de Condorcet.Disciple
enphilosophie
de Locke et deTurgot,
Condorcet est sensualiste. C’est la permanence de nossensations,
de nosobservations, qui
estl’unique
source de nosconnaissances. Les seules vérités réelles
qui règlent
le cours de notre vie sont celles que les faits n’ontjamais
démenties. Parexemple,
nous sommes certains que le soleil se lèvera demain matinsur
Paris,
voilà une véritéréelle,
cequi
la fonde c’estl’expérience
que nous avons de tous ceslevers de soleil
parisiens, chaque matin,
et bien sûr celle des sièclespassés.
Ou encore, supposons que d’une ume contenant des boules blanches et noires en
proportion inconnue,
on ait tiréchaque
matindepuis
uneéternité,
mettons 99.999fois,
une bouleblanche,
on serait
assuré,
avec une certitude presque aussi forte que laprécédente,
quelorsque
demain ontirera une boule de
l’ume,
elle sera nécessairement blanche. Or la théorie de l’estimation de Condorcet nousapprend
que l’ume laplus
raisonnable que l’onpuisse
déduire de ces 99.999 observations estcomposée
comme tout à l’heure de 100.000 boules blanches et 1 boule noire.Evidemment il ne
s’agit
pas de l’ume absolumentvraie,
celle-là est hors deportée,
mais d’une"ume
moyenne", qui possède
leplus
depropriétés statistiques
et de vertusprobabilistes
que l’onpuisse espérer
à court terme comme sur le trèslong
terme, niplus
nimoins,
en tout cas, que ces"valeurs
moyennes", ces "milieux", ces "espérances mathématiques", qui
serventdéjà
à fixer lesmises à la table de
jeux
ou à calculer lesprimes
d’assurance sur la vie ou même àcorriger
lestables de la Lune.
C’est donc que d’une telle urne moyenne
(cent
mille boules blanches et unenoire),
on a lemême motif de croire que l’on va tirer une boule blanche que celui que l’on déduirait de la permanence de ces 99.999 observations
identiques,
motifqui
se trouve ainsi mesuré par laprobabilité
calculée de lafaçon qu’on
a dite. Et notre motif de croireaugmentera
avec laprobabilité
calculée comme ilaugmente
avec le nombre d’observationsidentiques
d’un mêmephénomène,
avec laplus grande
permanence de nos sensations.Ainsi
puisque
toutes nos certitudes dérivent de la permanence de nossensations,
ellespeuvent
être mesurées par un calcul deprobabilité qui
devient véritablement une mesure de nosmotifs de croire.
C’est donc que le calcul des
probabilités peut
être mis au service de l’homme et de lasociété,
puisqu’il
conduit aux "seules véritésauxquelles
nouspuissions
atteindre".Lorsque
l’on prononce que laprobabilité
de condamner un innocent sur lelong
terme,quelque
soit la forme dejuridiction adoptée,
est trèsgrande,
onsignifie
par làqu’on
est aussi sûrqu’un
innocent sera condamné que l’on estsûr,
parexemple,
que le soleil se lèvera demain. Il faut donc absolument abolir lapeine
de mort. Il faut aussidévelopper
une instructionpublique gratuite, laïque
etobligatoire
pour que la démocratie soit trèsprobablement susceptible
de mettreen oeuvre ces vérités réelles
capables
deperfectionner
indéfiniment la société des hommes.Et ces "lois immuables de la Nature"
qui gouvernent
leplus petit
atome de l’Univers commele Soleil et la
Lune,
et dont laphilosophie
des Lumières toute entière serecommande,
elles nesont réelles que dans la seule mesure où elles s’accordent dans leurs
conséquences
àl’observation constante, dans les limites des erreurs
possibles ,
et sansqu’on puisse
autrementjuger
de leur existence ou de leur essence. La loi de l’attraction de Newton n’est réelle que dans la mesure où le Soleil et laLune, chaque
soir etchaque matin,
se lèvent et secouchent,
exactement ou
à-très-peu-près,
auxtemps
et aux lieux que cette loi leurassigne,
et si l’on aeffectivement
quelques
motifs de croire que le Soleil se lèvera demain et du boncôté,
ce n’est évidemment pas à cause de la théorie deNewton,
ni même parce que laprobabilité qu’il
en soitbien ainsi est très voisine de
l’unité,
suivant la théorie de l’estimation desprobabilités
deCondorcet,
mais bienévidemment,
comme on l’adit,
parcequ’il
en atoujours
été ainsi de mémoire deparisien
ou dequi
l’on voudra.Quant
à ces "combinaisonségalement possibles",
elles-mêmes ne sont réelles que par l’observationrépétée
que l’onpourrait
fairequ’elles apparaîtraient également
sur lelong
terme,l’urne
réelle,
dont on lestirerait, n’étant,
enréalité, qu’une
fictionmathématique particulièrement propice
aux calculs et à l’intuition(et
auxillusions)
dugéomètre.
Onpeut
ainsi considérer que Condorcet est le fondateur del’École "fréquentiste subjectiviste" située,
sur lasphère probabiliste,
exactement auxantipodes
del’École "objectiviste non-fréquentiste",
dont tout lemonde sait
qu’ elle
fut fondée par Cournot un demi-siècleplus
tard.Pour
Condorcet,
la certitude ne vajamais
desoi,
c’est même tout lecontraire, plus
nouscroyons nous en
approcher, plus
elle nous fuit. "Comme dans le reste de lavie,
la confiance diminue à mesure que les lumièresaugmentent ;
et elle est moinsforte,
en mêmetemps qu’elle s’appuie
sur une baseplus
solide." La réalité d’unevérité,
comme celle d’un amour, ne se mesure pas à la force du coup de foudrequi
l’a fait naître mais à sa permanence et à safidélité,
dont la "solidité"
supplée avantageusement
le peu de "force" et d’intensité.Et, ajoute Condorcet,
dans ce célèbre passage du "discours d’ouverture" du
Lycée
de décembre1786,
alorsqu’il
venait de se marier à la très
jeune
et très belleSophie
deGrouchy (qui, paraît-il,
en aimait unautre) :
"...Les certitudes que nous nommons certaines ne sont réellement que des connaissances fondées sur une trèsgrande probabilité ;
etcependant
c’est du sein de cetteespèce
dephénomène
que nous tirons les preuves de l’absurdité du
scepticisme
absolu desphilosophes
del’Antiquité. "
Ainsi,
pourCondorcet,
la certitude absolue est horsd’atteinte, mais,
si elleexiste,
on s’enapprochera
indéfiniment avec uneprobabilité
sans cessecroissante,
au fur et à mesure desobservations, (et
si elle n’existe pas, on lui aura au moins laissé une chance de semanifester).
C’est là le sens
probabiliste
de la théorie de laperfectibilité
de Condorcetqui
est en fait trèsproche
d’une théorie sensualisteasymptotique
des idéesplatoniciennes,
de l’idée de vérité ellemême,
parexemple.
Écoutons
encore Condorcet dans un des derniersfragments
manuscrits du Tableauhistorique
des
progrès
del’esprit
humain : "Platon a-t-il cru que cesidées,
cesarchétypes
existaient dansune
intelligence éternelle, qui
nouspermettait
de lescontempler
dans son sein ? Ou n’a-t-il voulu que rendreplus sensible,
par cette manière del’exposer,
la différence des idées vagues, incertaines et mobiles que le hasardproduit,
et de ces idéeséternelles, précises
et constantesqui
sont pour nous le résultat nécessaire d’une
analyse
exacte de nosperceptions,
que nous sommesobligés
deformer,
de conservertoujours
les mêmes si nous voulonsparvenir
à desconnaissances
distinctes,
etqui enfin, lorsque
nous saisissons lesrapports
de leurs combinaisonsdiverses,
sontl’objet
des seules vérités certainesauxquelles
nouspuissions
atteindre ?"
On
pourrait
sans doutequalifier
d’idéalismestatistique
ou demétaphysique asymptotique
laforme de
pensée
de Condorcet.Quoiqu’il
en soit exactement, on aurait sans doute tortd’amalgamer péremptoirement
unepensée
aussiparticulière
à ce"mélange
inconsistant etcontradictoire de rationalisme cartésien et
d’empirisme
sensualiste et nominaliste"qui
caractériserait
globalement
laphilosophie
desLumières,
selon les bons auteurs.On l’aura
compris,
Condorcet est l’un desprincipaux
artisans de cette révolutionprobabiliste qui
va bouleverser lapensée scientifique, sociale, politique
dul9ème siècle,
et dont nous avons hérité pour le meilleur et pour lepire.
Il aurait fallu
parler également
de la théorie du scrutin deCondorcet,
de cequ’on appelle
l’effet Condorcet que l’on retrouve dans les théories de l’intérêt
général
d’Arrow et sessuccesseurs, et
puis
bien sûr de l’économiepolitique,
Condorcet est sans doute aussi le fondateur de l’économiemarginaliste,
et bien d’autres choses encore : ensemble considérable etcohérent de travaux, hors de tout
dogmatisme,
comme de toutscepticisme,
que l’on peut rassembler sousl’appellation générique
de"Mathématique
sociale" comme l’ontsuggéré,
àl’exemple
de Condorcetlui-même,
G.G.Granger
et G.Th.Guilbaud,
lespremiers
auteurscontemporains
à en avoir montré la nouveauté etl’importance.
D’Alembert était
bon juge.
Condorcet ne fait rien comme ilfaut,
mais il faut le laisser faire etle lire et